Les Étranges noces de Rouletabille

XIV – En suivant les bords de laMaritza.

 

Nos jeunes gens, accompagnés deM. Priski, se mirent en route vers le soir. Cette journéeavait été consacrée par les troupes lancées à la poursuite del’armée turque à un repos presque absolu. Leur front s’étendait deDjeni-Mahalle à Karakdéré. La rapidité de leur victoire lesfatiguait déjà, sans compter qu’elles ne possédaient que de vaguesrenseignements sur la situation occupée par l’ennemi que lacavalerie bulgare lancée dans la direction de Baba-Eski,c’est-à-dire droit au Sud, n’avait point rencontré.

Rouletabille et ses compagnons profitèrent del’état de choses qui avait nettoyé la contrée de tout l’élémentottoman pour faire du chemin. Grâce à la lettre du général-majorque le reporter portait toujours sur lui, la petite bande parvinten quelques heures à Demotika De là il ne pouvait être questionpour elle de prendre le train pour Dédéagatch, les rives de laMaritza inférieure étant encore occupées par des forces turquesqui, accourant de Macédoine en toute hâte, ne faisaient que passer,désireuses de traverser le sud de la Thrace au plus vite pourrejoindre au nord de Rodosto le gros de l’armée turque qui sereformait sur les lignes de Tchorlou, Lülé-Bourgas et Seraï.

Le départ des reporters avait été si précipitéque Rouletabille n’avait pas eu le temps de demander des subsides àson journal ni de s’en procurer d’aucune sorte. Il avait mis sonpaquet de correspondance à la poste et en route !

Il comptait que ce bon M. Priski avait labourse bien garnie et ne leur refuserait point de subvenir auxfrais du voyage.

À Demotika, ils essayèrent de se procurerhonnêtement des chevaux. Naturellement, ils ne trouvèrent pas unebête à vendre, ce qui fut heureux pour la bourse deM. Priski.

C’est dans ces tristes conditions, queRouletabille laissa Vladimir et Tondor que rien n’embarrassait,s’emparer de ce qu’on ne voulait point leur céder de bonne volonté.À l’ombre des ruines d’un vieux château, ils avaient découvert cinqmagnifiques bêtes qui s’ébattaient paisiblement dans une courdéserte, cependant que, dans une autre cour, une petite trouped’avant-garde bulgare, en attendant l’heure de la soupe, autourd’un chaudron, écoutait les airs plaintifs de la balalaïka.

Les chevaux étaient tout sellés. L’affaire futvite faite. Les reporters, lançant leurs bêtes à toute allure, nes’arrêtèrent qu’une heure plus tard. Ils n’avaient plus à craindreles Bulgares, mais les Turcs.

Rouletabille commença de mettre en ordre sespapiers. Il dissimula dans une poche secrète la lettre dugénéral-major et sortit les fameux papiers chipés à Kirk-Kilissé,signés de Mouktar pacha et empreints de son sceau. Puis, s’estimantà peu près en règle, il permit aux chevaux de souffler.

En suivant les bords de la Maritza, il causaitavec M. Priski. Rouletabille ne perdait jamais une occasion des’instruire.

Ainsi, dans le moment qu’il tentait de serapprocher de cette Salonique habitée par le sultan déchu, il sefaisait donner des détails sur l’existence d’Abdul-Hamid, et cen’était point simplement pour en tirer un bon article.

M. Priski savait beaucoup de choses parKasbeck, qui était le seul homme, si l’on peut dire, de l’ancienparti, que le nouveau gouvernement tolérait auprès d’Abdul-Hamid,parce que Kasbeck, en même temps qu’il avait conservé pour sonancien maître des sentiments de dévouement à toute épreuve,entretenait avec le pouvoir actuel d’excellentes relations. Parlui, les ministres pénétraient un peu dans la pensée d’Abdul-Hamid,et, par lui aussi, ils pouvaient, quand il était nécessaire, ce quiarrivait à peu près tous les quinze jours, démentir les faussesnouvelles que l’on répandait sur le sort du prisonnier. Tantôt onprétendait que le gouvernement l’avait fait mettre à mort et tantôtqu’il le soumettait aux pires tortures, dans le dessein deconnaître enfin l’endroit d’Yildiz-Kiosk où l’ex-sultan avait cachéses immenses trésors. C’est alors que Kasbeck intervenait etdisait :

« Je sors de chez Abdul-Hamid : ilse porte mieux que moi !

– Est-il aussi cruel que l’on dit, monsieurPriski ? demanda Rouletabille.

– Il l’est peut-être plus encore, s’il faut encroire les anecdotes du seigneur Kasbeck, qui charmait les longuessoirées de la Karakoulé par le récit des fantaisies de son maître.Tenez, quelques heures avant d’être arraché de son trône,Abdul-Hamid a commis un meurtre. Il a fait venir une de sesCircassiennes, une de ses odalisques favorites, une enfant, etfroidement, à coups de revolver, il l’a abattue.

Quelques jours plus tôt, il a tué à coups debâton une petite fille de six ans qui, innocemment, avait touché àun revolver laissé par lui sur un meuble. Furieux, ne se possédantplus, prétendant que l’enfant avait voulu le tuer, il l’assassinaséance tenante. Je pourrais vous citer cent histoires de ce genre.Ah ! on peut dire qu’il n’a pas le caractère commode !conclut M. Priski.

– Eh bien, en avant, ne nous endormonspas ! » s’écria Rouletabille qui suait à grossesgouttes.

Et il poussa à nouveau les chevaux. Cependantil continuait de se tenir à la hauteur de M. Priski.

« Et maintenant, est-ce qu’on le laisselibre de recommencer de pareilles horreurs ?

– Eh ! monsieur, c’est une question biendélicate que celle du harem. Du moment qu’on lui laisse son harem,si réduit soit-il, il peut toujours faire dans ce harem ce qu’illui plaît. Ça, c’est la loi du Prophète. Tout fidèle a droit de vieou de mort dans son harem.

– Pressez un peu votre bête, monsieurPriski !… À ce train, nous n’arriverons jamais àDédéagatch !… Et dites-moi, présentement, il a beaucoup defemmes avec lui ?

– Mon Dieu ! il en a dix, ce qui n’estguère.

– Et comment se conduit-il àSalonique ?

– Eh bien, en dehors de quelques accès decolère comme ceux que je vous citais tout à l’heure, il se conduitfort convenablement. Il est très surveillé à la villa Allatini,mais soigné comme coq en pâte. Il est peut-être, à l’heureactuelle, l’homme le plus heureux de l’Empire ottoman. Voici à peuprès ce que nous disait le seigneur Kasbeck :

« Oublieux, insouciant, il se promènedans ses vastes jardins, fumant avec délice des cigarettes de tabacfin, spécialement confectionnées pour lui. Il établitminutieusement avec son cuisinier le menu du jour et savourelentement de multiples tasses d’un café exquis et parfumé. Nulautre souci ne le hante, si ce n’est ses galants propos avec lesdames de céans.

« Tout ce qui se passe hors les murs dela villa reste étranger à Abdul-Hamid. Volontairement, il demeureignorant des bruits extérieurs. Si d’ailleurs il lui prendfantaisie d’interroger ceux qui l’approchent sur les événementspolitiques, il ne reçoit que des réponses vagues et sans précision.Ordre est donné de se taire.

– Je me suis laissé dire, fit Rouletabille,qu’il espérait encore revenir sur le trône et qu’il était entretenudans cette espérance par beaucoup de ses amis qui se remuent àConstantinople, et préparent dans l’ombre, à la faveur desévénements actuels, une révolution ?

– Ceci, monsieur, répondit M. Priski, estde la politique, et la politique ne regarde point un pauvre moinecomme moi !

– Ne dites donc point que vous êtes moine,dans cette région dangereuse pour les orthodoxes, monsieur Priski.Il ne suffit point d’avoir enlevé votre robe, il faut encoresurveiller vos propos !… Tenez, voici justement une patrouilleturque à laquelle nous n’allons certainement pointéchapper. »

Quelques balles vinrent à ce moment saluer lesreporters, qui agitèrent leurs mouchoirs, en criant de toutes leursforces :

« Francis !Francis ! »

Bientôt, ils étaient entourés et expliquaientau chef de la patrouille qu’ils étaient des reporters françaisattachés à l’état-major de Mouktar pacha et qu’ils avaient étéobligés de fuir, après la déroute de Kirk-Kilissé. Comme ilsmontraient des papiers corroborant leurs dires, ils furent assezbien traités et renvoyés à un kachef, qui les renvoya à unkaïmakan, qui les renvoya à… Dédéagatch !…

Ainsi escortés des Turcs étaient-ils arrivésrapidement à l’endroit qu’ils désiraient atteindre.

Ce petit port de Dédéagatch voyait passerdepuis deux jours plus de troupes qu’il n’en avait connu enquarante ans. C’est que la Turquie avait résolu d’attendre l’ennemiaux rives de Karagutch et de lui infliger un échec qui la vengeraitde la surprise de Kirk-Kilissé. Aussi si l’on envoyait sur cetteligne tout ce dont on disposait de troupes à Constantinople, le sudde la Macédoine expédiait, de son côté, par Dédéagatch, lesdivisions du littoral.

Il fallait se presser, si l’on ne voulait pasêtre coupé de Constantinople, car le bruit courait qu’on avait vude la cavalerie ennemie dans les environs de Rodosto.

D’autre part, Dédéagatch ne pouvait pluscompter sur ses communications par mer, la flotte grecque faisantdéjà la police de la mer Égée.

Aussitôt arrivés à Dédéagatch, les troisreporters, M. Priski et Tondor se séparèrent pour chercher auplus vite Kasbeck et Ivana, mais ils acquirent bientôt la certitudequ’ils étaient partis la veille de l’hôtel de la Mer-Égée, avec unesuite composée de quelques cavaliers albanais et qu’ils avaientpris, à travers la campagne le chemin de Salonique.

Le chemin de fer n’avait pas encore été coupé,mais il allait l’être et, en attendant, il servait uniquement auxmouvements des troupes. Kasbeck n’avait pu le prendre etRouletabille en conçut quelque espoir, mais il dut bientôt serendre compte de l’impossibilité où il allait être lui-même nonseulement de prendre le chemin de fer, mais encore de suivre laroute de Kasbeck. Sans compter que Kasbeck avait plus de trente-sixheures d’avance sur lui, et que les reporters français nemanqueraient point d’être arrêtés à chaque instant et d’êtreretenus par tous les détachements ottomans qu’ils rencontreraientsur leur chemin. Ne voyaient-ils point déjà de quelles tracasserieson encombrait leur liberté, trop relative hélas !

Pendant ce temps, Kasbeck continuaittranquillement sa marche avec Ivana vers le harem de la villaAllatini !

Sur les quais du port, où il lui futimpossible de trouver le moindre petit bateau qui consentît àtenter l’aventure du voyage de Salonique, Rouletabille se rongeaitles poings.

Tout à coup, il se tourna vers LaCandeur :

« Vite les chevaux !…

– Où allons-nous ?…

– À Constantinople !…

– À Constantinople ? Mais nous tournonsle dos à Salonique ! Et Ivana ?…

– Mon vieux, expliqua rapidement Rouletabilleen entraînant La Candeur, puisque nous ne pouvons aller au-devantd’Ivana, c’est Ivana qui viendra au-devant de nous !

– À Constantinople ?

– À Constantinople !

– Mais tu perds la tête !…

– Non ! Écoute-moi bien et saisis…Ivana suit Kasbeck ; Kasbeck court aprèsAbdul-Hamid. Je fais venir Abdul-Hamid à Constantinople oùbientôt nous voyons arriver Kasbeck et Ivana !… Qu’est-ce quetu dis de ça ?…

– Épatant !… Mais comment vas-tu fairevenir Abdul-Hamid à Constantinople ?…

– Eh ! il y a un moyen sûr ; lefaire monter sur un navire étranger, anglais ou allemand, quin’aura rien à craindre des croiseurs grecs.

– Mon cher, permets-moi de te dire que cen’est pas l’intérêt du gouvernement actuel de faire venir dans lacapitale un sultan qui y a conservé de nombreuxpartisans !

– C’est encore moins son intérêt de le laisserà Salonique où il peut être proclamé à nouveau sans que legouvernement central ait le pouvoir de s’y opposer !…

– Si le gouvernement craignait quelque chosede ce genre, reprit l’entêté La Candeur, il n’attendrait pointRouletabille pour faire revenir dans le Bosphore le sultan détrôné…Pour moi ils ne le feront point bouger de Salonique tant qu’ilsresteront maîtres de la ligne du Sud… Voilà mon opinion…

– C’est la mienne aussi !… Voilà pourquoiil faut courir à Constantinople et persuader au gouvernement qu’ila tort de laisser le sultan là-bas ; que les prochains combatssur la ligne de Lüle-Bourgas peuvent tourner et qu’il est del’intérêt de Mahomet V d’avoir tout de suite Abdul-Hamid sous lamain, dans le cas où ses partisans deviendraientmenaçants !

– Ils t’écouteront ou ils ne t’écouteront pas,émit La Candeur dont la simplicité se refusait à entrer dans lacomplication du plan de Rouletabille.

– Ils m’écouteront !

– Bah ! pourquoi ça ?…

– Ils m’écouteront quand je leur dirai qu’ilexiste une conspiration pour remettre Abdul-Hamid sur letrône !

– Ce n’est pas le tout de dire ça ! Ilfaut le prouver !

– Je le prouverai !…

– En quoi faisant ?

– En donnant le nom des conjurés, des conjurésqui ont résolu de proclamer Abdul-Hamid à Salonique même !Alors, tu verras si le gouvernement ne fait pas revenir sonAbdul-Hamid à Constantinople, et sans perdre un jour, sans perdreune heure, une minute ! Tout de suite, peut-être même avantque Kasbeck ne soit arrivé à Salonique ! Me comprends-tu,maintenant ? Seulement, tu vois que de notre côté il ne fautpas perdre une seconde !…

– Rouletabille, tu ne feras pas ça !… Tune dénonceras pas ces pauvres gens !

– Ah ! voilà Vladimir et Tondor, fitRouletabille… Tondor où est M. Priski ?

– Il est à « la place », ditVladimir, et distribue des pièces d’or pour avoir un laissez-passerpour Salonique ! On lui prend les pièces, mais on lui refusele laissez-passer.

– Les chevaux ?…

– Dans la cour de l’hôtel de la Mer-Égée.

– Celui de M. Priski aussi ?

– Tous les cinq !…

– Amène-les tout de suite !… Toi,Vladimir, cours à la place faire viser nos papiers par Ali bey etdis-lui que, comme il le désire, nous rentrons àConstantinople !

– Entendu, répond Vladimir, et je préviensM. Priski en même temps ?

– Nullement ! Laisse donc M. Priskialler à Salonique, nous n’avons pas besoin de lui àConstantinople !

– Eh bien, et son cheval ?

– Ah ! son cheval, par exemple, nousl’emmenons ! Par les temps qui courent il vaut mieux en avoircinq que quatre… Je le confie à Tondor… Courez, Vladimir, dans unquart d’heure, il faut que nous ayons quittéDédéagatch !… »

Vladimir courut à « la place »,Tondor s’en fut chercher les chevaux, Rouletabille se tourna versLa Candeur qui grognait, la tête basse et l’air sournois.

« Toi, file au télégraphe, lui dit-il, etenvoie une dépêche à Paris disant que nous partons pourConstantinople… mais qu’est-ce que tu as ?… Tu en fais, unetête !…

– Écoute, Rouletabille, c’est de la blague,hein ? Tu ne vas pas commettre une infamie pareille !D’abord ce n’est pas vrai que tu connaisses le nom de cesconjurés…

– Si, mon petit, et leur adresse !

– Qui est-ce qui te les a donnés ?

– Gaulow lui-même qui est de l’affaire et quiavait eu le soin d’inscrire avec beaucoup d’ordre lesdits noms etlesdites adresses sur un petit calepin de poche qu’il a eu le tortde perdre à Sofia, la nuit où il est venu assassiner ce pauvregénéral Vilitchkov !… Eh bien, es-tu au courant,maintenant ?… Trouves-tu toujours que c’est de lablague ?…

– Rouletabille, si tu donnes ces adresses, onira au domicile des conjurés !

– Parfaitement ! et on trouveracertainement chez eux la preuve de leur conspiration !…

– Mais les malheureux serontpendus !…

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse,pourvu qu’Ivana soit sauvée !… »

La Candeur leva ses bras formidables au cielet clama :

« Évidemment ! évidemment !évidemment !…

– Dis donc, La Candeur, préfères-tu qu’Ivanasoit perdue et que je me fasse moine comme M. Priski ?…Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, mets un frein à tes salamalecset cours au télégraphe ! »

La Candeur s’éloigna sans manifester davantageses sentiments humanitaires et en gémissant tout bas une fois deplus, sur le malheur pour un jeune homme de rencontrer sur sa routeune Ivana Vilitchkov.

Une demi-heure plus tard, les trois reporterset Tondor étaient sur la route de Constantinople… Ils filaient àfond de train. Tondor, derrière, conduisait un cheval de rechange.Aux environs de Rodosto, ils tombèrent sur une reconnaissance decavalerie bulgare qu’ils essayèrent en vain d’éviter. Il fallutfaire contre mauvaise fortune bon cœur et se laisser emmener auposte d’avant-garde d’Haïjarboli, où Rouletabille trouva unofficier pour examiner ses papiers, les papiers bulgares,naturellement, et la lettre du général Stanislawoff qu’il avaitincontinent sortie.

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