Les Étranges noces de Rouletabille

XVI – Chevauchée dans la nuit.

 

Il sauta lui-même sur sa bête et partit à fondde train, suivi de Vladimir et de Tondor.

Quand il s’aperçut qu’il n’était point suivide La Candeur ils avaient déjà fait deux kilomètres !poursuivant Gaulow avec une rapidité folle, si bien que Vladimirn’avait pu s’empêcher de crier :

« Mais est-ce que nous voulons vraimentl’atteindre ?

– Si je veux l’atteindre ? s’exclamaRouletabille. Je crois bien que je veux l’atteindre !…Seulement nous allons attendre La Candeur cinq minutes !qu’est-ce qu’il peut faire cet animal-là ! »

On stoppa, mais Rouletabille semblait cuire àpetit feu sur sa selle, tant il se remuait et montraitd’impatience.

Enfin, on entendit un galop et au-dessus de laplaine magnifiquement éclairée par une de ces prodigieuses nuitsd’Orient que chantent les poètes, se dessina l’importantesilhouette d’un cavalier qui, sur son passage, faisait trembler laterre.

C’était La Candeur qui manifesta une joiebruyante en retrouvant ses amis et qui voulut expliquer la cause deson retard, mais Rouletabille ne lui en laissa pas le temps.

« En route ! Enroute ! »

Et il repartit comme le vent.

« Ah ça ! mais qu’est-ce que nousavons à courir comme ça ? demanda La Candeur à Vladimir.

– Il paraît qu’il veut rattraper Gaulow.

– Hein ? tu es maboule ?

– C’est lui qui l’est !… Il a tout faitpour le faire sauver et maintenant qu’il est parti, il veut lereprendre !…

– Mais pour quoi faire ?

– Est-ce que je sais, moi, va le luidemander !… »

Justement Rouletabille venait de s’arrêterbrusquement à l’angle de deux routes. Laquelle fallait-ilprendre ? Certes ! Gaulow avait dû laisser des traces deson passage, traces que Rouletabille, même à cette heure de nuit,aurait très bien été capable de démêler, mais il fallait descendrede cheval, s’astreindre à une étude sérieuse du terrain, bref,perdre un temps précieux, et, pendant ce temps, l’autre filait,augmentait son avance. Rouletabille appela La Candeur :

« Tu nous a déjà fait perdre dutemps : tâche en ce qui te concerne de le rattraper. Tu vasprendre la route de gauche avec Tondor, moi celle de droite avecVladimir.

– Où nous retrouverons-nous ?

– Devant Tchorlou, par où nous sommes obligésde passer. Rendez-vous près de la ligne du chemin de fer… Tâched’éviter le gros des forces turques qui est au nord du côté deSaraï, m’a dit l’un des officiers… Du reste, toute cette partie sudm’a l’air bien débarrassée.

– Alors, c’est vrai que nous courons aprèsGaulow ? fit La Candeur.

– Tu penses !… Il faut le rattraper coûteque coûte !…

– Et si je le rattrape, qu’est que jefais ?

– Eh bien ! tu le tues ! Ah !sans pitié, hein ?… Je te jure que si, de mon côté, je lerencontre, je ne le rate pas !… Il est sans armes… il nepourra même pas se défendre… Et surtout pas de sotte pudeur !…pas de générosité !… Tue-le comme un assassin qu’il est…Écrase-le comme une bête venimeuse qui, vivante, sera toujours àcraindre…

– Mais enfin, je rêve, s’écria La Candeur, outu déménages ! Hier tu renaissais à la vie en apprenant queGaulow n’était pas mort. Tu me déclarais que tu ne pouvais épouserIvana que son mari vivant. Tout à l’heure tu me faisais jurer de nepoint toucher à un cheveu de sa tête, et maintenant tu veux que jele tue !…

– Oui, si tu m’aimes, fais cela pourmoi… »

Complètement ahuri, La Candeurcontinuait :

« Tu cours après lui et tu lui prêtes uncheval pour se sauver !… »

