Les Métamorphoses

Chant 5

 

Tandis que le fils de Danaé raconte cesmerveilles, le palais de Céphée retentit de cris tumultueux. Ce nesont plus les chants des fêtes de l’hymen, c’est le bruit terribleprécurseur du meurtre et des combats. Le trouble et la confusionsuccèdent à l’allégresse, à la joie du festin. Telle frémit latranquille surface des ondes, quand les vents déchaînés ont troubléle repos des mers.

L’imprudent Phinée, auteur de ce tumulte,s’avance à la tête de ses compagnons, et agitant un javelot defrêne, à la pointe d’airain :

« Me voici, s’écrie-t-il, perfideravisseur de mon épouse ! me voici prêt à me venger. Ni tesailes, ni Jupiter, que tu feins auteur de ta naissance, ne pourrontte sauver de ma fureur ! »

Il dit, et s’apprête à lancer son javelot.

« Que faites-vous ? lui crieCéphée : ô mon frère ! quel aveugle transport vousentraîne ? Est-ce là le salaire dû à de tels bienfaits ?est-ce là le prix du salut de ma fille ? Ah ! si lavérité peut ici se faire entendre, ce n’est point ce héros qui vousravit Andromède : c’est la colère des néréides ; c’estl’oracle d’Ammon ; c’est le monstre odieux qui, du sein desmers, venait la dévorer ! Vous la perdîtes dès lors qu’ellefut condamnée. Cruel ! pourriez-vous préférer qu’elle eûtperdu la vie ? et la douleur d’un père vous consolerait-ellede sa mort ? C’est donc peu qu’enchaînée sous vos yeux, vousne l’ayez secourue ni comme oncle, ni comme époux. Vousplaindriez-vous encore qu’un autre l’eût délivrée, et voudriez-vouslui arracher le prix de sa victoire ? Si ce prix paraît sicher à vos yeux, il fallait le mériter sur ce rocher même où mafille était enchaînée. Souffrez du moins que le héros qui l’asauvée, qui, en la sauvant, a consolé ma vieillesse, reçoive larécompense qui lui est due, que je lui ai promise, et réfléchissezenfin que ce n’est pas à vous qu’on le préfère, mais à la mortinévitable qui allait nous la ravir. »

Phinée se tait ; il menace de ses regardset son frère et Persée, incertain sur lequel il dirigera sespremiers coups. Il n’hésite pas longtemps, et lance sur son rival,avec la force et l’égarement de la fureur, le javelot qui s’enfoncedans le siège du héros. Soudain le héros se lève, et du même traitqu’il arrache, il eût atteint son superbe ennemi, s’il ne se fûtcaché derrière un autel, qui n’eût pas dû le protéger. Cependant letrait ne vole pas en vain ; il frappe au front Rhétus, quitombe, palpite, et des flots de son sang souille les tables dufestin.

Les compagnons de Phinée sont transportésd’une aveugle fureur. Les traits volent. On s’écrie que Céphée doitpérir avec son gendre : mais Céphée s’est déjà retiré,attestant et la foi qu’il a jurée et les dieux de l’hospitalité,qu’il est innocent de ces désordres et de ces excès.

La guerrière Pallas vole au secours du fils deJupiter ; elle le couvre de son égide, et soutient soncourage. Athis, jeune Indien, avait suivi le parti de Phinée.Limnéé, fille du Gange, lui donna, dit-on, le jour dans ses grotteshumides. Seize ans étaient son âge. Il relevait sa beauté de toutl’éclat de la parure. Vêtu d’une robe de pourpre ornée de frangesd’or, il portait un riche collier ; un superbe bandeaurattachait ses cheveux parfumés de myrrhe. Quelque grande que fûtson adresse à lancer au loin le javelot, il était encore plushabile à tirer de l’arc. Mais tandis qu’il le courbe avec effort,Persée saisit un tison sur l’autel, l’atteint au front, l’écrase,et le renverse expirant.

L’assyrien Lycabas verse des pleurs de rage,en voyant le bel Athis, qu’il aime tendrement, étendu sur lemarbre, exhalant sa vie par sa large blessure. Il saisit l’arcqu’Athis avait tendu :

« Combats avec moi, barbare !crie-t-il à Persée. Tu n’auras pas longtemps à t’applaudir de lamort d’un enfant et d’une victoire qui te rend plus odieux qu’ellene t’honore. »

Il achevait à peine : le trait vole avecforce lancé ; le petit-fils d’Acrisius l’évite, le reçoit dansles plis de sa robe, et levant sur Lycabas cette épée qu’il avaitteinte du sang de Méduse, il la plonge dans son sein. L’Assyrien,tournant sur Athis des yeux qui déjà s’éteignent dans les ombres dela mort, tombe sur le corps de son jeune ami, et emporte aux enfersla consolation de le suivre et de mourir avec lui.

Cependant le fils de Métion, Phorbas, quinaquit à Syène, et Amphimédon de Libye, trop empressés au combat,glissent et tombent dans le sang dont le palais était inondé. Ilsse relevaient : le fatal cimeterre atteint l’un à la gorge, etfrappe l’autre dans les flancs. Mais il faut d’autres armes contreÉrytus, fils d’Actor, qui s’avance portant, au lieu d’un javelotléger, une pesante hache d’airain. Le héros saisit sur la table, àdeux mains, une urne, masse énorme, ciselée par une main savante,et la jette sur son ennemi, qui, vomissant un sang épais, presse laterre de son corps palpitant. Déjà Polydegmon, qui se disait issude Sémiramis, Abaris, qui fut nourri sur le Caucase, Lycétus, nésur les bords du Sperchius, Hélix, à la longue chevelure, et Clytuset Phlégyas sont tombés sous les coups du fils de Jupiter. Il fouleaux pieds des monceaux de morts ou de mourants.

