Les Étranges noces de Rouletabille

XXX – Nuit de noces sur la Côted’Azur.

 

Dans l’auto qui les emportait Ivana exprimaitsa terreur en phrases hachées, haletantes, où courait le remordsd’un crime accompli par La Candeur, c’est-à-dire par eux,c’est-à-dire par elle !

Rouletabille lui avait menti : cen’étaient point les Turcs qui avaient tué Athanase, mais eux, eux,ses amis, ses frères, elle sa sœur d’armes… C’est en vain que lepetit Zo lui expliquait qu’Athanase avait commencé par frapper etque La Candeur avait dû se défendre… Elle répondait invariablementque c’étaient eux, eux, Rouletabille et elle, Ivana qui, par lebras de La Candeur, avaient assassiné Athanase !

Une telle infamie leur porterait malheur… etleur mariage était certainement maudit puisque la vengeance du mortcommençait, et que deux amis d’Athanase s’en étaient, de toutévidence, chargés… Et elle claquait des dents en revoyant la tête…l’horrible tête qu’elle avait sortie du coffret byzantin !

Rouletabille la câlinait, essayait de laréchauffer, de l’attendrir, espérait des larmes qui l’eussentpeut-être soulagée et épuisait toutes les ressources de sadialectique à démolir le monument d’épouvante qu’Ivana dressait surle seuil de leur bonheur…

Pour lui, osait-il affirmer avec une audaceincomparable, cette tête avait été envoyée par un ami de la familleVilitchkov qui savait avec quelle joie, le jour de son mariage,Ivana apprendrait ainsi que ses malheureux parents avaient étévengés… C’étaient là des cadeaux assez ordinaires qui se faisaienten Bulgarie.

« Et moi, répondait-elle, sans que cessâtcet affreux tremblement nerveux qui l’avait prise devant la tête deGaulow, et moi, je te dis que c’est Athanase qui nous poursuitpar-delà la tombe… À moins, à moins encore qu’Athanase ne soit pasmort !…

– Tu as entendu La Candeur, Ivana… Tondorl’accompagnait… Tous deux ont vu son cadavre troué de balles…

– Troué de balles ! c’est affreux !…et puis on dit ça !… on croit ça !… Des balles !Mais cette guerre a vu des corps percés de cinquante balles et quel’on a crus morts cinquante fois et qui vivent !… quivivent ! Athanase n’est pas mort !… et il va venir meréclamer !… Mais tu me garderas, dis, petit Zo ?… tume garderas !… »

Elle éclata en sanglots, cependant que sesbras nerveux étreignaient le pauvre jeune homme dont le visage futinondé de ses larmes. Cela la calma, la sauva peut-être de lafolie, au moment où l’auto s’arrêtait à la gare de Lyon.

« Mais où allons-nous ?demanda-t-elle à travers ses pleurs.

– Dans un endroit où nous serons tout seuls,tout seuls.

– Oh ! oui, oui !…

– Pendant qu’on nous croit en train de fairede la vitesse sur toutes les routes de France, nous serons enfermésdans un paradis… Veux-tu, Ivana ?…

– Oh ! oui, oui !… »

Elle se jeta hors de la voiture. Le chauffeuret l’auto devaient continuer, eux, à courir, courir sur les routes…tandis que les deux jeunes gens étaient dans le train qui lesdescendrait le lendemain à Menton. Ils avaient sauté à tout hasarddans un rapide, dans lequel ils ne purent trouver que deux placesde première : toutes les couchettes du « sleeping »,tous les fauteuils-lits avaient été retenus à l’avance. Mais ilsétaient heureux d’être dans la foule anonyme, au milieu de bravesvoyageurs qui les regardaient sans hostilité. Et bientôt Ivana,épuisée, s’était endormie sur l’épaule de son jeune époux.Rouletabille conduisait Ivana près de Menton, sur la côte enchantéede Garavan, dans les jardins qu’au temps de La Dame ennoir habitaient les mystérieux hôtes du prince Galitch. Il yavait là une villa au milieu des jardins suspendus, des terrassesfleuries, une villa aux balcons embaumés que le prince, avec quiRouletabille avait fait la paix depuis son voyage en Russie, avaitmis à la disposition du nouveau ménage. Il en avait donné les clefsà Rouletabille, à Paris, quelques jours avant les noces.

« Vous serez là-bas comme chez vous, luiavait-il dit, et mieux que n’importe où, car vous ne connaîtrezpoint d’importuns. Les domestiques, de bonnes gens du pays,couchent en mon absence hors de la propriété et ne viennent qu’àneuf heures du matin et s’en iront sur un signe de vous. C’est leparadis pour Adam et Ève. Ne le refusez pas. »

Rouletabille avait accepté, ayant déjà puapprécier en un autre temps la splendeur de ce jardin desHespérides sur la rive d’Azur à quelques pas de la frontièreitalienne et du château d’Hercule ! terre qui évoquait pourlui tant de souvenirs !… terre où il avait connu sa mère et oùaujourd’hui il allait aimer sa jeune épouse…

Un soleil radieux éclairait les jardins deBabylone quand les jeunes gens y pénétrèrent. Ils y rencontrèrenttout de suite le jardinier, qu’ils renvoyèrent ; celui-ci, quiétait prévenu, disparut. Et ils se promenèrent le reste de lajournée dans cet enchantement et dans cette merveilleuse solitudequ’ils peuplèrent de baisers.

Le prince Galitch avait tout fait préparerpour leur arrivée et ils n’eurent qu’à ouvrir les armoires pour ytrouver les éléments d’une dînette qui les amena jusqu’à la tombéedu soir.

Et puis, ce fut la nuit, une nuit de clair delune magique qui captiva Rouletabille. Il prit Ivana doucement parla taille et voulu l’entraîner dans les rayons de lune…

« Viens ! allons nous promener dansles rayons de lune !… »

Mais si le jardin n’avait pas fait peur à lajeune fille pendant l’éclat du jour, elle recula devant lui enfrissonnant dès qu’elle l’aperçut baigné de la clarté froide del’astre des nuits.

Elle détourna les yeux devant les gestesétranges des arbres, comme devant autant de fantômes, et toutes sesterreurs la reprirent.

« Ferme bien la porte… ferme toutes lesportes… et toutes les fenêtres… et tout ! tout !…pour qu’il ne revienne pas ! »lui dit-elle.

Il la gronda, lui rappelant qu’elle lui avaitpromis d’être raisonnable et de ne plus penser à lui :

« Il ne reviendra plus si tu ne pensesplus à lui ! »

Elle ne lui répondit pas et alla se réfugierau fond d’une grande chambre, au premier étage, dont elle allumatoutes les lumières, ce qui la rassura un peu.

Quand il la rejoignit, il la trouva entouréede flambeaux.

« Quelle illumination ! dit-il ensouriant…

– As-tu bien tout fermé ?…

– Oui, ma pauvre chérie, mais quecrains-tu ? Je te jure que nous n’aurons rien à craindre,jamais, tant que nous nous aimerons !… »

Et il l’embrassa plus tendrement encore qu’ilne l’avait jamais fait. Alors, elle rougit, et glissant,tremblante, entre ses mains, elle alla cacher cette rougeur dansune pièce où il y avait moins de lumière. Or, comme il cherchaitson ombre dans l’ombre, il entendit un gémissement rauque etl’aperçut tout à coup dressée contre une fenêtre, avec une figured’indicible effroi, sous la lune.

« Ivana !…

– Là !… Là !… souffla-t-elle :lui !… lui !… »

Et elle quitta la fenêtre avec épouvante. Il ycourut à son tour et ne vit qu’une grande clairière, au centre delaquelle il y avait un banc de pierre.

« Mais il n’y a rien, Ivana. Rien que lebanc de pierre… Viens vite, je t’en conjure… Viens avec moi voir lebanc de pierre… »

Elle claquait des dents :

« Je te dis que je l’ai vu : je l’aibien reconnu… Il regardait du côté de la chambre où j’ai allumétant de flambeaux !… Je te dis que c’est lui !… lui ouson fantôme !… »

Elle consentit à se glisser encore jusqu’à lafenêtre appuyée à son bras. Elle espérait, comme lui, avoir étévictime d’une hallucination… elle regarda encore… et elle ne vitrien… que le banc de pierre.

« Tu vois, ma chérie, tu vois qu’il n’y arien…

– Il est parti… mais il reviendrapeut-être…

– C’est toi, Ivana qui le fait revenir dans tapensée malade…

– Après tout, fit-elle, c’est bien possible,mais je ne veux pas rester dans l’obscurité… »

Elle tremblait tellement qu’il la ramena dansla chambre aux lumières et comme il voulait lui fermer la boucheavec des baisers, elle l’écarta doucement pour lui parlerd’Athanase… Il était consterné…

Elle lui disait qu’elle ne redoutait point lesfantômes, mais qu’il fallait craindre Athanase vivant !

« Que ferais-tu, petit Zo, s’il revenaitici, vivant ? s’il revenait réellement sur le banc depierre ?…

– J’irais lui demander ce qu’il nousveut ! » répondit Rouletabille.

Mue par un pressentiment sinistre, elleretourna à la fenêtre de la chambre obscure d’où l’on apercevait lebanc de pierre et regarda, au-dehors, dans la clarté lunaire. Maiselle poussa encore le cri de tout à l’heure !…

« Lui ! lui !… viens !viens !… c’est lui !… »

Il bondit près d’elle et tous d’euxs’étreignirent, s’accrochant l’un à l’autre… tous deux le voyaient,le reconnaissaient : Athanase assis sur le banc de pierre dansune immobilité de pierre !

La sueur coulait en gouttes glacées sur leursfronts hantés de folie.

« C’est une hallucination !… murmuraRouletabille… il ne remue pas… est-ce que tu le vois remuertoi ?… cela n’a rien à faire avec un homme… c’est une image denotre cerveau… Ivana ! nous avons trop peur… toujours la mêmepeur… et nous avons la même hallucination…

– Tiens ! fit-elle, d’une voix de rêve,il a levé la tête…

– Oui, oui, je l’ai vu !… Ah ! c’estlui ! c’est lui…

– Tu vois bien que c’estlui !… »

Rouletabille, sûr de ne plus avoir affaire àun affreux cauchemar, s’était ressaisi. Il alla chercher lerevolver qu’à l’insu d’Ivana il avait glissé dans un tiroir etl’arma.

« Que vas-tu faire ? luidemanda-t-elle déjà impressionnée par sa résolution et presqueaussi résolue que lui.

– Je te l’ai dit : aller lui demander cequ’il nous veut !

– Je descends avec toi !

– Si tu veux, ma chérie… Aussi bien, il vautmieux ne plus nous quitter quoi qu’il arrive…

– Jamais ! » fit-elle, et, aussibrave que lui, elle lui prit la main. Ils descendirent ainsil’escalier, poussèrent doucement, lentement, les verrous de laporte qui se trouvait juste en face de la clairière au banc depierre et, d’un même geste, tous deux ouvrirent cette porte.

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