Les Étranges noces de Rouletabille

XIX – Le « Loreleï ».

 

Une minute plus tard, il était dans la rueavec La Candeur, Et tous deux se mirent à courir du côté du grandpont, qu’ils traversèrent. La Corne d’Or passée, ils se glissèrentà travers les rues de Stamboul, mais ils étaient arrêtés à chaqueinstant par des flots d’émigrants. La circulation devenaitimpossible. Il y avait des théories de chariots traînés par desbœufs, dans lesquels, au milieu de leurs coffres et de leurshardes, couchaient des femmes et des enfants. Tous ces malheureux,fuyant le fléau, avaient quitté leurs villages et s’étaientrabattus sur Constantinople. Ils couchaient en plein air, dans lesrues, sur les places, au milieu des mosquées ; Rouletabille etLa Candeur arrivèrent cependant à la pointe du Seraï, non loin dela ligne de chemin de fer, et pénétrèrent dans une bicoque, auseuil de laquelle les attendait Tondor.

« Vladimir ? demandaRouletabille.

– Parti, répondit Tondor, parti dans soncaïque aussitôt que le stationnaire allemand a été en vue… Il l’asuivi… Il vous donne rendez-vous à l’échelle de Dolma-Bagtché…

– Bien ! » fit Rouletabille,visiblement satisfait ; et après un coup d’œil sur la vienocturne du Bosphore, où s’allumaient les feux réglementaires dustationnaire, cependant que glissaient les lumières des caïquesallant et venant de la côte d’Asie à celle d’Europe, il dit à LaCandeur et à Tondor de le suivre et tous trois reprirent le cheminde Galata.

Rouletabille était tout pensif, il ne prêtaitaucune attention à ce qui se passait autour de lui. En remontant larue de Péra, il ne s’offusqua même point du flonflon desorchestres, de la gaieté des terrasses de cafés, des lumières auxportes des théâtres et des beuglants, des boutiques illuminées etde tout le mouvement indifférent et joyeux des habitants de cetteville cosmopolite, capitale d’un empire qui venait cependant d’êtrefrappé au cœur. Il ne pensait qu’à une chose, ne se répétait qu’unechose : « Est-ce qu’Ivana serait déjà la proied’Abdul-Hamid ? » Il ne le croyait pas : il pensaitavoir agi à temps en prenant la responsabilité de dénoncer laconspiration et il espérait bien qu’Abdul-Hamid avait dû quitterSalonique avant d’avoir été rejoint par Kasbeck et Ivana.

Cependant La Candeur avait soif et auraitvoulu s’arrêter dans une brasserie, mais Rouletabille le bousculad’importance et, au coin de la caserne d’artillerie, lui fitrapidement prendre le chemin qui conduisait à Dolma-Bagtché. Quandils arrivèrent à l’échelle ils s’entendirent héler du fond d’uncaïque. C’était Vladimir.

« Eh bien ? » demandaRouletabille en sautant dans le caïque.

Vladimir désigna la grande ombre d’un vaisseauen rade.

« Le Loreleï ! fit-il.

– Alors, y a-t-il… »

Il était haletant, ne cachant pas sonangoisse.

« Oui, dit Vladimir, je l’ai vu…

– Tu as vu Kasbeck ? reprit Rouletabilled’une voix rauque.

– Oui, il est descendu duLoreleï…

– Tout seul ?…

– Tout seul…

– Mon Dieu ! » gémit le reporter, etil se prit la tête dans les mains.

Pour lui, c’était le pire, la catastrophe… etpour elle… « La pauvre enfant !… La pauvreenfant !… » D’abord il ne sut dire que cela et il pleura.Il n’y avait plus aucun doute à avoir : Kasbeck était arrivé àtemps à Salonique pour « apporter » Ivana à Abdul-Hamid…et, après avoir fait ce beau cadeau au sultan détrôné, il étaitredescendu tout seul du Loreleï, abandonnant Ivana auxfantaisies de son maître.

Autour de Rouletabille, Vladimir, La Candeur,Tondor se taisaient.

Enfin Rouletabille releva la tête.

« Où est Kasbeck ? »demanda-t-il.

Vladimir montra à nouveau le stationnaireallemand.

« Mais tu m’as dit que tu l’avais vudescendre.

– Oui, tout seul, dans un caïque, mais il estrevenu à bord.

– Ah !… t’a-t-il vu, lui ?

– Non !

– Enfin, as-tu appris quelque chose ?