Mais Rouletabille ne l’écoutait plus. Il avaitfait signe à Vladimir et déjà ils filaient à toute allure sur l’unedes routes qui vont d’Haïjarboli à Tchorlou… Devant Tchorlou, ilsdurent s’arrêter ; ils n’avaient pas vu Gaulow ; ilsétaient arrivés près de la ligne du chemin de fer abandonnée sur unpoint qui était l’aboutissement de trois routes et ils allaient seheurter aux avant-postes turcs dont ils entendaient le « Quivive ! » dans la nuit qui commençait à se peupler demille ombres… Du côté de Saraï, un projecteur fouillait lesténèbres… C’était là, entre Bunarhissar, Lüle-Bourgas, Saraï etTchorlou, dans ce vaste quadrilatère silencieux, que se préparaitle choc formidable où, dans une bataille de quatre jours, allait sedécider le sort de la Turquie d’Europe…

Rouletabille et Vladimir étaient descendus decheval et s’étaient dissimulés derrière une haie d’où ils pouvaientsurveiller la route.

« Si La Candeur ne l’a pas rencontré,disait Rouletabille, Gaulow s’est sauvé une fois de plus !…Tout de même il peut se vanter d’avoir de la chance !

– Sûr !… exprima Vladimir, il doit êtreaussi « épaté » que moi de se voir délivrer par nous.

– Écoutez, Vladimir, il y a des choses que jene puis vous expliquer, mais au moins il faut que vous compreniezune chose, c’est qu’il est absolument nécessaire que vous gardiezle silence sur la façon dont Gaulow s’est enfui. Je puis comptersur vous, n’est-ce pas ?

– Oh ! absolument, d’abord ça n’est pasun événement dont je prendrais plaisir à me vanter ni dont jepuisse garder un très agréable souvenir », ajouta Vladimir,qui pensait toujours à ses mille francs.

Rouletabille fit celui qui n’avait pas entenduou compris, et dit :

« Je voudrais bien que La Candeurarrive ; on profiterait du reste de la nuit pour gagner versle sud et éviter toute la soldatesque. On arriverait demain àConstantinople, en remontant par Tchataldja.

– Qu’allons-nous faire àConstantinople ?

– Chercher mon courrier, répondit vaguementRouletabille, et nous reviendrons ensuite assister à labataille.

– Écoutez, fit Vladimir, j’entends ungalop !

– Deux galops ! rectifia Rouletabille. Cesont eux ! »

Deux minutes plus tard, en effet, La Candeuret Tondor arrivaient. Rouletabille et Vladimir étaient de nouveauen selle.

« Rien ? demanda de loinRouletabille.

– Si ! nous l’avons vu !… réponditLa Candeur qui paraissait fort essoufflé.

– Eh bien ?

– Eh bien, je te raconterai cela plus tard. Cequi s’est passé est épouvantable !…

– Tu ne l’as pas tué ?

– Non !… Mais j’en ai tué unautre !…

– Qui ?…

– Athanase Khetew !…

– Tu as tué Athanase ! s’écriaRouletabille en sursautant sur sa selle.

– Eh bien, oui, j’ai tué Athanase ! C’estaffreux, n’est-ce pas ?…

– Mais comment as-tu fait une chosepareille ?…

– Écoute, je te dirai ça plus tard, fit LaCandeur haletant. Tant que nous ne serons pas avec les Turcs, je neserai pas tranquille !… Tu comprends, j’ai tué un officierbulgare, moi !… Filons !…

– Oui, filons !… répéta Rouletabille.Oh ! ça, par exemple, c’est épouvantable !…

– C’est surtout extraordinaire ! »fit La Candeur.

Et ils repartirent, crevant leurs chevaux. Ilsne soufflèrent un peu que bien plus tard, quand ils aperçurent auloin les hauteurs de Tchataldja. Alors Rouletabille se retournavers La Candeur.

