Les Étranges noces de Rouletabille

IX – La Candeur boit trop.

 

Ils passèrent justement devant une antiqueauberge qui, déserte tout à l’heure, s’était remplie en un instantd’une clientèle bruyante, maintenue du reste dans les limites dudroit de s’emparer du bien des gens par un détachement deriz-pain-sel chargé de faire l’inventaire des caves et celliers etaussi de distribuer les victuailles.

Comme ils se disposaient à entrer dans lacour, Rouletabille s’esquiva tout à coup pour suivre Ivana qui serefusait à pénétrer dans cette cohue. Il cria à ses compagnonsqu’il les rejoindrait tout à l’heure.

Vladimir sut vite se débrouiller dans cetteconfusion, et bientôt, chargé d’un énorme cervelas et d’un jambon,un gros pain bis sous le bras, il courait chercher La Candeur aufond de la cour où il lui avait donné rendez-vous.

Il commençait de se désoler, car il nel’apercevait point, quand tout à coup il vit la tête du bon géantpasser par la portière d’une diligence au moins centenaire quifinissait de tomber en poussière sous un hangar :

« Eh bien, qu’est-ce que tu fais ?…dit La Candeur. Monte donc !… On n’attend plus quetoi !

– Tu as mis la table dans ladiligence ?

– Sûr ! et quand tu y seras, je tournerail’écriteau « complet » !… On va être bientranquilles là-dedans pour briffer ! Ah ! à propos, tusais, nous avons un invité !

– Qui ça ?

– Monte !… tu verras !… »

Intrigué, Vladimir se haussa sur le marchepiedet regarda à l’intérieur de la diligence.

La Candeur, en effet, n’était point seullà-dedans ; un second personnage achevait de mettre lecouvert, sur une banquette, que garnissaient déjà des serviettesbien blanches, des assiettes, des épices, des verres et même desbouteilles !… L’homme se retourna.

« Monsieur Priski !… »

Vladimir en apercevant leur geôlier du Châteaunoir, l’homme qui lui rappelait les plus cruelles mésaventures,laissa tomber le pain qu’il avait sous le bras. Et pendant que LaCandeur courait le ramasser :

« Monsieur Priski ! Mais vous n’êtesdonc point mort !… Je croyais que La Candeur vous avaittué !…

– Moi aussi, dit La Candeur.

– Moi aussi ! fit M. Priski, maisvous voyez, j’en ai été quitte pour une oreille… bien que, dans lemoment, j’en aie vu, comme on dit, trente-sixchandelles ! »

Le majordome de Kara-Selim avait en effet unbandage qui lui tenait tout un côté de la tête. À part cela, il neparaissait point avoir perdu le moins du monde sa bonne humeur.

« Si j’ai eu de la chance, vous en avezeu aussi, vous autres, de vous en être tirés !… émit avecpolitesse M. Priski.

– Ce n’est pas de votre faute, monsieurPriski !…

– Dame !… répondit l’autre. On se défendcomme on peut ! C’est vous qui avez commencé àm’arranger[6]…

– La paix !… commanda La Candeur.Maintenant, M. Priski est notre ami ! N’est-ce pas,monsieur Priski ?

– Oh ! répliqua l’autre, à la vie à lamort ! Rien ne nous sépare plus !…

– Et la preuve que M. Priski est notreami, c’est qu’il nous offre ce beau poulet rôti !…

– Est-ce possible ! monsieurPriski ! s’écria Vladimir en apercevant un magnifique poulettout doré que La Candeur venait de sortir de sous une assiette…

– Et aussi, continua La Candeur, de quoil’arroser !… Regarde-moi ça, petit frère… Trois bouteilles devieux bourgogne, mais du vrai !…

– Monsieur Priski, il faut que je vousembrasse ! » s’écria Vladimir.

Et il sauta au cou de M. Priski enrépétant :

« Du bourgogne, monsieur Priski !…du vrai bourgogne !… moi qui n’ai jamais bu que du bourgognede Crimée !… Vous pensez !…

– Pommard 1888 !