– Ce que tout le monde sait : que l’on vadébarquer dans quelques heures Abdul-Hamid et sa suite etl’enfermer avec son harem au palais de Beylerbey sur la côted’Asie. Abdul-Hamid a avec lui onze femmes.

– C’est bien cela ! c’est biencela !… Il n’en avait que dix… Nous connaissons laonzième !

– Onze femmes, deux eunuques et son derniernouveau-né.

– Ah ! il faut voir Kasbeck !… Ilfaut que je parle à Kasbeck, déclara Rouletabille avec une nouvelleénergie.

– Un quart d’heure plus tôt, vous l’auriez vudescendre à cette échelle.

– Qu’est-il venu faire à Péra ?… Tu l’assuivi ?…

– Vous pensez !… Il s’est dirigé, sitôt àterre, vers la place de Top-Hané. Avant d’y arriver il s’est arrêtédans une petite rue et a pénétré dans une vieille maison plusfermée qu’une forteresse… Il est resté là cinq minutes au plus… Etpuis il est revenu et a donné l’ordre à ses caïdgis de lereconduire au Loreleï !…

– Tu retrouverais cette maison où il estallé ?

– Certes !… Et puis elle est habitée parune personnalité bien connue… J’ai eu le temps de merenseigner.

– Par qui ? Parle !

– Par Canendé Hanoum…

– Par Canendé Hanoum… Merci ! fitRouletabille en serrant la main de Vladimir : tout n’estpeut-être pas perdu ! Dans tous les cas il faut agir comme sinous pouvions encore la sauver !… Et même en dépit du sort quia pu être réservé à la malheureuse, il faut l’arracher de là…N’est-ce pas, mes amis ?… Voulez-vous tenter avec moi undernier effort ?

– Rouletabille, firent-ils tous deux, nous tesommes dévoués à la vie, à la mort.

– Ah ! nous la sauverons !… nous lasauverons !… Peut être que cette nuit il n’est pas encore troptard !… Et moi je veux réussir cette nuit !…

– Tout de même, tu ne vas pas passer la nuitencore à Yildiz-Kiosk ? protesta La Candeur.

– La dernière. La Candeur… Et cette nuit je tejure bien que nous réussirons !… »

La Candeur secoua la tête.

« Tu sais bien que nous avons tout vu,tout visité, tout, tout ! À quoi bon ?… Il n’y a pas plusde trésor à Yildiz-Kiosk que dans ma poche !… Si tu veuxtenter quelque chose, on ferait mieux de risquer carrément un coupdu côté du Loreleï ou du palais de Beylerbey !

– Ce serait insensé ! réponditRouletabille. Tu penses si les troupes vont manquer autourd’Abdul-Hamid et s’il va être gardé, lui et son harem !…Enlever une femme au moment du débarquement ? Nous nousferions sauter dessus par tous les caïdgis en rade… De lafolie !… Oui, oui, retournons à Yildiz-Kiosk !… Je te disque je vais réussir cette nuit !… Que j’aie, cette nuit, lestrésors d’Abdul-Hamid et nous verrons bien s’il ne nous rendra pasIvana ! »

Vladimir hocha la tête à son tour :

« Moi, je pense comme La Candeur !…Nous avons tout vu, là-bas, tout touché !…

– Ah ! bien, c’est ce qui voustrompe ! dit Rouletabille, nous n’avons pas touttouché !… »

Et le reporter sauta sur la dernière marche del’échelle. La Candeur descendit à son tour et Vladimir s’apprêtaità le suivre.

« Non, dit Rouletabille, vous, Vladimir,restez ici… Ou plutôt non, vous allez vous rendre devant la maisonde Canendé Hanoum… Surveillez-la, Kasbeck y retournera certainementet il n’est pas sûr qu’il revienne par cette échelle, parconséquent il est bien inutile de l’attendre ici… Pistez-le, ne lequittez plus… »

Ayant dit, Rouletabille entraîna La Candeurdans le dédale des ruelles obscures qui montaient versYildiz-Kiosk. Cependant La Candeur fut étonné de le voir bientôtobliquer sur la droite et rejoindre la rive près des ruines deTcheragan ; ce coin était désert et ténébreux.

La Candeur se laissa guider jusqu’à l’eau quivint clapoter à ses pieds.

Il se demandait où Rouletabille voulait envenir, mais dans l’ombre il vit que celui-ci se penchait sur unepetite barque amarrée à un pieu et l’attirait à lui. Il y fitmonter La Candeur et prit les rames après avoir détachél’amarre.

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