Les Métamorphoses

Chant 9

 

Cependant Thésée veut connaître la cause del’outrage fait au front d’Achéloüs. Le fleuve de Calydon soupire,et relevant ses longs cheveux négligés sur un front couronné deroseaux :

« Que me demandez-vous ?dit-il ; et quel est le vaincu qui ne souffre à parler de sadéfaite ? J’en parlerai pourtant, puisqu’il s’agit d’uneentreprise où il fut moins honteux de succomber que glorieuxd’avoir osé combattre. Le grand nom de mon vainqueur me console dema disgrâce.

« Peut-être avez-vous entendu parler deDéjanire. Aucune mortelle ne l’égalait en beauté. Elle fut l’objetdes vœux d’un grand nombre d’amants. Je parus avec tous mes rivauxdans le palais de son père : – Accepte-moi pour gendre,m’écriai-je, ô fils de Parthaon !’ Hercule fait la mêmedemande, et tous les prétendants se retirent. Je reste seul avec lehéros. Il alléguait pour titre le sang de Jupiter, la renommée deses travaux, tous les dangers dont Junon menaça sa vie, et qu’ileut la gloire de surmonter.

– Un dieu, dis-je à mon tour, pourrait-ilsans honte céder à un mortel (car Alcide n’était pas encore assisau rang des dieux) ? Je suis le roi des eaux qui, dans leurcours sinueux, arrosent votre empire. En moi vous n’aurez point ungendre venu vers vous d’un rivage étranger. J’habiterai dans vosétats ; j’en fais moi-même partie. Mes vœux seraient-ils doncrejetés parce que Junon ne me hait pas, et qu’elle ne m’impose nisupplices, ni travaux ? Et toi, rival orgueilleux, tu tevantes d’être le fils d’Alcmène ; mais ou Jupiter n’est paston père, ou il l’est par un crime. En lui attribuant ta naissance,tu déshonores celle qui te donna le jour. Choisis, ou d’être unimposteur, en soutenant la fable de ton origine, ou de publiertoi-même la honte de ta mère.’

« Tandis que je parlais, Alcide meregardait d’un œil enflammé ; et maîtrisant à peine la fureurqui l’anime, il répond : – Je sais me battre, et nondiscourir. Tu peux me vaincre par ta langue, je triompherai de toipar mon bras !’ Et soudain, il s’apprête au combat. Après messuperbes discours, pouvais-je reculer ? Je rejette ma robeverdoyante ; déjà mes muscles sont tendus, mes poingsarrondis, et lutteur intrépide, j’attends mon ennemi.

« À pleines mains de poussière il mecouvre. Je jette en même temps sur lui un sable léger. Soudain ilme presse de toutes parts ; tantôt à la tête, tantôt auxflancs, il me saisit, ou semble me saisir. Défendu par mon poids,je résiste et rends ses efforts inutiles. Je suis comme un rocherqui, battu par les flots en courroux, reste immobile, par sa masseaffermi. Nous nous éloignons pour reprendre haleine ; nousnous rapprochons avec une nouvelle ardeur. Résolus de ne plusreculer, nous tenons ferme sur l’arène. Mes pieds touchent sespieds, mes doigts ses doigts ; mon front heurte son front.Tels j’ai vu deux taureaux fougueux s’entrechoquer dans la plaine,tandis que la génisse, prix du combat, paisible attend son superbevainqueur. Les troupeaux regardent avec effroi cette lutteterrible, incertains auquel des deux rivaux appartiendra l’empiredu bocage.

« Trois fois, mais sans succès, Herculeveut délivrer sa poitrine, que sur la mienne je tiens fortementpressée. Par un quatrième effort, il me repousse, dégage sesbras ; et soudain (puisque je dois tout dire), il me surprend,me retourne, s’élance sur mon dos, et (vous pouvez m’en croire, jene cherche point dans ce récit une gloire vaine) je crus sentir surtout mon corps le poids d’une montagne. Inondé de sueur, j’arracheenfin mes bras des nœuds que ses bras nerveux formaient autour demoi. Il me presse sans relâche ; épuisé de lassitude, je nepuis reprendre haleine. Il me saisit à la gorge : jechancelle, je touche du genou la terre, et je mords lapoussière.

« J’allais succomber dans cette lutteinégale. J’appelle la ruse à mon secours, et, sous les traits d’unénorme serpent, je veux tromper et vaincre mon rival. En longsanneaux mon corps roule et s’élance. Ma langue brille armée d’untriple dard, et fait entendre d’horribles sifflements.

« Le héros sourit, et se moquant de monartifice : – Achéloüs, dit-il, ce fut un des jeux de monberceau d’étouffer des serpents. Quand tu les surpasserais tous engrandeur, pourrais-tu te comparer à l’hydre que je domptai dans lesmarais de Lerne ? Elle tirait de nouvelles forces des coupsque je lui portais. Dragon aux cent têtes, quand j’en abattais une,elle était sur-le-champ remplacée par deux autres plus terriblesencore. Je domptai ce monstre, qui, toujours entier, se multipliaitsous le fer, devenait plus terrible par ses défaites, et il expirasous l’effort de mon bras. Qu’oses-tu donc prétendre, lorsque tecachant sous la forme vaine d’un serpent, tu veux employer contremoi des armes qui te sont étrangères ?’

