Les Métamorphoses

Chant 12

 

Priam pleure la mort d’Ésaque. Il ignore que,sous la forme d’un oiseau, son fils vit encore et vole dans lesairs. Hector et les princes ses frères lui élèvent un tombeau, quin’a pu recevoir sa cendre, où son nom seul est gravé. On ne voitpoint Pâris à cette pompe funèbre. Il allait bientôt ramener àTroie l’épouse de Ménélas, par lui ravie, et avec elle une guerrelongue et sanglante : mille vaisseaux, toutes les forces de laGrèce conjurée suivaient le ravisseur ; et la vengeance eûtété rapide, si le tumulte des vents n’eût rendu les flots ennemis,et retenu tous les Grecs dans l’Aulide.

Suivant l’usage antique, les Grecs préparaientun sacrifice à Jupiter. À peine la flamme brillait-elle surl’autel, ils voient sur un platane voisin, ramper, monter unserpent tortueux. Au sommet de l’arbre est un nid, qui recèle huitoiseaux qu’un léger duvet couvre à peine encore. Le serpent lessaisit ; il saisit aussi la mère, qui, pour les défendre,volait autour du nid éplorée et plaintive ; et il lesengloutît dans son avide sein.

Témoins de ce prodige, tous les Grecs ontfrémi. Mais le fils de Thestor, de l’avenir interprète fidèle,Calchas, s’écrie :

« Nous triompherons ! descendantsdes Pélasges, réjouissez-vous ! Ilion tombera, mais le termede nos travaux est encore éloigné. Neuf ans de guerre nous sontprédits par ces neuf oiseaux que le serpent a dévorés. »

Il dit ; et soudain le serpent qui rampesur le tronc du platane, se durcit en marbre, et le marbre conservela forme du serpent.

Cependant le violent Nérée domine encore surles mers d’Aonie. Il retient les Grecs impatients dans les ports del’Aulide. On croit que Neptune protège Troie, et veut sauver lesmurs qu’il a bâtis ; mais Calchas ne le croit pas. Il sait, ildéclare que, par le sang d’Iphigénie, le courroux de Diane doitêtre apaisé. L’intérêt de tous triomphe enfin de la tendressepaternelle, et, dans Agamemnon, le roi l’emporte sur le père. Prêtsà verser son sang, les sacrificateurs pleurent et frémissent ;la déesse est désarmée. Un nuage épaisse se répand autour del’autel ; au milieu du sacrifice, des chants et des prières,Iphigénie est enlevée ; et, à sa place, Diane substitue unebiche.

Ainsi la déesse est apaisée par une victimeplus digne d’elle. Sa colère et celle des flots cessent en mêmetemps. Soudain mille voiles s’enflent sous des vents favorables, etles Grecs, après de longs travaux, touchent enfin aux rivages deTroie.

Entre le ciel et la terre, et le vaste océan,s’élève un antique palais, au milieu de l’univers, aux confins destrois mondes. Là, dans les régions les plus lointaines, l’œil peuttout découvrir. Là l’oreille peut entendre la voix de tous leshumains : c’est le séjour de la Renommée ; incessammentelle veille sur la plus haute tour de ce palais, dont nulle portene ferme l’entrée. On y voit mille portiques jour et nuit ouverts,et le toit qui le couvre par mille issues laisse passer le jour.Ses murs sont un airain sonore qui frémit au moindre son, le répèteet le répète encore. Le repos est banni de ce palais ; on n’yconnaît point le silence. Ce ne sont point cependant des cris, maisles murmures confus de plusieurs voix légères, pareils auxfrémissements lointains de la mer mugissante ; pareils auroulement sourd qui, dans les noires nuées de la tempête, lorsqueJupiter les agite et les presse, prolonge les derniers éclats de lafoudre mourante. Une foule empressée sans cesse assiège cesportiques, sans cesse va, revient, semant mille rumeurs, amasconfus de confuses paroles, mélange obscur du mensonge et de lavérité. Les uns prêtent une oreille attentive à ces récitsfrivoles ; les autres les répandent ailleurs. Chacun ajoute àce qu’il vient d’entendre, et le faux croît toujours. La résidentla Crédulité facile et l’Erreur téméraire, la vaine Joie, laCrainte au front consterné, la Sédition en ses fureurs soudaine, etles Bruits vagues qui naissent des rapports incertains. De là, laRenommée voit tout ce qui se passe dans le ciel, sur la terre, etsur l’onde, et ses regards curieux embrassent l’univers.

Elle avait publié le départ de l’arméeredoutable qui menaçait les remparts d’Ilion. Les Troyens ne sontpoint surpris sans défense. Ils s’opposent à la descente des Grecs,ils défendent leurs rivages. Protésilas, tu tombes le premier sousla lance d’Hector. D’autres exploits, funestes aux guerriers de laGrèce, signalent la valeur encore inconnue de ce héros. Les Troyensapprennent aussi à connaître, par les leurs qui succombent, lecourage des guerriers qu’ils ont à combattre. Déjà le promontoirede Sigée est rougi du sang des deux partis. Déjà Cycnus, fils deNeptune, a terrassé mille ennemis. Debout sur son char, déjà lefier Achille combat et renverse avec sa lance des bataillonsentiers. Dans la mêlée, c’est Hector ou Cycnus qu’il cherche etqu’il appelle. Il rencontre Cycnus ; le destin lui réservaitHector pour la dixième année. Il excite ses coursiers, il les animepar sa voix, pousse son char contre le Troyen, et dans ses mainsterribles agitant ses redoutables traits :

« Qui que tu sois, dit-il, jeuneguerrier, emporte dans la nuit du trépas la consolation de tombersous les coups d’Achille. »

Soudain un pesant javelot a suivi saparole ; mais, quoique avec force, avec adresse lancé, ilatteint Cycnus sans le blesser, et le fer aigu s’émousse sur sonsein. Achille est étonné :

« Fils d’une déesse (car ta renommée tefait assez connaître), ne sois plus surpris, s’écrie le hérostroyen, si je suis sans blessure. Ce casque aux crins flottants, etce bouclier dont mon bras est chargé, ne me sont d’aucun secours.Ils servent à me parer, et non à me défendre. Si je les quittais,je n’en serais pas moins invulnérable. Fils d’une néréide, tu peuxvanter ta superbe origine : moi, je dois le jour au dieupuissant qui commande à Nérée, à ses filles, et qui règne sur levaste Océan. »

Il dit, et lance contre Achille un javelot quiperce l’airain de son bouclier, pénètre jusqu’au neuvième cuir, ets’arrête au dixième. Le héros, indigné, l’arrache, et d’un brasnerveux fait voler contre Cycnus un second trait plus fort et plusterrible ; mais, en atteignant Cycnus, le trait s’émousse ettombe sans le blesser. Achille porte alors sa lance contre leTroyen : mais sa lance est impuissante, quoique Cycnus enreçoive l’atteinte, en écartant à dessein son bouclier.

Achille est furieux. Tel, dans les jeux ducirque, s’irrite un taureau, lorsqu’il s’élance, plonge sa corneterrible dans la pourpre à ses yeux agitée, et reconnaît qu’il n’aporté que de vaines blessures. Le héros doute si sa lance dégarniedu fer a trompé l’effort de son bras ; le fer tient à lalance :

« C’est donc mon bras qui est affaibli,s’écrie-t-il, puisqu’il ne peut contre un ce qu’il a pu surmille ! Certes, il eut plus de vigueur lorsque le premier jerenversai les remparts de Lyrnèse ; lorsque je remplis decarnage Ténédos et Thèbes, où régna Éétion ; lorsque les flotsdu Caïque furent rougis du sang des peuples qui demeuraient sur sesbords ; lorsque enfin Télèphe deux fois éprouva cettelance ! Mais que dis-je ? tous ces Troyens que je voisétendus sur le rivage sont tombés sous mes coups ; ilsattestent ce qu’a pu cette main, ce qu’elle peut encore. »

Il dit, et, comme s’il eût douté de sespremiers exploits, il dirige sa lance contre Ménétès, soldat nédans la Lycie ; du même coup perce sa cuirasse et son cœur.Ménétès tombe et roule mourant sur l’arène sanglante. Achilleretire sa lance, et s’écrie :

« Voilà la main, voilà le fer aveclesquels je viens de vaincre. Employons-les contre mon superbeennemi ; et que les dieux m’accordent le mêmesuccès ! »

Il dit, et tourne contre Cycnus sa lanceinévitable ; il l’atteint à l’épaule gauche ; le fer yretentit repoussé comme par un mur d’airain, comme par un rocher.Cependant Achille voit sur la cuirasse du Troyen quelques traces desang ; il s’en réjouit en vain : Cycnus n’est pointblessé. C’est le sang de Ménétès qui rougit son armure.

Transporté de fureur, Achille s’élance de sonchar ; et l’épée à la main il vole au Troyen, qui l’attendavec une assurance tranquille. Il perce son bouclier, il fend soncasque et sa cuirasse ; mais le fer retentit sur son corps, ets’émousse sans l’entamer. Achille ne se possède plus. Trois etquatre fois de son bouclier pesant il le frappe au visage. Cycnusrecule, Achille le presse, et le trouble, et l’accable ; ill’étourdit et le frappe sans relâche. La terreur le saisit ;il voit devant ses yeux égarés des ténèbres flottantes. Il portaiten arrière ses pas, son pied rencontre une pierre ennemie, ilchancelle, il tombe avec violence. Achille fond sur lui. Il lepresse de tout le poids de son vaste bouclier ; de son genounerveux il comprime son sein ; les courroies de son casque, illes enlace à sa gorge fortement étreinte, et Cycnus perd en mêmetemps et l’haleine et la vie. Achille allait enlever au vaincu sonarmure ; mais il ne voit plus qu’elle. Le dieu des mers venaitde changer Cycnus en cet oiseau blanc qui conserve son nom.

Ces premiers travaux et ces premiers combatsamènent une trêve de plusieurs jours. La guerre a suspendu sesfureurs ; et, tandis que les Troyens veillent sur leursremparts, et les Grecs dans leurs retranchements, le vainqueur deCycnus veut célébrer son triomphe, et sacrifie une génisse àPallas. La flamme sacrée dévore les entrailles de la victime ;la fumée du sacrifice, accepté par les dieux, s’élève jusqu’auxastres : c’est la part des immortels ; le reste est servisur la table d’Achille.

Les rois grecs y prennent place. Ils senourrissent des chairs rôties de la victime. Le vin étanche leursoif et chasse leurs soucis. Ni la lyre, ni les vers, ni la flûte,ne charment leurs loisirs ; mais c’est en discourant qu’ilsprolongent la nuit. Les combats sont le sujet de leurs entretiens.Ils racontent leurs exploits, ceux de leurs ennemis. Ils aiment àdire les dangers par eux cherchés et surmontés : car sur quelautre objet pourrait parler Achille et de quel autre objetpourrait-on entretenir Achille ?

Son combat avec Cycnus est le plus long sujetde leurs longs entretiens. Chacun s’étonne comment, impénétrable àtous les traits, le corps du Troyen pouvait, repoussant les plusrudes atteintes, émousser le fer le plus tranchant. C’est ce queles Grecs admiraient, ce qu’Achille lui-même ne pouvaitconcevoir.

Mais Nestor prenant la parole :

« Cycnus, dit-il, est le seul mortel devotre âge que vous ayez vu braver le fer, et le seul à tous lescoups invulnérable. Ce prodige n’est pas nouveau pour moi. Dans monprintemps, j ai vu Cénée recevoir sur son corps mille traits sansen être blessé. Perrhèbe le vit naître, il remplit l’Othrys de sesexploits ; mais ce qui dans Cénée était plus étonnant encore,Cénée était né fille. »

Surpris de la nouveauté de ce prodige, tousles convives demandent à Nestor qu’il en contel’histoire :

« Parlez, dit Achille, parlez, éloquentvieillard, oracle de notre âge. Chacun de nous a le même désir devous entendre. Dites ce qu’était Cénée, comment son sexe futchangé, dans quels combats, par quels exploits il se fit connaîtreà vous, et quel fut son vainqueur, si toutefois il put avoir unvainqueur ? »

« Quoique, reprend Nestor, la vieillessepesante ait émoussé mes sens, quoique j’aie oublié beaucoup defaits mémorables dont mon jeune âge fut témoin, j’en ai cependantretenu un plus grand nombre ; mais de tous ceux que j’ai vus,soit dans la paix, soit dans la guerre, aucun n’est plus présent àma mémoire que celui dont vous allez entendre le récit. Ma longuevie m’a rendu spectateur de mille événements. J’ai vu deux centshivers, et maintenant le troisième âge commence pour moi.

« Cénis, fille d’Élatus, célèbre par sescharmes était la plus belle des vierges de Thessalie. Elle fut envain recherchée par les princes les plus riches des villesvoisines, et des villes de vos états, Achille, car elle y pritnaissance. Pélée peut-être eût aussi désiré sa main ; maisThétis votre mère était déjà donnée ou promise à ses vœux. Cénisfuyait l’hymen. Un jour qu’elle errait solitaire sur le rivage desmers, le dieu qui en tient l’empire triompha de sa pudeur. C’est dumoins ce que publiait la Renommée. Pour prix de savictoire :

– Tu peux, dit Neptune, former dessouhaits ; ne crains point un refus, parle, ils serontaccomplis.’

« C’est aussi ce que la Renomméepubliait.

– Mon affront, répond-elle, me fait former cetunique vœu, de ne pouvoir plus désormais en souffrir de pareils.Que je ne sois plus femme et tu m’auras tout accordé !’

Cénis a prononcé d’un ton plus mâle lesderniers de ces mots. Sa voix pourrait passer pour celle d’unhomme : elle est homme en effet. Déjà le dieu des mers avaitexaucé sa prière, et, par un nouveau don, il veut que le corps deCénis soit impénétrable et ne puisse succomber sous le fer. Heureuxde son nouveau destin, Cénis parcourt les champs du Pénée, et ne selivre qu’à de nobles travaux.

« Le fils de l’audacieux Ixion venaitd’épouser Hippodamie. Les centaures cruels, enfants de la nue,invités au festin, avaient pris place, suivant leur rang, à latable dressée dans un antre spacieux, environné d’arbres touffus.Les rois de Thessalie étaient présents, et moi-même avec eux. L’airretentissait au loin des cris confus inspirés par la joie. Onchantait l’hyménée, et les feux sacrés brûlaient dans leparvis.

« Hippodamie paraît, brillante de sabeauté et de l’éclat de ses atours. Un cortège nombreux de jeunesmères et de matrones la suit. Nous félicitons Pirithoüs, nouscélébrons le bonheur qui l’attend ; et ce doux présage sembleau moment même démenti. Le plus sauvage des sauvages enfants de lanue, Eurytus, échauffé par le vin, s’enflamme encore à la vued’Hippodamie, et d’une double ivresse éprouve les transports.

« Soudain les tables sont renversées, ledésordre est extrême. Le violent Eurytus saisit aux cheveux labelle Hippodamie. En même temps les centaures enlèvent les femmesque le choix ou le hasard fait tomber sous leurs mains. C’est ledésordre d’une ville prise d’assaut. L’antre profond retentit decris déchirants. Nous nous levons, et Thésée le premiers’écrie : – Eurytus, quelle est ta fureur insensée ! Jevis, je suis présent, et tu oses outrager Pirithoüs ! Nesais-tu pas que l’offenser, c’est m’offenser moi-même !’

« Le héros n’a point ainsi parlé en vain.Il s’élance, il écarte tout ce qui s’offre à son passage, ilarrache Hippodamie aux ravisseurs furieux. Eurytus se tait. Etcomment pourrait-il par de vains discours justifier soncrime ? Mais il lève sa main audacieuse sur le vengeur dePirithoüs ; il le menace au visage, et le frappe à lapoitrine.

« Près de là était un vase antique,énorme, dont diverses figures ornaient les contours. Malgré sonpoids, le puissant fils d’Égée le saisit et le lance à la tête deson ennemi. Eurytus tombe, roule et se débat sur l’arène, vomissantà la fois par sa bouche, sa cervelle et des flots de sang et devin. Irrités du meurtre de leur frère : – Aux armes !s’écrient les centaures, aux armes !’ Le vin échauffait leurcourage. Leurs premières armes sont les coupes fragiles et lesvases du festin, qui, destinés à de plus doux emplois, volent detoutes parts soudainement changés en instruments de guerre et decarnage.

« Le fils d’Ophion, Amycus, ose lepremier dépouiller l’autel domestique de ses dons. Il saisit uncandélabre où pendent plusieurs lampes allumées ; il l’élèveen l’air, comme la hache des sacrifices prête à tomber entre lescornes d’un taureau, et frappe au front le Lapithe Céladon. Ses osbrisés s’enfoncent dans sa tête. Ses yeux sortent sanglants de leurorbite ; son nez repoussé descend dans son palais, et safigure n’a plus rien qu’on puisse reconnaître. Pelatès, qui naquità Pella, arrache le support d’une table, en frappe encore Céladon,le terrasse, et plonge son menton dans son sein. Le Lapithe vomitses dents mêlées dans des flots d’un sang noir, et, par une doubleblessure, descend dans les enfers.

« Grynée, placé près de l’autel oùl’encens fume encore, et tournant sur lui des regardsfurieux : – Pourquoi, s’écrie-t-il, craindrais-je d’employerces armes !’ Et soudain il soulève dans ses bras l’autel oùbrûlent les feux sacrés, et le lance au milieu des Lapithes. Cetteénorme masse tombe, écrase Brotéas et Orios, fils de la nympheMycalé, dont les charmes puissants forçaient, disait-on, la lune àdescendre du ciel. – Qu’une arme s’offre à mes regards, crieExadius, et ton crime aura son châtiment.’ Il dit, et des branchesd’un pin, il arrache un bois de cerf voué à Diane. Il enfonce cedouble dard dans les yeux du centaure. L’un de ces yeux s’attacheau trait qui l’a percé ; l’autre roule sur le visage, et lesang figé le retient dans la barbe.

« Rhœtus enlève de l’autel le tisonsacré, qui brûle encore, atteint Charaxus, et brise sa tempedroite, que protège en vain sa blonde chevelure. Sa chevelures’enflamme, pareille aux chaumes embrasés. Le sang qui sort de sablessure, pénétré par les feux dévorants, bouillonne avec un bruitterrible, tel que le fer étincelant, saisi dans les brasiers d’uneforge, avec des tenailles recourbées, plongé dans l’eau, siffle etfait autour de lui frémir l’onde fumante. Cependant Charaxus éteintla flamme avide qui dévore ses cheveux épais ; il élève de laterre, il charge sur ses épaules le seuil d’une porte qui eût faitgémir l’essieu d’un char sous son poids. Mais cette massel’accable ; il ne peut la lancer sur son ennemi ; elleretombe et écrase Cométès, son compagnon, placé trop près delui.

« Rhœtus fait éclater sa joie : –Puissent les tiens, dit-il, contre nous déployer la même force, etse signaler par de mêmes exploits !’ À ces mots, il lui faitavec le tison fumant une seconde blessure. Il le frappe, il lerefrappe encore, et fracasse son crâne, dont les débris se fixentdans son cerveau.

« Vainqueur, il attaque Evagrus, etCorythus, et Dryas. Corythus, dont un léger duvet ombrage à peinele menton, expire le premier sous ses coups. – Quelle gloire terevient de la mort d’un enfant ?’ s’écrie Evagrus. Il achevaitces mots, Rhœtus enfonce le tison brûlant dans sa bouche, et laflamme l’étouffe et consume son sein. Il te poursuit aussi,impétueux Dryas, et fait devant toi tournoyer ses homicides feux.Mais trop fier de ses premiers succès, son orgueil l’abuse. Tu leperces de ton épieu à l’endroit où la tête se joint à l’épaule. Ilgémit, il arrache avec effort le bois de sa blessure, et fuitlaissant sa trace teinte de son sang.

« On voit fuir en même temps Ornéus etLycabas, et Médon blessé à l’épaule droite, et Pisénor et Thaumas,et Merméros, naguère vainqueur à la course de tous ses compagnons,mais qui, blessé dans le combat, s’éloigne d’un pas lent et tardif.Avec eux fuyaient aussi Pholus, Mélaneus, Abas, chasseur redoutableaux sangliers, et le devin Astylos, qui vainement avait vouludétourner les centaures de ce combat, dont d’avance il connaissaitl’issue. Nessus, effrayé, s’éloignait des dangers : – Arrête,et ne fuis point, lui dit Astylos ; le destin te réserve pourles flèches d’Alcide !’

« Mais Eurynomus, Lycidas, Aréos, Imbreusn’évitent point la mort. Ils osent attendre Dryas, et tombent sousses coups. Et toi, Crénéus, tu fuyais, il t’atteint ; tu veuxregarder en arrière, et le fer pénètre dans ton front, entre lesyeux, et les couvre des ombres du trépas.

« Au milieu de ce tumulte affreux, plongépar le vin dans un sommeil léthargique, Aphidas est étendu sur lapeau d’un ours que l’Ossa vit croître dans ses forêts ; iltient d’une main tremblante une coupe à demi répandue. Phorbas levoit agiter cette arme inutile, et secouant son javelot : –Va, dit-il, aux ondes du Styx mêler le vin que tu as bu.

« Il parle et lance son javelot. Le ferdont il est armé atteint à la gorge Aphidas sur le dos renversé. Ilne sent point le coup mortel qui le frappe. Son sang coule à grandsflots sur sa couche, et rejaillit dans la coupe qu’il tient.

« Je vis Pétréus s’efforcer d’arracher deterre un chêne chargé de tous ses glands. Tandis qu’il l’embrasse,le secoue, et l’ébranle, la lance de Pirithoüs l’atteint dans lesflancs, le perce d’outre en outre, et le cloue à l’arbre qu’ilvoulait arracher. On dit aussi que Pirithoüs triompha de Lycus, queChromis tomba sous ses coups. Mais leur trépas lui valut moins degloire que la défaite de Dictys et d’Hélops. Hélops est atteint àla tempe droite d’un javelot qui pénètre à travers ses oreilles.Dictys fuyait tremblant devant le fils d’Ixion qui le presse. Duhaut d’un roc escarpé il tombe, se précipite, brise du poids de soncorps le tronc d’un orme, et laisse ses entrailles éparses sur sesvastes débris.

« Apharée accourt pour le venger. Ildétache du rocher une masse énorme, et veut, avec effort, la lancercontre le héros. Thésée le prévient, fracasse avec sa massue les osgigantesques de son bras, et n’a pas le temps, ou, le voyant horsde combat, dédaigne de lui donner la mort. Le héros saute sur lacroupe du puissant Bienor, centaure qui jusque-là n’avait porté quelui-même. D’un genou nerveux, il presse ses flancs ; de samain gauche il saisit sa chevelure flottante ; il le frappe àla tête des nœuds de sa massue et brise son front menaçant. Aveccette arme terrible, il abat encore Nédymnus, et Lycopès adroit àlancer un javelot, et Hippasos dont la barbe épaisse descend surson sein, et Riphée qui surpasse en hauteur les arbres des forêts,et Térée qui aimait à prendre des ours sur les monts de Thessalie,qui les chargeait sur ses épaules, et les portait vivants etgrondants dans l’antre qu’il habitait.

« Démoléon, que ces exploits indignent,prétend en arrêter le cours. Il réunit tous ses efforts pourdéraciner un pin altier qu’un siècle affermissait sur sa base. Nepouvant l’arracher, il le rompt et le lance à la tête du héros.Cette masse l’eût écrasé, mais il se détourne et l’évite, inspirépar Pallas : c’est du moins ce qu’il voulait faire croirelui-même. Cependant le coup ne fut pas vain. Il atteint le superbeCrantor, et rompt son sein, son épaule, et ses flancs.

« Achille, ce Crantor fut l’écuyer devotre illustre père. Le roi des Dolopes, Amyntor, vaincu par Pélée,le lui donna pour gage de la paix et de la foi jurée. Pélée le voitétendu et déchiré d’une triple blessure. – Cher Crantor,s’écrie-t-il, reçois la victime que je vais immoler à tes mânessanglants.’

« Il dit, et d’un bras nerveux que lavengeance anime, il lance à Démoléon un javelot qui s’enfonce dansses os et frémit dans ses flancs. Le bois est arraché avec effortpar le centaure, mais le fer reste engagé dans son sein. La douleuraccroît sa rage. Malgré sa blessure, il se cabre contre son ennemi,l’attaque, et le frappe de la corne de ses pieds. Sous ses coupsredoublés le casque et le bouclier retentissent. Le héros sedéfend ; il se couvre de son bouclier. Il soutient les assautsdu monstre, et du même dard perce le double sein de l’homme et ducheval.

« Déjà Pélée avait vaincu Phlégréos etHylès. Iphinoüs et Clanis étaient tombés sous ses coups. Dorylas,qui, d’une peau de loup couvrant sa tête horrible, avait armé sesmains de deux cornes de bœuf, double dard abreuvé du sang desLapithes, expira aussi sous les traits du héros : – Vois,disais-je au centaure, combien tes armes sont moins sûres que lefer !’ et je lui lance mon javelot. Ne pouvant l’éviter, ilveut couvrir son front, et sa main à son front est clouée. Ons’écrie. Placé plus près que moi du monstre, Pélée, qui le voit àlui-même attaché, déjà vaincu par sa blessure, plonge son glaivedans ses flancs. Le centaure se cabre ; lui-même arrache sesentrailles, les traîne à terre, les foule sous ses pieds, dansleurs nœuds engage ses jarrets, et tombe et roule expirant surl’arène.

« Ta beauté, si toutefois ta forme peutmériter ce nom, ne te sauve point, jeune Cyllare, au milieu de cetumulte affreux. Un blond duvet commence à briller sur ton menton.L’or de tes blonds cheveux sur ton cou se déroule flottant. Lafraîcheur de ton teint montre un heureux mélange et de force et degrâce. Ta tête, tes bras, tes mains, ton buste entier, semblentêtre l’ouvrage d’un habile artiste. Tout ce qui est homme en toiest parfait ; tout ce qui tient du coursier n’est pas moinsadmirable. Si l’on te donne la tête et le cou du cheval, tuégaleras en beauté le coursier de Castor. Ta croupe est élégante,ton poitrail noble et relevé ; ton poil a le noir luisant dujais ; ta queue et tes jambes sont d’une blancheuréclatante.

« Parmi les filles des centaures, milleavaient voulu lui plaire. Mais la seule Hylonomé obtint de lui untendre retour. De toutes ses compagnes, hôtesses des forêts, elleest la plus aimable. Son amour, ses serments, ses caresses, ontsubjugué Cyllare. Elle est aussi belle que lui. L’ivoire lisse sescheveux légers ; elle y place le romarin, ou la violette, oules roses ; quelquefois des lis blancs les couronnent. Chaquejour, dans l’onde pure d’une fontaine qui rafraîchit les bois dePagasa, deux fois elle plonge sa tête, deux fois elle baigne soncorps. Une riche fourrure s’attache avec grâce sur son épaule, oudescend à gauche sur son sein. Une tendresse égale unit les deuxamants ; ils errent côte à côte sur les montagnes ; lanuit, le même antre les réunit. Ils étaient venus ensemble aufestin des Lapithes, et côte à côte ils combattaient tous deux.

« Un trait part à leur gauche ; onignore qui l’a lancé. Il s’y enfonce au-dessous du sein deCyllare ; il effleure son cœur : à peine est-il retiré,son cœur et son corps sont glacés par le froid du trépas. Hylonoméle reçoit mourant dans ses bras. Elle étend sa main sur sa blessureet cherche à la fermer ; elle joint sa bouche à sa bouche, etveut retenir son âme fugitive. Il expire : soudain elleremplit l’air de ses plaintes douloureuses, que les cris descombattants empêchent d’arriver jusqu’à moi. Elle incline son seinsur le fer qui vient de percer Cyllare, et tombe et meurt enembrassant son époux.

« Je crois voir encore devant mes yeuxl’effroyable Phacocomès, qui, de la dépouille de six lions, couvreen lui les flancs de l’homme et du cheval. Il lance un arbre quequatre bœufs attelés sous le joug auraient peine à mouvoir. Ilatteint à la tête Thectaphos, fils d’Olénos. Sa tête est fracassée.Sa cervelle s’échappe par ses yeux, par son nez, par ses oreilles.Tel entre des joncs passe et sort un laitage pressé. Telle àtravers les trous d’un crible, coule et s’exprime une épaisseliqueur.

« Tandis que le centaure s’apprête àdépouiller de ses armes son ennemi, j’accours. Pélée en fut témoin,et je plonge mon épée dans ses flancs. Chthonius et Télébousexpirent aussi sous mes coups. Chthonius était armé d’un boisfourchu ; Télébous portait un javelot dont il me blessa.Voyez : la cicatrice antique paraît encore. C’est alors qu’oneût dû m’envoyer au siège de Pergame. Alors j’aurais pu retarderles triomphes du grand Hector, et le vaincre peut-être. Mais, en cetemps, Hector n’était point encore ou n’était qu’un enfant ;et maintenant la vieillesse ennemie trahit mon courage.

« Vous parlerai-je de Périphas, vainqueurde Pyraethus à double forme ? Dirai-je Ampyx, qui, d’une lancesans fer, perce l’affreux visage de Échélus dressé sur sesquatre ; et Macarée du Péléthronium, qui, brandissant unlevier pesant, frappe et renverse le lapithe Erigdupus ? Je mesouviens que Nestor enfonça son javelot dans les flancs de Cymélus.Ne croyez pas que le fils d’Ampyx, Mopsus, ne se montre habile qu’àprédire l’avenir. Le centaure Hoditès, atteint par ses flèchesrapides, veut en vain s’écrier : un dard attache sa langue àson menton, et son menton à sa poitrine.

« Cénée seul avait fait descendre auxenfers cinq des enfants de la nue, Styphélus, Bromus, Antimaque,Élymus, et Piractès, dont une hache armait les mains. J’ai oubliéquelles furent leurs blessures ; il n’est resté dans mamémoire que le nombre des vaincus et les noms qu’ils portaient.

« Le plus grand et le plus fort descentaures, Latrée, accourt, fier de porter la dépouille del’émathien Halétus, qui tomba sous ses coups. Il n’est plus jeuneet n’est pas vieux encore. Ses cheveux commencent à blanchir. Ilporte un bouclier, un casque, une longue pique, comme les guerriersmacédoniens, et promenant ses regards sur l’une et l’autre troupesdes combattants, il agite ses armes, décrit un vaste cercle encaracolant, et, fier, impétueux, prononce ces mots-y qui se perdentdans le vague des airs :

« Eh quoi ! Cénis, souffrirais-jeque tu combattes encore ! car à mes yeux, Cénis, tu serastoujours une femme. As-tu donc oublié ton origine ? Ne tesouvient-il plus comment d’un autre sexe tu reçus l’apparencetrompeuse, et de quelle injure ce don fut le prix ? Songe quetu naquis femme, songe à ton affront. Retourne à ta quenouille,reprends tes fuseaux, tords le fil entre tes doigts, et laisse auxhommes les combats et les dangers. »

« À peine il achevait ce superbediscours, Cénée lance son javelot, qui l’atteint à l’endroit où,cessant d’être homme, il commence à devenir cheval. La douleur lerend furieux. De sa longue pique, il frappe et refrappe la tête nuede son jeune ennemi ; mais la pique rejaillit comme la grêlequi bat le toit d’une maison, comme la pierre légère qui bondit surun tambour. Le centaure l’attaque de plus près. Il veut dans sesflancs enfoncer son épée, mais ses flancs sont impénétrables :– Et néanmoins, s’écrie-t-il, tu n’échapperas pas. Si la pointe dufer est émoussée, son tranchant va t’immoler.’

« Il dit, présente de côté le glaive,mesure de son large tranchant les flancs de Cénée, il frappe, etses coups semblent retentir sur le marbre ou l’airain : sonfer se brise et vole en éclats.

« Après avoir ainsi, pendant quelquetemps, offert son corps invulnérable aux terribles armes ducentaure étonné : – Voyons, dit enfin Cénée, si contre toi monglaive aura plus de vertu.’ Soudain il le plonge tout entier dansles flancs de Latrée ; il le tourne, le retourne, et dans lablessure même il fait d’autres blessures,

« Les centaures furieux, poussantd’horribles cris, se réunissent tous contre un seul ennemi. Ilslancent mille dards qui sifflent, frappent Cénée, s’émoussent, etretombent. Cénée n’est blessé d’aucun trait, aucun trait n’estrougi de son sang. Ce nouveau prodige étonne les centaures : –Ô honte ! s’écrie Monychus, un peuple entier est vaincu par unseul homme qui mérite à peine ce nom. Que dis-je ? il esthomme par son courage, et ce qu’il fut autrefois, nous le sommesaujourd’hui. De quoi nous servent nos vastes corps et notre doubleforce ? de quoi nous sert que la nature ait réuni dans nousles deux êtres les plus puissants ? Faudra-t-il nous croireencore nés d’une déesse, et fils d’Ixion, qui jusqu’à Junon mêmeosa porter ses téméraires vœux ? Nous sommes vaincus par unennemi moitié homme et moitié femme ! Faites rouler sur luides rochers, des arbres, des montagnes ! Ensevelissez-levivant sous l’immense dépouille des forêts ! Que cette massele presse, l’étouffe, et lui tienne lieu des blessures qu’il nepeut recevoir ! ‘

« Il dit, et soulevant avec violence unarbre que l’impétueux Auster avait déraciné, il le lance à sonennemi. Son exemple est suivi. En peu de temps, l’Othrys estdépouillé de sa forêt ; le Pélion n’a plus d’ombre. Cénéeenseveli, haletant sous ces vastes débris, soulève sur ses épaulesle faix qui l’accable. Mais les arbres s’amoncelant au-dessus de sabouche, au-dessus de sa tête, l’air qu’il respirait cesse desoutenir ses forces. Il est près de succomber. Il fait encore devains efforts pour se dégager, pour renverser la forêt souslaquelle il gémit, et parfois il l’agite, il la soulèveencore : tel on voit l’Ida s’ébranler par de sourdstremblements.

« Le doute environne le destin de Cénée.On croit qu’étouffé sous les dépouilles de l’Othrys et du Pélion,il est descendu dans le sombre Tartare. Mais le fils d’Ampyx, ledevin Mopsus, est d’un avis contraire. Il a vu sortir du milieu destroncs entassés sur le héros, un oiseau revêtu d’un plumage fauveet qui s’est élevé dans les airs. Moi-même aussi j’ai vu cet oiseaumerveilleux pour la première et la dernière fois. Mopsus, qui suitdes yeux, du cœur, et de la voix, son vol léger autour de notretroupe, et qui l’entend jeter de grands cris : – Je te salue,dit-il, ô toi, honneur du nom lapithe, Cénée, homme unique entretous les hommes, et maintenant unique entre tous lesoiseaux !’ Ce prodige est cru sur la foi de Mopsus. Cependantla douleur de sa perte irrite encore notre colère. Nous nousindignons, d’avoir vu contre un seul s’armer tant d’ennemis ;et nos glaives ne cessent de s’abreuver de sang et de carnage,qu’après que la plupart des centaures sont tombés sous nos coups,ou que la fuite et la nuit ont dérobé le reste à lamort. »

Tlépolème a écouté le récit de ce combat, oùle vieux roi de Pylos n’a oublié que les exploits du grand Alcide.Il ne peut taire le chagrin qu’il éprouve :

« Sage vieillard, dit-il, je m’étonne quevous n’ayez rien dit d’Hercule, qui m’a donné le jour, et de lagloire qu’il acquit dans ce combat mémorable. Il m’a souvent contéque la défaite des centaures fut due à son courage. »

Nestor soupirant à ces mots :

« Pourquoi, dit-il, me contraindre àretrouver le souvenir de mes malheurs, à réveiller dans mon cœurdes chagrins assoupis par les ans ; à déclarer ma haine pourvotre père, et les outrages qu’il m’a faits ? Il est tropvrai, grands dieux ! que ses exploits s’élèvent au-dessus dela foi des mortels, qu’il a rempli l’univers de son nom. Mais jevoudrais me taire sur sa gloire : car enfin, nous ne louons niDéiphobe, ni Polydamas, ni même le grand Hector : et qui peutvouloir louer son ennemi !

« Hercule renversa jadis les remparts deMessène. Il détruisit Élis et Pylos, qui n’avaient point mérité savengeance. Il porta le fer et la flamme au palais de monpère ; et sans parler de toutes les victimes qu’il immola dansce funeste jour, nous étions douze enfants de Nélée, déjà l’espoiret l’orgueil de la Grèce ; les douze enfants, moi seulexcepté, tombèrent sous ses coups. On peut concevoir qu’ils aientsuccombé sous l’effort de son bras. Mais la mort de Périclymènepeut être un sujet d’étonnement. Neptune, auteur de notre race,avait donné à Péryclimène le pouvoir de prendre, de quitter, dereprendre à volonté les formes qu’il voulait choisir.

« Il avait déjà, sous vingt aspectsdivers, combattu sans succès contre Alcide. Il revêt enfin la formede l’oiseau que chérit Jupiter, et dont les serres sont armées dela foudre. Avec la force de l’aigle, de son bec aigu, de ses ailes,de sa tranchante serre il déchire le visage de son ennemi, et,vainqueur, s’élève dans les airs. Hercule tend son arc trop sûr deses coups. Il l’atteint à l’endroit où l’aile au corps estattachée. La blessure est légère ; mais les nerfs rompus sedétendent ; le mouvement se ralentit ; la force au volnécessaire manque ; les ailes appesanties ne peuvent pluss’étendre sur l’air, ni l’embrasser : il tombe, et le trait, àpeine rougi de sang, pressé par le poids de son corps, s’enfoncedans ses flancs, et ressort par son gosier.

« Maintenant, illustre chef de la flottedes Rhodiens, jugez si je dois vanter les hauts faits de votrepère ! Mais ce n’est qu’en les taisant que je veux venger mesfrères ; et votre amitié, Tlépolème, sera toujours chère àNestor. »

Ainsi parle le sage vieillard. Sa douceéloquence charme les héros. Le vin remplit encore les coupes dufestin, et le reste de la nuit est donné au sommeil.

Cependant le dieu qui de son trident soulèveou modère les flots, gémit sur le sort de Cycnus, son fils, changéen oiseau. Il conserve contre le fier Achille une haine implacable.Déjà, depuis le siège de Troie, un second lustre allaits’accomplir, lorsque Neptune adresse ce discours au dieu qu’onadore à Sminthe :

« Ô toi qui, de tous les fils de monfrère, m’es le plus cher, toi qui élevas avec moi les murs d’Ilion,désormais impuissants, ne gémis-tu pas de voir ces tours prêtes às’écrouler ! ne plains tu pas tant de héros expirés qui n’ontpu les défendre ! et, pour ne pas te les rappeler tous, necrois-tu pas voir l’ombre gémissante d’Hector traîné sous cesremparts ? Et cependant, plus cruel que la guerre même,l’impitoyable Achille, qui détruit notre ouvrage, Achille vitencore ! Qu’il s’offre à moi, et je lui ferai connaître ce quepeut mon trident ! Mais puisqu’il ne nous est pas donné decombattre notre ennemi de près, prends ton arc, atteins-le d’untrait caché qu’il n’aura pas prévu. »

Apollon va remplir le vœu de Neptune. Ilpartage sa haine et, caché dans un nuage, il descend au milieu desbataillons troyens. Il voit Pâris lancer quelques faibles dards, çàet là dans la plaine, contre des Grecs inconnus et sans nom. À sesregards le dieu se fait connaître :

« Pourquoi, dit-il, perdre tes flèchessur des guerriers vulgaires ! S’il te reste quelque amour pourta patrie, tourne-les contre Achille, et venge ainsi tes frèreségorgés ! »

Il dit, et lui montre le fils de Pélée dont lalance renverse et moissonne les Troyens. Il tourne lui-même l’arcdu Phrygien contre le héros, et sa main trop sûre dirige le traitinévitable. Ce fut la seule joie que goûta le vieux Priam depuis lamort d’Hector. Ainsi, vainqueur de tant de héros, Achille, tu périspar la main du lâche ravisseur d’Hélène. Si le destin avait réservéta vie aux armes d’une femme, tu eusses mieux aimé tomber sous lahache d’une Amazone.

Déjà le héros invincible dans les combats, quifut la terreur des Phrygiens, la gloire et le bouclier des Grecs, aété placé sur le bûcher funèbre. Le même dieu qui forgea son armurela consume. Il n’est plus qu’un peu de cendre, et du grand Achilleil reste je ne sais quoi qui ne peut remplir une urne légère. Maisque dis-je ? Achille vit toujours. L’univers tout entier estplein de sa gloire. C’est l’espace qui convient à la renommée deses actions immortelles, et cette partie de lui-même n’est pointdescendue dans les enfers.

Le bouclier d’Achille excitant dans le campdes Grecs une noble querelle, fait assez connaître quel était cehéros. Les armes sont disputées par les armes. Ni Diomède fils deTydée, ni Ajax fils d’Oïlée, ni l’Atride Ménélas, ni Agamemnonlui-même qui commande à tous les Grecs, ni tant d’autres illustrescapitaines n’osent prétendre à ces nobles dépouilles. Les fils deTélamon et de Laërte, Ajax et Ulysse, se présentent seuls pour lesdisputer.

Agamemnon, qui craint le ressentiment duvaincu, ne veut point prononcer entre les deux rivaux. Il convoqueles chefs de l’armée, qui prennent place au milieu du camp, et sontétablis juges de ce grand différend.

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