N’osant combattre de près son redoutableennemi, Phinée lui lance un second javelot, qui s’égare et vapercer Idas, Idas, qui, malgré lui témoin du combat, n’avait pascombattu. Il lance un regard terrible sur Phinée, ets’écrie :

« Puisque tu me forces à prendre unparti, défends-toi de l’ennemi que tu viens de te faire, et paie deton sang le mien par tes mains répandu ! »

Il dit, et veut lui renvoyer le fer qu’ilarrache de sa blessure ; mais le sang en jaillit avec trop deviolence ; il tombe, il expire sans pouvoir se venger.

Hoditès, qui ne reconnaît au-dessus de lui queCéphée, est abattu par Clymène ; Prothoénor, par Hypsée ;Hypsée lui-même par le Lyncide. Au milieu de cette foule au carnageéchauffée, paraît Émathion, vieillard, ami de la justice, et quicraint les dieux. Le poids des ans le rend inhabile auxcombats : il combat de la voix. Il maudit ces funestesdivisions et ces armes impies. Mais tandis que ses mainstremblantes embrassent l’autel, Chromis fait tomber sa tête dansles feux sacrés, et son âme s’exhale dans les flammes, en murmurantdes imprécations contre les meurtriers.

Phinée fait descendre chez les morts Ammon etBrotéas, qui furent portés ensemble dans le même sein, et quieussent été invincibles, si le ceste eût pu vaincre l’épée. Ilimmole Ampycus, prêtre de Cérès, dont le front est ceint du bandeausacré. Tu péris aussi, fils de Japet, toi qui n’étais pas né pourles jeux sanglants de la guerre, mais pour célébrer sur ta lyre lesdouceurs de la paix, et qui n’étais venu dans ces lieux que pourchanter l’hymen, sa fête, et ses plaisirs. Pettalus l’avait vus’éloignant de la scène du carnage, et tenant sa lyre, arme tropinutile :

« Va, dit-il, avec un ris moqueur,achever tes chants dans les enfers. »

Il le frappe alors à la tempe gauche :l’infortuné chancelle, tombe, et les cordes de sa lyre rendent unson lamentable sous ses doigts mourants.

L’intrépide Lycormas ne laisse point cemeurtre sans vengeance. D’un bras nerveux il arrache de la porteune barre de fer, et frappe Pettalus, qu’il écrase, qu’il abat,comme sous la massue tombe un jeune taureau. Pélatès, qui naquitsur les bords du Cinyps, voulait arracher un autre barreau :Corythus, qui vint de la Marmarique, perce d’un trait aigu sa main,qui reste attachée à la porte. Abas l’achève en lui perçant leflanc, et, sans tomber, Pélatès expire suspendu par la main.

On voit périr Mélanée, qui avait suivi leparti du héros, et Dorylas, le plus riche des Nasamons, quipossédait de vastes champs, d’innombrables moissons. Le fer qui l’ablessé s’arrête dans l’aine, où les coups sont mortels. Le bactrienHalcyonée, qui l’a frappé, voyant ses yeux déjà couverts des ombresdu trépas, insulte à ses derniers soupirs :

« De tant de champs dont tu fus lemaître, qu’il te reste seulement l’espace qui couvre toncorps ! »

Il dit, et s’éloignait ; mais Persée vavenger Dorylas ; il arrache de sa blessure fumante le javelotqu’il renvoie au Bactrien. Le fer l’atteint au front, le traverse,s’y fixe, et paraît également des deux côtés de la tête.

Tandis que la fortune seconde son courage, lefils de Jupiter frappe diversement Clytius et Clanis, nés d’unemême mère. Un trait fortement lancé perce les deux cuisses dupremier ; le second reçoit un javelot qu’il mord avec ragedans sa bouche sanglante. Persée immole Céladon, de Mendès ;Astrée qui doit le jour à une mère de Syrie, et dont le père estincertain ; Éthion, habile autrefois dans l’art de connaîtrel’avenir, mais qui dans ce jour n’a pu prévoir sa destinée ;et Thoactès, écuyer de Phinée ; et Agyrtès, infâme par lemeurtre de son père.

Cependant les ennemis à vaincre l’emportentpar le nombre sur ceux qui sont vaincus. À la perte d’un seul,mille sont encore acharnés. Tous combattent contre la justice,contre la foi donnée. Le héros n’a pour lui que les pleurs de sonbeau-père, de la reine, et de sa nouvelle épouse, qui remplissentle palais de vains gémissements. Leurs voix sont étouffées par lebruit des armes et par les cris des mourants. Bellone arrose desang les pénates du palais, et renouvelle sans cesse la mêlée et lafureur des combattants.

Phinée et ses mille compagnons entourent etpressent le héros. Les traits volent autour de lui, brillent à sesyeux, sifflent à ses oreilles : telle et moins épaisse est lagrêle qui tombe en hiver. Il appuie son dos contre une hautecolonne, et ne pouvant plus être surpris par derrière, tournécontre la foule, il en soutient tous les efforts. Mais à la foisl’attaquent et le pressent d’un côté Molpée, de Chaonie, de l’autrele nabathéen Échemmon. Tel qu’un tigre qui, pressé par la faim,s’il entend mugir deux troupeaux dans diverses vallées, hésite surcelui qu’il doit attaquer, et voudrait les attaquer ensemble :tel Persée, incertain s’il doit frapper à droite ou à gauche,blesse enfin Molpée au-dessus du genou ; Molpée s’éloigne, etsa fuite suffit au héros. Échemmon furieux le presse ; il veutl’atteindre à la tête ; mais dans son aveugle transport ilfrappe la colonne, le fer se brise et vole en éclat : un éclatrejaillit et se fixe dans sa gorge. Cependant la blessure n’étaitpas mortelle. Échemmon frémit ; il tend des bras suppliants auvainqueur, qui enfonce dans son flanc le glaive de Mercure.

