Les Métamorphoses

Chant 3

 

Déjà le dieu, ayant dépouillé les traits dutaureau mensonger, s’était fait connaître à la filled’Agénor ; déjà il avait abordé aux rivages de Crète, lorsqueignorant le destin de sa fille, le roi de Tyr commande à Cadmusd’aller chercher sa sœur ; et, tout à la fois père tendre etbarbare, il le condamne à un exil éternel s’il ne peut laretrouver.

Après avoir inutilement parcouru l’univers(car qui pourrait découvrir les larcins de Jupiter !) Cadmusfuit et sa patrie et le courroux redoutable d’un père. Il consulteen tremblant l’oracle d’Apollon. Il demande quelle est la terrequ’il doit désormais habiter :

« Tu trouveras, dit l’oracle, dans descampagnes désertes une génisse ignorant l’esclavage du joug et dela charrue. Suis ses pas et dans les lieux où tu la verrass’arrêter, bâtis une ville, et donne à cette contrée le nom deBéotie. »

À peine Cadmus est descendu de l’antrequ’arrose la fontaine de Castalie, il aperçoit une génisse errantesans gardien, allant avec lenteur, et ne portant sur son frontaucune marque de servitude. Il marche après elle ; il suit sestraces d’un pas rapide, adorant en silence le dieu qui leconduit.

Déjà il avait traversé le Céphise et leschamps de Panope, lorsque la génisse s’arrête ; et levant versle ciel son large front paré de cornes élevées, remplit l’air deses mugissements. Elle détourne sa tête, regarde ceux qui suiventses pas, se couche, et sur l’herbe tendre repose ses flancs. LeTyrien prosterné rend grâces à Phébus ; il embrasse cetteterre étrangère ; il salue ces champs et ces monts inconnus.Il veut sacrifier à Jupiter : il ordonne à ses compagnonsd’aller puiser dans des sources vives une eau pure pour leslibations.

Non loin s’élève une antique forêt que le fera toujours respectée ; dans son épaisse profondeur est unantre couvert de ronces et d’arbrisseaux. Des pierres grossières enarc disposées forment son humble entrée. Il en sort une ondeabondante, et c’est là qu’est la retraite du dragon de Mars :sa tête est couverte d’une crête dorée ; de ses yeuxjaillissent des feux dévorants ; tout son corps est gonflé devenin ; sa gueule, armée de trois rangs de dents aiguës, agiterapidement un triple dard.

Les Tyriens ont à peine percé la sombrehorreur de ce bois funeste ; à peine l’urne plongée a retentidans l’onde ; le dragon à l’écaille d’azur élève sa tête horsde l’antre, et pousse d’horribles sifflements. L’urne échappe auxtremblantes mains des compagnons de Cadmus : leur sang seglace ; une terreur soudaine les a frappés. Le monstre se plieet se replie précipitamment en cercles redoublés. Il s’allonge, etses anneaux déroulés forment un arc immense. De la moitié de sahauteur il se dresse dans les airs, et son œil domine sur toute laforêt ; et quand on le voit tout entier, il paraît aussi grandque le Dragon céleste qui sépare les deux Ourses.

Soudain, soit que les Phéniciens sedisposassent au combat ou à la fuite, soit qu’immobiles d’effroi lafuite ou le combat leur devînt impossible, le monstre s’élance sureux, et les déchire par ses morsures, ou les étouffe pressés de sesnœuds tortueux, ou les tue de son haleine et de ses poisons.

Déjà le soleil au milieu de sa course avaitrétréci l’ombre dans les campagnes, lorsque le fils d’Agénor,inquiet du retard de ses compagnons, marche sur leurs tracescouvert de la dépouille du lion, armé d’une lance et d’un javelot,mais plus fort encore de son courage, supérieur à sa lance et à sestraits. Il pénètre dans la forêt : il voit ses soldatsexpirants, et l’affreux serpent qui, sur leur corps étendu, de salangue sanglante avec avidité suçait leurs horriblesblessures : soudain il s’écrie :

« Amis fidèles ! je vais vous suivreou vous venger. »

Il dit : et soulevant une roche énorme,il lance avec un grand effort cette pesante masse dont le choc eûtébranlé les tours les plus élevées, et fait crouler les plus fortesmurailles. Il atteint le monstre, et ne le blesse pas :d’épaisses écailles lui servent de cuirasse et repoussent lecoup ; mais elles ne sont point impénétrables au javelot, qui,s’enfonçant au milieu de la longue et flexible épine du dragon,descend tout entier dans ses flancs.

Rendu plus terrible par la douleur, il repliesa tête sur son dos, regarde sa blessure, mord le trait qui l’afrappé, le secoue, l’ébranle, et semble près de l’arracher ;mais le fer qui pénètre ses os y demeure attaché. Alors sa plaieajoute encore à sa rage ordinaire ; son col se grossit par sesveines gonflées ; une blanchâtre écume découle abondamment desa gueule empoisonnée. La terre retentit au loin du bruit de sonécaille. Semblable aux noires exhalaisons du Styx, son haleineinfecte les airs. Tantôt se repliant sur lui-même, il décrit descercles divers ; tantôt déroulant ses vastes nœuds, tel qu’unlong chêne, il s’élève et s’étend. Soudain s’élançant comme untorrent grossi par les pluies, il renverse les arbres quis’opposent à ses efforts. Cadmus recule lentement, l’évite,soutient ses attaques avec la dépouille du lion qui le couvre, etde la pointe de son dard écarte sa gueule menaçante. Cependant ledragon furieux fatigue, brise en impuissants efforts ses dents surl’acier qui le déchire. Déjà la terre se souillait et l’herbe étaitteinte du sang qui coule de sa bouche empestée. Mais la blessureétait encore légère ; et le dragon repliant sa tête en arrièrepour éviter la pointe du dard, l’empêchait de s’y plonger, lorsqueenfin le fils d’Agénor l’enfonçant dans sa gorge, avance sur lui,le presse, le serre, et l’arrêtant contre un chêne, perce du mêmetrait et le dragon et l’arbre qui plie sous le poids du monstre, etqui gémit sous les coups redoublés dont le frappe sa queue.

Mais tandis que Cadmus promène ses regards surle redoutable ennemi qu’il vient de terrasser, une voix invisiblefait entendre ces mots :

« Pourquoi, fils d’Agénor, regardes-tu ceserpent qui vient de tomber sous tes coups ? Toi-même un jourtu seras serpent comme lui. »

À ces paroles menaçantes le héros pâlit ;la terreur lui a ravi l’usage de ses sens, et ses cheveux hérissésse dressent sur sa tête.

Mais Pallas, qui le protège, descend del’Olympe à travers les airs ; elle s’offre à ses yeux, et luiordonne d’enfouir dans la terre entrouverte les dents du dragon,qui seront la semence d’un peuple nouveau. Cadmus obéit ; iltrace de longs sillons ; il y jette ces semencesterribles ; et soudain, ô prodige incroyable ! la terrecommence à se mouvoir. Bientôt le fer des lances et des javelotsperce à travers les sillons ; puis paraissent des casquesd’airain ornés d’aigrettes de diverses couleurs ; puis desépaules, des corps, des bras chargés de redoutables traits ;enfin s’élève et croit une moisson de guerriers. Ainsi, tandisqu’on les déploie, se montrent à nos yeux les décorations duthéâtre. On aperçoit d’abord la tête des personnages, etsuccessivement les autres parties de leur corps, jusqu’à ce queleurs pieds semblent toucher la terre.

À la vue de ces nouveaux ennemis, Cadmusétonné se disposait à combattre :

« Arrête, s’écrie un de ces enfants de laterre, et ne te mêle point dans nos sanglantesquerelles. »

Il dit, et plonge son fer dans le sein d’un deses frères, et tombe lui-même percé d’un trait mortel. Celui quil’a frappé succombe au même instant, et perd la vie qu’il venait derecevoir. Une égale fureur anime cette nouvelle race de guerriers.Tour à tour assassins et victimes, détruits aussitôt qu’enfantés,par eux la terre est abreuvée du sang de ses enfants. Il n’enrestait que cinq, lorsque l’un d’eux, Échion, par l’ordre dePallas, jette ses armes, réclame la foi de ses frères, donne etreçoit les gages de la paix ; et compagnons des travaux deCadmus, ils bâtissent avec lui la ville ordonnée par Apollon.

Déjà Thèbes était une cité florissante. Filsd’Agénor, tu pouvais voir dans ton exil la source de ton bonheur.Époux de la fille de Mars et de Vénus, père d’une nombreusepostérité, les enfants de tes enfants, si chers à ton amour,brillaient de tous les dons de la jeunesse. Mais pour les juger, ilfaut attendre les hommes à leur dernier jour, et nul d’entre euxavant sa mort ne peut se dire heureux.

Tu l’éprouvas, Cadmus, au sein de tesprospérités, lorsque ton fils vint causer tes premières douleurs.Il fut changé en cerf, et ses chiens de son sangs’abreuvèrent ; mais il n’était point coupable : lehasard seul le perdit. Une erreur pouvait-elle donc le rendrecriminel ?

Le Cithéron était couvert du sang et ducarnage des hôtes des forêts. Déjà le soleil, également éloigné del’orient et de l’occident, rétrécissait les ombres, lorsque lejeune Actéon rassemble les Thébains que l’ardeur de la chasse avaitemportés loin de lui :

« Compagnons, leur dit-il, nos toiles etnos javelots sont teints du sang des animaux. C’en est assez pouraujourd’hui. Demain, dès que l’Aurore sur son char de pourpreramènera le jour, nous reprendrons nos travaux. Maintenant que lesoleil brûle la terre de ses rayons, pliez vos filets noueux,détendez vos toiles, et livrez-vous au repos. »

Soudain les Thébains obéissent, et leurstravaux sont suspendus.

Non loin était un vallon couronné de pins etde cyprès. On le nomme Gargaphie, et il est consacré à Diane,déesse des forêts. Dans le fond de ce vallon est une grottesilencieuse et sombre, qui n’est point l’ouvrage de l’art. Mais lanature, en y formant une voûte de pierres ponces et de rocheslégères, semble avoir imité ce que l’art a de plus parfait. Àdroite coule une source vive, et son onde serpente et murmure surun lit de gazon. C’est dans ces limpides eaux que la déesse,fatiguée de la chasse, aimait à baigner ses modestes attraits. Ellearrive dans cette retraite solitaire. Elle remet son javelot, soncarquois, et son arc détendu à celle de ses nymphes qui est chargéedu soin de les garder. Une seconde nymphe détache sa roberetroussée ; en même temps deux autres délacent sachaussure ; et Crocalé, fille du fleuve Isménus, plus adroiteque ses compagnes, tresse et noue les cheveux épars de la déessependant que les siens flottent encore sur son sein. Néphélé, Hyalé,Rhanis, Psécas, et Phialé épanchent sur le corps de Diane les flotslimpides jaillissant de leurs urnes légères.

Tandis que Diane se baigne dans la fontaine deGargaphie, Actéon errant d’un pas incertain dans ce bocage qui luiest inconnu, arrive dans l’enceinte sacrée, entraîné par le destinqui le conduit. À peine est-il entré dans la grotte où coule uneonde fugitive, que les nymphes l’apercevant, frémissent de paraîtrenues, frappent leur sein, font retentir la forêt de leurs cris, ets’empressent autour de la déesse pour la dérober à des yeuxindiscrets. Mais, plus grande que ses compagnes, la déesses’élevait de toute la tête au-dessus d’elles. Tel que sur le soirun nuage se colore des feux du soleil qui descend surl’horizon ; ou tel que brille au matin l’incarnat de l’aurorenaissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles auxregards d’un mortel. Quoique ses compagnes se soient en cercleautour d’elle rangées, elle détourne son auguste visage. Quen’a-t-elle à la main et son arc et ses traits rapides ! À leurdéfaut elle s’arme de l’onde qui coule sous ses yeux ; etjetant au front d’Actéon cette onde vengeresse, elle prononce cesmots, présages d’un malheur prochain :

« Va maintenant, et oublie que tu as vuDiane dans le bain. Si tu le peux, j’y consens. »

Elle dit, et soudain sur la tête du princes’élève un bois rameux ; son cou s’allonge ; ses oreillesse dressent en pointe ; ses mains sont des pieds ; sesbras, des jambes effilées ; et tout son corps se couvre d’unepeau tachetée. À ces changements rapides la déesse ajoute lacrainte. Il fuit ; et dans sa course il s’étonne de salégèreté. À peine dans une eau limpide a-t-il vu sa nouvellefigure : Malheureux que je suis ! voulait-ils’écrier ; mais il n’a plus de voix. Il gémit, et ce fut sonlangage. De longs pleurs coulaient sur ses joues, qui n’ont plusleur forme première. Hélas ! il n’avait de l’homme conservéque la raison. Que fera cet infortuné ? retournera-t-il aupalais de ses pères ? la honte l’en empêche. Ira-t-il secacher dans les forêts ? la crainte le retient. Tandis qu’ildélibère, ses chiens l’ont aperçu. Mélampus, né dans la Crète, etl’adroit Ichnobates, venu de Sparte, donnent par leurs abois lepremier signal. Soudain, plus rapides que le vent, tous les autresaccourent. Pamphagos, et Dorcée, et Oribasos, tous troisd’Arcadie ; le fier Nébrophonos, le cruel Théron, suivi deLélaps ; le léger Ptérélas, Agré habile à éventer les tracesdu gibier ; Hylée, récemment blessé par un sanglierfarouche ; Napé engendrée d’un loup ; Péménis, qui jadismarchait à la tête des troupeaux ; Harpyia, que suivent sesdeux enfants ; Ladon, de Sicyone, aux flancs resserrés ;et Dromas, Canaché, Sticté, Tigris, Alcé, et Leucon, dont lablancheur égale celle de la neige ; et le noir Asbolus, et levigoureux Lacon ; le rapide Aello et Thoüs ; Lyciscé, etson frère le Cypriote ; Harpalos, au front noir tacheté deblanc ; Mélanée, Lachné, au poil hérissé ; Labros,Agriodos, et Hylactor, à la voix perçante, tous trois nés d’un pèrede Crète et d’une mère de Laconie ; et tous les autres enfinqu’il serait trop long de nommer.

Cette meute, emportée par l’ardeur de laproie, poursuit Actéon, et s’élance à travers les montagnes, àtravers les rochers escarpés ou sans voie. Actéon fuit, poursuividans ces mêmes lieux où tant de fois il poursuivit les hôtes desforêts. Hélas ! lui-même il fuit ses fidèles compagnons ;il voudrait leur crier : – Je suis Actéon, reconnaissez votremaître.’ Mais il ne peut plus faire entendre sa voix. Cependantd’innombrables abois font résonner les airs. Mélanchétès lui faitau dos la première blessure ; Thérodamas le mordensuite ; Orésitrophos l’atteint à l’épaule. Ils s’étaientélancés les derniers à sa poursuite, mais en suivant les sentierscoupés de la montagne, ils étaient arrivés les premiers. Tandisqu’ils arrêtent le malheureux Actéon, la meute arrive, fond surlui, le déchire, et bientôt sur tout son corps il ne reste aucuneplace à de nouvelles blessures. Il gémit, et les sons plaintifsqu’il fait entendre, s’ils différent de la voix de l’homme, neressemblent pas non plus à celle du cerf. Il remplit de ses crisces lieux qu’il a tant de fois parcourus ; et, tel qu’unsuppliant, fléchissant le genou, mais ne pouvant tendre ses bras,il tourne en silence autour de lui sa tête languissante.

Cependant ses compagnons, ignorant son tristedestin, excitent la meute par leurs cris accoutumés ; ilscherchent Actéon, et le croyant éloigné de ces lieux, ilsl’appellent à l’envi, et les bois retentissent de son nom.L’infortuné retourne la tête. On se plaignait de son absence ;on regrettait qu’il ne pût jouir du spectacle du cerf à sesderniers abois. Il n’est que trop présent ; il voudrait ne pasl’être ; il voudrait être témoin, et non victime. Mais seschiens l’environnent ; ils enfoncent leurs dents cruelles danstout son corps, et déchirent leur maître caché sous la forme d’uncerf. Diane enfin ne se crut vengée que lorsque, par tant deblessures, l’affreux trépas eut terminé ses jours.

L’univers parla diversement de cette action dela déesse. Les uns trouvèrent sa vengeance injuste etcruelle ; les autres l’approuvant la jugèrent digne de sasévère virginité ; et chaque opinion eut ses preuves et sesraisons. La seule épouse de Jupiter songeait moins à louer ou àblâmer la déesse qu’à se réjouir des malheurs de la familled’Agénor. Sa haine contre Europe, qui fut sa rivale, s’étendait àsa postérité. Une injure nouvelle ajoutait encore à sonressentiment. Sémélé portait dans son sein un gage de l’amour deJupiter. Junon s’indigne et s’écrie :

« Pourquoi ajouterais-je encore desplaintes à celles que j’ai tant de fois vainement faitentendre ? c’est ma rivale elle-même que je dois attaquer. Jela perdrai ; elle périra, s’il est vrai que je m’appelleencore la puissante Junon ; si ma main est digne de porter lesceptre de l’Olympe ; si je suis la reine des dieux, la sœuret l’épouse de Jupiter ! Ah ! je suis du moins sasœur ! Mais peut-être que, contente de l’avoir rendu infidèle,Sémélé ne m’a fait qu’une légère injure ? Non, elle a conçu.Ma honte est manifeste. Elle porte dans son sein la preuve de soncrime ; elle veut donner des enfants à Jupiter, honneur dontmoi-même à peine je jouis ! Est-ce donc sa beauté qui l’arendue si vaine ? eh bien ! que sa beauté la perde !et que je ne sois pas la fille de Saturne, si par son amant, parJupiter lui-même, elle n’est précipitée dans le fleuve desenfers. »

Elle dit, et descend de son trône. Un nuageépais l’environne ; elle marche au palais de sa rivale.Bientôt, sous les traits d’une vieille, elle sort de la nue ;elle ombrage son front de cheveux blancs ; elle ride sestraits, courbe son corps, marche d’un pas tremblant, prend une voixcassée, et revêt enfin la figure de Béroé, qui naquit à Épidaure,et fut nourrice de Sémélé.

Après avoir avec adresse et par de longsdétours fait tomber l’entretien sur le souverain des dieux, ellesoupire et dit :

« Je souhaite que votre amant soit eneffet Jupiter lui-même ; mais enfin je crains tout. Plus d’unmortel osa se servir du nom des dieux pour tromper des viergesinnocentes. Mais si c’est Jupiter qui vous aime, cela ne suffit pasencore. Il faut qu’il vous donne un gage éclatant de son amour.Priez-le de descendre en vos bras avec tout l’appareil de sagrandeur, tel qu’il est en un mot, lorsque Junon le reçoit dans lessiens. »

L’innocente fille de Cadmus s’abandonne auxperfides conseils de la déesse. Elle demande à Jupiter une grâce,mais sans la désigner :

« Choisis, dit le dieu ; rien ne tesera refusé ; et afin que tu ne puisses en douter, je le jurepar le Styx, le Styx dieu lui-même et la terreur de tous lesdieux. »

Sémélé se réjouit du mal qu’elle s’apprête.Trop puissante sur son amant, et près de périr victime d’unecomplaisance fatale :

« Montrez-vous à moi, dit-elle, avecl’appareil et la gloire qui vous suit dans le lit deJunon. »

Le dieu aurait voulu l’interrompre, mais cesmots précipités avaient déjà frappé les airs. Il gémit ; il nepeut annuler ni le vœu de son amante, ni le serment qu’il a fait.Accablé de tristesse, il remonte dans les cieux. Il entraîne lesnuées ; il rassemble la pluie, les vents, les éclairs, letonnerre, et la foudre inévitable. Il tâche, autant que cela luiest permis, d’en affaiblir la force. Il n’arme point son bras desfeux trop redoutables avec lesquels il foudroya Typhon ; il enest de plus légers : les cyclopes en les forgeant y mêlèrentmoins de flammes et de fureur. Les dieux les appellent desdemi-foudres. Jupiter les saisit et descend avec tout l’appareil desa puissance dans le palais des enfants d’Agénor. Mais une simplemortelle ne pouvait soutenir cet éclat immortel ; et Séméléfut consumée dans les bras même de son amant. Cependant Jupiterarracha de son sein l’enfant à demi formé qui devait naître de leuramour ; et, s’il est permis de le croire, il le renferma danssa cuisse, et l’y conserva tout le temps que sa mère aurait dû leporter. Sœur de Sémélé, Ino l’éleva secrètement dès le berceau, etle confia bientôt après aux nymphes de Nysa, qui le cachèrent dansleurs grottes profondes, et firent du lait son premier aliment.

Tandis que, par la loi fatale des destins, cesévénements se passaient sur la terre, et que, deux fois né, Bacchusvoyait paisiblement s’écouler le premier âge de la vie, on ditqu’un jour Jupiter, égayé par le nectar, oubliant les soins et lessoucis du sceptre, s’amusait à de folâtres jeux avec Junon, librealors de ses jaloux ennuis :

« Avouez-le, dit-il, l’amour a pour vousdes transports qui nous sont inconnus ! »

Et Junon soutenant un avis contraire, il futconvenu de s’en rapporter à la décision de Tirésias, qui sous lesdeux sexes avait connu l’une et l’autre Vénus.

En effet, ayant un jour rencontré dans uneforêt deux gros serpents par l’amour réunis, Tirésias les avaitfrappés de sa baguette, et soudain, ô prodige ! d’homme qu’ilétait il devint femme, et conserva ce sexe pendant sept ans. Lehuitième printemps offrit encore les mêmes reptiles à sesregards :

« Si quand on vous blesse, dit-il, votrepouvoir est assez grand pour changer la nature de votre ennemi, jevais vous frapper une seconde fois. »

Il les frappe, et soudain, reprenant sonpremier sexe, il redevint ce qu’il avait été.

Tel fut l’arbitre choisi pour juger ce joyeuxdifférent. Il adopta l’avis de Jupiter ; et l’on dit queJunon, plus offensée qu’il ne convenait de l’être pour un sujetaussi léger, condamna les yeux de son juge à des ténèbreséternelles. Mais le père tout puissant, pour alléger sa peine, carun dieu ne peut détruire ce qu’a fait un autre dieu, découvrit àses yeux la science de l’avenir, et, par cette faveur signalée, leconsola de la nuit qui les couvrait.

Bientôt devenu célèbre dans la Béotie,toujours consulté, il rendit toujours des oracles certains. Lablonde Liriope fit la première épreuve de son adresse à pénétrerdans l’obscur avenir. C’est elle dont le Céphise arrêta les pasdans ses flots tortueux, elle qu’il soumit à sa violence, et qu’ilrendit mère d’un enfant si beau, que les nymphes l’aimaient déjàdès sa plus tendre enfance. Narcisse était son nom. Tirésias,interrogé si cet enfant atteindrait une longuevieillesse :

« Il l’atteindra, répondit-il, s’il ne seconnaît pas. »

Cet oracle parut longtemps frivole etmensonger ; mais l’aventure et le genre de mort de Narcisse,et son fatal délire, l’ont trop bien expliqué.

Déjà le fils de Céphise venait d’ajouter uneannée à son quinzième printemps : il réunissait les charmes del’enfance aux fleurs de la jeunesse. Les nymphes voulurent luiplaire ; plusieurs jeunes Béotiens recherchèrent sonamitié ; mais à des grâces si tendres il joignait tant defierté, qu’il rejeta tous les vœux qui lui furent adressés.

Écho le vit un jour qu’il poussait des cerfstimides dans ses toiles, Écho, qui ne peut se taire quand lesautres parlent, qui pourtant jamais ne parla la première :elle était alors une nymphe, et non une simple voix ; etcependant dès lors, quoique nymphe causeuse, sa voix ne lui servaitqu’à redire, comme aujourd’hui, les derniers mots qu’elle avaitentendus. C’était un effet de la vengeance de Junon. Cette déesseaurait souvent surpris dans les montagnes son époux infidèle ;mais Écho l’arrêtait longtemps par ses discours, et donnait auxnymphes le temps de s’échapper. La fille de Saturne ayant enfinconnu cet artifice :

« Cette langue qui m’a trompée perdra,dit-elle, de son pouvoir, et tu n’auras plus le libre usage de tavoix. »

L’effet suivit la menace, et depuis ce jourÉcho ne peut que répéter le son et doubler la parole.

Elle vit Narcisse chassant dans les forêts.Elle le vit et l’aima. Depuis elle suit secrètement ses pas. Plusprès elle est de lui, plus s’accroît son amour. Tel le soufre légerattire et reçoit la flamme qui l’approche. Ô combien de fois elledésira lui adresser des discours passionnés, et y joindre detendres prières ! Mais l’état où Junon l’a réduite lui défendde commencer ; tout ce qu’il permet du moins elle est prête àl’oser. Elle écoutera la voix de Narcisse, et répétera sesaccents.

Un jour que dans les bois il se trouvaitécarté de sa suite fidèle il s’écrie : Quelqu’un est-il iciprès de moi ? Écho répond, Moi. Narcisse s’étonne, il regardeautour de lui, et dit d’une voix forte, Venez ! Écho redit,Venez ! Il regarde encore, et personne ne s’offrant à sesregards, Pourquoi, s’écrie-t-il, me fuyez-vous ? Écho reprend,Me fuyez-vous ? Trompé par cette voix prochaine,Joignons-nous, dit Narcisse. Écho, dont cette demande vient decombler tous les vœux, répète, Joignons-nous : et soudain,interprétant ces paroles au gré de ses désirs, elle sort dutaillis. Elle avançait les bras tendus ; mais il s’éloigne, ilfuit, et se dérobant à ses embrassements : Que je meure,dit-il, avant que d’être à toi ! Et la nymphe ne répéta queces mots, être à toi !

Écho méprisée se retire au fond des bois. Ellecache sous l’épais feuillage la rougeur de son front, et depuiselle habite dans des antres solitaires. Mais elle n’a pu vaincreson amour ; il s’accroît irrité par les mépris de Narcisse.Les soucis vigilants la consument ; une affreuse maigreurdessèche ses attraits ; toute l’humide substance de son corpss’évapore : il ne reste d’elle que les os et la voix. Bientôtses os sont changés en rochers. Cachée dans l’épaisseur des forêts,la voix d’Écho répond toujours à la voix qui l’appelle ; maisnul ne peut voir cette nymphe infortunée, et ce n’est plusmaintenant qu’un son qui vit encore en elle.

Les autres nymphes qui habitent les monts oules fontaines éprouvèrent aussi les dédains de Narcisse. Mais enfinune d’elles, élevant vers le ciel des mains suppliantes, s’écriadans son désespoir :

« Que le barbare aime à son tour sanspouvoir être aimé ! »

Elle dit ; et Rhamnusie exauça cettejuste prière.

Près de là était une fontaine dont l’eau pure,argentée, inconnue aux bergers, n’avait jamais été troublée ni parles chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par les troupeauxdes environs. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle feuille tombéedes arbres n’avait altéré le cristal de son onde. Elle était bordéed’un gazon frais qu’entretient une humidité salutaire ; et lesarbres et leur ombre protégeaient contre l’ardeur du soleil lasource et le gazon. C’est là que, fatigué de la chasse et de lachaleur du jour, Narcisse vint s’asseoir, attiré par la beauté, lafraîcheur, et le silence de ces lieux. Mais tandis qu’il apaise lasoif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévoranteencore. Séduit par son image réfléchie dans l’onde, il devientépris de sa propre beauté. Il prête un corps à l’ombre qu’ilaime : il s’admire, il reste immobile à son aspect, et telqu’on le prendrait pour une statue de marbre de Paros. Penché surl’onde, il contemple ses yeux pareils à deux astres étincelants,ses cheveux dignes d’Apollon et de Bacchus, ses joues colorées desfleurs brillantes de la jeunesse, l’ivoire de son cou, la grâce desa bouche, les roses et les lis de son teint : il admire enfinla beauté qui le fait admirer. Imprudent ! il est charmé delui-même : il est à la fois l’amant et l’objet aimé ; ildésire, et il est l’objet qu’il a désiré ; il brûle, et lesfeux qu’il allume sont ceux dont il est consumé. Ah ! qued’ardents baisers il imprima sur cette onde trompeuse !combien de fois vainement il y plongea ses bras croyant saisir sonimage ! Il ignore ce qu’il voit ; mais ce qu’il voitl’enflamme, et l’erreur qui flatte ses yeux irrite ses désirs.

Insensé ! pourquoi suivre ainsi cetteimage qui sans cesse te fuit ? Tu veux ce qui n’est point.Éloigne-toi, et tu verras s’évanouir le fantastique objet de tonamour. L’image qui s’offre à tes regards n’est que ton ombreréfléchie ; elle n’a rien de réel ; elle vient et demeureavec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais toi-mêmet’éloigner de ces lieux. Mais ni le besoin de nourriture, ni lebesoin de repos ne peuvent l’en arracher.

Étendu sur l’herbe épaisse et fleurie, il nepeut se lasser de contempler l’image qui l’abuse ; il péritenfin par ses propres regards. Soulevant sa tête languissante, ettendant les bras, il adresse ces plaintes aux forêtsd’alentour :

« Ô vous dont l’ombre fut si souventfavorable aux amants, vîtes-vous un amant plus malheureux quemoi ? et depuis que les siècles s’écoulent sur vos têtes,connûtes-vous des destins si cruels ? L’objet que j’aime estprès de moi ; je le vois, il me plaît ; et, tant estgrande l’erreur qui me séduit, en le voyant je ne puis letrouver : et pour irriter ma peine, ce n’est ni l’immenseocéan qui nous sépare ; ce ne sont ni des pays lointains, nides montagnes escarpées, ni des murs élevés, ni de fortesbarrières : une onde faible et légère est entre lui etmoi ! lui-même il semble répondre à mes désirs. Si j’imprimeun baiser sur cette eau limpide, je le vois soudain rapprocher sabouche de la mienne. Je suis toujours près de l’atteindre ;mais le plus faible obstacle nuit au bonheur des amants.

« Ô toi, qui que tu sois, parais !sors de cette onde, ami trop cher ! Pourquoi tromper ainsi monempressement, et toujours me fuir ? Ce n’est ni ma jeunesse nima figure qui peuvent te déplaire : les plus belles nymphesm’ont aimé. Mais je ne sais quel espoir soutient encore en moil’intérêt qui se peint sur ton visage ! Si je te tends lesbras, tu me tends les tiens ; tu ris si je ris ; tupleures si je pleure ; tes signes répètent les miens ; etsi j’en puis juger par le mouvement de tes lèvres, tu réponds à mesdiscours par des accents qui ne frappent point mon oreilleattentive.

« Mais où m’égarai-je ? je suis entoi, je le sens : mon image ne peut plus m’abuser ; jebrûle pour moi-même, et j’excite le feu qui me dévore. Que dois-jefaire ? faut-il prier, ou attendre qu’on m’implore ? Maisqu’ai-je enfin à demander ? ne suis-je pas le bien que jedemande ? Ainsi pour trop posséder je ne possède rien. Que nepuis-je cesser d’être moi-même ! Ô vœu nouveau pour unamant ! je voudrais être séparé de ce que j’aime ! Ladouleur a flétri ma jeunesse. Peu de jours prolongeront encore mavie : je la commençais à peine et je meurs dans monprintemps ! Mais le trépas n’a rien d’affreux pour moi ;il finira ma vie et ma douleur. Seulement je voudrais que l’objetde ma passion pût me survivre ; mais uni avec moi il subira madestinée ; et mourant tous deux nous ne perdrons qu’unevie. »

Il dit, et retombant dans sa fatale illusion,il retourne vers l’objet que l’onde lui retrace. Il pleure, l’eause trouble, l’image disparaît ; et croyant la voirs’éloigner :

« Où fuis-tu, s’écria-t-il, cruel ?je t’en conjure, arrête, et ne quitte point ton amant ;ah ! s’il ne m’est permis de m’unir à toi, souffre du moinsque je te voie, et donne ainsi quelque soulagement à ma tristefureur. »

À ces mots il déchire sa robe, découvre etfrappe son sein qui rougit sous ses coups. Telle la pomme à sablancheur mélange l’incarnat ; telle la grappe à demi coloréese peint de pourpre aux rayons du soleil. Mais l’onde est redevenuetransparente ; Narcisse y voit son image meurtrie. Soudain safureur l’abandonne ; et, comme la cire fond auprès d’un feuléger, ou comme la rosée se dissipe aux premiers feux de l’astre dujour. Ainsi, brûlé d’une flamme secrète, l’infortuné se consume etpérit. Son teint n’a plus l’éclat de la rose et du lis ; il aperdu cette force et cette beauté qu’il avait trop aimée, cettebeauté qu’aima trop la malheureuse Écho.

Quoiqu’elle n’eût point oublié les mépris deNarcisse, elle ne put le voir sans le plaindre. Elle avait redittous ses soupirs, tous ses gémissements ; et lorsqu’ilfrappait ses membres délicats, et que le bruit de ses coupsretentissait dans les airs, elle avait de tous ses coups répété lebruit retentissant. Enfin Narcisse regarde encore son image dansl’onde, et prononce ces derniers mots : Objet trop vainementaimé ! Écho reprend : Objet trop vainement aimé !Adieu ! s’écria-t-il. Adieu ! répéta-t-elle.

Il laisse alors retomber sur le gazon sa têtelanguissante ; une nuit éternelle couvre ses yeux épris de sabeauté. Mais sa passion le suit au séjour des ombres, et il chercheencore son image dans les ondes du Styx. Les naïades, ses sœurs,pleurèrent sa mort ; elle coupèrent leurs cheveux, et lesconsacrèrent sur ses restes chéris : les dryades gémirent, etla sensible Écho répondit à leurs gémissements. On avait déjàpréparé le bûcher, les torches, le tombeau ; mais le corps deNarcisse avait disparu ; et à sa place les nymphes netrouvèrent qu’une fleur d’or de feuilles d’albâtre couronnée.

Cette aventure s’étant répandue dans toutesles villes de la Grèce, rendit plus célèbre le nom de Tirésias, etdonna plus de crédit à ses oracles. Le fils d’Échion, Penthée, quiméprisait les dieux, seul osa dédaigner son savoir fatidique. Il leraillait sur la perte de sa vue, et sur le sujet qui provoqua lavengeance de Junon. Alors le vieil augure secouant sa tête ornée decheveux blancs :

« Que tu serais heureux, dit-il, si privécomme moi de la lumière des cieux, tu pouvais ne pas voir lesmystères de Bacchus ! Un jour viendra, et déjà je pressensqu’il s’approche, où le jeune fils de Sémélé paraîtra dans ceslieux. Si ton encens ne fume sur ses autels, tes membres serontdéchirés en lambeaux ; et ton sang souillera les forêts, etles mains de ta mère, et les mains de tes sœurs. Mais cetteprédiction s’accomplira ; oui, tu oseras refuser au nouveaudieu les honneurs immortels ; et trop tard tu te plaindrasqu’un aveugle ait pu si bien lire au livre des destins. »

Il dit, et le fils d’Échion le chasse avecmépris. Mais la prédiction du vieillard va bientôt s’accomplir.Bacchus arrive, et au loin tous les champs retentissent dehurlements sacrés ; la foule se précipite au devant de sespas ; ensemble confondus les mères, les époux, les enfants, etle peuple, et ses chefs, s’empressent à ces nouvellessolennités.

« Dignes enfants de Mars, ôThébains ! s’écrie Penthée, quelle fureur a saisi vosesprits ? le bruit de l’airain frappé contre l’airain, cesflûtes recourbées, et tous ces vains prestiges ont-ils tant depouvoir ? Quoi ! vous que n’ont point effrayés le glaivedes combats, la trompette guerrière, et les bataillons hérissés dedards, vous céderiez aux cris insensés de ces femmes, à ce viltroupeau qu’agite le délire du vin et le bruit des tambours ?n’êtes-vous plus ces vieux soldats qui, traversant les vastes mers,vinrent dans ces contrées fonder une nouvelle Tyr, et transporterleurs pénates errants ? livrerez-vous vos dieux sans lesdéfendre ? et vous, jeunes Thébains, dont l’âge approche plusdu mien, vous à qui sans doute le thyrse convenait moins que lefer, le pampre que le casque.

« Souvenez-vous encore, je vous enconjure, du sang dont vous sortez ! Imitez la belliqueuseaudace du dragon qui périt pour défendre son antre et la fontainede Mars. Ah ! combattez du moins pour votre gloire ! Ledragon vainquit des guerriers valeureux, et vous n’avez devant vousqu’une troupe lâche et efféminée. Soutenez l’honneur de votrerace ! et si, par la loi des destins, Thèbes doit périr, queses murs s’écroulent retentissant sous les coups du bélier, sousl’effort des combattants, au bruit du fer, au milieu de laflamme ! Alors nous n’aurons point à rougir de nosmalheurs ; alors nous pourrons déplorer notre destin sanschercher à le cacher. Mais la cité de Cadmus serait-elle doncsubjuguée par un faible enfant, qui ne connut jamais les armes, niles combats, ni l’usage des coursiers ; qui, dans sa mollesse,ne sait que parfumer ses cheveux de myrrhe, les couronner delierre, se revêtir de pourpre et d’habits tissus d’or ! Cessezde le suivre, et je vais le contraindre d’avouer la supposition desa naissance, et la fausseté de ses mystères. Acrisius aura donc eule courage de mépriser cet imposteur sacré ; il lui aura ferméles portes d’Argos ; et cet étranger ferait aujourd’huitrembler Penthée et les Thébains ! Allez, que rien ne vousarrête ! (et il commandait à ses compagnons) saisissez leméprisable chef de cette troupe ; amenez-le devant moi chargéde fers, et que mes ordres soient promptement exécutés. »

Il dit. Cependant Cadmus, aïeul de Penthée,Athamas, son oncle, et tous les siens, condamnent ce discoursimpie, et vainement s’efforcent de le détourner de sarésolution : leurs sages conseils irritent sa fureur, elles’accroît des efforts mêmes qu’ils font pour la calmer. Tel j’ai vule torrent rouler plus lentement, et avec moins de fracas, son ondedans les champs ouverts à son passage ; mais si des arbres, sides rochers l’arrêtent dans son cours, sa violence s’accroît encorede cet obstacle : il s’enfle, mugit, et furieux précipite sesflots.

Bientôt les soldats reviennent couverts desang et de blessures. Penthée leur demande ce qu’ils ont fait deBacchus :

« Nous ne l’avons point vu,répondent-ils ; mais voici un de ses compagnons, ministre deses mystères sacrés. »

Et ils lui livrent enchaîné cet homme quiavait quitté l’Étrurie pour suivre le nouveau dieu.

Penthée lance sur lui de farouches regards, etdiffère à peine son supplice.

« Tu périrais, s’écrie-t-il, et ta mortservira d’exemple à tes pareils. Dis-moi ton nom ; quels sonttes parents ? quelle est ta patrie ? et pourquoi t’es-tufait le ministre de cette fausse divinité ? »

Le captif répond sans se troubler :

« Mon nom est Acétès ; mon pays, laMéonie ; je suis né de parents obscurs ; mon père ne m’alaissé ni champs que retournent les taureaux infatigables, nitroupeaux chargés d’une riche toison. Il fut aussi pauvre quemoi ; il s’occupait à tendre des pièges aux avides poissons,et à les prendre bondissants au fer dont il armait sa ligne. Sonmétier était toute sa fortune ; lorsqu’il me l’eutenseigné : – Héritier et successeur de mes travaux, dit-il,reçois toutes les richesses que je possède.’ Et en mourant il ne melaissa que les eaux pour héritage ; c’est ce que je puisappeler le seul bien de mes pères. Bientôt las de vivre, toujoursretenu sur les mêmes rochers, j’appris à gouverner le timon,j’observai l’astre pluvieux de la chèvre Amalthée, les Pléiades,les Hyades, la grande Ourse ; je connus les maisons des ventset les ports amis des matelots.

« Un jour que je naviguais vers l’île deDélos, je fus forcé de relâcher à Naxos : la rame propice meconduit au rivage ; j’y descends d’un pied léger, et je foulele sable humide qui le couvre. La nuit venait de replier sesvoiles ; l’orient brillait des premières clartés del’aurore : je me lève ; je commande aux nautoniersd’apporter de l’eau vive ; je montre le chemin desfontaines ; et cependant du haut d’un rocher j’observe leciel, et je recueille la promesse des vents ; je retourne aurivage, j’appelle mes compagnons : – Me voici’, s’écria lepremier Opheltès. Il amenait un enfant d’une beauté ravissante, etqu’il avait surpris dans un champ solitaire : cet enfantsemble le suivre à peine ; il chancelle appesanti de sommeilet de vin. J’observe l’éclat de sa figure, son air, sonmaintien ; je ne reconnais rien en lui qui soit d’unmortel ; je le sens, et m’écrie : – Compagnons ! jene sais quelle divinité se cache sous les traits de cetenfant ; mais, je n’en doute point, ses traits annoncent laprésence d’un dieu. Ô toi, qui que tu sois, daigne nousprotéger ; rends-nous la mer favorable, et pardonne à mescompagnons de t’avoir méconnu.’ – Cesse de l’implorer pournous !’ reprend Dyctis, Dyctis de tous le plus agile pourmonter à la cime des mâts et pour en redescendre ; Lybis, leblond Mélanthus, qui veille à la proue ; Alcimédon, Épopée,dont la voix excite les nautoniers, et commande aux rames lemouvement et le repos, tous se déclarent contre mon avis ;tant est grand chez eux l’aveugle désir d’une injuste proie !-Non, m’écriai-je alors, je ne souffrirai point que notre vaisseausoit souillé par un sacrilège ; et plus que vous ici j’ai ledroit de commander.’ Mais je résistais en vain : le plusemporté, le plus audacieux de cette troupe impie, Lycabas, banni del’Étrurie pour un meurtre qu’il avait commis, me frappe à la gorged’un poing ferme et nerveux ; et si je n’eusse été retenu parun câble propice, je serais tombé sans connaissance dans lamer.

« La troupe mutinée applaudit à cetteextrême violence. Mais enfin Bacchus (car c’était Bacchuslui-même), comme si les clameurs des matelots eussent interrompuson sommeil, et dégagé ses sens de la vapeur du vin : – Quefaites-vous ? dit-il, pourquoi ce tumulte et ces cris ?comment me trouvé-je au milieu de vous ? et dans quels lieuxprétendez-vous me conduire ?’ – Ne craignez rien, répond celuiqui était à la proue : faites-nous connaître les bords où vousvoulez descendre, nous vous y conduirons.’ – Tournez, dit le dieu,vos voiles vers l’île de Naxos : c’est là qu’est ma demeure,et vous y trouverez un sol hospitalier.’

Les traîtres jurent par la mer et sesdivinités qu’ils vont obéir : ils m’ordonnent de déployer lesvoiles, et de cingler vers l’île de Naxos. Elle était àdroite ; à droite je dirige le vaisseau : –Insensé ! s’écrie-t-on de toutes parts ; Acétès, quellefureur t’aveugle ! tourne à gauche.’ La plupart me fontconnaître leur dessein par des signes ; plusieurs mel’expliquent à l’oreille ; je frémis : – Qu’un autre,m’écriai-je, prenne le gouvernail, je cesse de prêter mon ministèreau crime et à ses artifices.’ Un murmure général s’élève contremoi : – Crois-tu, dit Éthalion, qu’ici le salut de tous de toiseul va dépendre ?’ et soudain il vole au gouvernail, commandeà ma place, s’éloigne de Naxos, et tient une autre route.

« Alors le dieu, comme s’il feignaitd’ignorer leurs complots, du haut de la poupe regarde la mer, etaffectant des pleurs : – Nochers, dit-il, où sont les rivagesque vous m’aviez promis ? où est la terre que je vous aidemandée ? comment ai-je mérité ce traitement ? est-cedonc pour vous une grande victoire si, dans la force de l’âge,réunis tous contre un seul, vous trompez un enfant !’Cependant je pleurais : l’impie nautonier riait de mes larmes,et la rame fendait les flots à coups précipités.

« Thébains ! j’en atteste Bacchus,et il n’est point de dieu plus puissant que Bacchus. Les faits queje vais raconter sont aussi vrais qu’ils sont peu vraisemblables.Le vaisseau s’arrête au milieu des flots, comme s’il eût été à secsur le rivage. Les nautoniers surpris continuent d’agiter leursrames. Toutes les voiles sont déployées. Inutiles efforts ! lelierre serpente sur l’aviron, l’embrasse de ses nœuds et le rendinutile ; ses grappes d’azur pendent aux voiles appesanties.Alors Bacchus se montre le front couronné de raisins : ilagite un javelot que le pampre environne ; autour de luicouchés, simulacres terribles, paraissent des lynx, des tigres, etd’affreux léopards.

« Soudain, frappés de vertige, ou saisisde terreur, les nautoniers s’élancent dans les flots. Médon est lepremier dont le corps resserre en arc, se recourbe, et noircit sousl’écaille : Quel prodige te transforme en poisson ?’ luicriait Lycabas : et déjà la bouche de Lycabas ouvertes’élargissait sous de larges naseaux. Lybis veut de sa main agiterla rame qui résiste, et sa main se retirant, en nageoire estchangée. Un autre veut du lierre débarrasser les cordages, mais iln’a plus de bras, il tombe dans les flots, et les sillonne de saqueue en croissant terminée. On les voit tous dans la merbondissant : de leurs naseaux l’eau jaillit élancée ; ilsse plongent dans l’élément liquide, reparaissent à sa surface, sereplongent encore, nagent en troupe, jouent ensemble, meuvent leurscorps agiles, aspirent l’onde et la rejettent dans les airs.

« De vingt que nous étions je restaisseul, pâle, glacé, tremblant. Le dieu me rassure à peine par cesmots : – Cesse de craindre, et prends la route de Naxos.’J’obéis ; et arrivé dans cette île, je m’empresse aux autelsde Bacchus, et j’embrasse ses mystères sacrés. »

« J’ai longtemps écouté, reprit le filsd’Échion, le long artifice de tes discours, pour voir si ce retardpourrait vaincre ma colère. Amis, saisissez cet imposteur, et, parles tourments les plus cruels, faites-le descendre chez lesmorts. »

Soudain on entraîne Acétès ; on l’enfermedans une affreuse prison ; et tandis qu’on prépare contre luile fer et la flamme, instruments de son supplice, d’elle-même,dit-on, la porte de sa prison fut ouverte ; et, sans êtredétachés, les fers tombèrent de ses mains.

Cependant le fils d’Échion persiste. Iln’ordonne plus d’aller, il court lui-même d’un pas rapide sur leCithéron, où vont se célébrer les mystères de Bacchus, mont sacré,qui déjà des cris des bacchantes au loin retentissait. Tel qu’uncoursier ardent, quand l’airain sonore de la trompette guerrière adonné le signal, frémit et respire le feu des combats, tel s’émeutPenthée quand les cris des Ménades remplissent les airs, et safureur s’anime au bruit confus de leurs longs hurlements.

Vers le milieu du mont est un vaste champqu’embrassent les forêts ; mais dans son enceinte on nedécouvre aucun arbre qui soit un obstacle à la vue. C’est là que,d’un œil profane, Penthée regarde les mystères sacrés. Agavé, samère est la première qui l’aperçoit ; et soudain, de fureurtransportée, elle lui lance son thyrse, et s’écrie :

« Io ! voyez, mes sœurs, cet énormesanglier qui erre dans nos campagnes : c’est moi qui vais lefrapper. »

Elle dit : les bacchantes accourent, serassemblent, et, rendues furieuses par le dieu qui les agite,s’élancent sur lui. Il fuit, il tremble, il ne menace plus. Déjàmême il se condamne, il reconnaît son crime ; déjà blessé, ils’écriait :

« Autonoé, secourez-moi ! ayez pitiédu fils de votre sœur ; je vous en conjure par l’ombred’Actéon. »

Mais Autonoé ne se souvient plus de son filsActéon. Elle arrache le bras qui l’implore ; Ino déchirel’autre. Infortuné ! il n’a plus de main qu’il puisse tendre àsa mère ; il lui montrait son corps sanglant etdéchiré :

« Voyez, s’écriait-il, ô ma mère,voyez ! »

Mais Agavé ne peut le reconnaître. Elle jetted’affreux hurlements, secoue sa tête et ses cheveux abandonnés auxvents ; et d’une main au carnage échauffée, elle enlève latête de son fils et s’écrie :

« Io ! Accourez, ô mescompagnes ! cette victoire m’appartient. »

Alors ces femmes cruelles dispersent sesmembres sanglants. Telles, mais moins rapidement, détachées par levent froid de l’automne, les feuilles volent dans les forêts.

Instruites par ce terrible exemple, lesThébaines célèbrent avec ardeur les fêtes de Bacchus, font fumerl’encens sur ses autels, et révèrent ses mystères sacrés.

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