– 1888 ! vingt-cinq ans debouteille !… Ah ! monsieur Priski !… Et où doncavez-vous trouvé ces trésors ?…

– D’abord, asseyons-nous et mangeons,conseilla La Candeur, dont les yeux sortaient de la tête à l’aspectde toutes ces victuailles… On commence par le jambon ?…

– Non, par le cervelas !…

– Et on finit par le poulet !…

– D’abord, goûtons au pommard !… On peutbien en déboucher une bouteille !…

– Moi, fit La Candeur, je suis d’avis que l’ondébouche les trois bouteilles !… Comme ça, nous aurons chacunla nôtre !…

– Va pour les trois bouteilles tout de suite,dit Vladimir, seulement tu y perds !…

– Pourquoi ? questionna La Candeur, toutde suite inquiet.

– Parce que tu aurais certainement bu à toiseul, autant que moi et M. Priski…

– Bah ! vous pourrez toujours me passervos restes !

– Non, j’emporterai ce qui restera pourRouletabille !

– Mais, espèce de Tatare de Vladimir que tues, crois-tu donc que l’on trimbale un pommard de vingt-cinq anscomme un panier à salade, et puis, Rouletabille n’a pas soif, ilest amoureux !… Ah ! messieurs, ne soyez jamaisamoureux !… C’est un conseil que je vous donne ; sur quoije bois à votre bonne santé à tous !…

– Hein ! qu’est-ce que vous dites deça ? » demanda M. Priski.

Les deux autres firent claquer leurlangue.

« Eh bien, je déclare, émit La Candeuravec une grande gravité, que je commence à prendre goût à laguerre !

– Comme c’est heureux, fit Vladimir avec unsourire extatique de reconnaissance à sa bouteille, comme c’estheureux, La Candeur, que tu n’aies pas tué ce bonM. Priski.

– Je ne m’en serais jamais consolé !affirma La Candeur en vidant son verre.

– Mais encore une fois, comment l’as-turencontré ?

– Figure-toi, Vladimir, que je rôdais autourdes caves, ne sachant par où pénétrer, quand j’entends une voix quisort d’un soupirail.

« – Inutile de vous déranger, monsieur deRothschild, disait la voix, voilà ce que vouscherchez ! »

« La voix de M. Priski !…D’abord je reculai… je crus à un revenant !… Mais non !c’était bien M. Priski en chair et en os qui me tendait, parle trou du soupirail, les bouteilles que voilà ! et qui meconseillait : « Ne les remuez pas trop ! surtout neles remuez pas trop !… » Ah ! le brave monsieurPriski ! Il suivit bientôt ses bouteilles et arriva encoreavec un poulet. Tu penses si on a été tout de suite amis !… Jelui ai expliqué alors comment mon fusil était « parti »tout seul à la meurtrière du donjon et combien je l’avaisregretté !…

– Oh ! fit Vladimir, les larmes aux yeuxet la bouche pleine, votre mort a été pleurée par nous au donjon,comme si nous avions été vos enfants, monsieur Priski !…

– Notre désolation faisait peine à voir !affirma La Candeur avec un soupir étouffé à cause qu’il s’étaitservi trop de cervelas et qu’il voulait arriver à temps pour lejambon. Heureusement que le Bon Dieu veillait sur M. Priski etl’envoyait, pendant que nous pleurions sa mort, dans cette aubergeoù il a servi autrefois !

– Où sommes-nous donc ici ?… demandaVladimir.

– À l’hôtel du Grand-Turc ! une maisontrès connue où j’ai été jadis interprète, expliqua M. Priski,non sans une certaine pointe d’orgueil.

– Tout s’explique ! dit Vladimir, vousconnaissiez la maison !

– C’est-à-dire que les caves, pour moi, et legarde-manger n’avaient point de mystère !…

– Je comprends tout ! Je comprendstout !

– Non ! tu ne comprends pas tout !dit La Candeur… car si nous avons le bonheur d’avoir rencontré si àpoint M. Priski, il faut bien te dire que M. Priski nouscherchait !

– Ah ! oui !… il nous cherchait… etpourquoi donc nous cherchait-il ?

– D’abord parce qu’il désirait avoir desnouvelles de notre santé, ensuite pour nous rendre un grosservice !… expliqua La Candeur en vidant un verre plein depommard.

– Un service ?

– Mon cher (et La Candeur se pencha àl’oreille de Vladimir), il s’agit tout simplement de débarrasserRouletabille d’Ivana !…

– Oh ! oh ! c’est grave cela, émitVladimir, déjà sur le qui-vive.

– Évidemment, c’est grave ! reprenait LaCandeur en visant sa bouteille, ce qui semblait lui donner beaucoupde force pour raisonner… Il est toujours grave de rendre la vie àquelqu’un qui est en train de se suicider !…

– Ça ! dit Vladimir, il est certain quedepuis que Rouletabille a retrouvé cette petite femme, on ne lereconnaît plus !…

– Il ne rit plus jamais !…

– Il n’a plus faim !…

– Il n’a plus soif ! dit La Candeur enfaisant un emprunt subreptice à la bouteille de Vladimir.

– Il dépérit à vue d’œil, acquiesça Vladimir.Tout de même, il faut être prudent, et cela mériteréflexion !…

– C’est tout réfléchi !… affirma LaCandeur ; je veux sauver Rouletabille, moi !…

– Moi aussi… dit Vladimir ; mais toutcela dépend…

– Dépend de quoi ?…

– Eh bien, mon Dieu, avoua en hésitant un peu,mais pas bien longtemps, le jeune Slave… tout cela dépend du prixque M. Priski y mettra !…

– Hein ? sursauta La Candeur, qu’est-ceque tu dis ?

– Monsieur m’a sans doute compris !…demanda Vladimir en se tournant du côté de M. Priski… Monsieurn’est sans doute pas sans ignorer que nous sommes tout à faitdépourvus de la moindre monnaie…

– Misérable Vladimir Pétrovitch deKiew !… s’écria La Candeur qui faillit s’étrangler avec unepatte de poulet… Tu veux te faire payer un service que tu rends àRouletabille !…

– Espèce de La Candeur de mon cœur !répliqua Vladimir, me prends-tu pour un goujat ?… je suis prêtà rendre ce service à Rouletabille pour rien ! Mais le serviceque je rends à M. Priski je voudrais qu’il le payât quelquechose !… car si j’ai des raisons de servir gratuitementRouletabille, je n’en ai aucune de faire le généreux avecM. Priski qui a failli nous faire fusiller tous, ne l’oubliepas !…

– Ça, c’est vrai ! dit La Candeur,légèrement démonté… il n’y a aucune raison pour que nous rendionsservice à M. Priski pour rien !…

– Je suis heureux de te l’entendredire !… qu’en pensez-vous, monsieur Priski ?…

– Messieurs, je vous ai déjà donné un pouletet trois bouteilles de vin !

– Et vous trouvez que c’est suffisant pour unservice pareil ?… protesta Vladimir.

– Mon Dieu ! ce service consiste en bienpeu de chose… Il s’agit simplement, comme je l’expliquais tout àl’heure à monsieur le neveu de Rothschild…

– Appelez-moi La Candeur, comme tout le monde…je voyage incognito, expliqua modestement le bon géant.

– J’expliquais donc tout à l’heure àM. La Candeur qu’il s’agissait uniquement de faire passer àMlle Vilitchkov une lettre, sans que M. Rouletabille s’enaperçût !… vous n’auriez pas autre chose à faire… Le resteregarde Mlle Vilitchkov… Vous voyez comme c’estsimple !…

– C’est cette simplicité qui m’a tout de suiteséduit… avoua La Candeur en cherchant de la pointe de son couteaula chair délicate qui se cachait dans la carcasse du poulet, sonmorceau favori…

– Et vous croyez, demanda Vladimir, que lalecture de cette lettre suffirait pour séparer à jamaisMlle Ivana de Rouletabille ?

– J’en suis sûr ! affirmaM. Priski.

– M. Priski m’a expliqué, dit La Candeur,que cette lettre est une lettre d’amour qu’un grand seigneur turcenvoie à Ivana par l’entremise de cet eunuque que nous avons aperçuà la Karakoulé et qui s’appelle, je crois, Kasbeck !…

– C’est cela, dit M. Priski. Kasbeckétait venu à la Karakoulé pour apporter lui-même cette lettre-là etempêcher, s’il en était temps encore, le mariage deMlle Vilitchkov et de Kara-Selim que vous appeliez aussiGaulow !… mais ce mariage n’a pas été consommé…

– Non ! fit La Candeur en se servant àboire avec la bouteille de M. Priski… non ! rien n’estencore perdu !…

– Mais enfin, qu’est-ce que ce grand seigneurturc peut bien lui raconter à cette Ivana pour la décider à toutquitter pour le rejoindre ? demanda Vladimir.

– Ça ! fit M. Priski, je n’en saisrien !… On ne me l’a pas dit !… Il doit lui offrir deschoses surprenantes !… Kasbeck m’a dit textuellement :« Priski, fais-lui tenir la lettre et ne t’occupe pas dureste ! Elle viendra !… » Faites comme moi, ne vousoccupez pas du reste !… Qu’est-ce que vous risquez ?…moi, je me suis adressé à vous parce que vous l’approchez tous lesjours et puis aussi, il faut bien le dire, parce que je vous aientendus plusieurs fois gémir sur la triste passion de votre ami etmaudire cette Ivana qui vous en a déjà fait voir de toutes lescouleurs !… Je me suis dit : « Voilà des alliés touttrouvés ! »

– Monsieur Priski ! interrompit Vladimir,c’est deux mille levas !…

– En voilà mille, dit aussitôt M. Priskien ouvrant son portefeuille et en tirant des billets qu’il tendit àLa Candeur. Je donnerai les autres mille quand vous aurez remis lalettre…

– Prends cet argent ! dit La Candeur àVladimir, moi, je ne veux pas y toucher… il me semble qu’il mebrûlerait la main…

– Tu as raison ! dit Vladimir. Il y a deschoses qu’un reporter français ne peut pas sepermettre ! »

Et il empocha les billets.

« Voici la lettre, maintenant, ditM. Priski en tendant un pli cacheté à Vladimir.

– Donnez-la à monsieur ! fit Vladimir enmontrant La Candeur ; c’est avec lui que vous vous êtesentendu et je ne suis que son serviteur !… »

Mais La Candeur se récusa encore avec unegrande politesse :

« Vous comprendrez, monsieur Priski, quemoi, je ne puis toucher à cette lettre, ayant juré à Rouletabillede veiller sur cette jeune fille… Si Rouletabille apprenait jamaisque, ayant juré cela, j’ai fait passer en secret une lettre decette nature à Mlle Vilitchkov, il ne me le pardonneraitjamais !…

– Et s’il apprenait que c’est par moi qu’elleest entrée en possession de la lettre, il me tuerait sur-le-champ…dit Vladimir.

– Que ce soit par l’un ou par l’autre, celam’est bien égal à moi ! fit Priski ; mais puisque vousm’avez pris les mille levas, il faut maintenant me prendre lalettre !

– C’est tout à fait mon avis ! dit LaCandeur.

– Eh bien, prends donc la lettre, toi !fit Vladimir.

– Je n’ai pas pris l’argent, je ne vois paspourquoi je prendrais la lettre ! répondit La Candeur.

– Enfin, messieurs, vous déciderez-vous ?demanda M. Priski.

– C’est tout décidé, je ne prends pas lalettre ! déclara Vladimir.

– Ni moi non plus ! assura LaCandeur.

– En ce cas, rendez-moi mes mille levas,s’écria M. Priski.

– Vous êtes fou, monsieur Priski !… ditVladimir. Vous rendre vos mille levas ! Vous n’y pensezpas !… Mais c’est toute notre fortune !… Non !non ! je ne vous rendrai pas les mille…

– Mais je ne vous les ai donnés, s’écriaM. Priski qui commençait sérieusement à se fâcher, qu’autantque vous prendriez la lettre…

– Pardon ! pardon !… il n’a jamaisété question de cela… dit La Candeur. Vous nous avez chargés defaire passer une lettre !…

– Faire passer une lettre, dit Vladimir, çan’est pas s’engager à la prendre !… Moi, je serais à votreplace, savez-vous ce que je ferais, monsieur Priski ?… Ehbien, cette lettre, qui est si importante, je ne m’en dessaisiraispas ! Je la porterais moi-même à Mlle Vilitchkov ;comme ça, je serais sûr que la commission serait faite !…

– Eh ! dit M. Priski, je ne demandepas mieux, mais M. Rouletabille ne la quitte pas,Mlle Vilitchkov ! Comment voulez-vous que je m’approched’elle sans qu’il me voie ?

– C’est bien simple, expliqua Vladimir, etc’est là où nous gagnerons, nous autres, honnêtement notre argent.Nous détournerons l’attention de Rouletabille pendant que vouspasserez et irez porter vous-même la lettre…

– Si je vous disais que j’aime autantça ! admit M. Priski.

– Alors il ne reste plus qu’à régler lesdétails ! dit Vladimir.

– Et Rouletabille est sauvé ! »s’écria La Candeur qui était tout à fait « pompette » etqui brandissait avec désespoir un verre et une bouteille vides.

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