Voyant enfin que son courage allait succombersous le nombre :

« Puisque c’est vous-mêmes qui m’yforcez, s’écria-t-il, j’emprunterai pour vous vaincre le secours del’ennemi que j’ai vaincu. S’il me reste quelque ami parmi vous,qu’il détourne les yeux ! »

Et il présente à ses ennemis la tête de laGorgone :

« Cherche ailleurs, dit Thescélus,quelqu’un qui se laisse effrayer par de vainsprodiges ! »

Et levant sa main pour lancer un trait fatal,il devient marbre, et garde son attitude. Ampyx était auprès delui : il allait frapper de son glaive le vaillant et généreuxLyncide ; son bras s’arrête immobile, et durcit étendu. Nilée,qui se vantait faussement d’être fils du Nil, et qui portait surson bouclier les sept bouches du fleuve gravées en or et en argent,s’avance sur Persée :

« Regarde, lui disait-il, les preuves dema superbe origine, et emporte aux enfers la consolation etl’honneur de mourir de ma main. »

Il ne peut achever ces derniers mots à demiprononcés. Sa bouche reste ouverte, mais ne peut plus faireentendre aucun son.

« Lâches, leur crie Éryx, ce n’est pointle tête de la Gorgone, c’est l’effroi qui glace vos cœurs et vosbras. Avancez avec moi, et faites mordre la poussière à ce jeuneaudacieux qui n’a d’autres armes que de vainsenchantements. »

Il voulait s’élancer : ses piedss’attachent à la terre ; ce n’est plus qu’un rocher inanimé,qu’un simulacre de guerrier.

Ils avaient tous mérité ce châtiment :mais un soldat qui suivait le parti de Persée, l’imprudent Acontée,regarde par hasard, au milieu du combat, la tête de la Gorgone, etsoudain il demeure immobile et transformé. Astyage, qui le croitencore vivant, le frappe de son épée, qui rebondit et rend un sonaigu ; et tandis qu’il s’étonne de ce prodige, il est marbrelui-même, et conserve dans ses traits un air de surprise etd’étonnement.

Il serait inutile de dire tous les noms desguerriers de Phinée. Deux cents restaient encore échappés au glaivedes combats : deux cents furent par la Gorgone en pierretransformés.

Phinée se repent enfin d’avoir allumé cetteinjuste guerre. Mais à quoi se résoudra-t-il ? il n’aperçoitque des simulacres inanimés, dans diverses attitudes. Il reconnaîten eux ses amis ; il les nomme, il les appelle, il invoqueleur secours. Ne pouvant en croire ses yeux, il touche ceux quisont près de lui : c’est du marbre que presse sa main. Ilrecule, il détourne la tété, et tendant à son ennemi des mainsvaincues et des bras suppliants, il s’écrie :

« Tu triomphes, Persée ! écarte levisage de ce monstre, s’il fait lui-même ces prodiges !écarte-le, je t’en conjure. Ce n’est ni la haine, ni la soif derégner qui ont armé mon bras. J’ai combattu pour une épouse. Tesdroits sont tes bienfaits ; les miens sont le temps et monamour. Je me repens d’avoir disputé ta conquête. Ô vaillant Persée,ne m’accorde plus rien que la vie. Tout le reste est àtoi. »

Il dit, et n’ose regarder celui qu’ilimplore :

« Rassure-toi, timide Phinée, répond lehéros. Je t’accorderai ce que tu demandes, ce qui est d’un si grandprix pour les lâches : tu ne périras point par le fer. Jeferai plus : tu seras un monument éternel de ma clémence. Onte verra toujours dans le palais de mon beau-père ; et monAndromède y sera consolée par ta vue de la perte d’un époux qui luifut destiné. »

Il dit, et présente la tête de la Gorgone ducôté vers lequel Phinée détournait ses regards effrayés. Phinéeveut l’éviter : sa tête et son cou se raidissent ; sesyeux sont du marbre ; ses larmes, du cristal. Il conserve sonair timide, son humble visage, ses mains suppliantes, et son frontoù reste empreinte la bassesse du crime.

Persée vainqueur revient avec son épouse danssa patrie. Il entre dans Argos ; et vengeant Acrisius, sonaïeul, trop indigne de ses bienfaits, il attaque Prétus, quil’avait chassé du trône, et qui régnait dans ses états par la forceusurpés. Ni le secours des armes, ni l’abri de ses remparts nepurent le défendre de l’aspect funeste de cette tête du monstrehérissée de serpents.

Et toi qui régnais sur les rochers deSériphos, Polydectès, que tant de hauts faits, tant de renommée, ettant de travaux n’avaient pu désarmer ; toi qui nourrissaiscontre le héros une haine immortelle (les haines injustes n’ontpoint de fin), tu voulais rabaisser sa gloire ; tu prétendaisque le vainqueur de la Gorgone se vantait d’un triompheimposteur :

« Je vais, s’écrie Persée, donner à lavérité un témoignage éclatant. Amis ! fermez lesyeux. »

Soudain il élève la tête de la Gorgone, etPolydectès n’est plus qu’un rocher de son île.

La guerrière Pallas, sœur de Persée, invisibleà ses yeux, avait jusqu’alors accompagné ses pas. Mais,s’enveloppant d’une nue épaisse, elle quitte Sériphos, laissant àsa droite et Cythnos et Gyaros. Elle plane sur les mers pourabréger sa route, découvre les murs de Thèbes, s’arrête surl’Hélicon, aborde les neuf Sœurs, et leur tient celangage :

« La Renommée a porté jusqu’à moi lamerveille de cette fontaine nouvellement sortie de la terre sousles pieds de Pégase. J’ai voulu voir ce prodige opéré par lecoursier ailé qui naquit, en ma présence, du sang de laGorgone. »

« Déesse, répond Uranie, quel que soit lemotif qui vous amène, votre présence nous est toujours agréable. LaRenommée n’a point semé un bruit mensonger. Oui, Pégase a faitjaillir cette onde merveilleuse. »

Et la muse conduit la déesse vers la sourcesacrée. Pallas admire le prodige de cette onde et de son origine.Elle visite l’Hélicon, ses bois antiques et sacrés, ses grottes,ses lits de verdure et de fleurs, et trouve les filles de Mnémosyneégalement heureuses et par leurs nobles études et par les charmesde leur séjour. Une des neuf Sœurs lui adresse alors cediscours :

« Si votre courage ne vous portait à deplus hautes entreprises, déesse, vous eussiez pu vous mêler dansnos chœurs. Oui : vous louez avec justice et nos travaux etnotre asile. Notre destin serait plus heureux, s’il était plustranquille. Mais il n’est rien que le crime n’ose tenter. Toutalarme des vierges timides, et la sacrilège audace de Pyrénée vientsans cesse se retracer à mon esprit troublé.

« Le barbare, à la tête des Thracesinhumains, s’était emparé de Daulis, des champs de la Phocide, etmaintenait ses injustes conquêtes. Nous suivions le chemin duParnasse. Il vient à nous, et nous rend les honneurs qu’on doit àdes déesses (car il nous connaissait) ; mais ses hommagesétaient trompeurs : – Filles de Mnémosyne, dit-il, arrêtez icivos pas : ne craignez rien ; entrez dans monpalais ; vous y trouverez un asile contre l’orage et la pluie(il pleuvait effectivement). Souvent les dieux ont honoré de leurprésence les simples cabanes des mortels.’

« Cédant à sa prière, et vaincues par letemps, nous entrons dans le vestibule de son palais. L’orage étaitdissipé. Vainqueur de l’Auster pluvieux, l’Aquilon chassait au loinles sombres nuages, et le ciel redevenait serein. Noussortions : Pyrénée ferme les portes, et se dispose à laviolence. Soudain, nous élevant sur des ailes, nous fuyons àtravers les airs. Le tyran étonné veut nous suivre, et monte ausommet d’une tour : – Quelque route que vous preniez, je laprendrai moi-même.’ Il dit, et, furieux, s’élance, se précipite,et, brisé dans sa chute, il arrose la terre de son sangodieux. »

Ainsi parlait la muse, lorsque l’air frémitd’un bruit confus de battements ailés, et du haut des arbres unevoix semble saluer Minerve. La déesse lève les yeux, et cherched’où partent des sons si bien articulés. Elle croit qu’une voixhumaine a frappé son oreille. C’était celle d’un oiseau ;c’était celle des pies qui, au nombre de neuf, déploraient leursnouveaux destins, et, placées sur des branches élevées, imitaientde l’homme la voix et le langage.

Minerve s’étonne et la muse reprend :

« C’est depuis peu que, vaincues dans undéfi, celles que vous entendez augmentent le nombre des oiseaux.Elles naquirent d’Évippé de Péonie, et de Piéros, qui règne sur lesriches campagnes de Pella. Évippé invoqua neuf fois Lucine, et neuffois féconde mit neuf vierges au jour. Fières de leur nombre aunôtre égal, elles traversent les villes de l’Hémonie et del’Achaïe, arrivent sur la double colline, et, par ces mots, nousdéfient au combat : – Cessez, Thespiades, cessez d’abuser parde vains accords les esprits ignorants. Osez aujourd’hui nousdisputer le prix du chant. Vous ne l’emporterez ni par votre voix,ni par votre art. Notre nombre égale le vôtre. Cédez-nous, si vousêtes vaincues, les sources d’Hippocrène et d’Aganippe ; ourecevez pour prix de la victoire les campagnes d’Émathie jusqu’auxmonts couverts de neige qu’habitent les Péoniens. Que les nymphessoient les juges du combat.’ Il était peu glorieux sans douted’accepter un tel défi ; mais il eût paru honteux de lerefuser. Les nymphes prises pour arbitres jurèrent par les fleuvesqu’elles jugeraient avec équité, et s’assirent sur des bancs derocher.

« Alors sans que le sort eût réglél’ordre du chant, celle des Piérides qui proposa le défi chante laguerre des géants, dégrade la majesté des dieux, et célèbrel’audace de leurs coupables ennemis. Elle raconte que Typhée, sortides entrailles de la terre, porta la terreur aux plaines del’éther ; que les dieux prirent la fuite, et ne s’arrêtèrentqu’aux sept bouches du Nil. Elle ajoute que, toujours poursuivispar ce monstrueux enfant de la Terre, les immortels effrayés sedérobèrent à sa fureur, sous les formes de divers animaux. Jupiter,dit-elle, devint le chef de ce troupeau ; et c’est depuis cetemps que la Libye, lui donnant des cornes recourbées, l’adore sousle nom d’Ammon. Le dieu de Délos prit la noire figure d’uncorbeau ; Bacchus se cacha sous la forme d’un bouc ; onvit Diane se changer en chatte ; et Junon en génisse. Vénus secouvrit de l’écaille d’un poisson, et Mercure emprunta les traitset l’aile de l’ibis.

« C’est ainsi que la fille de Piéruschanta sur sa lyre la guerre des géants. Les nymphes nousinvitèrent à commencer nos concerts… Mais peut-être, déesse, unsoin plus important vous appelle loin de nous. »

« Non, répond l’immortelle ; répétezfidèlement ce que vous chantâtes ; et elle s’assied sous lesombrages verts. »

La muse reprend :

« Une seule de nous, ce fut Calliope,soutint l’honneur du combat. Elle se lève, et ceignant de lierreses cheveux flottants, ses doigts légers préludent savamment surles cordes de sa lyre. Elle chante, et sa voix harmonieuse s’unit àses brillants accords.

– Cérès inventa le soc qui déchire et fécondela terre. L’homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plusdoux, et ses premières lois. Nous devons tout aux bienfaits deCérès. C’est elle que je vais chanter. Puissent mes vers êtredignes de la déesse ! certes, la déesse est digne de mesvers.

‘L’île de Trinacrie couvre le vaste corps d’ungéant foudroyé par Jupiter. L’orgueilleux Typhée, qui dans sonaudace osa lui disputer l’Olympe, gémit et souvent s’agite en vainsous cette énorme masse. Sur sa main droite est le cap dePéloros ; sur sa gauche, le promontoire de Pachynos ; surses pieds, l’immense Lilybée. L’Etna charge sa tête. C’est par lesommet de ce mont que sa bouche ardente lance vers les cieux desflammes et des sables hurlants. Il lutte pour briser ses fers. Ilveut secouer les cités, les montagnes qui l’écrasent ; et laterre tremble jusqu’en ses fondements. Pluton lui-même craintqu’elle ne s’entrouvre, et que le jour pénétrant dans son empiren’épouvante les ombres dans l’éternelle nuit.

‘Il descend de son trône ténébreux. Ilparcourt la Sicile, guidant les noirs coursiers qui sont attelés àson char ; il examine avec soin les fondements de l’île. Toutlui paraît solide. Aucun danger ne le menace, et sa terreurs’évanouit. Du haut du mont Éryx, Vénus aperçoit le monarque errantdans la plaine ; elle embrasse son fils, et lui dit : – Ôtoi, mon appui, ma puissance, et ma gloire, Cupidon, prends cestraits qui soumettent tout à ton empire ; lance les plusrapides sur ce dieu, à qui, dans le triple partage du monde,échurent les enfers. Tu as triomphé de tous les dieux de l’Olympe,de Jupiter lui-même, des divinités de la mer, et de celui qui leurdonne des lois. Pourquoi laisserais-tu tranquille l’empire desmorts ? pourquoi n’y pas étendre ton pouvoir et celui de tamère ? Il s’agit de la troisième partie de l’univers. Déjàdans le ciel on méconnaît notre puissance ; ton autorité et lamienne s’y affaiblissent tous les jours. Ne vois-tu pas laguerrière Pallas et la déesse des forêts échapper à monpouvoir ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, nousprépare la même injure. Elle ambitionne aussi la gloire de gardersa virginité. Ah ! si je te suis chère, fais que Pluton épousesa nièce, et partage avec elle le trône des enfers !’ Vénusdit, et l’Amour a détaché son carquois. Il y prend, sous les yeuxde sa mère, un trait qu’il choisit entre mille. Il n’en est pointde plus aigu, de plus certain, de plus rapide. Il courbe l’arc surson genou : le trait acéré part, vole, et perce le cœur dufarouche Pluton.

‘Non loin des murs d’Henna est un lac profondqu’on appelle Pergus. Jamais le Caÿstre ne vit autant de cygnes surses bords. Des arbres à l’épais feuillage couronnent le lac d’unberceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La terre quebaigne cette onde paisible est émaillée de fleurs. Là règnent, avecles Zéphyrs, l’ombre, la fraîcheur, un printemps éternel ; là,dans un bocage, jouait Proserpine. Elle allait, dans la joieingénue de son sexe et de son âge, cueillant la violette ou le lis,en parant son sein, en remplissant des corbeilles, en disputant àses compagnes à qui rassemblerait les fleurs les plus belles.

‘Pluton l’aperçoit et s’enflamme. La voir,l’aimer, et l’enlever, n’est pour lui qu’un moment. La jeunedéesse, dans son trouble et dans son effroi, appelle en gémissantsa mère, ses compagnes, et sa mère surtout. Sa moisson de liss’échappe de sa robe déchirée. Ô candeur de son âge ! dans cemoment terrible la perte de ses fleurs excite encore sesregrets.

‘Cependant le ravisseur hâte sescoursiers ; il les excite et les nomme tour à tour. Il agitesur leur cou, sur leur longue crinière les rênes et le frein querouille et noircit leur écume. Il traverse les lacs profonds, lesétangs des Palices, dont les eaux bouillantes s’imprègnent dusoufre qui sort de la terre ardente ; et les champs où lesBacchiades, qui de l’île de Corinthe abordèrent en Sicile, bâtirentSyracuse entre deux ports d’inégale grandeur.

‘Entre Aréthuse et Cyané, deux écueils formentune étroite mer. C’est là qu’habite Cyané, la plus belle desnymphes de Sicile, et le lac porte son nom. Elle s’élève, de lamoitié du corps, au-dessus des eaux profondes ; elle aperçoitle ravisseur, et s’écrie : – Vous n’irez pas plus loin. Vousne pouvez, en dépit de Cérès, être l’époux de sa fille. Il fallaitla demander, et non la ravir. Moi-même (si pourtant il m’est permisde faire cette comparaison) je fus aimée d’Anapis, et je l’épousai,vaincue par ses prières, et non par cet effroi dont la jeune déesseest saisie.’ Elle dit, et étendant ses bras, elle s’oppose à sonpassage. Le fils de Saturne ne peut plus retenir sa colère. Illance d’un bras nerveux son sceptre dans le fond du lac ; laterre frappée reçoit le char dans ses flancs, et lui ouvre lechemin des enfers.

‘La nymphe gémit et se plaint de l’enlèvementde Proserpine, et des droits violés de son onde. Elle conserve ensecret dans son cœur une douleur que le temps ne peut guérir. Ellese fond en pleurs et se dissout dans les mêmes eaux dont elle futla divinité. Alors on eût vu tous ses membres s’amollir, ses osdevenir flexibles, ses ongles perdre leur dureté ; ses blondscheveux, ses doigts légers, ses jambes et ses pieds délicats, sechanger en limpides canaux ; ses épaules, son dos, ses flancs,et son sein, s’écouler en ruisseaux. Ce n’est plus du sang, c’estde l’eau qui court dans ses veines ; et de la nymphe de l’ondeil ne reste plus rien que la main puisse presser.

‘Cependant, alarmée du sort de sa fille, Cérèsla cherche en vain. Elle erre par toute la terre et sur toutes lesmers, soit que l’Aurore, aux cheveux brillants de rosée, paraisse àl’orient, soit que Vesper ramène de l’occident le silence et lesombres. Elle allume aux feux de l’Etna deux flambeaux de sapin dontla lumière guide ses pas empressés dans les froides ténèbres de lanuit : et dès que le soleil a fait pâlir les étoiles, elledemande sa fille, et jusqu’au retour du soir la redemandeencore.

‘Un jour qu’épuisée de fatigue et dévorée parune soif ardente, elle ne trouvait aucune onde propice à ses vœux,le hasard découvre à ses yeux le chaume d’une cabane. Elle frappe àson humble entrée ; une vieille paraît, et voit la déesse quilui demande une eau pure pour se désaltérer. Aussitôt elle luiprésente un breuvage d’orge et de lait qu’elle avait préparé.Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant au cœur dur laregarde avec audace, s’arrête devant elle, et rit de sonavidité.

‘Cérès ne peut souffrir cette insulte et jettesur l’enfant, qui parle encore, le reste de son breuvage. Au mêmeinstant, son visage se couvre de taches légères. Ses bras amincisdescendent vers la terre. Une queue termine son corps, qui serétrécit, pour qu’il ne puisse nuire. Il est changé en lézard. Lavieille en pleurs s’étonne de ce prodige ; elle veut letoucher ; mais il rampe, il fuit, il se cache dans des trousobscurs ; et les taches sur sa peau, semées comme autantd’étoiles, lui ont fait donner le nom de Stellion.

‘Je ne dirai point quelles terres, quellesmers, parcourut la déesse. L’univers manqua bientôt à sesrecherches vaines. Elle revient enfin dans la Sicile ; ettandis qu’elle s’informe toujours du destin de sa fille, ellearrive au lac de Cyané. Si cette nymphe eût conservé sa premièreforme, elle aurait tout raconté ; mais elle n’a plus nilangue, ni voix. Elle donne cependant des indices certains. Ellemontre à la déesse la ceinture de sa fille qui, tombée par hasarddans ces ondes sacrées, paraît encore à leur surface, et flotte àreplis sinueux.

‘Cérès la reconnaît ; et comme si alorselle recevait la première nouvelle de la perte de sa fille, ellearrache ses cheveux épars, elle frappe et meurtrit son sein.Ignorant en quel lieu de la terre est Proserpine, elle maudit laterre entière, accuse son ingratitude, et la déclare indigne de sesbienfaits. Elle accable surtout de sa haine la Sicile, où elle atrouvé les premières traces de son malheur. De sa main irritée ellebrise le soc et les instruments du laboureur. Elle frappe de mortle bœuf agricole, le colon innocent ; et, corrompant lesgermes, elle ordonne aux champs d’étouffer ceux qui leur sontconfiés. Ainsi la Sicile perd sa fertilité, si célèbre dans lemonde. Les semences périssent en naissant, brûlées par les feux dusoleil, ou inondées par des torrents de pluie. Les astres et lesvents exercent de funestes influences. D’avides oiseaux dévorentles grains que l’on confie à la terre ; et l’ivraie, lechardon, et l’herbe parasite, détruisent les moissons.

‘Cependant Aréthuse élève sa tête au-dessus deses ondes. Elle écarte de la main les cheveux humides quicouvraient son visage, et s’écrie : – Mère des fruits de laterre, mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans toutl’univers, suspendez vos vengeances cruelles : cessez deravager une contrée qui n’a point mérité votre courroux. Elle esttoujours fidèle à vos lois, et c’est en dépit d’elle que son seins’est ouvert au ravisseur. Ce n’est point ici pour ma patrie quej’implore votre pitié. Étrangère dans cette île, Pise m’a vunaître, et je tire mon origine de l’Élide. Je voyage dans laSicile ; mais cette terre m’est plus chère qu’aucuneautre ; j’y ai transporté mes pénates ; j’y ai fixé mademeure. Ô déesse ! daignez l’épargner, et calmez votrecourroux. Lorsque vous serez libre d’inquiétudes, et que votrefront sera moins chargé de soucis, je vous raconterai comment, dusein de la Grèce, mon onde se fraie sous les mers, vers l’Ortygie,une route nouvelle. La terre m’ouvre son sein, je coule à traversses cavernes profondes, et je reparais enfin dans ce lieu, où jerevois le ciel si longtemps caché à mes regards. En traversant cesroutes obscures et voisines des gouffres du Styx, j’ai vuProserpine. La tristesse et l’effroi sont encore empreints sur sonvisage ; mais elle règne dans l’empire des ombres, et elle estla puissante épouse du roi des enfers.’ À ce discours, la déesseétonnée, pareille au marbre que travailla le ciseau, reste sansmouvement. Le dépit et la colère succèdent enfin à son égarement.Elle monte sur son char, qui l’emporte au céleste séjour, ets’arrêtant devant Jupiter, le visage baigné de larmes, les cheveuxépars : – Souverain des dieux, dit-elle, je viens t’implorerpour mon sang et pour le tien. Si tu n’as point pitié d’une mère,que du moins ma fille puisse toucher le cœur de son père. Ne lapunis point de me devoir le jour. Je la retrouve enfin cette filleque j’ai si longtemps cherchée, si pourtant c’est la retrouver qued’être plus certaine de l’avoir perdue ! si c’est la retrouverque de savoir où elle est ! Je puis pardonner à Pluton, pourvuqu’il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n’est plus àmoi ! ta fille ne peut être la proie d’un ravisseur.’

‘Jupiter lui répond :

– Proserpine est le gage de notre amour, etl’objet commun de nos soins les plus chers. Mais, s’il faut donneraux choses leur véritable nom, l’action de Pluton est, non pas unoutrage, mais un excès d’amour. Si vous consentez à son hymen, ungendre tel que lui ne saurait nous faire rougir. Sans parler de sesautres avantages, n’est-ce pas assez pour lui d’être frère deJupiter ? Mais que lui manque-t-il ? il ne le cède qu’àmoi ; et ma puissance absolue, je ne la dois qu’au sort. Sicependant vous persistez à vouloir arracher votre fille de sesbras, elle peut encore vous être rendue, pourvu qu’elle n’ait goûtéà aucun fruit dans les enfers. Tel est l’arrêt des Parquesinflexibles.’

‘Il dit, et Cérès croit déjà ramener sa fillede l’empire des morts ; mais les destins s’opposent à sesvœux. La jeune déesse a déjà manqué aux conditions prescrites.Tandis qu’elle erre à l’aventure dans les jardins de Pluton, ellecueille une grenade, en tire sept grains, et les porte à sa bouche.Ascalaphus est seul témoin de cette action de la déesse. On ditqu’une des nymphes les plus célèbres de l’Averne, Orphné, lui donnale jour dans un antre sombre qui baigne l’Achéron, son amant.Ascalaphus a vu Proserpine, il la décèle, et lui ôte ainsi toutespoir de retour.

‘La reine de l’Érèbe gémit, et change en unvil oiseau son profane délateur. Elle arrose sa tête de l’eau duPhlégéthon ; et sa tête ne montre plus qu’un bec crochu, desplumes, et de grands yeux. Il se dépouille de sa formenaturelle ; il s’élève nonchalamment sur des ailes jaunâtres.Sa tête grossit, ses ongles s’allongent et se recourbent. Il agitepesamment le plumage qui couvre ses bras engourdis. Hideux hibou,oiseau des ténèbres, il n’annonce que des malheurs ; il neprésente aux mortels que de sinistres présages.

‘Ascalaphus peut paraître avoir mérité ce prixde son indiscrétion. Mais vous, fille d’Acheloüs, d’où vousviennent, avec un visage de vierge, ces pieds d’oiseaux et cesailes légères ? Serait-ce, ô doctes Sirènes, parce que,fidèles compagnes de Proserpine, vous suiviez ses pas lorsque dansles campagnes d’Henna elle cueillait les fleurs du printemps ?Après avoir vainement parcouru toute la terre pour retrouver ladéesse, vous voulûtes la chercher sur les vastes mers, et vousimplorâtes des ailes. Vous éprouvâtes des dieux faciles. Ilsexaucèrent vos vœux, et pour conserver vos chants, dont la mélodiecharme l’oreille, ils vous laissèrent des humains les traits et lelangage.

‘Cependant, arbitre équitable des différendsde Pluton et de Cérès, Jupiter entre elle et lui veut partagerl’année. Il ordonne que Proserpine prenant place tour à tour parmiles divinités des deux empires, accorde six mois à sa mère, et sixmois à son époux. Alors le calme renaît dans l’âme de Cérès, et sonvisage a repris son auguste sérénité. Son front, qui eût puparaître nébuleux même au sombre monarque des enfers, s’estéclairci, pareil à l’astre du jour qui sort vainqueur des nuagesqui le cachaient, et reparaît avec tout son éclat.

‘Maintenant qu’elle a retrouvé sa fille, ladéesse, satisfaite et tranquille, veut savoir, ô belle Aréthuse,pourquoi tu quittas l’Élide, pourquoi tu devins une sourcesacrée.

‘La naïade élève sa tête au-dessus de sesondes, et ses ondes se taisent à son aspect. Elle presse sous sesdoigts son humide chevelure, et d’Alphée raconte ainsi lesanciennes amours :

– Je fus une des nymphes de l’Achaïe. Nulle nefut plus habile à chasser dans les forêts, à tendre des filets.Quoique je n’eusse jamais ambitionné les éloges qu’on donne à labeauté, quoique la réputation de mon courage me suffit, on vantaitcependant mes appas ; mais mon innocence me faisait rougir deces avantages, dont les nymphes tirent vanité, et le don de plairepassait pour un crime à mes yeux.

Un jour, je m’en souviens, je revenais de laforêt de Stymphale, accablée du poids des chaleurs, que rendaientplus pesant les travaux pénibles de la chasse ; je trouve unruisseau dont l’onde, qui paraît immobile, erre lentement sansmurmure, et permettait à l’œil de compter les cailloux que couvreson limpide cristal. Son cours est presque insensible ; et devieux saules, de hauts peupliers, qu’entretient sa fraîcheur,l’abritent de leur ombre. Je m’approche de ses bords. Je mets unpied dans l’onde ; j’y descends ensuite jusqu’aux genoux. Jedétache enfin mes vêtements légers ; je les suspends sur unsaule courbé, et je me plonge dans les flots. Mais tandis que demes mains je frappe l’onde, et l’agite, et la divise dans mes jeux,je ne sais quel murmure semble sortir du fond des eaux : jefrémis, et, dans mon effroi, je m’élance sur le bord le plusprochain.

« Où fuyez-vous, Aréthuse ? s’écrieAlphée, d’une voix sourde, du sein des flots : oùfuyez-vous ? » répéta-t-il encore. Je m’échappe nue etcraintive. J’avais laissé mes vêtements sur la rive opposée. Alphéeme poursuit et s’enflamme ; et l’état où il me voit semble luipromettre un triomphe facile.

Cependant je hâte ma fuite ; il précipiteses pas. Ainsi, d’une aile tremblante, la timide colombe fuitdevant le vautour ; ainsi le vautour effraie et poursuit latimide colombe. Je cours jusqu’aux murs d’Orchomène, au-delà dePsophis. Je traverse le mont Cyllène, le Ménale, le froidÉrymanthe, et j’arrive dans l’Élide. Alphée dans sa course n’étaitpas plus rapide que moi, mais nos forces étaient trop inégales. Jene pouvais soutenir longtemps mes efforts, il pouvait encorecontinuer les siens. Cependant je courais à travers les campagnes.J’avais franchi des montagnes ombragées de forêts, des ravins, desrochers, et des lieux qui n’offraient aucun chemin.

Le soleil était derrière moi. Bientôtj’aperçois une ombre qui s’allonge et devance mes pas. J’aurais pula croire une illusion née de mon effroi. Mais j’entendais surl’arène ses pas retentissants. Déjà son haleine brûlante et presséeagitait mes cheveux. J’allais succomber à ma lassitude :

« O toi, Diane, m’écriai-je, entends mesvœux ! protège une de tes nymphes, s’il est vrai que souventtu me donnas à porter ton arc et ton carquois ! »

La déesse entend ma prière, saisit une nueépaisse, et la jette autour de moi. Alphée me cherche en vain. Ilne me voit plus ; il ignore où je suis. Deux fois il fait letour du nuage qui me dérobe à ses regards. Deux fois ils’écrie :

« Aréthuse ! ô Aréthuse ! oùêtes-vous ? »

Quel fut alors mon effroi ! Telle est labrebis lorsqu’elle entend le loup frémir autour de sonétable : tel le lièvre timide qui, caché dans un buisson, voitla meute ennemie, et n’ose faire aucun mouvement.

Cependant Alphée persiste. Il n’aperçoitau-delà de la nue, au-delà de ce lieu, aucune trace de mes pas. Ilne s’éloigne ni de ce lieu, ni de la nue. Tout à coup une froidesueur se répand sur mes membres affaissés. L’onde coule de tout moncorps, elle naît partout sous mes pas. Mes cheveux se fondent enrosée, et je suis changée en fontaine, en moins de temps que jen’en mets à vous le raconter. Mais Alphée m’a bientôt reconnue danscette onde qu’il aime encore. Il dépouille les traits mortels dontil s’était revêtu. Il redevient fleuve, et veut mêler ses flotsavec les miens. Diane ouvre la terre. Je poursuis secrètement moncours dans ses antres obscurs, roulant vers l’Ortygie qui m’estchère, puisqu’elle porte le nom de la déesse qui vint à monsecours ; et c’est dans cette île que je reparais au jour pourla première fois.’

‘Ainsi parle Aréthuse ; et la déesse desmoissons attelle deux dragons, les soumet au frein, s’élance surson char rapide, et le faisant rouler entre le ciel et la terre,dans le vague des airs, descend dans la ville consacrée à Minerve.Elle confie son char au jeune Triptolème, et lui remettant dessemences fécondes, elle lui commande de fertiliser les champs quele soc a retournés jadis, et ceux dont le soc n’ouvrit jamais lesein.

‘Déjà Triptolème avait traversé dans les airset l’Europe et l’Asie. Il descend dans la Scythie, au palais deLyncus. Lyncus régnait dans ces contrées. – Quel est, lui dit ceprince, le motif de ton voyage ? quel est ton nom ? etquelle est ta patrie ?’

– Triptolème est mon nom ; la célèbreAthènes est ma patrie, lui répond l’étranger. Je ne suis venu nipar terre, à travers de longs chemins, ni sur un vaisseau quisillonna les mers : je me suis ouvert un passage dans lesplaines de l’éther. J’apporte avec moi les dons de Cérès, qui,confiés aux champs, produisent une nourriture salutaire etd’abondantes moissons.’

‘Le barbare, jaloux d’une pareille découverte,et voulant en usurper l’honneur, reçoit Triptolème dans sonpalais ; et tandis que le sommeil le livre sans défense, ill’attaque le fer en main. Il allait achever son crime : Cérèsle change en lynx, et ordonne au jeune Athénien de remonter sur sonchar, et de le guider dans les airs.’

« Calliope avait fini ses chants. Lesnymphes, d’une voix unanime, décernent le prix aux déesses del’Hélicon. Les Piérides vaincues murmurent l’injure et l’outrage. –Puisque, reprit la Muse, c’est peu pour vous d’avoir déjà mérité,par votre défi téméraire, un légitime châtiment, et que vous osezencore ajouter l’insulte à l’audace, la patience n’est plus ennotre pouvoir ; et justement irritées, nous saurons vous puniret nous venger.’

« Elles écoutaient nos menaces avec unris moqueur. Mais voulant joindre à la violence de leurs clameursdes gestes insolents, elles aperçoivent des plumes croître surleurs doigts et sur leurs bras. Elles voient leur bouche se durciren un bec allongé. Déjà changées en oiseaux, elles voulaientmeurtrir leur sein, elles battent des ailes, et s’élèvent dans lesairs. Elles vont se percher sur les arbres, et transformées enpies, elles ont conservé leur caquet indiscret et leur cri rauqueet babillard. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer