Les Métamorphoses

Chant 10

 

L’Hymen, vêtu d’une robe de pourpre, s’élèvedes champs de Crète, dans les airs, et vole vers la Thrace, où lavoix d’Orphée l’appelle en vain à ses autels. L’Hymen est présent àson union avec Eurydice, mais il ne profère point les motssacrés ; il ne porte ni visage serein, ni présages heureux. Latorche qu’il tient pétille, répand une fumée humide, et le dieu quil’agite ne peut ranimer ses mourantes clartés. Un affreux événementsuit de près cet augure sinistre. Tandis que la nouvelle épousecourt sur l’herbe fleurie, un serpent la blesse au talon. Ellepâlit, tombe et meurt au milieu de ses compagnes.

Après avoir longtemps imploré par ses pleursles divinités de l’Olympe, le chantre du Rhodope osa franchir lesportes du Ténare, et passer les noirs torrents du Styx, pourfléchir les dieux du royaume des morts. Il marche à travers lesombres légères, fantômes errants dont les corps ont reçu leshonneurs du tombeau. Il arrive au pied du trône de Proserpine et dePluton, souverains de ce triste et ténébreux empire. Là, unissantsa voix plaintive aux accords de sa lyre, il fait entendre ceschants :

« Divinités du monde souterrain oùdescendent successivement tous les mortels, souffrez que je laisseles vains détours d’une éloquence trompeuse. Ce n’est ni pourvisiter le sombre Tartare, ni pour enchaîner le monstre à troistêtes, né du sang de Méduse, et gardien des enfers, que je suisdescendu dans votre empire. Je viens chercher mon épouse. La dentd’une vipère me l’a ravie au printemps de ses jours.

« J’ai voulu supporter cette perte ;j’ai voulu, je l’avoue, vaincre ma douleur. L’Amour a triomphé. Lapuissance de ce dieu est établie sur la terre et dans leciel ; je ne sais si elle l’est aux enfers : mais jecrois qu’elle n’y est pas inconnue ; et, si la renommée d’unenlèvement antique n’a rien de mensonger, c’est l’amour qui vous asoumis ; c’est lui qui vous unit. Je vous en conjure donc parces lieux pleins d’effroi, par ce chaos immense, par le vastesilence de ces régions de la nuit, rendez-moi mon Eurydice ;renouez le fil de ses jours trop tôt par la Parque coupé.

« Les mortels vous sont tous soumis.Après un court séjour sur la terre un peu plus tôt ou un peu plustard, nous arrivons dans cet asile ténébreux ; nous y tendonstous également ; c’est ici notre dernière demeure. Vous tenezsous vos lois le vaste empire du genre humain. Lorsque Eurydiceaura rempli la mesure ordinaire de la vie, elle rentrera sous votrepuissance. Hélas ! c’est un simple délai que je demande ;et si les destins s’opposent à mes vœux, je renonce moi-même àretourner sur la terre. Prenez aussi ma vie, et réjouissez-vousd’avoir deux ombres à la fois. »

Aux tristes accents de sa voix, accompagnésdes sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes pleurentattendris. Tantale cesse de poursuivre l’onde qui le fuit. Ixions’arrête sur sa roue. Les vautours ne rongent plus les entraillesde Tityos. L’urne échappe aux mains des filles de Bélus, et toi,Sisyphe, tu t’assieds sur ta roche fatale. On dit même que,vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménidess’étonnèrent de pleurer pour la première fois. Ni le dieu del’empire des morts, ni son épouse, ne peuvent résister aux accordspuissants du chantre de la Thrace. Ils appellent Eurydice. Elleétait parmi les ombres récemment arrivées au ténébreux séjour. Elles’avance d’un pas lent, retardé par sa blessure. Elle est rendue àson époux : mais, telle est la loi qu’il reçoit : si,avant d’avoir franchi les sombres détours de l’Averne, il détournela tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée ;Eurydice est perdue pour lui sans retour.

À travers le vaste silence du royaume desombres, ils remontent par un sentier escarpé, tortueux, couvert delongues ténèbres. Ils approchaient des portes du Ténare. Orphée,impatient de crainte et d’amour, se détourne, regarde, et soudainEurydice lui est encore ravie.

Le malheureux Orphée lui tend les bras, ilveut se jeter dans les siens : il n’embrasse qu’une vapeurlégère. Eurydice meurt une seconde fois, mais sans seplaindre ; et quelle plainte eût-elle pu former ?Était-ce pour Orphée un crime de l’avoir trop aimée ! Adieu,lui dit-elle d’une voix faible qui fut à peine entendue ; etelle rentre dans les abîmes du trépas.

Privé d’une épouse qui lui est deux foisravie, Orphée est immobile, étonné, tel que ce berger timide quivoyant le triple Cerbère, chargé de chaînes, traîné par le grandAlcide jusqu’aux portes du jour, ne cessa d’être frappé de stupeurque lorsqu’il fut transformé en rocher. Tel encore Olénus, cetendre époux qui voulut se charger de ton crime, infortunée Léthéa,trop vaine de ta beauté. Jadis unis par l’hymen, ils ne font qu’unmême rocher, soutenu par l’Ida sur son humide sommet.

En vain le chantre de la Thrace veut repasserle Styx et fléchir l’inflexible Charon. Toujours refusé, il resteassis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes,du trouble de son âme, et de sa douleur. Enfin, las d’accuser lacruauté des dieux de l’Érèbe, il se retire sur le mont Rhodope, etsur l’Hémus battu des aquilons.

Trois fois le soleil avait ramené les saisons.Orphée fuyait les femmes et l’amour : soit qu’il déplorât lesort de sa première flamme, soit qu’il eût fait serment d’êtrefidèle à Eurydice. En vain pour lui mille beautés soupirent ;toutes se plaignent de ses refus.

Mais ce fut lui qui, par son exemple, appritaux Thraces à rechercher ce printemps fugitif de l’âge placé entrel’enfance et la jeunesse, et à s’égarer dans des amours que lanature désavoue.

Une colline à son sommet se terminait enplaine. Elle était couverte d’un gazon toujours vert ; maisc’était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils desdieux, s’y fut assis, et qu’il eut agité les cordes de sa lyre,l’ombre vint d’elle-même. Attirés par la voix d’Orphée, les arbresaccoururent ; on y vit soudain le chêne de Chaonie, lepeuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le hautfeuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l’ombrage frais,le coudrier noueux, le chaste laurier, le noisetier fragile ;on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, lesapin qui n’a point de nœuds, l’yeuse courbée sous ses fruits, leplatane dont l’ombre est chère aux amants, l’érable marqué dediverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines,l’aquatique lotos, le buis dont la verdure brave les hivers, labruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruitssavoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, etavec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeauqu’embrasse la vigne. La lyre attire enfin l’arbre d’où la poixdécoule, l’arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuilleest le prix du vainqueur, et le pin aux branches hérissées, à lacourte chevelure ; le pin cher à Cybèle, depuis qu’Attis,prêtre de ses autels, dans le tronc de cet arbre fut par elleenfermé.

Au milieu de cette forêt qu’on vit obéissantau charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante pyramide,jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manierl’arc et la lyre.

Dans les champs de Carthée errait un cerffameux consacré aux nymphes de ces contrées. Un bois spacieux etdoré orne sa tête ; un collier d’or pare son cou, flotte surses épaules ; attachée par de légers tissus, une étoiled’argent s’agite et brille sur son front. À ses oreilles pendentdeux perles éclatantes, égales en grosseur. Libre de toute crainte,affranchi de cette timidité aux cerfs si naturelle, il fréquenteles toits qu’habitent les humains. Il présente volontiers son couaux caresses d’une main inconnue.

Mais qui l’aima plus que toi, jeuneCyparissus, le plus beau des mortels que l’île de Cos ait vunaître ? Tu le menais dans de frais et nouveauxpâturages ; tu le désaltérais dans l’eau limpide desfontaines : tantôt tu parais son bois de guirlandes defleurs ; tantôt, sur son dos assis, avec un frein de pourpre,tu dirigeais ses élans, tu réglais sa course vagabonde.

C’était vers le milieu du jour, lorsque leCancer aux bras recourbés haletait sous la vapeur brûlante desairs. Couché sur le gazon, dans un bocage épais, le cerf goûtait lefrais, le repos, et l’ombre. Cyparissus imprudemment le perce deson dard ; et le voyant mourir de cette blessure fatale, ilveut aussi mourir. Que ne lui dit pas le dieu du jour pour calmerses regrets ! en vain il lui représente que son deuil est tropgrand pour un malheur léger. Cyparissus gémit, et ne demande auxdieux, pour faveur dernière, que de ne jamais survivre à sadouleur.

Cependant il s’épuise par l’excès de sespleurs. De son sang les canaux se tarissent. Les couleurs de sonteint flétri commencent à verdir. Ses cheveux, qui naguèreombrageaient l’albâtre de son front, se hérissent, s’allongent enpyramide, et s’élèvent dans les airs. Apollon soupire :« Tu seras toujours, dit-il, l’objet de mes regrets. Tu seraschez les mortels le symbole du deuil et l’arbre destombeaux. »

Tels étaient les arbres que le chantre de laThrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes del’air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errentlongtemps sur les cordes de sa lyre ; il essaie des accordsdifférents ; il chante, enfin :

« Muse à qui je dois le jour, que Jupitersoit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grandJupiter. Souvent, sur des tons élevés, j’ai chanté sapuissance ; j’ai chanté la défaite des géants et les foudresvainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens.

« Aujourd’hui, sur des tons plus légers,je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et ces fillescoupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment.

« Jadis le roi des immortels aima le beauGanymède. Dès lors à l’éclat de son rang il eût préféré l’humblecondition des mortels. Il prend la forme trompeuse de l’oiseau quiporte son tonnerre ; et soudain, fendant les airs, il enlèvele jeune Phrygien, qui lui sert d’échanson dans l’Olympe, et versele nectar dans sa coupe, en dépit de Junon.

« Et toi, fils d’Amyclès, Phébus dans leciel t’aurait aussi placé toi-même, si l’inflexible destin l’eûtpermis. Du moins, autant qu’il est en son pouvoir, il te rendimmortel. Toutes les fois que le printemps vient chasser l’hiver,et que la constellation pluvieuse des Poissons fait place àl’étoile du Bélier, Hyacinthe, tu renais, tu refleuris sur ta tige.Plus que tout autre, tu fus cher au dieu qui m’a donné le jour.Dans son temple placé au milieu du monde, Delphes en vain imploresa présence, tandis qu’avec toi il erre sur les bords de l’Eurotaset dans les champs de Sparte. Il oublie et son arc et salyre ; il s’oublie lui-même pour tendre tes filets, pourconduire tes chiens. Il gravit, sur tes pas, la roche escarpée. Ilveut te plaire, et c’est sa plus douce habitude.

« Un jour où le soleil, au milieu de sacarrière, s’éloignait également du soir et du matin, Apollon etHyacinthe quittent leurs vêtements, imprègnent leurs corps des sucsde l’olive, et au jeu du disque ils s’exercent tous deux. Apollonle premier lance le sien dans les airs ; il fend la nue,semble longtemps s’y perdre, retombe enfin sur la terre, et prouvedu dieu l’adresse et la vigueur.

« Soudain à l’ardeur du jeu te laissantemporter, imprudent Hyacinthe, tu t’élances pour saisir le disquebondissant ; la terre le repousse, il va frapper ton front. Tupâlis ; comme toi, le dieu pâlit lui-même. Il soutient toncorps qui chancelle, il cherche à ranimer sa chaleur qui s’éteint.Il étanche le sang qui s’écoule, il exprime le suc des plantes pourretenir ton âme fugitive. Mais, hélas ! son art estimpuissant. La blessure est mortelle.

« Comme dans un jardin la violette, lepavot, ou le lis dont la tige fut blessée, languissent encoreattachés à cette tige flétrie qui ne les soutient plus, inclinentleur tête, tombent et meurent sur l’herbe : tel Hyacinthelanguit ; sa tête appesantie sur son épaule tombe, et retombecouchée. ‘Tu meurs, Hyacinthe, s’écrie Apollon ! tu pérismoissonné dans ta fleur. Je vois ta blessure et mon crime. Tucauses ma douleur, et j’ai causé ta perte. On écrira sur ta tombeque ma main t’y précipita. Mais cependant quel est mon crime ?en est-ce un d’avoir joué avec toi ? en est-ce un de t’avoiraimé ? Que ne puis-je donner ma vie pour la tienne, ou mouriravec toi ! Mais puisque le destin me retient sous sa loi, tuvivras dans ma mémoire, dans mes vers, sur ma lyre. Tu serasimmortel par moi. Tu deviendras une fleur nouvelle. On lira sur tesfeuilles le cri de ma douleur. Un temps viendra où un héros célèbresera changé en une fleur semblable, sur laquelle on lira lespremières lettres de son nom.

« Tandis que le dieu parle encore, lesang qui rougit l’herbe n’est plus du sang. C’est une fleur plusbrillante que la pourpre de Tyr ; elle offre du lis et laforme et l’éclat. Mais le lis est argenté, et l’hyacinthe endiffère par la couleur. Apollon (car il fut l’auteur de cettemétamorphose) trace lui-même sur l’hyacinthe le cri de ses regrets,et ces lettres Aï, Aï, sont gravées sur cette fleur.

« Sparte s’honore d’avoir vu naîtreHyacinthe, et de nos jours encore elle célèbre, tous les ans, samémoire, par des jeux antiques et solennels qui portent sonnom.

« Mais qu’on demande à la villed’Amathonte, féconde en trésors, si elle voudrait avoir vu naîtreles folles Propétides. Elle les désavoue, ainsi que ces mortelshideux qu’on appelait Cérastes, parce que des cornes s’élevaientsur leur front.

« Aux portes de la ville qu’ilshabitaient, on voyait un autel dédié à Jupiter hospitalier, autelsouillé par d’affreux sacrifices ; il est toujoursensanglanté ; l’étranger le croit rougi du sang des brebis,des génisses ; mais, bientôt détrompé, il est lui-même lavictime que sur cet autel impie égorge une main sacrilège.

« Offensée de ces odieux sacrifices,Vénus veut s’éloigner des cités et des champs d’Amathonte :‘Mais que m’a fait, dit-elle, une île qui m’est chère ? etquel est le crime d’un peuple à mon culte soumis ? Punissonsseulement, ou par l’exil, ou par la mort, une race exécrable ;ou bien si c’est peu de l’exil, si c’est trop de la mort,choisissons pour ces monstres un autre châtiment. Changeons leurêtre et leur figure.’

« Tandis qu’elle hésite sur la nouvelleforme qu’ils doivent subir, elle arrête sa vue sur leur front decornes armé ; et soudain en taureaux farouches les Cérastessont transformés.

« Malgré ce châtiment, qui atteste lapuissance de Vénus, les Propétides osent refuser l’encens à sesautels, et nier sa divinité. Vénus irritée allume dans leurs sensdes flammes impudiques, et par elles commence de la beauté vénalele trafic odieux. La pudeur les avait abandonnées ; elless’endurcissent dans le crime, et il ne fut pas difficile de leschanger entièrement en rochers.

« Témoin du crime des Propétides,Pygmalion déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Ilrejette les lois de l’hymen, et n’a point de compagne qui partagesa couche.

« Cependant son ciseau forme une statued’ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé nesaurait l’égaler. Bientôt il aime éperdument l’ouvrage de sesmains. C’est une vierge, on la croirait vivante. La pudeur seulesemble l’empêcher de se mouvoir : tant sous un art admirablel’art lui-même est caché ! Pygmalion admire ; il estépris des charmes qu’il a faits. Souvent il approche ses mains dela statue qu’il adore. Il doute si c’est un corps qui vit, oul’ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à lastatue des baisers pleins d’amour, et croit que ces baisers luisont rendus. Il lui parle, l’écoute, la touche légèrement, croitsentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressantde blesser ses membres délicats. Tantôt il lui prodigue de tendrescaresses ; tantôt il lui fait des présents qui flattent labeauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, desoiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées,des lis, des tablettes, et l’ambre qui naît des pleurs desHéliades. Il se plaît à la parer des plus riches habits. Il orneses doigts de diamants ; il attache à son cou de longscolliers ; des perles pendent à ses oreilles ; deschaînes d’or serpentent sur son sein. Tout lui sied ; maissans parure elle ne plaît pas moins. Il se place près d’elle surdes tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne deson lit. Il l’étend mollement sur le duvet le plus léger, comme sides dieux elle eût reçu le sentiment et la vie.

« Cependant dans toute l’île de Chypre oncélèbre la fête de Vénus. On venait d’immoler à la déesse deblanches génisses dont on avait doré les cornes. L’encens fumaitsur ses autels ; Pygmalion y porte ses offrandes ; et,d’une voix timide, il fait cette prière : – Dieuxpuissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux uneépouse semblable à ma statue.’ Il n’ose pour épouse demander sastatue elle-même.

« Vénus, présente à cette fête, maisinvisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pourprésage heureux que le vœu qu’il forme va être exaucé, trois foisla flamme brille sur l’autel, et trois fois en flèche rapide elles’élance dans les airs.

« Pygmalion retourne soudain auprès de sastatue. Il se place près d’elle ; il l’embrasse, et croit surses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cettebouche qu’il idolâtre. Sous sa main fléchit l’ivoire de son sein.Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts del’ouvrier, la cire prend la forme qu’on veut lui donner.

« Tandis qu’il s’étonne, que, timide iljouit et craint de se tromper, il veut s’assurer encore si ses vœuxsont exaucés. Ce n’est plus une illusion : c’est un corps quirespire, et dont les veines s’enflent mollement sous sesdoigts.

« Il rend grâces à Vénus. Sa bouche nepresse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. Lastatue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le cielet son amant. La déesse préside à leur hymen ; il était sonouvrage. Quand la lune eut rempli neuf fois son croissant, Paphusnaquit de l’union de ces nouveaux époux ; et c’est de Paphusque Chypre a reçu le nom de Paphos.

« Cinyras fut aussi le fruit de cethymen : Cinyras qu’on eût pu dire heureux, s’il n’eût pas étépère.

« Je vais chanter un crime affreux.Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m’écoutezpas ; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez dufait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyezaussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l’a suivi. Jefélicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d’êtreéloignés des climats qui furent témoins d’un forfait aussi odieux.Que l’heureuse Arabie soit féconde en amome ; que l’encens,des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes,croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, etl’arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l’aproduit.

« Myrrha ! l’Amour même se défend det’avoir blessée de ses traits, d’avoir allumé de son flambeau tesfeux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torcheinfernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreuxserpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dansses enfants ; mais l’amour que tu sens est cent fois plusdétestable. Tous les princes de l’Orient se disputent et ton cœuret ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux :n’excepte que celui qui t’a donné le jour.

« Cependant Myrrha connaît le trouble deson cœur, la honte et l’horreur de sa flamme. – Quelle fureurm’entraîne, dit-elle, et qu’est-ce que je veux ? Ô dieuximmortels ! ô piété filiale ! droits sacrés dusang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, sic’est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner monpenchant. Les animaux s’unissent indistinctement et sans choix. Letaureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris.L’oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau.Ah ! l’homme est moins heureux. Il s’est enchaîné par des loiscruelles qui condamnent ce que permet la nature. On dit pourtantqu’il existe des nations où le père et la fille, où le fils et lamère, unis par l’hymen, voient leur amour croître par un doublelien.

‘Pourquoi chez ces peuples heureux n’ai-jereçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les loiscondamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer cesobjets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyrasmérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aimeun père. Ainsi donc, si je n’étais sa fille, je pourrais aspirer àlui plaire ! Ainsi si j’étais moins à lui, il serait plus àmoi ! Le lien qui nous unit s’oppose à mon bonheur. Étrangèreà Cinyras, ah ! je serais plus heureuse.

‘Fuyons de ces lieux. Ce n’est qu’enabandonnant ma patrie que je pourrai triompher d’un penchantcriminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient etm’arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à sescôtés ; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et leslui rendre, s’il ne m’est permis d’espérer rien de plus. Eh !que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tuconfondre ensemble tous les noms et tous les droits ; être larivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de tonfils, et la mère de ton frère ? Ne crains-tu pas les sombresdéités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torchessanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur desmortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime,garde-toi d’en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer lesdroits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funestedélire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation. Mais Cinyrasa trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang.Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmesfeux que moi !’

« Ainsi parlait Myrrha. CependantCinyras, hésitant sur le choix qu’il doit faire dans le grandnombre d’illustres amants qui recherchent la main de sa fille,l’interroge elle-même, lui nomme ces amants, et consulte son cœur.Elle se tait, elle rougit en regardant son père, et ses yeuxenflammés se remplissent de larmes. Cinyras croit que ces larmes etce silence expriment la pudeur et l’embarras d’une vierge timide.Il lui défend de s’affliger, il essuie ses pleurs, ill’embrasse ; et ce baiser paternel est pour elle plein decharmes. Il l’interroge encore sur le choix qu’elle doitfaire : – Puisse mon époux, dit-elle, être semblable àvous !’ Cinyras loue cette réponse, qu’il est loin decomprendre : – Ô ma fille ! s’écrie-t-il, conservetoujours pour ton père la même piété !’ À ce saint nom, Myrrhabaisse les yeux et reconnaît son crime.

« Le char de la nuit roulait dans l’ombreet le silence. Le sommeil suspendait les travaux et les peines desmortels. La fille de Cinyras veille, et brûle d’un feu qu’elle nepeut dompter. En proie à cette passion fatale, tantôt elledésespère, et tantôt elle veut tout oser. Elle rougit, elle désire,et ne sait à quel parti s’arrêter. Comme, près de sa racine,profondément par la hache entamé, l’arbre qui n’attend plus qu’undernier coup, gémit, chancelle, ne sait de quel côté son poids val’entraîner, et de tous côtés fait craindre son immenseruine : telle, profondément blessée, Myrrha sent s’égarer sonesprit agité de mouvements divers. Elle forme tantôt un dessein,tantôt un autre : enfin, elle ne voit plus de repos pour elleet de remède a son mal que dans la mort. Elle se lève, elle veut deses propres mains terminer sa triste destinée ; et soudain àune poutre attachant sa ceinture : – Adieu, dit-elle, cherCinyras ! Puissiez-vous ne pas ignorer la cause de mamort !’ Elle dit, et déjà elle attachait à son cou le funestetissu.

« Mais des murmures confus ont frappé lesoreilles de sa nourrice, qui repose près de son appartement. Lavieille se lève, ouvre la porte, voit les funèbres apprêts,s’écrie, meurtrit son sein, arrache et déchire la ceinture fatale.Elle pleure ensuite, embrasse Myrrha, et veut enfin connaître lacause de son désespoir.

« Myrrha se tait, immobile, et les yeuxbaissés, accusant en secret le zèle pieux qui vient retarder sontrépas. La nourrice redouble ses prières, et découvrant sa têteblanchie par les ans, son sein aride et flétri, elle la conjure parles soins qu’elle prit d’elle au berceau, par ce sein dont le laitfut son premier aliment, de confier son secret à son amour, à safoi. Myrrha soupire, se détourne, et gémit. La nourrice la presseencore de rompre le silence : – Parlez, dit-elle, et souffrezque je vous sois utile. Ma vieillesse, encore active, ne peutm’empêcher de vous servir. Si l’amour est le mal qui fait votretourment, je trouverai dans les plantes et dans des parolesmagiques un remède certain. Si par quelque maléfice vos espritssont troublés, j’emploierai pour vous guérir les charmes les pluspuissants. Si la colère des dieux s’est appesantie sur vous, onpeut les apaiser par des sacrifices. Que dois-je craindre encore,et qui peut vous affliger ? Tout vous rit ; la fortune devotre maison est à l’abri des revers. Votre mère vit, ainsi quevotre père heureux de votre amour.’

« Au nom de son père, Myrrha pousse unprofond soupir. La nourrice ne soupçonne encore aucun crime ;mais elle attribue ce soupir à l’amour. Elle insiste, elle conjureMyrrha de rompre le silence. Elle la prend en pleurant sur sesgenoux chancelants ; elle la serre dans ses bras par l’âgeaffaiblis. – Je le vois, dit-elle, vous aimez. Mes services vousseront utiles ; bannissez toute crainte. Je saurai vous cacherde votre père.’ À ces mots, furieuse, égarée, Myrrha s’arrache desbras de sa nourrice, et pressant son lit de son front : –Éloigne-toi, s’écrie-t-elle, et respecte la honte qui m’accable.Éloigne-toi, ou cesse de me demander la cause de ma douleur !Ce que tu veux savoir est un crime odieux.’

« La nourrice frémit, et lui tendant desbras de vieillesse et de crainte tremblants, elle se prosternesuppliante à ses pieds. Elle emploie tour à tour la prière et lacrainte. Elle menace de révéler ce qu’elle a vu, le lien fatal à lapoutre attaché ; elle promet au contraire de servir l’amourdont le secret lui sera confié.

« Myrrha lève la tête, elle baigne de sespleurs le sein de sa nourrice, elle veut parler, et sa voix serefuse au pénible aveu qu’elle va faire. Enfin, couvrant son frontde sa robe, elle dit : – Ô trop heureuse ma mère, épouse deCinyras !’ Elle s’arrête, et gémit. Mais la nourrice n’a quetrop entendu cet aveu commencé. Tous ses membres frémissentd’horreur, et ses cheveux blanchis se hérissent sur sa tête. Elleépuise tous les raisonnements pour vaincre une passion sidétestable. Myrrha reconnaît la vérité, la sagesse de sesavis ; mais elle est sûre de mourir, si elle renonce à sonamour : – Vivez donc, dit enfin la nourrice ! Oui, vousposséderez…’ Elle n’ose ajouter votre père ; elle se tait, etconfirme sa promesse en attestant les dieux.

« C’était le temps où les femmes, enlongs habits de lin, célébraient les fêtes de Cérès, et offraient àla déesse les prémices des fruits et les premiers épis. Pendant lesneuf jours de ces solennités, elles devaient s’abstenir de lacouche nuptiale. Avec elles Cenchréis, épouse de Cinyras, assistaità la célébration des mystères sacrés.

« Tandis que la reine abandonnait ainsile lit de son époux, l’artificieuse nourrice, trouvant le roiéchauffé des vapeurs du vin, lui peint sous un nom supposé uneamante réelle, et vante ses attraits. Interrogée sur son âge :– C’est, dit-elle, celui de Myrrha.’ Elle reçoit l’ordre del’amener. Elle rejoint Myrrha : – Réjouissez-vous, ma fille,s’écrie-t-elle, la victoire est à nous !’ Mais une joieparfaite ne remplit point le cœur de la triste Myrrha. Il esttroublé de sinistres présages, et cependant elle se réjouit :tant sont grands le désordre et la confusion de ses sens !

« La nuit avait ramené le silence et lesombres. Le Bouvier roulait obliquement son char entre les étoilesde l’Ourse. Myrrha marche à son crime. La lune, au front d’argent,la voit, se détourne, et s’enfuit. De sombres nuages voilent lesastres, et la nuit a caché tous ses feux. Icare, le premier, tucouvris ton visage, ainsi que ta fille Érigone, qu’auprès de toiplaça sa piété.

« Trois fois en marchant le pied deMyrrha tremble et chancelle. Trois fois un hibou funèbre semblel’avertir et la rappeler par ses cris. Sans écouter ce sinistreprésage, elle avance et poursuit. L’obscurité profonde l’encourage.Ce qui lui reste de pudeur dans les ténèbres s’évanouit. D’unemain, elle s’appuie sur sa nourrice ; de l’autre, qui se meuten avant dans l’ombre, elle interroge le chemin. Elle touche enfinla porte de l’appartement où repose son père : elle l’ouvre,elle entre, elle frémit. Ses genoux tremblants fléchissent :son sang s’arrête dans ses veines ; elle pâlit ; soncourage l’abandonne. Plus elle est près du crime, plus le crime luifait horreur. Elle se repent d’avoir trop osé. Elle voudraitpouvoir, sans être reconnue, revenir sur ses pas ; mais,tandis qu’elle hésite, la vieille l’entraîne par le bras, et, laconduisant près du lit de Cinyras : – Je vous la livre, elleest à vous !’ dit-elle, et sa main les unit.

« Cinyras reçoit ainsi sa fille dans sonlit incestueux. Il attribue la frayeur qui l’agite aux combats dela pudeur. Elle tremblait : il la rassure. Peut-être aussi,par un nom à son âge permis, il l’appelle : ma fille !elle répond : mon père ! afin que rien, pas même ces nomssacrés, ne manque à leur forfait.

« Myrrha sort du lit de son père, portantdans son flanc le fruit d’un inceste odieux. La nuit du lendemainvoit renouveler son crime ; plusieurs autres nuits en sont lescomplices et les témoins. Enfin Cinyras veut voir cette amanteinconnue. Un flambeau qu’il tient lui montre et sa fille et soncrime. Saisi d’horreur, la parole expire sur ses lèvres ;soudain il saisit son épée suspendue auprès de son lit. Le ferbrille.

« Myrrha fuit épouvantée. Les ténèbres laprotègent ; elle échappe à la mort. Elle erre dans lescampagnes ; elle traverse celles de l’Arabie fertile enpalmiers, celles de Panchaïe. Elle voit neuf fois croître etdécroître le disque de Phébé. Enfin, succombant sous le poids deson sein et de ses longues courses, elle s’arrête aux champs de laSabée. Incertaine dans les vœux qu’elle a formés, lasse de vivre,et craignant la mort, elle s’écrie : – Ô dieux ! si vousêtes touchés de l’aveu des fautes des mortels et de leur repentir,je reconnais avoir mérité ma peine, je me soumets au châtiment quem’a réservé votre colère. Mais, afin que ma vue ne souille pas lesyeux des humains, si je reste sur la terre ; ni les regardsdes ombres, si je descends dans leur triste séjour, sauvez-moi dela vie, sauvez-moi de la mort ; et, changeant ma forme et mafigure, faites qu’en même temps je sois et ne sois plus !’

« Le coupable qui se repent trouvetoujours quelque divinité propice. Du moins les derniers vœux deMyrrha furent exaucés par des dieux bienfaisants. Elle parlaitencore, et ses pieds s’enfoncent dans la terre ; des racinesen sortent, serpentent, affermissent son corps. Nouvel arbre, sesos en font la force : leur moelle est moelle encore ; lasève monte et circule dans les canaux du sang. Ses bras s’étendenten longues branches, ses doigts en légers rameaux ; sa peau sedurcit en écorce. Déjà l’arbre pressait son flanc, couvrait sonsein, et, croissant par degrés, s’élevait au-dessus de ses épaules.Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l’écorce,et y cache sa douleur.

« Mais, quoique en perdant sa forme, elleait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore ; un parfumprécieux distille de l’arbre qui porte son nom, et le rendracélèbre jusque dans les siècles à venir.

« Cependant le fruit d’un coupable amouravait crû, et cherchait à s’ouvrir le tronc qui renferme sa mère.Le tronc s’enfle ; Myrrha sent les douleurs del’enfantement ; mais elle n’a plus de voix pour les exprimer,pour appeler Lucine à son secours. L’arbre en travail se recourbe,gémit, et des larmes plus abondantes semblent couler de sonécorce.

« La compatissante Lucine approche desrameaux ; elle y porte les mains, et prononce des motspuissants et favorables. L’arbre se fend, l’écorce s’ouvre, il ensort un enfant. À ses premiers cris, les naïades accourent, lecouchent sur l’herbe molle, arrosent son corps, et l’embaument despleurs de sa mère. Il pourrait plaire même aux yeux de l’envie. Ilest semblable à ces amours que l’art peint nus sur la toileanimée ; et si l’on veut que l’œil trompé s’y méprenne, qu’ondonne un carquois à Adonis, ou qu’on l’ôte aux amours.

« Oh ! comme le temps insensible etrapide en son cours emporte notre vie ! que de nos ans quis’écoulent la trace est passagère ! Adonis, né de son aïeul etde sa sœur, naguère enfermé dans un arbre, naguère le plus beau desenfants, bientôt adolescent, bientôt jeune homme, et chaque jour enbeauté se surpassant lui-même, déjà plaît à Vénus, et va venger sanaissance et sa mère.

« Un jour l’enfant ailé jouait sur lesein de la déesse. Sans y songer, d’un trait aigu, il la blesse enl’embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils,mais la blessure est plus vive qu’elle ne le paraît, et la déesse yfut d’abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d’Adonis,elle oublie les bosquets de Cythère ; elle abandonne Paphos,qui s’élève au milieu de la profonde mer ; elle cesse d’aimerCnide, où le pêcheur ne promène jamais sur l’onde une ligneinutile ; elle déserte Amathonte, célèbre par sesmétaux ; le ciel même a cessé de lui plaire. Elle préfère auciel le bel Adonis. Elle le suit, elle l’accompagne en touslieux : elle qui jusqu’alors aimant le repos, le frais, etl’ombre des bocages, n’était occupée que des soins de sa beauté,que de la parure qui peut en relever l’éclat ; aujourd’hui,telle que Diane, un genou nu, la robe retroussée, elle erre sur lesmonts et sur les rochers ; elle court dans les bois, dans lesplaines ; elle excite les chiens ; elle poursuit avecAdonis une timide proie, le lièvre prompt à fuir, le cerf aux boisrameux, le daim aux pieds légers ; mais elle craint d’attaquerle sanglier sauvage ; elle évite le loup ravisseur, l’ours parsa force terrible, et le lion qui se rassasie du carnage destroupeaux.

« Toi-même, Adonis, elle t’avertit ;mais de quoi servent les conseils ! Elle te conjure de ne pasexposer tes jours : – Réserve, dit-elle, ton courage contreles animaux qu’on attaque sans péril. L’audace contre l’audace esttéméraire. N’expose point, cher Adonis, une vie qui m’est si chère.Ne poursuis pas ces fiers animaux par la nature armés, et crainsune gloire acquise au prix de mon bonheur. Ton âge et ta beauté,qui ont triomphé de Vénus, ne pourraient désarmer ni le lionfurieux, ni le sanglier au poil hérissé. Les hôtes des forêts n’ontpour être touchés de tes charmes, ni mon cœur, ni mes yeux. Lessangliers violents semblent porter dans leurs défenses la foudreinévitable. La colère du lion est plus vaste et plus terribleencore. Je hais cette race cruelle : si tu en demandes lacause, je te la dirai ; tu seras étonné de l’antique prodiged’un juste châtiment. Mais, fatiguée d’une course nouvelle etpénible pour moi, je suis hors d’haleine. Ce peuplier nous offreune ombre favorable ; ce gazon nous invite au repos.Asseyons-nous sur le gazon, à l’ombre du peuplier.’

« Elle dit, et s’assied ; etpressant à la fois l’herbe tendre et son amant, et reposant sa têtesur son sein, elle commence ce récit, qu’elle poursuit, qu’elleinterrompt souvent par ses baisers. – Le nom d’Atalante a peut-êtrefrappé ton oreille. Elle surpassait à la course les hommes les pluslégers. Ce qu’on en raconte n’est point une fable, elle lessurpassait en effet ; et on n’eût pu dire ce qu’on devaitadmirer davantage en elle : ou sa vitesse, ou sa beauté. Unjour, par elle consulté sur le choix d’un époux, l’oracle luirépond : ‘Crains un époux, fuis l’hymen ; mais tu ne lefuiras pas toujours ; et sans te priver du jour, l’hymen teprivera de toi-même.’

‘Par cet oracle épouvantée, Atalante fuyaitles hommes et vivait dans les forêts ; mais, poursuivie parles vœux des prétendants, elle leur imposa cette loi : ‘Je nedois appartenir qu’à celui qui m’aura vaincue à la course. Entrezen lice avec moi. Je serai le prix et l’épouse du vainqueur ;mais le vaincu périra : telle est la loi du combat.’

‘Cette loi était dure et cruelle ; maistel est l’empire de la beauté, que les prétendants voulurent enfoule entrer dans la carrière.

‘Spectateur du combat, Hippomène était assissur la barrière : ‘Et c’est à travers tant de dangers qu’oncherche une épouse ! s’écriait-il. Il condamnait l’imprudenceet l’amour des concurrents. Mais il aperçoit Atalante ; ellelève son voile ; et dès qu’il la voit, telle que je suis, outelle qu’on pourrait toi-même t’adorer sous les traits d’une femme,il est ébloui, il admire, et levant les mains, il s’écrie :‘Amants, dont j’ai blâmé la flamme, pardonnez à mon erreur ;le prix auquel vous aspirez ne m’était pas connu !’ Ils’enflamme en voyant, en louant Atalante. Il fait des vœux pourqu’aucun des prétendants ne la devance à la course ; il craintde trouver un rival heureux : ‘Eh ! pourquoi, dit-il, netenterais-je pas aussi les hasards du combat ? les dieuxfavorisent ceux qui savent oser.’ Tandis qu’il parle encore,Atalante part et s’élance : l’oiseau dans son vol a moinsd’agilité. La flèche que le Scythe a lancée ne fend pas plus viteles airs. Alors même les charmes d’Atalante brillent de plusd’éclat aux regards d’Hippomène. La rapidité de sa course augmentesa beauté. Sa robe flottante découvre ses pieds agiles ; surses épaules, ses cheveux voltigent en arrière emportés par lesvents. Sous un léger tissu, son genou se dessine ou se découvre.Animée par la course, un rouge délicat nuance ses traits :telle on dirait reflétée sur l’albâtre une gaze à Sidoncolorée.

‘Mais tandis qu’Hippomène admire, Atalantetouche le but fatal, triomphe, ceint de laurier sa têtevirginale ; les vaincus gémissent et se soumettent à la loiterrible du combat.

‘Cependant, sans être épouvanté du trépasqu’ils reçoivent, Hippomène s’élance, s’arrête au milieu de lalice. Là, tenant les yeux attachés sur les yeux d’Atalante :‘Pourquoi, dit-il, cherchez-vous une gloire facile contre deshommes sans vertu ? Courez avec moi dans la carrière. Si jedois à la fortune la palme du combat, vous n’aurez à rougir ni devotre défaite, ni de votre vainqueur. Je suis fils de Mégarée quirègne à Oncheste, et petit-fils du dieu des mers. Mon courage n’estpoint au-dessous de ma noble origine ; et si je succombe,votre victoire sur Hippomène vous assure une gloireimmortelle.’

‘Il dit, et la fille de Schénée le regarde, etson cœur est ému. Elle semble incertaine si elle doit désirer devaincre, ou d’être vaincue.

‘Quel dieu cruel et jaloux l’oblige,disait-elle, à rechercher mon hymen au péril du trépas ?Ah ! mon hymen est d’un moindre prix. Ce n’est pas la beautéde ce jeune étranger qui me séduit ; elle serait cependantdigne de me toucher. Mais il est encore dans un âge sitendre ! Ce n’est pas lui, c’est son âge quim’intéresse ; c’est son audace intrépide et son courage que nepeut effrayer l’aspect du trépas ; c’est le sang des dieux quicoule dans ses veines ; c’est surtout son amour et ce généreuxdessein de m’obtenir par la victoire, ou de périr si le sort merefuse à ses vœux.

‘Tandis que tu le peux encore, jeune étranger,éloigne-toi. Fuis un hymen sanglant. La recherche de ma main estfuneste et terrible. Il n’est point de princesse qui, plus heureusequ’Atalante, refuse de s’unir à toi par les plus doux liens. Maisd’où naît ce tendre intérêt que je prends à son sort, lorsque tantd’autres princes ont déjà succombé ? Qu’il meure, s’il leveut, puisque ces tragiques exemples n’ont pu l’épouvanter ;qu’il meure, puisqu’il est si las de vivre.

‘Il mourra donc parce qu’il a voulu vivre pourmoi ! un indigne trépas deviendra le prix de son amour !Ah ! ma victoire sera cruelle et peu digne d’envie. Maiscependant qu’on n’accuse que lui… Puissent les dieux te fairerenoncer au danger où tu cours ! ou si ta raison t’abandonne,que tes pieds soient donc plus vites que les miens !Malheureux Hippomène ! pourquoi m’as-tu connue ! Tuméritais de vivre ; et si, moins infortunée, les destinsjaloux ne me défendaient l’hymen, toi seul aurais fixé mon sort etfait ma destinée.’

‘Elle dit, et déjà, par l’Amour d’un premiertrait blessée, elle désire, et ignore ; elle aime, et ne saitpas encore ce que c’est que l’amour.

‘Mais déjà le peuple et le père d’Atalantedemandent par leurs cris que la course commence. Alors lepetit-fils de Neptune m’invoque, et m’adresse cette prière :‘Ô Cythérée, soutiens mon courage, préside à mon entreprise, etprotège des feux que tu viens d’allumer.’ Les Zéphyrs favorablesm’apportent ses vœux ; je vois et je plains ses dangers. Maisles secours étaient pressants : un moment pouvait perdreHippomène.

‘Il est à Chypre, dans le vallon le plusfertile, un champ que les habitants de l’île ont appelé champ deTamasus, et que leurs ancêtres m’ont consacré en l’ajoutant auxterres qui dotent mes autels. Au milieu de ce champ s’élève unarbre dont les bruyants rameaux agitent des feuilles et des pommesd’or. J’avais, sans dessein, cueilli trois de ces pommes ; jeles tenais encore : invisible pour tout le monde, excepté pourHippomène, je l’aborde, je lui remets ces fruits, et de ce don jelui prescris l’usage.

‘Les trompettes avaient donné le signal.Hippomène et Atalante s’élancent de la barrière. Une égale ardeurles anime ; leurs pieds légers volent sur l’arène etl’effleurent sans la toucher. On dirait qu’ils pourraient courir àpied sec sur la profonde mer, ou sur les moissons de Cérès, sanscourber les épis. Les spectateurs applaudissent ; ils excitentHippomène ; ils s’écrient : ‘Courage, jeuneétranger ! presse tes pas, sers-toi de toutes tesforces ; hâte ta course, et tu vaincras.’ Peut-être en cemoment, Atalante n’est-elle pas moins flattée de cette faveurpublique que le héros qui en est l’objet. Ah ! combien defois, trop légère, et redoutant de vaincre, elle retarda son élantrop rapide ! combien de fois tournant la tête pour voirl’étranger, elle reprit à regret sa course vers le butfatal !

‘Déjà de fatigue accablé, le fils de Mégaréene tirait plus qu’une haleine pénible de sa bouche desséchée. Il sevoyait encore bien loin du terme de la lice. Alors il lance dansl’arène une des pommes d’or. Atalante s’étonne, admire, saisit l’orqui roule. Hippomène la devance, les spectateurs applaudissent, etleurs cris remplissent les airs. Mais, reprenant sa course rapide,Atalante répare le temps qu’elle a perdu : Hippomène estderrière elle. Il jette un second fruit ; elle y court, leramasse, revole, et le fils de Mégarée est encore devancé. Déjà lebut n’était plus éloigné : ‘Maintenant, s’écrie Hippomène ens’adressant à moi, déesse, qui m’as fait ces dons, sois-moifavorable.’ Il dit, et lance obliquement et au loin son dernierfruit dans la carrière.

‘Atalante, incertaine, paraît hésiter ;j’excite son désir ; elle se détourne, elle court après lefruit roulant, et le saisit ; je le rends plus pesant dans sesmains. Retardée par ce poids et par le détour qu’elle a fait,Atalante est vaincue ; et, pour ne pas rendre ce récit pluslong que la course, Hippomène triomphe. Atalante est sa conquête etson épouse.

‘Dis-moi, bel Adonis, ne méritais-je pas sareconnaissance et son encens ? Oubliant mes bienfaits,l’ingrat négligea de m’offrir son encens et ses vœux. Indignée dece mépris, voulant venger le droit de mes autels, et ne pas lesvoir, dans l’avenir, sans culte et oubliés, je vouai à ma vengeanceles deux coupables époux.

‘Ils passaient un jour près du temple qu’aufond d’un bois sacré Échion fit bâtir à la puissante mère desdieux : la fatigue d’un long voyage les invitait au repos.J’allume dans leurs sens des feux hors de saison.

‘Près du temple, taillé dans le roc, etrecevant une faible lumière, est une grotte profonde, asileconsacré, ou les prêtres ont déposé les simulacres en bois desdieux antiques. Hippomène pénètre dans cet antre avec son épouse.Ils le profanent, et les dieux détournent leurs regards. La déesseau front couronné de tours allait précipiter les coupables dans lesondes du Styx. Mais ce châtiment paraît trop doux à sa vengeance.Soudain l’ivoire de leur cou de crins fauves se hérisse. Leursdoigts s’arment d’ongles durs et tranchants. Leurs bras en piedssont transformés. Le poids entier de leur corps sur leur sein tombeet se réunit. Une longue queue se traîne sur leur trace. La colèresur leur front imprime ses traits. Ils ne parlent plus, ilsrugissent. Leurs palais sont les antres et les forêts. Lionsterribles aux humains, ils mordent le frein de Cybèle, qui lessoumet et les attelle à son char.

‘Fuis-les, cher Adonis ; fuis, avec eux,tous ces monstres sauvages, qui, sans craindre la poursuite duchasseur, lui présentent un front menaçant, et le défient aucombat. Ah ! crains que ton courage ne nous perde tousdeux.’

« Elle dit, et sur un char attelé decygnes s’élève dans les airs. Mais le courage rejette les conseilstimides. Les limiers d’Adonis poursuivaient un sanglier farouche,forcé dans sa retraite, et déjà prêt à sortir de la forêt. Le jeunefils de Cinyras l’atteint et le blesse d’un trait obliquementlancé. Le monstre furieux secoue le dard ensanglanté, poursuit lejeune chasseur tremblant qui fuit, et cherchait un asile ; illui plonge dans l’aine ses terribles défenses, le jette et le rouleexpirant sur l’arène.

« Sur son char fendant encore les airs,Vénus n’avait point atteint le rivage de Chypre. Les gémissementsd’Adonis frappent son oreille. Elle dirige vers lui ses cygnes etson char ; et le voyant du haut des airs, sans vie, baigné deson sang, elle se précipite, arrache ses cheveux, frappe etmeurtrit son sein.

« Après avoir longtemps accusé lesdestins : – Il ne sera point, s’écria-t-elle, tout entiersoumis à vos lois. Le nom de mon cher Adonis et les monuments de madouleur auront une durée éternelle. Sa mort, tous les ans pleuréedans des fêtes solennelles, rappellera mes pleurs. Le sang d’Adonisen fleur sera changé. Si, jalouse de Mentha, Proserpine put changercette nymphe en plante de son nom, ne pourrais-je pas opérer lemême prodige en faveur de mon amant’ ! Elle dit, et arrose denectar ce sang qui s’enfle, pareil à ces bulles d’air que la pluieforme sur l’onde. Une heure s’est à peine écoulée, il sort de cesang une fleur nouvelle, que la pourpre colore, et qui des fruitsde la grenade imite l’incarnat. Mais cette fleur légère, sur safaible tige, a peu de durée ; et ses feuilles volent jouetmobile du vent qui l’a fait éclore, et qui lui donne son nom.

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