Les Métamorphoses

Chant 7

 

Déjà le navire qui portait les héros de laGrèce fendait les mers de Scythie ; déjà les enfants de Boréeavaient délivré des cruelles Harpies le malheureux Phinée, qui,privé de la clarté des cieux, traînait une vieillesse importunedans une nuit éternelle ; et vainqueurs sous Jason de grandset de nombreux travaux, ils voyaient enfin les eaux rapides duPhase, et touchaient aux rives de Colchos.

Ils demandaient au roi qu’on leur livrât latoison du bélier que Phryxus laissa dans ses états ; et tandisqu’Aiétès leur fait connaître les dangers qu’ils auront à surmonterpour l’obtenir, Médée, sa fille, voit Jason, et s’enflamme. Ellecombat, elle résiste : mais, voyant enfin que la raison nepeut triompher de son amour :

« Médée, s’écrie-t-elle, c’est en vainque tu te défends. Je ne sais quel dieu s’oppose à tes efforts. Lesentiment inconnu que j’éprouve est ou ce qu’on appelle amour, ouce qui lui ressemble ; car enfin, pourquoi trouvé-je trop durela loi que mon père impose à ces héros ! loi trop dure eneffet. Et d’où vient que je crains pour les jours d’un étranger queje n’ai vu qu’une fois ? d’où naît ce grand effroi dont jesuis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux,étouffe cette flamme qui s’allume dans ton cœur. Ah ! si je lepouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle forceirrésistible j’obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l’amourm’entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l’approuve, et jesuis le plus mauvais. Eh ! quoi, née du sang des rois, tubrûles pour un étranger ! tu veux suivre un époux dans unmonde qui t’est inconnu ! Mais les états de ton père nepeuvent-ils t’offrir un objet digne de ton amour ? Que Jasonvive, ou qu’il meure, que t’importe ! C’est aux dieuxd’ordonner de son sort. Qu’il vive toutefois ! Sans aimerJason, je puis former ce vœu. Car enfin, quel crime a-t-ilcommis ? Où donc est le barbare que ne pourraient émouvoir etsa jeunesse, et sa naissance, et sa vertu ? et n’eût-il pourlui que sa beauté, sa beauté suffirait pour intéresser etplaire ; et je l’avouerai, je n’ai pu me défendre contre sabeauté !

Mais si je ne viens à son secours, il seraétouffé par les flammes que vomissent les taureaux ; ou ildeviendra la proie du terrible dragon ; ou s’il le dompte, ilsuccombera sous les traits homicides des guerriers que la terreenfantera. Et je le souffrirais ! Une tigresse m’aurait doncportée dans ses flancs ! j’aurais donc un cœur plus dur que lebronze et les rochers ! Il ne me resterait qu’à souiller mesyeux du spectacle de son trépas ; faudrait-il encore quej’excitasse contre lui ces taureaux indomptables, ces terriblesenfants de la terre, et ce dragon que jamais n’atteignit lesommeil ? Que les dieux réservent à Jason un destin plusprospère ! Mais ce n’est pas aux dieux que je dois ledemander : c’est de moi que Jason doit l’attendre. Eh !quoi, trahirais-je ainsi celui qui m’a donné le jour ! et cetétranger, que je connais à peine, sauvé par mon secours,s’éloignerait sans moi de ces rivages ; il deviendrait l’épouxd’une autre que moi ; et moi, Médée, je resterais iciabandonnée à ma douleur ! Ah ! s’il était capable decette lâche perfidie, s’il pouvait me préférer une autre femme,qu’il périsse, l’ingrat ! Mais non, cette noblesse, cettebeauté, ces grâces qui brillent en lui, tout m’assure qu’il ne peutêtre un perfide, et qu’il n’oubliera point mes bienfaits.D’ailleurs avant de le servir j’exigerai qu’il me donne sa foi, etles dieux seront témoins et garants de ses serments. Bannis donc,Médée, une crainte frivole, et sans différer davantage,hâte-toi : Jason tiendra tout de tes mains. Des nœudssolennels l’uniront à toi pour toujours. Le nom de sa libératricesera désormais immortel, et les mères des héros qui l’accompagnentle célébreront dans toute la Grèce.

« Ainsi donc je vais quitter et ma sœur,et mon frère, et mon père, et mes dieux, et la terre où je suisnée ! Mais qu’est-ce que j’abandonne ? mon père estinhumain ; cette terre est barbare ; mon frère est encoreau berceau ; ma sœur me favorise par ses vœux, et j’obéis auplus puissant des dieux, que je porte en mon sein. Je fais donc uneperte légère, et je suis de grandes destinées. J’acquiers la gloirede sauver l’élite de la Grèce. Je vais voir des climats plusheureux, des villes dont la renommée est venue jusqu’en ces lieux,des mœurs nouvelles, des arts, et des peuples nouveaux. Jeposséderai enfin ce fils d’Éson, que je préfère à ce que l’universa de plus précieux. Heureuse avec cet époux, et chère aux dieux,dont j’égalerai la gloire, mon orgueil s’élèvera jusqu’aux cieux.Je sais que la mer est couverte d’écueils dangereux ; queCarybde, toujours redoutable aux nautoniers, engloutit, autourd’eux, et revomit l’onde tournoyante ; que l’avide Scylla ases flancs ceints de chiens dévorants dont l’affreux aboiementretentit au loin sur les mers de Sicile. Mais unie au héros quej’aime, et reposant sur son sein, je traverserai les vastes merssans effroi. Et que pourrais-je redouter dans ses bras ? ou,si je dois craindre, ce ne sera que pour mon époux. Tonépoux ! Eh ! quoi, Médée, tu lui donnes ce nom !ainsi tu couvres ta faiblesse du nom sacré de l’hymen !Ah ! vois combien est horrible ce que tu médites, et fuis lecrime, tandis qu’il en est temps. »

Elle dit : le devoir, la piété, lapudeur, se présentent à son esprit agité ; et déjà désarmé,l’amour semblait prêt à s’éloigner. Elle allait aux autels antiquesque la terrible Hécate, sa mère, cache dans la secrète horreur d’unbois solitaire. Elle sentait se ralentir le feu qui laconsume ; et la raison reprenait son empire : elle voitle fils d’Éson, et sa flamme se rallume. Une subite rougeur animeses traits ; une subite pâleur les décolore. Ainsi qu’unelégère étincelle cachée sous la cendre se ranime à l’haleine desvents, croît, s’étend, et forme bientôt un vaste embrasement ;ainsi l’amour affaibli dans son cœur reprend une nouvelle force àl’aspect du héros.

Et par hasard en ce jour la beauté de Jasonparaissait relevée d’un nouvel éclat ; elle semblait excuserson amante. Médée fixe les yeux sur lui, comme si elle le voyaitpour la première fois. Dans son égarement, ce n’est plus un mortelqu’elle croit voir ; elle ne peut se lasser de l’admirer. Maisquand Jason commence à lui parler, quand il prend sa main, qu’ilimplore son secours, d’une voix tendre et suppliante, et qu’ilpromet en même temps et son cœur et sa foi, les yeux de Médée seremplissent de larmes.

« Je sais, dit-elle, ce que je devraisfaire. Ce n’est pas mon ignorance qui m’égare, c’est mon amour.Vous serez sauvé par mes soins. Mais lorsque vous aurez triomphé,songez à garder vos serments. »

Le héros jure par Hécate, adorée dans ce boissous trois formes différentes. Il atteste le soleil, qui voit toutet qui donna le jour au prince qu’il choisit pour son beau-père. Iljure enfin par sa fortune et par tous les dangers auxquels il vientde s’exposer. Son amante le croit ; elle lui donne des herbesenchantées ; il apprend l’usage qu’il en doit faire ; et,rempli de joie, il va rejoindre les compagnons de ses travaux.

Déjà l’aurore avait fait pâlir les astres dela nuit. Le peuple de Colchos accourt vers le champ consacré audieu Mars ; il se place sur les collines qui le dominent.Couvert d’une robe de pourpre, et portant un sceptre d’ivoire, leroi s’assied au milieu de sa cour.

Alors se précipitent sur l’arène les taureauxaux pieds d’airain. Ils vomissent en longs tourbillons la flammepar leurs naseaux. L’herbe que touche leur haleine s’embrase. Commeon entend les feux ardents gronder dans la fournaise, comme lachaux, par l’onde arrosée, se dissout, et bouillonne, et frémit,les taureaux roulent les feux enfermés dans leurs flancs, et lesfont mugir dans leurs gosiers brûlants. Cependant le fils d’Ésonmarche contre eux avec audace. Soudain ils lui présentent et leursfronts terribles, et leurs cornes armées de fer. Ils frappent dupied la terre, et remplissent les airs de poudre, de fumée, etd’affreux mugissements.

Tous les Grecs ont frémi. Le héros s’avance.Il ne sent point des taureaux la brûlante haleine, tant les herbesqu’il reçut ont des charmes puissants ! Il flatte d’une mainhardie leurs fanons pendants. Il les soumet au joug, il les presse,il les guide, et plonge le soc dans un champ que le fer n’a jamaissillonné. Le peuple admire ce prodige. Les compagnons du héros, pardes cris de joie, excitent son courage. Jason prend alors les dentsdu dragon de Mars dans un casque d’airain ; il les sème dansles sillons qu’il vient d’ouvrir. Ces terribles semences sontimprégnées d’un venin puissant. La terre les amollit. Ellescroissent, s’étendent, et forment une moisson d’hommes nouveaux.Comme l’enfant renfermé dans le sein de sa mère s’y développe pardegrés, et ne vient au monde qu’après avoir reçu la forme qui luiconvient, ces semences confiées à la terre ne sortent de son seinfécond que lorsqu’elles ont pris une figure humaine. Mais, ôprodige encore plus grand ! ces hommes secouent avec fiertéles armes qui sont nées avec eux.

À l’aspect de leurs dards tournés contre lefils d’Éson, les Grecs perdent courage, et sont consternés. Médéeelle-même, qui a travaillé à la sûreté du héros, frémit en levoyant seul attaqué par tant d’ennemis. Elle pâlit, ses genouxfléchissent, son sang refroidi s’arrête dans ses veines, etcraignant que les sucs enchantés dont elle arma Jason n’aient pasassez de pouvoir, elle prononce des paroles magiques, elle appelleà son secours tous les secrets de son art. Jason lance un cailloupesant au milieu des guerriers. Ainsi soudain il détourne contreeux-mêmes les combats et la mort dont ils le menaçaient ;soudain ces frères belliqueux, enfants de la terre s’attaquent, sedétruisent, et périssent victimes de leurs propres fureurs. LesGrecs célèbrent à grands cris la victoire de leur chef. Ilss’empressent autour de lui ; ils le serrent dans leurs bras.Et toi aussi, Médée, tu voudrais embrasser le vainqueur ; lapudeur te retient. Le vainqueur t’eût embrassée lui-même. Mais sile soin de ta renommée t’arrête, tu te réjouis du moins en secret,et ce sentiment t’est permis. Tu t’applaudis de tes enchantements,tu rends grâces aux dieux qui les ont fait naître à ta voix.

Jason devait encore, par les herbesenchantées, assoupir le dragon vigilant, à la tête écaillée, auxdents de fer, à la langue aux triples dards, monstre horrible quigarde la toison. Le héros verse sur lui des sucs qui ont la mêmevertu que les eaux du Léthé. Trois fois il prononce des motsassoupissants, qui pourraient apaiser les flots tumultueux desmers, et suspendre les fleuves dans leur cours. Un sommeiljusqu’alors inconnu charge les yeux du monstre, et le héros enlèvela toison. Fier de sa conquête, et plus encore de celle dont elleest le bienfait, il remonte sur son vaisseau, et arrive avec sonépouse dans les ports d’Iolchos.

Les mères des Argonautes, les vieillards dontils sont les enfants, s’empressent aux autels des dieux pourcélébrer leur retour. L’encens fume sur les feux sacrés. On immoleles victimes aux cornes dorées ; mais, courbé, sous le fardeaudes ans, et déjà penché vers le tombeau, Éson seul ne peut prendrepart à la joie publique :

« Ô vous, dit Jason, chère épouse, à quije dois la vie ; quoique vous ayez tout fait pour moi, quoiquevos bienfaits surpassent tout ce que les mortels peuvent croire,daignez encore, s’il est au pouvoir de votre art, et que ne peutvotre art ! daignez retrancher quelques ans de ma vie, et lesajouter aux ans de mon père. »

À ces mots, des larmes coulent de ses yeux.Témoin de sa piété filiale, Médée en est émue. Elle se rappelle levieil Aiétès, son père, qu’elle a quitté avec des sentiments biendifférents. Mais elle dissimule son émotion :

« Ah ! cher époux, répond-elle, ceque ta piété me demande est un crime. Pourrais-je prolonger la vied’un mortel aux dépens de tes jours ! Hécate m’en préserve. Taprière est injuste. Mais j’essaierai de te faire un don plus grandque celui que tu désires. Si la triple déesse me seconde, et si parsa présence elle favorise les opérations mystérieuses de mon art,je rajeunirai le vieil Éson, sans abréger le cours de tesannées. »

Trois nuits devaient s’écouler encore avantque la lune eût pleinement de son disque arrondi les contours. Dèsque brillant de tout son éclat elle montre tout entier son corps àla terre, Médée sort de son palais, la robe flottante, un pied nu,les cheveux épars sur ses épaules nues. Seule et sans témoin, elleporte ses pas incertains dans l’ombre et le silence de la nuit.Tout est dans un plein repos, et l’homme, et l’habitant de l’air,et l’hôte des forêts. Le serpent assoupi rampe sans bruit sur laterre. Le feuillage est immobile. L’air humide se tait. Seuls, lesastres semblent veiller dans l’univers. Médée lève les bras vers lavoûte étoilée. Elle tourne en cercle trois fois. Trois fois del’eau d’un fleuve elle arrose ses cheveux. Elle jette trois crisaffreux dans les airs, et pliant un genoux sur la terre, elledit :

« Ô nuit, fidèle à mes secrets ;étoiles au front d’or, qui, avec la lune, succédez aux feux dujour ; et toi, triple Hécate, témoin et protectrice de mesenchantements ; et vous, charmes puissants ; artsmagiques ; terre, qui produis des plantes dont le pouvoir estsi grand ; air léger, vents, montagnes, fleuves, lacsprofonds, dieux des bois, dieux de l’antique nuit, je vousinvoque : venez tous à mon secours ! Par vous, quand jecommande, remontent vers leurs sources les fleuves étonnés ;par vous, je brise, ou j’excite le courroux des mers ; jedissipe ou je rassemble les nuages ; je chasse ou j’appelleles vents. Mes enchantements font périr les serpents, ébranlent lesforêts et les rochers, déracinent les arbres attachés à la terre. Àma voix les montagnes s’agitent, la terre mugit, les mânes sortentde leurs monuments ; et toi, lune, quoique le bruit del’airain diminue tes travaux, je te force à descendre jusqu’àmoi ; à ma voix pâlissent et le char enflammé du Soleil monaïeul, et le char vermeil de l’Aurore. Par vous, j’ai amorti lesflammes que vomissent les taureaux ; par vous, je les aidomptés et soumis au joug : ils ont frémi de sillonner laterre ; par vous, les guerriers nés du serpent se sontdétruits avec leurs propres armes ; par vous j’ai assoupi cedragon, de la toison gardien infatigable ; et la Grèce a reçucette riche dépouille conquise par mes soins.

« Maintenant j’ai besoin de ces sucspuissants par lesquels l’homme, dans sa vieillesse, se renouvelle,et revient à la fleur de ses ans. Je les obtiendrai sansdoute ; car les astres ne brillent pas en vain de tantd’éclat ; car ce n’est pas en vain que ce char, traîné par desdragons ailés, est descendu vers moi. »

En effet, ce char était descendu des plainesde l’éther. Elle y monte ; et, caressant de la main le couterrible des dragons, elle agite les rênes légères, s’élève dansles airs, plane sur la Thessalie, sur le Tempé ; et vers lesmonts qui couronnent ces contrées elle abaisse son char.

Elle cherche les plantes que produisent l’Ossaet le haut Pélion, l’Othrys et le Pinde, et l’Olympe qui porte sonfront dans les nuages. Elle arrache plusieurs de ces végétaux avecleurs racines ; elle en coupe d’autres avec une fauxd’airain ; elle en moissonne un grand nombre sur les rives del’Apidane et de l’Amphryse ; elle visite celles de l’Énipée,et les ondes du Pénée, et les bords du Sperchius. Elle en trouvedans les joncs aigus qui bordent le Bébé. Elle en cueille enfinauprès de l’Anthédon, qui n’était pas encore célèbre par lamétamorphose de Glaucus.

Déjà neuf jours se sont écoulés ; déjà lanuit couvre de son ombre la terre pour la neuvième fois depuis queMédée, portée sur son char traîné par des dragons ailés, a parcourula Thessalie. Elle revient, et déjà les dragons ont dépouillé leurvieille écaille, rajeunis par la seule odeur des végétaux qu’elle acueillis.

Elle s’arrête et descend devant la porte dupalais d’Éson. Elle ne veut d’autre toit que le ciel. Elle éviteles profanes regards des mortels. Elle élève deux autels de gazon,l’un à droite pour Hécate, l’autre à gauche pour Hébé ; elleles entoure de verveine et d’agrestes rameaux. Elle ouvre la terre,elle y creuse deux bassins, et plongeant le couteau dans la gorged’une brebis noire, elle épanche son sang dans les deux fosses,répand dans l’une une coupe de vin, dans l’autre une coupe de laitchaud ; et prononçant quelques paroles magiques, elle invoqueles dieux de la terre, elle conjure le roi des pâles ombres, etProserpine son épouse, de ne pas hâter pour Éson le ciseau de laParque homicide.

Quand elle eut apaisé les sombres déités parde longues prières, elle ordonne qu’on apporte le corps d’Ésonauprès des magiques autels ; et l’ayant plongé par sesenchantements dans un sommeil profond qui ressemble à la mort, ellele couche sur les végétaux qu’elle vient d’étendre sur la terre.Elle commande ensuite à Jason et aux esclaves de se retirer, etd’éloigner leurs yeux profanes des mystères qu’elle va commencer.Ils obéissent. Médée, les cheveux épars, et telle qu’une bacchante,tourne autour des autels où brille un feu sacré. Elle plonge desbrandons dans le sang de la victime, et les allume tout sanglantsau foyer des autels. Elle purifie le vieillard trois fois par lefeu, trois fois par l’onde, et trois fois par le soufre.

Cependant les herbes fermentent dans un vased’airain, qui bouillonne et blanchit d’écume. C’est là qu’elle faitdissoudre les racines, les semences, les fleurs, et les sucspuissants qu’elle a cueillis dans les vallons d’Hémonie. Elle jetteencore dans le vase ardent des pierres qu’elle apporta despremières régions de l’orient ; des sables que les flots del’océan ont lavés sur ses rivages ; elle ajoute à ce mélangeles humides influences de la lune qu’elle a recueillies pendant lanuit, les ailes hideuses et les chairs d’une strige, les entraillesd’un de ces loups qui, dépouillant leur forme farouche, prennentquelquefois d’un homme et la forme et la voix ; la peau légèreet écaillée d’un serpent des eaux du Cynips, le foie d’un cerf déjàvieux, et la tête d’une corneille que neuf siècles avaientblanchie.

Après avoir rassemblé dans l’airain toutes cesmatières magiques, et mille autres qui sont inconnues, elle lesmêle avec une branche d’olivier sèche et nue ; et tandisqu’elle fait remonter à la surface tout ce qui est dans le fond duvase bouillant, l’olivier aride y verdit, s’y couvre de feuilles,et en sort d’olives chargé : et partout où la violence du feufait jaillir de l’airain et tomber sur la terre l’écume et lesgouttes brûlantes, l’herbe desséchée se ranime ; les fleurs etle gazon étalent la parure du printemps.

À la vue de ce prodige, Médée ouvre avec uneépée la gorge du vieillard. Elle en fait sortir tout le sang quicoulait dans ses veines, et le remplace par ces sucs merveilleuxqu’Éson reçoit par sa bouche ou par sa blessure. Sa barbe, sescheveux que les ans ont blanchis, se noircissent soudain. Samaigreur disparaît. Sa pâleur et ses rides s’effacent. Un nouveausang coule dans ses veines. Il a repris sa force, sa beauté, et ils’étonne de se retrouver tel qu’il était avant d’avoir atteint sonhuitième lustre.

Bacchus, du haut de l’Olympe, a vu ce prodige.Il veut que Médée rajeunisse par le même moyen les nymphes de Nysaqui prirent soin de son enfance, et pour elles il demande cettefaveur.

Mais il faut que l’art de Médée serve à saperfidie. Elle feint une colère implacable contre Jason, et fuyantloin de lui, elle vient implorer un asile au palais de Pélias. Ceprince était accablé sous le poids des années. Médée est reçue parses filles ; et bientôt, gagnant leur tendresse par sa fausseamitié, elle leur raconte tout ce qu’elle a fait pour Jason. Elledit le rajeunissement d’Éson, et s’arrête longtemps, et comme àdessein, sur ce prodige. Alors les filles de Pélias conçoiventl’espérance de voir refleurir la jeunesse de leur père. Ellesinvoquent ce bienfait de Médée. Elles ne mettent point de bornes àleur reconnaissance.

Médée se tait pendant quelques moments. Elleparaît hésiter ; et par cette feinte irrésolution, tient ensuspens leurs esprits inquiets. Elle promet enfin :

« Mais, dit-elle, je prétends justifiervotre confiance. Donnez-moi le plus vieux des béliers qui marchentà la tête de vos troupeaux, et que par mon art il devienne à vosyeux un jeune agneau. »

Soudain on amène un bélier que l’âge a renducaduc et languissant, et dont les cornes se recourbent en cercleautour de son front décharné. Médée ouvre sa gorge défaillante avecun couteau qu’elle retire à peine rougi d’un reste de sang. Ellecoupe en pièces le bélier, et plonge ses membres palpitants dans unvase d’airain, où fermentent des sucs puissants. Aussitôt lesmembres du bélier diminuent, ses cornes tombent, et avec elles sesvieux ans disparaissent. Bientôt on entend dans le fond de l’airainun tendre bêlement ; bientôt aux yeux des sœurs étonnées il ensort un agneau qui fuit d’un pas léger, bondit, et cherche lamamelle. Les filles de Pélias admirent. Elles sont convaincues queMédée peut tenir tout ce qu’elle a promis. Elles redoublent alorset leurs instances et leurs prières.

Déjà le soleil avait trois fois rafraîchi sescoursiers dans les mers d’Ibérie. La nuit avait rallumé sesflambeaux radieux, lorsque la fille perfide d’Aiétès met sur lebrasier un vase rempli d’eau pure et d’herbes sans vertu. Auxmagiques accents de sa voix, et par ses enchantements, un sommeilprofond, image du trépas, s’empare de Pélias et de la garde dupalais. Elle ordonne, et les filles du roi entrent avec elle dansl’appartement de leur père, et se rangent autour de sonlit :

« Eh bien ! dit-elle, âmes faibles,qui vous arrête maintenant ? Armez-vous de poignards ;épuisez les veines de ce vieillard, afin qu’un sang plus jeunevienne remplacer son vieux sang. Vous tenez en vos mains son âge etsa vie. Si la piété vous anime, si vous n’avez pas conçu desespérances vaines, secourez votre père. Que le fer attaque etchasse sa vieillesse, que le fer ouvre un passage à son sangrefroidi. »

À ces mots, les filles de Pélias deviennentpar piété impies, et la crainte du crime les rend criminelles.Nulle d’elles cependant n’ose regarder où elle porte ses coups.Toutes détournent les yeux, et frappent au hasard.

Pélias se réveille tout sanglant ; percéde coups, il se soulève sur son lit ; il voulait se sauver, ettendant ses bras affaiblis, au milieu de tant depoignards :

« O mes filles, dit-il, que faites-vous,et quelle fureur vous arme ainsi contre les jours de votrepère ? »

Ces mots ont glacé leur courage, et suspendentleurs bras. Il allait poursuivre, lorsque Médée l’achève, ledéchire, et le plonge dans l’airain bouillonnant.

Alors elle part, elle s’éloigne promptement,enlevée par ses dragons ailés ; et c’est ainsi qu’elle échappeau châtiment qu’elle a mérité. Elle fuit, et vole sur le Pélionqu’ombragent les forêts, et qu’habita le centaure fils de Philyra,sur l’Othrys, et sur les lieux rendus célèbres par l’aventure del’antique Cérambus. Dans le temps que la terre était engloutie sousles flots, Cérambus, transformé par les nymphes en oiseau, s’enlevadans les airs, et échappa au déluge de Deucalion.

Médée laisse sur sa gauche Pitane, villed’Éolie, où l’on voit le long simulacre du serpent qu’Apollonchangea en rocher ; et les forêts d’Ida, où Bacchus cacha,sous la forme d’un cerf, le jeune taureau que son fils avaitdérobé ; et les champs où le père de Corythe repose sous unsable léger ; et les plaines que Méra fit retentir de sesnouveaux abois ; et la ville de Cos, où régna Eurypylus, etdont les femmes virent leurs fronts s’armer de cornes menaçantes,lorsque le troupeau d’Hercule s’en éloigna ; et Rhodes, àPhébus consacrée ; et Ialysus, habitée par les Telchines, quiinfectaient tout par leurs regards immondes, et que Jupiter revêtitd’écailles, et plongea dans les mers ; et l’île de Céos, etles murs de Carthée, où le vieil Alcidamas s’étonna de voir unedouce colombe éclose de sa fille.

Plus loin, Médée voit le lac d’Hyrié, etTempé, où venait de naître un cygne merveilleux. Phyllius, pourplaire au jeune fils d’Hyrié, lui avait fait présent de plusieursoiseaux, et d’un lion dont il avait dompté la furie. Un taureaupuissant qu’il venait de combattre était devenu sa conquête. Lefils d’Hyrié le désire et le demande ; mais, irrité de voirson amitié tant de fois méprisée, Phyllius le refuse :

« Tu voudras me l’avoirdonné ! » dit le fils d’Hyrié, que ce refusindigne ; et il se précipite du haut d’un rocher.

On crut qu’il allait périr dans sachute ; mais, nouveau cygne, sur des ailes argentées il sesoutenait dans les airs. Sa mère ignore que les dieux l’ontconservé ; elle fond en larmes, et forme le lac qui porte sonnom.

Médée reconnaît ensuite la ville de Pleuron,où la fille d’Ophis se montra fuyant sur de tremblantes ailes lamort que lui préparaient ses enfants. Elle aperçoit les champs deCalaurie, consacrés à Latone, et dont le roi et son épouse ont étéchangés en alcyons.

Elle voit à sa droite Cyllène, où Ménéphrondevait commettre un inceste odieux ; et, loin de Cyllène, leslieux où Céphise pleure le destin de son petit-fils, par Apollon enphoque transformé ; et le palais où le triste Eumelus gémitsur sa fille changée en oiseau. Médée arrive enfin aux remparts deCorinthe, voisins de la source de Pirène. C’est là que, suivant unetradition antique, dans les premiers âges du monde, les premiershommes sont éclos des plantes spongieuses qu’engendrent la pluie etl’humidité.

Quand la nouvelle épouse de l’infidèle Jasoneut revêtu la robe empoisonnée, quand les deux mers que l’isthmedivise eurent vu brûler le palais de Créon, Médée, mèreimpitoyable, achève son horrible vengeance, et plonge un glaiveimpie dans le cœur de ses enfants ; et se dérobant à la fureurde Jason, elle remonte sur son char, presse le vol de ses dragons,et descend sur les remparts d’Athènes. Cette ville vous vit aussifendre les airs, vous, juste Phinée, vous, vieux Périphas, et vousaussi, petite-fille de Polypémon.

Égée reçoit Médée dans sa cour. Déjà cettefaiblesse le condamne. Mais, non content de lui donner un asile, ils’unit avec elle par les nœuds de l’hymen. Thésée venait d’arriverdans Athènes. Son bras avait purgé l’isthme des brigands quil’infestaient. Il ignorait son illustre origine. Médée conspirecontre les jours de ce héros. Elle prépare l’aconit qu’elle avaitelle-même jadis apporté de Scythie, et qu’on dit être né de l’écumevomie par le chien des enfers. Il est dans cette contrée unecaverne dont l’entrée ténébreuse conduit à l’empire des morts.C’est par là qu’Hercule traîna l’affreux Cerbère attaché par deschaînes de diamant. Le monstre détournant ses yeux farouches,repoussait la lumière et l’éclat du soleil. Tandis qu’il résistaiten vain, irrité par sa rage, et de trois aboiements épouvantant lesairs, il répandit son écume sur la terre. On dit qu’elles’épaissit, et que, nourrie et fécondée par un sol fertile, elledevint le germe d’une plante, poison terrible que les habitants descampagnes appellent aconit, parce qu’elle croît sur les rochers, etqu’elle y vit longtemps. Trompé par les artifices de son épouse,Égée avait déjà présenté ce poison à son fils, comme à son ennemi.Thésée, sans défiance, tenait déjà la coupe fatale, lorsque jetantles yeux sur l’ivoire qui garnit son épée, Égée reconnaît son fils,écarte de sa bouche le funeste breuvage, et Médée n’échappe à lamort qu’en disparaissant dans un nuage obscur formé par sesenchantements.

Au milieu de sa joie Égée, en retrouvant sonfils, frémit encore de s’être vu près de le perdre par un crime. Ilallume les feux sur les autels ; il prodigue ses offrandes auxdieux. La hache des sacrifices immole des taureaux dont les cornessont ornées de bandelettes sacrées. Jamais jour dans Athènes ne futcélébré avec plus de pompe et d’éclat. Les grands et le peuple semêlent ensemble aux festins. Le vin les échauffe, les inspire, etils chantent ainsi les louanges du héros :

« Magnanime Thésée, le taureau desCrétois, qui désolait les plaines de Marathon, est tombé sous tescoups. Si le laboureur cultive en paix les champs de Cromyon, il ledoit à ton courage, et c’est un de tes bienfaits. Les campagnesd’Épidaure ont vu succomber sous l’effort de ton bras ce géant,enfant de Vulcain, qu’armait une massue. Par toi, le cruel Procustea cessé d’effrayer les champs qu’arrose le Céphise.

« Par toi Éleusis a été délivrée dufarouche Cercyon. Tu purgeas l’isthme du brigand Sinis, qui faisaitde sa force extraordinaire un usage si cruel. Il pouvait courberles plus gros arbres jusqu’à terre ; il y attachait sesvictimes, et les arbres, en se redressant, déchiraient leursmembres dans les airs.

« Par toi, la mort de Sciron a rendulibre au voyageur le chemin de Mégare. La terre a rejeté sesossements ; la mer les a revomis de son sein, et, longtempsdispersés, ils se sont durcis en rochers qui portent son nom. Sinous comptons enfin tes années et tes exploits, tes exploitssurpassent tes années. C’est pour toi, héros magnanime, que nousfaisons des vœux publics ; et c’est en ton honneur que cebanquet est préparé. »

Le palais d’Égée retentissait des vœux et desacclamations du peuple ; et partout dans Athènes on se livre àl’allégresse et à ses transports.

Mais il n’est point sur la terre de bonheurparfait, et toujours quelque peine vient se mêler à nos plaisirs.Tandis qu’Égée s’abandonne à la joie d’avoir retrouvé son fils,Minos le menace ; et déjà redoutable par ses vaisseaux et parses soldats, il l’est encore davantage par sa douleur. C’est ladouleur d’un père justement irrité. Il veut par la guerre vengersur les Athéniens la mort de son fils Androgée.

Cependant, avant de l’entreprendre, il cherchedes secours et des alliés. Sur une flotte légère, il va de rivageen rivage ; il aborde dans tous les ports qui lui sontouverts. Il engage dans sa querelle l’île d’Anaphé par despromesses, et celle d’Astypalée par la crainte de ses armes. Pourlui se déclarent la plate Myconos, Cimolus aux champs pierreux, laflorissante Cythnus, et Scyros, et Sériphos, et Paros, célèbre parses marbres ; et Sithone, que, dans son avarice impie, Arnévendit à ses ennemis. Arné est maintenant un oiseau ; etchangée en corneille, aux pieds noirs, aux plumes noires, elle aimeencore l’or.

Mais Oliaros, Didymes, Ténos, Andros, etGyaros, et Péparèthos, fertile en oliviers, refusent leurs secoursà Minos. Ce prince, tournant à gauche, aborde dans les étatsd’Éaque. On appelait autrefois ce pays Énopie ; mais Éaque luidonna le nom d’Égine, qui était celui de sa mère.

Le peuple accourt en foule, et veut connaîtreun prince que la renommée a rendu si célèbre. À sa rencontres’avancent les fils du roi, Télamon, Pélée, et Phocus le plus jeunedes trois. Éaque lui-même les suit d’un pas tardif, appesanti parl’âge. Il prévient le roi de Crète, et demande quel sujet l’amèneen ses états. Alors Minos se rappelle son deuil, il soupire ;et ce maître de cent peuples divers répond en ces mots :

« Unissez vos armes aux miennes ;déclarez-vous pour un père affligé ; secondez ma pieusevengeance. Je demande que vous consoliez des mânesaffligés. »

« Ce que vous demandez, reprend lepetit-fils d’Asopus, n’est pas en mon pouvoir. Athènes n’a point deplus fidèle alliée qu’Égine ; et cette alliance est inviolableet sacrée. »

« Elle vous coûtera cher ! »s’écrie Minos. Il part, et la colère anime ses traits. Mais ilpense qu’il lui est plus utile en ce moment d’annoncer que de fairela guerre, et il craint d’exposer avant le temps ses forces contrele roi d’Égine.

On distinguait encore du rivage les pavillonscrétois, lorsque, voguant à pleines voiles, entre dans le port unnavire qui porte Céphale, et avec lui les vœux et les demandes desAthéniens. Depuis longtemps les Éacides n’avaient vu ce prince,mais ils le reconnaissent, lui tendent la main, et le conduisent aupalais de leur père. Céphale, dont le front se pare encore desattraits de la jeunesse, s’avance tenant à la main un rameaud’olivier. À ses côtés, plus jeunes que lui, marchent les fils dePallas, Clyton et Butès. Admis près d’Éaque, les envoyés d’Athènesexposent l’ordre qui les amène. Céphale réclame les secours que sapatrie a droit d’attendre d’un allié fidèle. Il rappelle la foi desantiques traités ; il termine son discours en annonçant queMinos prétend à l’empire de toute la Grèce, et menace saliberté.

Après avoir développé avec éloquence tous lesmotifs de sa mission, il se tait. Éaque, s’appuyant de la maingauche sur son sceptre :

« Athéniens, dit-il, prenez, et nedemandez pas. Toutes les forces de mon empire sont à vous :conduisez-les ; et, s’il le faut, qu’elles marchent toutes survos pas. Grâce aux dieux immortels, j’ai assez de troupes pourdéfendre mes états, et pour secourir mes alliés. Mes états sontflorissants ; et je ne pourrais excuser mon refus sur lemalheur des temps. »

« Puisse, répond Céphale, ce bonheurtoujours durer ! puissiez-vous voir augmenter sans cesse lenombre de vos sujets ! C’est avec joie que j’ai vu courir surmon passage une jeunesse si brillante, et qui paraît d’un âge égal.Mais je cherche en vain dans votre ville ces fameux guerriers quej’y vis autrefois. »

À ces mots, Éaque soupire, et d’une voix quela douleur altère, il répond en ces mots :

« À de grands malheurs a succédé un étatplus prospère. Que ne puis-je vous dire tout le mal, tout le bienque le destin m’a fait ! J’en abrégerai le récit fait sansart, pour ne pas vous fatiguer par de trop longs détails. Cesguerriers dont le souvenir se retrace à votre mémoire, ne sontplus, et la terre couvre leurs ossements. Avec eux, en même temps,ont péri presque tous mes sujets.

« Junon, irritée contre cette terre, quiporte le nom de sa rivale, envoya une peste cruelle qui la désola.Tant que ce mal nous parut naturel, et que la cause en fut cachée,on employa l’art pour le combattre. Mais la violence de ce fléaudésastreux surpassait tous les secours, et tous les secours furentvains.

« D’abord, le ciel rassembla sur nostêtes des nuages épais et obscurs, qui recelaient dans leur seindes feux contagieux. Quatre fois l’inconstante courrière des nuits,réunissant les pointes de son croissant, avait rempli son cercle,et quatre fois elle avait rétréci sa surface argentée, tandis quela brûlante haleine de l’Auster n’avait cessé de souffler sur laterre des poisons dévorants. Les lacs et les fontaines en sontinfectés. On voit par milliers les serpents ramper dans nos champsabandonnés, et souiller les sources de leur venin. Les premiersfeux de la contagion attaquent les chiens, les oiseaux, les bœufs,et les brebis. Ils se font sentir aux hôtes sauvages des forêts. Lelaboureur infortuné s’étonne de voir ses taureaux les plusvigoureux tomber dans les sillons. L’agneau perd sa toison, il bêletristement, il sèche, tombe, et meurt. Le coursier généreux n’aplus sa noble ardeur ; il oublie les combats, et la palme, etl’arène ; il languit sur la litière où l’attend une mort sanshonneur. Le sanglier a perdu sa fureur, le cerf sa vitesse ;l’ours ne se précipite plus sur les troupeaux. Tout souffre, toutpérit. Les forêts, les champs, les chemins sont couverts d’animauxque l’horrible fléau moissonne. Ni les chiens, ni les oiseaux deproie, ni les loups avides, n’osent en approcher. La corruptionajoute à l’infection de l’air, et accélère les ravages de lacontagion. Bientôt dans sa furie elle atteint les tristes habitantsdes campagnes ; elle établit son horrible empire dans lesvastes cités.

« D’abord, elle porte dans les entraillesses feux dévorants. Un visage ardent, une pénible et brûlantehaleine annoncent leur présence. La langue est âpre, et s’épaissit.La bouche desséchée s’ouvre, et aspire, en haletant, des poisonsqui vicient le sang dans les veines. Le lit irrite le mal ; unvoile léger est un poids insupportable. C’est sur la terre nuequ’on s’étend ; mais la terre n’a point de fraîcheur ;elle s’échauffe encore des feux des corps qui la pressent. Rienn’arrête les progrès de la contagion. Elle attaque ceux quitravaillent à la détruire : ils périssent victimes de leur artimpuissant.

« Ceux qui se montrent les plus empressésà donner des soins pieux marchent à plus grands pas vers la mort.Tout espoir de salut est évanoui. Tous ne voient que dans le trépasla fin de leurs souffrances. Ils cessent de se contraindre. Ils necherchent plus ce qui peut les sauver. Toute ressource est inutile.Ils vont nus, sans pudeur, se plonger dans les fontaines, dans lesfleuves, dans les puits. Ils boivent avidement, et leur soif nes’éteint qu’avec leur vie. Ils expirent dans les mêmes flots quiabreuvent d’autres mourants. Plusieurs, que le repos du littourmente, s’élancent, et, si leurs forces sont épuisées, s’ils nepeuvent fuir, ils se roulent sur la terre, hors de leurs maisons,qu’ils regardent comme des lieux funestes ; et comme ilsignorent la cause de leurs maux, ils accusent leurs Pénates, qu’ilsont abandonnés.

« Vous eussiez vu ces spectres, à peinese mouvant, les uns errer dans les places publiques, les autrespleurant étendus sur la terre, et, par un dernier effort, roulantleurs yeux éteints ; les autres, levant vers un ciel d’airainleurs bras appesantis, exhalant leur vie dans les lieux où lehasard conduit leurs pas.

« Hélas ! quels étaient alors mesvœux, et quels devaient-ils être ! Je détestais la vie.J’aurais voulu partager le sort de mes sujets. Mes yeux ne voyaientde toutes parts que des morts et des mourants. Tels des fruits tropmûrs quittent l’arbre qui les porte ; tels les glands tombentdu chêne agité par les vents.

« Vous voyez d’ici ce temple élevé oùl’on monte par de longs degrés : Jupiter y réside.Hélas ! qui ne brûla pas sur ses autels un encensinutile ! Combien de fois l’époux qui faisait des vœux pourson épouse, le père implorant pour les jours de son fils, ont-ilsvu leurs prières interrompues par un trépas soudain, et sont-ilstombés devant ces autels insensibles, tenant encore dans leursmains le reste de l’encens qu’ils devaient offrir ! Combien defois, tandis que le prêtre, en invoquant les dieux, épanchait lacoupe sacrée sur le front des taureaux qu’il allait égorger, lesa-t-on vus tomber soudain, sans attendre la hache dusacrificateur ! Moi-même, lorsque j’offrais un sacrifice pourmon peuple, pour mes trois fils, et pour moi, j’entendis la victimepousser d’affreux mugissements ; je la vis tomber avant d’êtrefrappée. Le couteau sacré d’un sang noir fut à peine trempé. Lesfibres de la victime, viciées par la contagion, n’offrirent aucunprésage. Elles avaient perdu leurs indices sur les secrets desdieux.

« J’ai vu des cadavres amoncelés devantles portiques sacrés, et jusqu’au pied des autels, comme pourreprocher aux dieux leur funeste trépas. Plusieurs, s’étranglant deleurs propres mains, préviennent l’heure fatale qui s’avance, et,par la mort, se délivrent de la crainte de la mort. On cesse derendre les honneurs du tombeau. Les portes de la ville n’ouvrentpas un passage assez grand à tant de funérailles. Les cadavres sontabandonnés sur les places publiques, ou entassés, sans pompe, surd’immenses bûchers. Plus de respect pour les morts. On se disputeles feux allumés pour les recevoir. Les uns sont jetés sur ces litsfunèbres que pour d’autres on a préparés. Personne ne pleure surleurs cendres. Les âmes des pères et des enfants, des jeunes genset des vieillards, errent oubliées sur les rives du Styx. La terrene suffit point aux tombeaux, le bois aux bûchers.

« Accablé par tant de maux : – ÔJupiter ! m’écriai-je, s’il est vrai, comme on le dit,qu’Égine a su te plaire ! dieu puissant ! si tu ne rougispas de m’avouer pour ton fils, ou rends-moi mes sujets, ou que jedescende avec eux dans la nuit du trépas !‘

« Soudain l’éclair brille, le ciel sereintonne, et m’annonce que ma prière a été entendue : –J’accepte, m’écriai-je, ce présage. Grand dieu ! qu’il soit lesigne et le gage d’un meilleur destin !’

« Non loin de ce palais s’élève un chêneconsacré à Jupiter. Il est né d’un gland cueilli dans la forêt deDodone. Un rare feuillage pare ses antiques rameaux. Là, je visalors par milliers la fourmi diligente, traînant avec effort legrain qu’elle avait ramassé, et suivant, dans les rides del’écorce, de longs et pénibles sentiers. J’en admire le nombre, etje m’écrie : – Ô père des humains, donne-moi pour repeuplercette île déserte un peuple égal en nombre à cesfourmis !’

« Alors le chêne robuste s’ébranle, et deses rameaux qui s’agitent dans le calme des airs, semble sortir unevoix inconnue. D’une subite horreur mes sens sont saisis. Mescheveux se hérissent. Je baise la terre et le chêne avec respect.Je n’ose m’avouer que j’espère : j’espère cependant ; uneconfiance secrète accompagne mes vœux.

« La nuit a déployé ses voiles. Lesommeil bienfaisant fait oublier les peines du jour. Je crois voirce même chêne devant mes yeux. C’était le même nombre de rameaux,le même nombre de fourmis, le même mouvement dont l’arbre futagité. Il faisait pleuvoir autour de lui des légions de cesinsectes laborieux que je vis, par degrés, croître, grandir, selever de la terre, se redresser, perdre leur maigreur, le tropgrand nombre de leurs pieds, leur couleur obscure, et revêtir unefigure humaine.

« Je m’éveille je condamne cette vision,mensonge de la nuit, et j’accuse les dieux qui m’ont promis un vainsecours. Cependant un bruit confus retentissait dans le palais. Jecroyais entendre des voix humaines dont le son avait presque cesséde frapper mon oreille ; je doutais encore si ce n’était pasla suite des illusions du sommeil. Télamon précipite ses pas ;il entre, et s’écrie : – Venez, mon père, venez voir unprodige qui surpasse ce que l’on peut croire, et ce que les dieuxvous ont fait espérer.’

« Je sors, et j’aperçois les mêmes hommesqu’un songe avait offerts à mes regards. Ils sont dans le mêmeordre où je les vis ; je les reconnais, ils s’approchent et mesaluent leur roi. Je rends des actions de grâces à Jupiter. Jedistribue ces hommes nouveaux dans la ville déserte et dans lescampagnes dépeuplées de leurs anciens cultivateurs. Je les nommeMyrmidons, et ce nom indique assez leur origine.

« Vous les avez vus. Ils ont conservé lesmœurs qu’ils avaient dans leur première nature. C’est une raceéconome, patiente dans le travail, ardente pour acquérir, etsoigneuse de conserver. Égaux en âge, égaux en valeur, ils voussuivront aux combats, aussitôt que l’Eurus, qui vous a conduitsheureusement sur ces rivages, aura fait place à l’Auster, qui doitvous en éloigner. »

Ces récits et plusieurs autres, du jour ontrempli la durée. Le soir est donné à la joie bruyante des festins,et la nuit au repos du sommeil. Déjà le soleil, à l’orient, étaitremonté sur son char. L’Eurus soufflait encore, et s’opposait audépart des Athéniens. Les deux fils de Pallas se rendent auprès deCéphale, et l’accompagnent chez le roi. Mais Morphée sur les yeuxd’Éaque épaissit encore ses pavots. Phocus reçoit les députésd’Athènes, tandis que Télamon et son frère rassemblent lesphalanges qui doivent s’embarquer. Le jeune prince conduit Céphaleet les Pallantides dans l’intérieur du palais, et s’assied auprèsd’eux. Il remarque dans la main de Céphale un javelot dont le boislui est inconnu, et qui est armé d’une lame d’or. Après qu’on aparlé d’objets indifférents :

« J’aime, dit-il, et la chasse et lasolitude des forêts. Je ne sais cependant de quel bois est fait lejavelot que vous portez. Le frêne est d’une couleur plus sombre, lecornouiller est plus noueux. J’ignore de quel arbre on l’atiré ; mais je n’en vis jamais de plus beau. »

« Vous en admirerez moins la beauté quel’usage, dit un des Pallantides. Il ne manque jamais le but ;jamais le hasard ne le dirige ; et de lui-même il revientsanglant dans la main qui l’a lancé. »

Alors, plus curieux, Phocus demande d’où vientce javelot, qui lui a donné tant de vertu, et quel est l’auteurd’un si rare présent. Céphale le satisfait ; mais il rougit dedire à quel prix il obtint ce dard ; et s’affligeant ausouvenir de la mort de son épouse, ses yeux se remplissent delarmes, et il parle en ces mots :

« Qui le croirait ? ce javelot, ôfils d’une déesse, est la cause de mes pleurs, et m’en feralongtemps répandre, si longtemps le destin prolonge encore mesjours. Ce javelot a perdu Céphale et son épouse ; et plût auxdieux que je n’eusse jamais reçu ce funeste présent ! Le nomd’Orythie, enlevée par Borée, est venu peut-être jusqu’à vous,Procris était sa sœur. Si l’on compare leur beauté, leur caractère,Procris était plus digne d’être enlevée. Érechthée, son père,m’unit à elle par l’hymen. L’amour nous unit par un plus fort lien.On me disait heureux : je l’étais sans doute ; et je leserais encore, si les dieux l’avaient ainsi voulu.

« Le second mois s’écoulait depuis notrehyménée, lorsqu’un matin l’Aurore vermeille, chassant devant elleles ombres de la nuit, me voit tendre des toiles aux cerfs timides,sur le sommet toujours fleuri du mont Hymette, et malgré moim’enlève sur son char. Qu’il me soit permis de le dire, sansoffenser cette déesse, sa bouche ressemble à la rose dumatin ; elle tient l’empire riant qui sépare l’ombre et lejour ; elle se nourrit de la céleste rosée : maisj’aimais Procris ; Procris était dans mon cœur ; le nomde Procris était toujours dans ma bouche. J’alléguais à l’Aurore,et la foi des serments, et l’amour de Procris, et ses derniersembrassements, et ceux qui m’attendaient à mon retour ; et jeplaignais de son lit la triste solitude.

La déesse s’indigne : – Ingrat,s’écrire-t-elle, cesse tes plaintes, et retourne à Procris ;mais si je lis dans l’avenir, tu voudras ne l’avoir pas revue.’

« Et, soudain, avec colère, elle mechasse de sa présence.

« Tandis que je reviens, je réfléchis surles derniers mots de l’Aurore. Je commence à former des soupçonssur la foi de mon épouse : sa beauté, son jeune âge, lesautorisent ; sa vertu les défend. Mais cependant j’avais étéabsent ; et la déesse, que je quittais, m’offrait elle-même unexemple peu rassurant. Hélas ! on craint tout quand on aime.Je me décide à faire mon malheur. Je veux tenter la fidélité deProcris par des présents. L’Aurore favorise ce désir insensé. Ellechange mes traits ; je le sens. J’arrive dans Athènes, sansêtre reconnu. J’entre dans mon palais. Tout y respirait l’innocenceet la vertu. On y voyait le deuil profond de mon absence.

« Ce fut par mille artifices, quej’obtins d’être admis auprès de la fille d’Érechthée. À sa vue,interdit et confus, je voulus renoncer à mon dessein. Je fus tentéde me découvrir de tout avouer, et de l’embrasser. Elle étaittriste, mais jamais la tristesse ne parut avec tant de charmes.Elle n’était occupée que du désir de me revoir. Jugez, prince,quelle était sa beauté, puisque la douleur même en relevaitl’éclat. Que vous dirai-je ? combien de fois sa pudeurs’effaroucha-t-elle de mes aveux ! combien de fois medit-elle : – J’appartiens à un seul, en quelque lieu qu’ilsoit ; c’est d’un seul que j’attends mon bonheur.’ Quel mortelraisonnable n’eût été satisfait d’une telle épreuve !Insensé ! je poursuis ; j’aigris moi-même mes blessures.J’augmente mes offres, mes présents, et je promets tant, qu’à lafin elle me paraît incertaine, et je crois l’avoir vaincue : –Perfide, m’écriai-je, dans un amant déguisé reconnais un épouxoutragé, témoin de ton parjure.’

« Procris ne répond rien. La honte et ledépit semblent étouffer sa voix. Elle fuit un injuste époux, et sesindignes artifices. Irritée contre moi, détestant tous les hommes,elle errait sur les montagnes, et suivait les exercices de Diane.Son absence redouble la violence de mes premiers feux. J’imploremon pardon ; je m’avoue coupable ; je confesse quel’offre de tant de biens, de tant de trésors, m’eût fait moi-mêmesuccomber.

« Cet aveu désarme sa colère, et venge sapudeur. Elle revient, et les années s’écoulent sans voir s’altérernotre bonheur. Et comme si c’eût été trop peu de se donnerelle-même, elle me fait présent d’un chien que Diane a nourri. Enle lui cédant, la déesse avait dit : – Aucun autre nel’égalera dans sa course rapide.’ Elle me donne en même temps cejavelot que je porte à la main.

« Si vous voulez apprendre ce qu’estdevenu le chien de Diane, écoutez : vous serez sans douteétonnés de ce prodige.

« Le fils de Laïus avait pénétré duSphynx l’énigme jusqu’alors impénétrable ; et, renonçant àproposer ses oracles obscurs, le monstre s’était précipité du hautde son rocher. Thémis, voulant venger sa mort, envoya dans leschamps thébains un nouveau monstre qui les remplit du carnage destroupeaux et des pasteurs. La jeunesse des environs s’assemble.Nous tendons au loin nos toiles. Mais le monstre agile les franchitd’un saut léger, et s’élance au-delà des barrières. On détache leslimiers ; ils courent : mais, plus prompt que l’oiseau,il fuit, les trompe, et les évite.

« On demande à grands cris Lélape :c’est le nom du chien que m’a donné Procris. Déjà, le cou tendu,Lélape se débat dans les liens, qui l’arrêtent. Il est libre, ils’élance ; on ne l’aperçoit plus. La poussière qu’il élève surses pas seule indique sa course. Nos yeux le cherchent, et ne letrouvent pas. Moins rapides sont et le dard que lance un brasnerveux, et la pierre qui s’échappe en grondant de la frondeagitée, et la flèche légère que de son arc le Crétois faitvoler.

« Une colline s’élève au milieu de laplaine. Je monte sur son sommet, et là j’admire cette coursemerveilleuse. Tantôt le monstre rapide est au moment d’êtrepris ; tantôt il paraît s’échapper à la dent de Lélape. Ilfuit par cent détours. Il vole, et décrivant de vastes cercles dansla plaine, il trompe ainsi l’impétuosité de son ennemi. Lélape lepresse, l’atteint, le touche, on dirait qu’il le tient : il netient rien ; sa gueule s’ouvre pour le saisir, et ne mord quedu vent.

« J’ai recours à mon javelot, et tandisque ma main s’apprête à le lancer au monstre, je détourne un momentles yeux ; je les reporte ensuite dans la plaine. Mais, ôprodige ! je vois et le monstre et Lélape en marbretransformés. L’un semble fuir ; on dirait que l’autre aboie.Sans doute un dieu, s’il est vrai qu’un dieu fut présent à cecombat, les jugeant tous deux égaux en adresse, en courage, nevoulut point décider entre eux la victoire. »

Ainsi parle Céphale, et il se tait à cesmots.

« Mais quel est, dit Phocus, le crime dece javelot ? »

L’Athénien répond :

« C’est du sein de ma félicité mêmequ’est né mon malheur. Je vous entretiendrai d’abord de ces tempstrop tôt écoulés, dont le souvenir me sera toujours cher ; deces temps où Procris était heureuse par moi, où j’étais heureux parelle. Nous avions les mêmes penchants, un même amour nous unissaittous deux. Elle m’eût préféré au puissant Jupiter. Vénus elle-mêmen’eût pu me rendre infidèle. Nos cœurs brûlaient de deux flammeségales.

« Dès que le soleil dorait de sespremiers rayons le sommet des montagnes, j’allais chasser dans lesforêts, mais seul, sans compagnons, sans coursiers et sans limiers,sans toiles et sans filets ; j’étais assez fort de monjavelot. Quand le soleil embrasait la terre de ses feux, las decarnage, je cherchais la fraîcheur et l’ombre ; j’appelais lesvents légers, qui, dans les vallons, tempèrent la chaleur du jour.J’implorais, j’attendais les zéphyrs. C’était le délassement de mestravaux.

« Je chantais souvent, il m’en souvientencore : – Viens, sois-moi favorable, Aure, à la fraîchehaleine ; glisse-toi dans mon sein ; apaise les feux dontje brûle ; plusieurs fois je t’ai dû cette faveur.’ Peut-êtreajoutais-je encore d’autres paroles qui pouvaient paraître exprimerles désirs d’un amant. En effet, je disais souvent : – Aure,tu fais mes plus chères délices, tu me ranimes, tu me soutiens. Tume fais aimer les bois et les lieux solitaires. Que par ma bouchesoit toujours respirée ta douce et bienfaisante haleine !’

« Un témoin indiscret entend ces parolesambiguës. Il croit que ce nom d’Aure, que j’appelle tant de fois,est celui d’une nymphe dont je suis épris. Sur ce faux indice d’uncrime imaginaire, il va trouver mon épouse, et le téméraire luirapporte les discours qu’il a surpris. L’amour est crédule. Procrispâlit, et tombe évanouie. Revenue enfin à elle-même, elle accuseson malheur, et le destin cruel, et la foi de son époux. Elles’afflige d’un crime supposé ; elle craint ce qui n’estpas ; elle s’effraie d’un nom qui n’a aucun objet réel.Infortunée ! elle gémit, comme si elle avait une rivale.Cependant, elle doute encore. Elle se flatte qu’on n’a pu latromper. Elle refuse de croire au rapport qu’on lui a fait ;et si elle ne voit elle-même l’infidélité de son époux, elle nepourra le croire parjure.

« L’Aurore du lendemain avait chassé lesténèbres de la nuit. Je sors, je cours dans les forêts ; et,me reposant sur l’herbe tendre des travaux de la chasse, jechante : – Aure aimable, viens me soulager. Fais-moi sentir tadouce haleine !’ À ces mots, je crois entendre je ne saisquels cris plaintifs : – Viens, ajouté-je, Aure, chère à moncœur !’ Un bruit léger murmure encore dans le feuillage quis’agite. Je ne doute point que ce ne soit une proie, et je lancemon dard inévitable… C’était Procris. Le dard s’était enfoncé dansson sein. – Hélas !’ s’écria-t-elle. Je reconnais la voix demon épouse. Éperdu, égaré, je vole auprès d’elle. Je la voismortellement atteinte, et baignée dans son sang. Je la vois retirerde son sein ce javelot que j’avais reçu d’elle. Je soulève dans mesbras criminels ce corps qui m’est plus cher que le mien… Je déchireses tissus, je ferme sa blessure ; je veux arrêter son sangqui s’écoule avec sa vie. Je la presse de vivre. Je la conjure dene pas me laisser coupable de sa mort.

« Mais déjà ses forcesl’abandonnent ; et, mourante, par un dernier effort ellem’adresse ces mots : – Au nom de notre hymen, par tous lesdieux du ciel, et par ceux de l’éternelle nuit où je vaisdescendre, Céphale, si j’ai mérité quelque reconnaissance de toi,je te conjure par cet amour cause de mon trépas, par cet amour quivit encore en moi lorsque je péris, que jamais Aure ne me remplace,et ne souille ma couche nuptiale !’

« Elle dit, et je reconnais enfin qu’unvain nom a causé cette erreur si fatale. Je me justifie ;mais, hélas ! de quoi sert cette tardive lumière ! Ellesuccombe, et ses forces épuisées se perdent avec son sang. Tant queses yeux s’ouvrent encore au jour, elle les tient fixés sur moi.Elle exhale enfin sur mes lèvres son âme infortunée, et j’y reçoisson dernier soupir. Mais, sûre que je vivais toujours pour elle,elle semble avec moins de douleur descendre chez lesmorts. »

Le héros, en pleurant, racontait ainsi sesmalheurs ; et Phocus et les Pallantides pleuraient enl’écoutant. Cependant Éaque s’approche avec Télamon et Pélée, etles soldats qu’ils ont rassemblés. Céphale reçoit ces guerriers, etse prépare à les conduire au combat.

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