« Maintenant, raconte-moi ce qui s’estpassé !… Tu as rencontré Athanase et tu l’as pris pourGaulow !…

– Oh ! non ! non !… C’est bienplus extraordinaire que ça !… et je t’avouerai que pour peuque ça continue, je vais devenir fou, moi aussi !…

– Mais va donc !…

– Nous filions sur la route, Tondor et moi… etnous étions en train de nous dire que Gaulow ne manquerait pointd’être rencontré soit par toi, soit par nous, parce que Tondoravait eu soin de lui donner le plus mauvais cheval ; quandtout à coup nous avons aperçu sur la route, au débouché d’un ravin,Gaulow lui-même !…

– Ah !…

– Nous gagnions sur lui !… Il seretournait à chaque instant et ce n’était plus qu’une affaire dequelques minutes… quand, derrière nous, nous entendons un galop…Nous nous retournons à notre tour et la nuit est si claire que nousreconnaissons Athanase… Athanase qui arrivait comme la foudre… Ilvenait certainement d’Haïjarboli où on lui avait appris la fuite deson prisonnier et, comme nous, il courait après… Je lui criai alorspour le rassurer :

« – Nous le tenons ! Nous letenons !

« Et je pique encore des deux… MaisGaulow, par un suprême effort, avait regagné un peu. Je me souvinsalors que tu m’avais dit de le tuer comme un chien ou comme unevipère plutôt que le laisser échapper. Je sortis mon revolver encriant à Athanase :

« – Ayez pas peur !… Il ne nouséchappera plus ! »

« Et je me mis à tirer sur Gaulow.

« Mais dans le même instant Athanasearrivait et au lieu de se jeter sur Gaulow, comme je m’y attendais,tombait sur moi à grands coups de sabre ! Heureusement que moncheval fit un écart, car j’étais ma foi, bel et bien coupé endeux !… N’est-ce pas, Tondor ?

– Oh ! j’ai cru que ça y était, fitTondor.

– Et alors ?

– Eh bien, alors, ça a été très vite, tu sais…Je ne voulais pas être coupé en deux, moi… d’autant plus que jetrouvais ça tout à fait injuste… Voilà un homme à qui je rends leservice de courir après son prisonnier et qui me fiche un coup desabre… Moi, je lui ai répondu avec mon revolver, et il a étéévident tout de suite que si j’avais raté Gaulow, je n’avais pasraté Athanase. Ah ! il a basculé tout de suite et s’est étalésur la route ; ça a fait floc !…

– Floc ! répéta Tondor.

– Sur quoi nous sommes descendus, Tondor etmoi, car il ne pouvait plus être question de rattraper Gaulow, quiavait disparu à travers champs… Et nous nous sommes penchés surAthanase pour savoir ce qu’il en était. Eh bien, il étaitmort !…

– Mort ! répéta Tondor.

– Mon vieux, j’en suis encore toutbleu !

– Es-tu sûr qu’il est mort ?… demanda,pensif, Rouletabille.

– Si j’en suis sûr ! J’ai écouté soncœur, il ne battait plus. Pour sûr qu’il est bien mort ; maisc’est lui qui l’a voulu…

Tu ne m’en veux pas trop, dis ?…

– Écoute, répondit Rouletabille, tout ceci estépouvantable… Et j’aurais préféré que tu eusses tué Gaulow…

– Mon vieux, j’ai fait ce que j’ai pu…

– Sans doute, reprit Rouletabille quiparaissait au fond beaucoup plus soucieux que peiné ; mais ilne faudra pas t’en vanter…

– Mon Dieu, je me tairai si ça peut te faireplaisir ; mais en ce qui me concerne je n’aurais nulle honte àraconter que j’ai tué d’un coup de revolver un monsieur qui voulaitm’occire d’un coup de sabre… En voilà encore un drôled’Ostrogoth !… »

Vladimir, qui n’avait encore rien dit, exprimason opinion :

« Cet homme n’a eu que ce qu’ilméritait. »

Après cette dernière parole, il ne fut plusquestion d’Athanase.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer