Les Étranges noces de Rouletabille

VII – Devant Kirk-Kilissé.

 

Cette sombre attitude de désespoir ne fit ques’accroître chez Ivana, et nous pouvons dire qu’elle fut poussée àson paroxysme vers la fin de cette journée mémorable, où les quatrecolonnes de la troisième armée, ayant resserré leur front autour deKirk-Kilissé, depuis Demir-Kapou jusqu’à Seliolou, attaquèrentfurieusement les troupes ottomanes dès la tombée de la nuit.

Nos jeunes gens se trouvaient à l’extrêmegauche bulgare et purent, dans l’après-midi, assister à de nombreuxpetits combats qui les conduisirent jusqu’aux rochers deDemir-Kapou vers les six heures du soir.

Cependant la nature rocheuse et escarpée duterrain avait été en particulier d’un précieux secours aux Turcs.Et aucun succès décisif n’avait été encore remporté à l’heure oùnous nous retrouvons avec les reporters au fond d’un ravin entreDemir-Kapou et Akmatcha. La canonnade avait cessé peu après quel’obscurité était tombée, cependant que les deux infanteriesadverses, abritées derrière les rochers, ne cessaient, au milieu dela nuit noire, d’échanger une vive fusillade.

S’étant glissés le long d’une arête rocheusequi les masquait sur leur droite, Rouletabille et ses compagnons nese trouvaient pas loin de ce village d’Akmatcha où le général leuravait donné rendez-vous dès le lendemain pour l’expédition de leurcorrespondance. Seulement Akmatcha était aux mains des Turcs et ils’agissait de les en déloger. C’est alors que l’état-major bulgareavait décidé de tenter une attaque de nuit, autant peut-être parcequ’on avait vaguement l’espoir qu’elle amènerait celui-ci à seretirer sur les forts et sous les ouvrages de Kirk-Kilissé. Cefurent deux bataillons de la cinquième division qui opérèrent cetteattaque, dans le dédale rocheux de Kara-Kaja, vers la droited’Akmatcha.

Ils réussirent à en gagner la crête au milieud’une pluie de tempête dont la violence ne fit que redoubler quandce fut au tour de la quatrième colonne de s’ébranler. Les reportersachevaient, à l’abri d’une cabane de branchages, de vider quelquesboîtes de conserves qu’ils devaient à la générosité de DimitriSanof, dans le moment que passaient près d’eux, courant à l’assautnocturne, les bataillons de la première brigade de la cinquièmedivision.

Ivana se leva immédiatement pour suivre latroupe.

Elle avait arraché, dans l’après-midi, unfusil aux mains crispées d’un mort, s’était ceinturée d’unecartouchière, et avait déclaré qu’à la première occasion elleferait le coup de feu. Sur une observation de Rouletabille, ellen’avait pas hésité à rejeter l’insigne de la Croix-Rouge.

Cependant, si elle s’était exposéevolontairement aux balles turques, dans le courant de l’après-midi,elle n’avait encore pris part à aucune mêlée. Cette fois,Rouletabille vit bien qu’elle en devait avoir sa part.

Elle s’était jetée dehors, sous la pluie, sansdire un mot aux reporters. Rouletabille aussitôt s’était levé, maisLa Candeur lui mit la main sur le bras.

« Minute !… Que vas-tu faire ?lui demanda-t-il.

– Empêcher cette folle de se fairetuer !

– Je te préviens, dit La Candeur, que pourempêcher cette folle de se faire tuer, tu vas te faire tuertoi-même !…

– Possible ! répliqua l’autre.

– C’est ton affaire ! dit La Candeurd’une voix rauque, mais je te préviens également que comme je suisbien décidé à ne pas te quitter, tu vas me faire tueraussi !

– Et moi aussi, dit Vladimir, car je ne quittepas La Candeur.

– La Candeur et vous, Vladimir, je vousordonne de rester ici jusqu’à la fin de l’action… dit Rouletabille.Quand Akmatcha sera pris, vous irez au bureau de poste, vous m’ytrouverez !

– Ou nous ne t’y trouverons pas !

– Dans ce cas, tu as la serviette auxreportages ! Tu les confieras toi-même au général en luidisant que c’est de ma part et que mon dernier vœu est qu’il lesfasse parvenir sains et saufs au « canard » !… C’estentendu !… Ah ! tu lui demanderas aussi la permissiond’envoyer une petite dépêche sur le combat si ça ne le gêne pastrop !… Tu lui diras que les généraux bulgares peuvent bienfaire ça pour moi !…

– Rouletabille ! je vois de quoi ilretourne… Tu ne vas pas empêcher cette folle de se tuer, tu vasessayer de te faire tuer avec elle !…

– Tu es fou !… s’écria le reporter. Jen’ai pas le moins du monde envie de mourir… Restez ici ! etquant à moi, je vous promets d’être prudent !… Au revoir LaCandeur !… au revoir Vladimir !… »

Il leur fit signe de la main, ne voulant pastoucher la leur, se défendant d’une émotion qui le gagnait en seséparant, peut-être pour ne plus les revoir, de ses camarades… etil se jeta dehors sur les pas d’Ivana.

« Ah ! la sacrée femelle, grogna LaCandeur, la bouche pleine. On ne peut seulement pas dînertranquillement ! Crois-tu qu’elle l’a pris !… Si unebonne balle pouvait l’en débarrasser ! C’est tout le bien queje lui souhaite, à cette Ivana de malheur !

– Tu vas voir qu’elle n’aura rien et que c’estlui qui écopera ! émit Vladimir.

– Tais-toi, idiot !… grogna La Candeur.As-tu bientôt fini ? Il ne s’agit pas de se les caler jusqu’àdemain matin… Tiens, écoute, v’là que ça recrache !… Ah !mince alors, ça chauffe ! Faut pas laisser Rouletabille toutseul !… »

Quand ils furent dehors, ils virent tout desuite, derrière l’aiguille rocheuse qui les abritait, éclairéed’une façon intermittente par un feu d’artillerie des plusviolents, Ivana et Rouletabille. Arrêtés par un mouvement detroupes, ils étaient devant eux à une centaine de pas.

La chevelure de la jeune fille étaitenveloppée d’un voile qui flottait derrière elle comme un petitfanion. Ils entendirent soudain un appel de Rouletabille etaccoururent :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pasblessé ?…

– Non ! Non !… c’est elle qui adisparu ! Ivana ! Ivana !… »

Mais il y eut soudain un tel bruit demitraille autour d’eux et au-dessus d’eux que ses appels furentperdus…

Ivana avait plongé tout à coup dans ce fleuved’hommes qui se ruaient à la mort et elle était partie avec eux,s’était laissé emporter par eux vers la crête, là-haut, où selivrait un combat acharné, tout retentissant des cris atroces de lalutte à la baïonnette : Na noje ! Nanoje !« Au couteau » !

Les Turcs se défendaient avec vaillance.

Protégés par la nature, ils avaient encorefortifié leur position de réseaux de fil de fer, de trous de loupet de fougasses qui éclairaient à chaque instant la nuit d’unelueur d’enfer ; enfin ils avaient amené une artillerie quirépondait coup pour coup à l’artillerie bulgare.

Au milieu de ces rochers, dans des entonnoirsoù bouillonnait la mort, c’était un tumulte sans nom.

L’air était déchiré de cent tonnerres ;des monceaux de rocs étaient projetés de toutes parts, lesshrapnells éclataient au-dessus des tranchées, tuant ceux qui secroyaient le plus à l’abri ; mais rien ne résistait à la« mitraille humaine » ! C’était encore la plusforte, elle qui allait déloger de leur retraite souterraine où leplomb n’avait pu les atteindre, les soldats de Mouktarpacha !

Comment Rouletabille se trouva-t-il tout àcoup, au beau milieu du combat, près d’Ivana, qui accrochait unebaïonnette à son fusil fumant ?

Il n’eût pu le dire… et il n’eût surtout paspu dire comment ils se trouvaient encore intacts tous deux souscette effroyable pluie de fer.

Le tir concentrique des Turcs étaitparfaitement dirigé et les obus étaient tombés drus sur les troupesà l’assaut en même temps que sur leurs pièces de campagne. Près desjeunes gens un chef de pièce et ses suivants avaient été mis enmorceaux, la cervelle jaillissant des crânes et les entraillesrépandues à terre dans une boue sanglante. Des suivants de réserve,venus remplacer leurs camarades, avaient subi le même sort. Etmaintenant c’était le tour de la mitraille humaine de donner.

« En avant, les amis, àl’assaut ! »

C’est Ivana qui crie dans cette tempête et quirépète les ordres des chefs dans la langue farouche du Balkan.Na noje ! Na noje !

Les clameurs perçantes des hommes se mêlent aubruit du canon et, semblables à des furies, les voilà tous quibondissent, nul ne s’occupant ni des officiers ni des camarades quitombent !

Sautant par-dessus les morts et les mourants,les survivants parviennent à une dizaine de mètres de l’ennemi,mais la paroi rocheuse est presque à pic ici et les arrête uninstant… et une flamme terrible les couche sur le sol parcentaines ! En avant !… Voilà le marchepied qu’il fautaux survivants ! Ils entassent les cadavres et ils grimpentsur eux comme des démons !

C’est la fin ! Le Turc s’enfuit,abandonnant tout au vainqueur, ses blessés et sesapprovisionnements. Du reste, il n’essaie plus nulle part derésister à une pareille marée humaine qui descend de tous les colsde l’Istrandja…

Rouletabille n’a eu d’yeux, pendant toutecette lutte farouche, que pour Ivana.

Il a renoncé à la protéger et à se protégerlui-même.

Il obéit au mouvement qui l’enveloppe, quil’emporte derrière elle.

Un moment il l’a vue tomber et il s’estprécipité sur elle, l’a soulevée, l’a prise dans ses bras. Elleétait couverte de sang et il n’eût pu dire à qui ce sangappartenait, s’il provenait d’une blessure à elle ou s’il venait deceux qu’elle avait éventrés avec sa terrible baïonnette…

Il lui parlait, elle ne lui répondait pas.

Elle se débattait pour qu’il la lâchât.

« Mais tu veux donc mourir ?… »s’écria-t-il avec des sanglots.

Et elle clama désespérément :

« Oui ! oui !oui ! »

Et elle lui glissa d’entre les bras pourcourir encore à sa furieuse besogne, et il tourna la tête pour neplus voir sa figure farouche de reine des batailles.

Quand, cette nuit-là, Akmatcha fut pris,Karakoï fut pris et que les troupes victorieuses se furentcouchées, en attendant l’aurore, sur leurs positions, Rouletabilleeut toutes les peines du monde à empêcher Ivana de dépasser laligne des avant-postes.

Elle voulait combattre encore, poursuivre lamort, qui décidément la fuyait.

Elle avait une blessure à l’épaule droite quisaignait abondamment. Elle se défendit d’être soignée, et on luibanda son épaule presque malgré elle. Enfin elle s’allongea dansune tranchée et s’endormit, accablée.

Rouletabille la veilla jusqu’aux premiers feuxdu jour.

Et c’est ce jour-là, 24 octobre, que se passacette chose étrange que fut la prise de Kirk-Kilissé.

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