« Il dit : ses doigts saisissent moncou, le meurtrissent, et je me sens pressé comme par des tenailles.Je fais de vains efforts pour m’échapper. Une seconde fois vaincusous cette forme, il m’en restait une troisième à prendre :c’était celle d’un taureau puissant ; je la revêts, et jerecommence le combat. Hercule se porte sur mes flancs, jette autourde mon cou ses bras nerveux : je l’entraîne, et, sans lâcherprise, il me suit, saisit de mon front la corne menaçante, mecourbe, me renverse à ses pieds, me roule sur l’arène. Ce n’étaitpas assez : tandis qu’il me tient par les cornes, il en romptune, et l’arrache de mon front. Les naïades l’ayant remplie defruits et de fleurs, la consacrèrent, et elle devint la corned’abondance. »

Le dieu finissait le récit de ces combats,lorsque, semblable à Diane, une des nymphes qui le servents’avance, la robe retroussée et les cheveux flottants. Elle apportecette corne féconde, et par elle de tous les trésors de Pomonecouronne le banquet.

Cependant la nuit a replié ses voilessombres ; et dès que les premiers rayons du soleil éclairentla cime des coteaux, Thésée et ses compagnons partent, sansattendre que le fleuve débordé roule ses flots tranquilles etsoumis. Achéloüs replonge dans l’onde son front désarmé.

Le souvenir de son malheur l’affligeencore ; cependant, sous des couronnes de saule et de roseaux,il peut du moins déguiser son injure.

Mais toi, farouche Nessus, qui aimas aussi labelle Déjanire, tandis que tu fuyais avec elle, Hercule t’atteignitd’une flèche rapide, et tu péris victime de ton amour. Le fils deJupiter retournait aux murs thébains avec sa nouvelle épouse ;il était arrivé sur les bords de l’impétueux Événus, qui, grossipar les pluies d’hiver, roulant ses flots tournoyants, opposait auxvoyageurs sa terrible barrière. Tranquille pour lui-même, le hérostremblait pour Déjanire. Nessus se présente ; fier de saforce, et connaissant tous les gués du fleuve :

« Alcide, dit-il, confiez à mes soins lafille d’Oenée ; je la porterai sur l’autre rive, tandis que,surmontant les flots, vous pourrez nous rejoindre à lanage. »

Hercule lui remet son épouse pâle de crainte,redoutant et le fleuve et le centaure qui la portait. Alors lehéros, chargé de son pesant carquois et de la peau du lion de Némée(car sur le bord opposé il avait déjà jeté son arc et samassue) :

« Si des fleuves, dit-il, m’ont cédé lavictoire, osons les vaincre encore. »

Il ne balance plus, et, sans chercherl’endroit où l’onde a moins de violence, il lutte contre sesefforts : il les surmonte ; et déjà il était sur l’autrerive ; il relevait son arc, lorsqu’il entend les cris deDéjanire. Nessus ravissait le dépôt, qui lui fut confié :

« Arrête, crie Hercule : oùt’entraîne une téméraire confiance dans ta course rapide ?C’est à toi que je parle, centaure Nessus : arrête, etrespecte mon bien ; et si, sans égard pour moi, tu persistesdans ton dessein, que la roue infernale de ton père t’apprenne dumoins à éviter des amours criminelles ! En vain tu prétendsm’échapper ; en vain tu comptes sur la vitesse de tespieds : ce n’est pas avec les miens que je songe àt’atteindre, mais c’est avec mon arc et ce trait qui va tefrapper. »

Il dit : l’arc siffle, et le trait asuivi sa parole ; il atteint le centaure fuyant, perce sondos, et traverse son sein : Nessus avec effort le retire. Lesang jaillit de sa double blessure, et se mêle aux poisons del’hydre dont le dard est souillé :

« Ah ! du moins, dit-il en lui-même,ne mourons pas sans vengeance ! »

Et il donne à Déjanire sa tuniqueensanglantée, comme un don précieux qui peut fixer le cœur de sonépoux.

Plusieurs années s’écoulèrent. Les grandstravaux d’Alcide avaient rempli la terre de sa gloire et fatigué lahaine de Junon. Vainqueur du roi d’Oechalie, le héros préparait unsacrifice à Jupiter, quand la déesse aux cent voix, qui se plaît àmêler la fiction à la vérité, et s’accroît par ses mensonges,messagère indiscrète, vient t’annoncer, ô Déjanire, que ton épouxinfidèle est retenu auprès d’Iole par un indigne amour.

Déjanire aimait, elle fut crédule. Effrayée dubruit de ces nouvelles amours, elle pleure, et ses larmesnourrissent d’abord sa douleur. Mais bientôt :

« Pourquoi pleurer, dit-elle ? marivale triomphera de mes pleurs. Elle approche : hâtons-nous.Employons, tandis qu’il en est temps, quelque moyen nouveau ;et qu’une autre n’occupe pas encore le lit de mon époux. Dois-je meplaindre ou, me taire, retourner à Calydon, ou rester en ceslieux ? abandonnerai-je ce palais pour n’être pas un obstacleà des feux criminels ? Non, je dois me souvenir, ôMeléagre ! que je suis ta sœur. Peut-être préparé-je uncrime ! peut-être, en perçant le sein de ma rivale, mavengeance y montrera-t-elle ce que peut dans sa fureur une femmeoutragée ! »

Son âme flotte incertaine entre milleprojets ; elle s’arrête enfin à celui d’envoyer au héros larobe que le centaure a teinte de son sang, et qui rallumera desfeux peut-être mal éteints. Elle confie ce tissu à Lichas, qui n’enconnaît point le danger. Imprudente ! elle ignore elle-mêmequ’il doit bientôt rouvrir la source de ses pleurs.Infortunée ! elle ordonne à Lichas, elle le prie de porter àson époux ce funeste présent. Il le reçoit sans défiance, et duvenin de l’hydre il couvre ses épaules. Il versait sur des feuxnouvellement allumés l’encens qui montait, avec sa prière, au trônede Jupiter ; il faisait des libations de vin sur le marbre del’autel. Soudain les feux sacrés échauffent le venin qui circuledans ses veines, et pénètre tout son corps. Quelque temps la grandeâme d’Alcide souffre sans gémir un mal si violent ; maisenfin, vaincu par la douleur, il repousse l’autel, et remplit deses cris terribles les forêts de l’Oeta.

Il veut soudain rejeter cette robefatale ; mais partout où il la déchire, il déchire sachair ; et, sans horreur, peut-on le raconter ! Ce tissus’attache à son corps, il se colle à sa peau ; Alcide ne peutl’arracher sans dépouiller ses muscles, sans laisser à nu sesgrands ossements. Son sang frémit et bouillonne comme l’onde froideoù l’on plonge un fer ardent. Un poison brûlant le consume.Toujours agissants, des feux avides dévorent ses entrailles. Detous ses membres coule une sueur livide. On entend pétiller sesnerfs ; la moelle de ses os se fond et s’évapore. Enfin,levant au ciel ses bras :

« Ô Junon, jouis, s’écrie-t-il, jouis demon malheur. Barbare ! vois du haut de l’Olympe ces horriblestourments, et repais de mes douleurs ton cœur impitoyable. Ou, sije puis être un objet de pitié pour mes ennemis même (car je saistrop que tu me hais), achève ; arrache-moi une vie qui m’estodieuse, qui fut destinée à tant de travaux, et toujours par toi sicruellement poursuivie ! La mort est un bienfait que je tedemande ; il sera digne de ta haine pour moi.

« Eh ! quoi, suis-je donc levainqueur de Busiris, qui, du sang des étrangers, souillait lestemples de Jupiter ? est-ce bien moi qui étouffai dans mesbras le terrible Antée, en lui faisant perdre terre, et l’arrachantainsi aux secours que lui donnait sa mère ? Eh ! quoi, niles trois corps du pasteur d’Ibérie, ni la triple gueule du gardiendes enfers, n’ont pu effrayer mon courage ! Sont-ce ces mainsqui brisèrent les cornes du taureau des Crétois ? l’Élidea-t-elle vu mes travaux ? les ondes du Stymphale et la forêtde Parthénie en ont-elles été témoins ? est-ce moi qui, surles bords du Thermodon, enlevai le bouclier d’or de l’Amazone etles fruits de l’arbre que gardait le dragon vigilant ? sont-celà ces bras qui triomphèrent des centaures, qui terrassèrentl’affreux sanglier dans les champs d’Arcadie, et l’hydre aux têtesrenaissantes sous le fer qui les faisait tomber ?

« Ainsi qu’à leur maître farouche,n’ai-je pas donné la mort aux coursiers de la Thrace nourris desang humain, et dont les entrailles étaient remplies de membresdéchirés ? Voici ces bras qui ont étouffé le lion deNémée ! voici cette tête qui du ciel soutint le fardeau !J’ai lassé la haine de Junon sans me lasser jamais. Mais enfin ellem’envoie un nouvel ennemi que mon courage ne peut dompter, contrelequel mes traits sont impuissants. Un feu dévorant erre dans monsein, s’allume dans mes veines, et me consume tout entier. Etcependant le cruel Eurysthée est heureux ! et les mortelsosent croire qu’il existe des dieux ! »

Il dit, et prend sa course dans les bois del’Oeta, tel qu’un tigre qui porte en ses flancs le javelot qui ledéchire, et dans sa furie cherche le chasseur tremblant qui l’ablessé. Tantôt vous l’eussiez vu gémissant de douleur, oufrémissant de rage ; tantôt s’efforçant d’arracher sesfunestes vêtements ; tantôt déracinant, brisant les arbresdans sa colère, et s’irritant contre les monts qui retentissent deses cris ; tantôt enfin, levant des bras suppliants vers leciel où règne son père.

Bientôt il aperçoit Lichas, qui, saisi defrayeur, se cache dans le creux d’un rocher ; et la douleurarmant toute sa rage :

« N’est-ce pas toi, s’écria-t-il, toi,Lichas, qui m’apportas ce présent homicide ? n’es-tu pas lacause de ma mort ? »

Lichas tremble, pâlit, et d’une voix timideveut s’excuser en vain. Tandis qu’il parle, et qu’aux piedsd’Alcide il veut embrasser ses genoux, Alcide le saisit, et lefaisant trois fois tourner en cercle dans les airs, avec plus deforce que la baliste n’élance au loin la pierre, il le jette dansl’Eubée.

Suspendu dans l’espace, Lichas s’endurcit.Comme on dit que la pluie, par le froid condensée, en neiges’épaissit, forme des corps sphériques, et tombe en grêle sur laterre : ainsi lancé par un bras puissant, si l’on en croitl’antiquité, Lichas, que glace la terreur, et dont les membres ontperdu tout principe humide, est changé en rocher. C’est maintenant,dans les flots de l’Eubée, un écueil qui conserve les traits de lafigure humaine. Le nocher craint d’y porter ses pas, comme s’ilétait encore sensible, et l’appelle Lichas. Toi cependant, illustrefils de Jupiter, tu prépares ton bûcher, tu rassembles ces antiquestroncs que ton bras a déracinés. Tu remets au fils de Péan ton arc,ton immense carquois, et tes flèches, qui doivent une seconde foistrouver les destins d’Ilion ; et tandis que cet ami fidèleallume par ton ordre les feux qui vont te consumer, tu te placessur ce lit funèbre qu’ils embrasent, où tu étendis la peau du lionde Némée, où ta tête repose sur ta forte massue : et ton airest serein, comme si, couronné de fleurs, tu venais, heureuxconvive, prendre la coupe du festin.

Déjà de toutes parts la flamme pénètre lebûcher. Elle s’anime, éclate, se déploie, attaque le hérosinsensible à sa fureur. Tous les dieux tremblent pour le vengeur dumonde. Jupiter voit leur douleur, et, d’un front sans nuage, leuradresse ce discours :

« Habitants de l’Olympe, je m’applaudisd’être appelé le maître et le père d’un peuple reconnaissant :j’aime à voir que de mon fils la vertu vous est chère. Et quoiqu’ilne doive cet intérêt qu’à ses travaux, il ne me plaît pas moins.Mais cessez de vous troubler. Ce bûcher qui s’allume sur l’Oetadoit peu vous alarmer. Celui qui triompha de tout saura triompherde ces flammes. Il n’en sentira la puissance que dans ce qu’iltient de sa merci. Ce qu’il a reçu de moi est éternel, impassible,et ne craint point des feux l’ardeur dévorante. Je le recevrai dansle ciel dès qu’il aura quitté sa dépouille terrestre ; et jeme flatte que tous les dieux en seront satisfaits. Si cependantquelque déité voyait d’un œil jaloux ce héros assis au rang desimmortels, si elle s’indignait de la récompense que je lui dois,elle reconnaîtra du moins qu’il en est digne, et malgré ellem’approuvent. »

Tous les dieux applaudissent à ce discours.Junon même a paru l’entendre sans déplaisir ; et si le dépit acoloré ses traits, c’est lorsque, dans ses derniers mots, Jupiter,en la désignant, a condamné sa haine.

Cependant les feux du bûcher ont consumé toutce qu’ils pouvaient détruire. Il ne reste d’Alcide rien qu’onpuisse reconnaître, rien de ce qu’il tenait de sa mère ; il neconserve que ce qu’il a reçu de Jupiter. Tel qu’un serpent sembleavec sa peau dépouiller sa vieillesse, et, sous une nouvelleécaille, se ranime et brille d’un éclat nouveau, tel le grandAlcide, de l’humanité déposant la faiblesse, vit dans la meilleurepartie de lui-même, devient plus grand, et paraît revêtu de plus demajesté. Jupiter l’emporte dans les nues, sur un char attelé dequatre coursiers, et le place au rang des immortels.

Alors Atlas sentit un nouveau poids surchargerses épaules. Cependant la colère d’Eurysthée n’était pointdésarmée, et sur le fils du héros sa haine poursuivait encore lepère. Accablée sous le poids de l’âge et de l’ennui, Alcmène n’aplus qu’Iole à qui elle puisse confier ses chagrins, et raconterles exploits de son fils, dont le nom a rempli l’univers. Hyllus,qui reçut Iole des mains d’Alcide, lui avait donné son cœur et samain. Elle portait dans son sein les fruits de sa tendresse,lorsque Alcmène lui tint ce discours :

« Puissent les dieux t’être favorables,et abréger pour toi les douleurs de l’enfantement, lorsqu’au momentd’être mère, tu appelleras Lucine à ton secours, Lucine, que lahaine de Junon rendit impitoyable pour moi ! Le temps où levaillant Alcide devait naître était arrivé. Déjà le soleil entraitdans le dixième signe. Le poids extraordinaire qui chargeait monsein annonçait l’œuvre de Jupiter ; je ne pouvais le supporterplus longtemps. Mes horribles douleurs semblent se réveiller encoreen te les racontant ; car c’est en souffrir une seconde foisque de m’en souvenir.

« Pendant sept jours et sept nuits,accablée par un travail horrible, et les bras tendus au ciel,j’appelais à grands cris Lucine et les dieux qui président à lanaissance des mortels. Lucine enfin paraît, mais séduite et gagnéepar la barbare Junon, à qui elle a promis ma mort. Dès qu’elleentend mes cris, elle vient s’asseoir sur un autel antique, auxportes du palais ; et, sur ses genoux qu’elle croise, pressantses doigts entrelacés, elle prononce à voix basse, des mots secretsqui prolongent le travail et les douleurs.

« Je m’épuise en efforts. Dans mondésespoir, de vains reproches d’ingratitude accusent Jupiter.J’invoque le trépas. Mes cris auraient pu émouvoir les rochers. Lesdames thébaines sont autour de moi ; elles font des vœux, etm’adressent d’inutiles consolations.

« Une de mes esclaves, née dans unecondition obscure, la blonde Galanthis, à me servir, à me plaireconstamment empressée, soupçonne que l’implacable Junon agissaitpour me nuire ; et, tandis qu’elle va, vient, sort, et rentresans cesse, elle aperçoit la déesse sous le portique assise,entrelaçant toujours ses doigts sur ses genoux croisés : – Ôqui que vous soyez, dit-elle, félicitez Alcmène : ses mauxsont finis, elle est devenue mère.’ Lucine de dépit se lève à cesmots ; elle relâche ses genoux et ses doigts, et soudain jesuis soulagée : Hercule voit le jour.

« On dit que Galanthis ayant trompéLucine, éclata de rire ; tandis qu’elle riait encore, ladéesse irritée saisit ses blonds cheveux, la renverse, et l’empêchede se relever : soudain ses bras en jambes sont changés ;elle conserve son ancienne agilité ; elle est blondeencore ; mais elle a perdu sa première forme ; et, parceque sa bouche facilita l’enfantement d’Alcmène par un mensonge,belette, elle enfante par la bouche, et fréquente familièrement lestoits qu’habitent les mortels. »

Alcmène se tait et soupire. Elle plaint encorele malheur de cette esclave chérie ; Iole luirépond :

« Si le destin d’une étrangère exciteainsi vos regrets, combien vous gémirez en écoutant la déplorableaventure de ma sœur, si pourtant mes larmes et ma douleur mepermettent d’en achever le récit. Dryope fut l’unique fruit del’hymen de sa mère ; une autre me donna le jour. La beauté dema sœur était célèbre dans l’Oechalie. Le dieu de Delphes et deDélos, épris de ses charmes, les soumit à sa puissance. Elle pritensuite pour époux Andrémon, qu’on estimait heureux d’avoir unefemme aussi belle.

« Il est dans un vallon un lac aux bordssinueux, que le myrte couronne. Sans prévoir sa triste destinée,Dryope, que sa piété rend plus digne de regrets, était venue offriraux nymphes du vallon des guirlandes de fleurs. Elle portait à soncou suspendu, doux fardeau, son fils qui n’avait pas encoreaccompli sa première année. Elle le nourrissait de son lait. Nonloin du lac croît l’aquatique lotos, dont les fleurs imitent lapourpre de Tyr ; Dryope en cueille plusieurs qui, dans lesmains de son fils, serviront à ses jeux innocents. J’allais imiterma sœur, car j’étais avec elle, lorsque je vois tomber de cesfleurs détachées quelques gouttes de sang, et les rameaux del’arbre s’agiter et frémir. En effet, les bergers de ces contréesnous ont appris, mais trop tard, que, fuyant du dieu des jardinsl’infâme poursuite, une nymphe appelée Lotis, avait été changée encet arbre qui conserve son nom.

« Ma sœur ignorait cette aventure.Effrayée du prodige, elle veut fuir et s’éloigner des nymphesqu’elle vient d’adorer ; mais ses pieds prennent racine dansla terre ; elle travaille à les dégager, elle ne peut mouvoirque le haut de son corps. Une soudaine écorce l’enveloppe, ets’élève lentement jusqu’à son sein. L’infortunée veut de sa mainarracher ses cheveux, et sa main se remplit de feuilles qui déjàombragent son front. Amphyssos (c’est le nom qu’Eurytus, son aïeul,avait donné au fils qu’elle nourrit) sent les mamelles que sabouche presse se durcir, et leur lait tari se refuse à sa faim.

« J’étais témoin de ce spectacleaffreux ; et je ne pouvais, ô ma sœur ! te donner aucunsecours. Autant que je le pus, j’arrêtai les progrès de l’écorcecruelle. J’embrassais le tronc et ses rameaux ; et, jel’avouerai, je formais le projet de m’y cacher avec toi.

« Andrémon, son époux, et son pèreinfortuné, viennent dans le vallon. Ils cherchent Dryope ; ilsla demandent : je leur montre le lotos. Ils baisent cette tigequi palpite ; et, prosternés, ils embrassent ses racines. Ôchère sœur ! il ne restait plus de toi que ton visage. Teslarmes baignent le feuillage qui couvre ton corps ; et tandisque ta bouche ouvre encore un passage à ta voix, tu exhales dansles airs ces paroles plaintives : – Si les malheureux sontdignes de foi, j’en atteste les dieux, innocente victime, je suispunie sans être coupable, et ma vie n’a été souillée d’aucun crime.Si mes serments sont faux, que mon tronc devienne aride, et perdeson feuillage ! que je tombe sous la hache, et que je sois parle feu consumée ! Cependant détachez cet enfant de ces rameauxqui furent les bras de sa mère. Qu’une autre prenne soin de sonenfance, vienne souvent l’allaiter sous mon ombrage ; qu’il yessaie ses premiers pas, ses premiers jeux ; et lorsqu’ilpourra parler, qu’il me salue du nom de mère, et qu’il dise enpleurant : Ma mère est cachée sous cette écorce. Qu’ilapprenne à craindre les lacs ; que des arbres il respecte lafleur ; et qu’il regarde ceux qui portent des fruits commeautant de divinités.

‘Cher époux, chère sœur, et vous, monpère ! adieu. Si Dryope vous fut chère, protégez mon feuillagecontre le fer et la dent des troupeaux ; et, puisque je nepuis m’incliner vers vous, soulevez-vous afin de m’embrasser ;élevez mon fils jusqu’à ma bouche, et recevez mes derniers baisers.Je ne puis en dire davantage. Je sens l’écorce légère presser moncou et monter au-dessus de ma tête. Que vos mains ne cherchentpoint à fermer ma paupière : déjà, sans votre pieux secours,l’écorce couvre mes yeux mourants.’

« Elle cesse en même temps de parler devivre ; mais l’arbre qu’elle anime conserve longtemps dans sesrameaux un reste de chaleur. »

Tandis qu’Iole raconte le triste destin de sasœur ; tandis qu’Alcmène essuie avec son pouce les larmes dela fille d’Eurytus, et qu’elle pleure elle-même en l’écoutant, unprodige nouveau les étonne et dissipe leur tristesse. Iolas s’offreà leurs yeux sous les traits qu’il eut dans son jeune âge ; àpeine un léger duvet ombrage son menton : il a retrouvé lafraîcheur et les charmes de ses premiers ans.

C’était un don qu’avait obtenu pour son amiHercule, nouvel époux d’Hébé ; et tandis que la fille de Junonveut jurer qu’elle n’accordera plus de semblables bienfaits, Thémisl’arrête, et lui dit :

« Déjà dans les murs thébains s’allumeune guerre cruelle. L’orgueilleux Capanée ne sera vaincu que parles foudres de Jupiter. Deux frères divisés périront l’un parl’autre égorgés. Amphiaraüs, devin célèbre, descendra vivant dansle séjour des ombres. Son fils, pieusement parricide, vengera samort, en plongeant un glaive impie dans les flancs maternels.Épouvanté de son crime, privé de sa raison et de sa patrie,poursuivi par les Furies et par l’ombre de sa mère, il sera errantet vagabond jusqu’à ce que la fille d’Achéloüs, Callirhoé, sanouvelle compagne, lui demande le collier d’or de sa premièreépouse : alors les fils de Phégée laveront dans son sangl’injure de leur sœur ; et, voulant hâter le jour de lavengeance, Callirhoé suppliera le puissant Jupiter d’avancer l’âgede ses enfants. Sensible à ses cris, Jupiter vous ordonnerad’exaucer sa prière, et ses fils deviendront, par vous, hommesavant le temps. »

Tandis que Thémis, qui connaît l’avenir,annonce ses oracles, un murmure confus s’élève dans l’assemblée desdieux. Ils demandent pourquoi les dons de la jeunesse ne seraientplus rendus à d’autres mortels déjà vieux, et chers à leur amour.L’Aurore gémit de la vieillesse de Tithon. Cérès se plaint de voirblanchir la tête de Iasion ; Vulcain demande que son filsÉrichthon recommence une nouvelle vie. Vénus même s’inquiète dansl’avenir, et voudrait qu’Anchise vieilli revînt au printemps de sesjours. Il n’est point de dieu qui ne s’intéresse au sort dequelques mortels. Le trouble augmente, et la sédition allaitcroissant dans le murmure, quand Jupiter fait entendre savoix :

« Si vous respectez encore ma puissance,à quels excès vous laissez-vous emporter ! Qui de vous, à songré, prétendrait asservir le destin ? C’est par lui seul qued’Iolaus les ans se renouvellent. C’est à lui seul que les fils deCallirhoé devront de passer soudain de l’enfance à la force del’âge. Cette double faveur ne peut être obtenue ni par l’ambition,ni par la force des armes. Immortels, le destin suprême vous soumetà son empire, et ce qui doit étouffer vos murmures, il m’a soumismoi-même à ses décrets absolus. Si je pouvais les changer, lavieillesse pesante cesserait de courber mon fils Éaque. Rhadamanteretrouverait son jeune âge ; et Minos, dont la vieillesseaffaiblit le pouvoir, verrait refleurir son règne avec savie. »

Il dit, et le calme renaît dans l’Olympe. Lesdieux cessent de se plaindre en voyant Rhadamante, Éaque, et Minosprès de succomber sous le fardeau des ans. Minos, qui jadis, dansla force de l’âge, avait rendu son nom redoutable à l’univers,alors accablé de vieillesse, tremblait devant le jeune fils deDéioné, l’audacieux Milet, qui, fier d’avoir Apollon pour père,envahissait les provinces de Crète, sans qu’on osât luirésister.

Ce fut toi-même, Milet, qui renonças à tesconquêtes. Tes rapides vaisseaux fendirent la mer Égée, et tufondas en Asie une ville qui porte ton nom.

C’est là que tu vis la fille du Méandre,Cyanée, qui suivait en se promenant les détours de son père. Tuaimas cette nymphe célèbre par sa beauté, et, le même jour, devotre amour naquirent Byblis et Caunus.

Que l’exemple de Byblis apprenne à fuir desfeux illégitimes. Byblis aima Caunus comme une amante et non commeune sœur. D’abord elle ne soupçonne point cette ardeur criminelle.Elle croit innocents les baisers que souvent elle donne. Ellepresse, sans défiance, son frère dans ses bras. Elle n’attribuequ’à l’amitié trompeuse les tendres transports qu’elle éprouve.Mais insensiblement son amour croît et se révèle. C’est pour Caunusqu’elle se pare ; elle désire trop de paraître belle à sesyeux. Si elle voit à ses côtés une beauté qui puisse l’emporter surelle, soudain elle éprouve un déplaisir jaloux ; mais la causede ce déplaisir lui est encore inconnue. Elle ne forme aucun désir,et cependant un feu secret la dévore. Déjà elle aime à nommerCaunus son maître ; elle hait les noms du sang qui lesunit ; et Caunus en l’appelant Byblis lui plaît davantagequ’en l’appelant sa sœur. Toutefois, tandis qu’elle veille, ellen’ose souiller son âme de pensers criminels ; mais pendant lanuit, livrée aux illusions du sommeil, elle voit souvent l’objetqu’elle adore ; elle croit unir son sein au sein de son amant.Elle dort, et pourtant, dans l’erreur d’un songe, elle rougitencore. Le sommeil fuit enfin de sa couche : elle se taitlongtemps. Elle cherche à se rappeler l’image qui séduisait sessens, et dans le trouble qui l’agite, elle laisse éclater en cesmots ses douloureux ennuis :

« Malheureuse Byblis ! que meprésagent ces trompeuses illusions de la nuit ? pourquoi cesrêves que je craindrais de voir réalisés ? Quelle que soit labeauté de Caunus, le désir est un crime. Caunus me plaît pourtant,et, s’il n’était mon frère, je pourrais l’aimer ; il seraitdigne de moi. Pourquoi suis-je sa sœur ! Ah ! du moins,pourvu que ce dangereux délire, tant que je veille, ne troublepoint ma raison, que le sommeil m’offre souvent ces illusions tropchères ! Un songe est sans témoins mais il n’est pas sansvolupté.

« Ô Vénus ! ô Amour ! quelsdoux transports ravissaient tous mes sens ! quel délireagitait mon âme ! dans quel tendre abandon il me semblaitcesser de vivre ! Ô souvenir délicieux ! illusions troprapides ! nuit sitôt écoulée, et jalouse de mon bonheur !Que ne puis-je, changeant de nom, ô Caunus, unir à toi madestinée ! Qu’il me serait doux d’être la bru de tonpère ! qu’il me serait doux de te voir gendre du mien !Plût aux dieux que tout nous fût commun, tout, excepté lanaissance ! Je te voudrais né d’un sang plus illustre que moi.Je ne sais quelle mortelle te devra le bonheur d’être mère ;mais moi, qu’un sort funeste a fait naître ta sœur, je n’aurai danstoi qu’un frère ; nous n’aurons de commun que ce qui pourjamais nous sépare.

« Que signifient donc ces visionsmensongères de la nuit ? quelle confiance dois-je ajouter àdes songes ? les songes annoncent-ils quelques présages auxmortels ? Les dieux sont plus heureux. Les dieux du moinspeuvent aimer leurs sœurs. Opis partage le lit de Saturne, sonfrère ; Téthys, sœur de l’océan, est aussi son épouse ;et le souverain des dieux, le grand Jupiter, frère de Junon, a pus’unir à elle par des nœuds légitimes. Mais les dieux ont leursprivilèges ; et sur leur exemple les mortels ne peuvent réglerleurs penchants. Étouffons donc une ardeur criminelle ; oubien, ne pouvant la vaincre, mourons avant que d’être pluscoupable. Que le tombeau soit mon lit nuptial ; et que monfrère m’y donne son dernier adieu et ses derniers baisers.

« Après tout, notre union exigerait leconsentement de tous deux ; et supposons que je la désire,elle paraîtrait peut-être un crime à mon frère. Cependant les filsd’Éole n’ont pas craint d’épouser leurs sœurs. Mais, quedis-je ? devrais-je connaître et citer ces exemples ? oùme laissé-je emporter ? Feux impurs, éloignez-vous !Aimons Caunus, mais comme on aime un frère. Si pourtant, lepremier, il eût conçu le désir de me plaire, peut-être aurais-jeété sensible à son amour. Pourquoi donc craindrais-je de lui faireun aveu que j’aurais favorablement écouté moi-même ? Maisquoi ! pourras-tu parler ? pourras-tu déclarer taflamme ? Oui, l’amour m’y contraint ; je parlerai, j’enaurai le courage : ou si la honte retient ma voix, une lettredira mon secret. »

Byblis s’arrête à cette pensée, qui fixe sonesprit incertain ; elle se relève sur son lit, et s’appuyantsur son bras gauche :

« Il le saura, dit-elle ;apprenons-lui mon amour insensé. Hélas ! que vais-jeentreprendre ? et quelle flamme brûle dans monsein ? »

Elle saisit un stylet, elle tient destablettes de cire. Elle commence et trace d’une main tremblante undifficile aveu. Elle hésite, elle écrit, et condamne ce qu’ellevient d’écrire. Elle relit, efface, change, approuve, etdésapprouve ; elle prend, rejette, et reprend ses tablettes.Elle ignore ce qu’elle veut ; elle craint ce qu’elle souhaite.Sur son front, les feux d’une passion ardente se mêlent àl’incarnat de la pudeur. Elle avait écrit le nom de sœur ;elle le voit, l’efface, et le billet fatal, ainsi corrigé, estconçu en ces mots :

« L’amante qui t’adresse des vœux pourton bonheur ne peut être heureuse que par toi. Je rougis, et jecrains de tracer mon nom. Et si tu demandes ce que je désire, jevoudrais taire ce nom, et dire mon amour. Je voudrais que mes vœuxfussent exaucés avant de te nommer Byblis. Tu n’as que trop puconnaître la blessure de mon cœur. Ma langueur, ma pâleur, mafigure, mes yeux humides de larmes, mes soupirs, mes embrassementssi fréquents et si doux, qui dans une sœur trahissaient une amante,tout a dû te parler de mon amour. Cependant, quoique la plaie demon cœur soit profonde, quoiqu’une flamme secrète le consume, j’enatteste les dieux, j’ai tout fait pour dompter cette flamme.Malheureuse ! j’ai longtemps combattu. J’ai voulu repousserses traits trop violents. Ah ! crois que ma résistance asurpassé ce qu’on pouvait attendre de la faiblesse de mon sexe. Jesuis réduite à m’avouer vaincue. J’implore ton secours ; jet’adresse mes timides vœux. Seul, tu peux perdre ou sauver uneamante infortunée. Choisis : ce n’est point une ennemie qui teprie ; c’est celle qui déjà unie à toi par le sang, désirel’être encore par des nœuds plus chers à son amour.

« Laissons à la vieillesse la science desdevoirs : qu’elle recherche ce qui est permis, ce qui estcrime et ce qui ne l’est pas ; qu’elle observe exactement ceque les lois prescrivent. L’amour et tout ce qu’il peut oserconviennent à notre âge. Nous ignorons encore ce qui estlégitime : croyons que tout l’est pour nous, et suivonsl’exemple des dieux.

« Surveillance de nos parents, soin denotre renommée, aucune crainte ne peut nous arrêter.Observons-nous, nous n’aurons rien à craindre. Sous le voile del’amitié fraternelle nous cacherons les doux larcins de l’amour.J’ai la liberté de te parler en secret. Nous pouvons nousembrasser, nous donner publiquement les baisers les plus tendres,que manque-t-il encore à mon bonheur ? Ah ! prends pitiéde celle qui t’aime, qui ose te le dire, et qui aurait retenu cetaveu, si Vénus tout entière ne s’était attachée à vaincre ses senset sa raison. Prends garde enfin qu’on ne t’accuse d’avoir voulu mamort. »

Telle est sa lettre. Sa main ne s’arrête quelorsque les tablettes sont remplies ; et sur la marge encoreelle trace une dernière ligne. Soudain avec son anneau elle scelleson crime ; elle mouille l’empreinte de ses pleurs ; carsa langue est brûlante et desséchée. Elle appelle en rougissant unde ses esclaves, et d’une voix tremblante :

« Viens, esclave fidèle, prends et porteces tablettes… »

Elle hésite, et, après un long silence, elleajoute :

« À mon frère. »

En lui donnant cette lettre, elle échappe à samain ; ce présage l’effraie ; elle envoie cependant cettelettre fatale. L’esclave saisit un moment favorable, et la remet àCaunus.

Il lit, frémit de colère, et, sans l’achever,jette cet écrit. À peine retient-il sa main levée sur l’esclavetremblant :

« Fuis, dit-il, tandis qu’il en esttemps, ministre coupable d’un odieux amour. Si ta mort n’entraînaitavec elle la honte de ma maison, ta mort eût déjà été le prix deton audace. »

L’esclave fuit épouvanté. Il rapporte à Bybliscette réponse cruelle. Byblis pâlit en l’écoutant. Un froid glacés’empare de son sein. Bientôt en retrouvant l’usage de ses sens,elle a repris ses fureurs, et sa bouche laisse échapper ces motsqu’interrompent ses soupirs et sa douleur :

« Je l’ai bien mérité. Imprudente !devais-je faire connaître de mon cœur la fatale blessure ?devais-je me hâter de confier à des tablettes un secret qu’il eûtfallu garder ? J’aurais dû, par des mots ambigus, interrogeravec art le cœur de Caunus. Il fallait, comme le pilote, consulterles vents, pour voguer sur une mère sans orages. Mais j’ai livrétémérairement ma voile à des vents inconnus ; et maintenantemportée à travers les écueils, triste jouet des flots, sur levaste océan, mon œil cherche en vain le rivage ; il n’en estplus pour moi. Mon malheur ne m’était-il pas annoncé par desinistres présages ? ces tablettes échappées à mes tremblantesmains, quand je les livrais à l’esclave, ne m’apprenaient-elles pasque mes espérances seraient trompées ; que je devais changerde jour, ou plutôt de dessein ? De dessein ! non, maisj’aurais dû choisir un jour plus favorable. Un dieu lui-mêmem’avertissait ; il me donnait des présages certains, maisj’étais emportée par un funeste égarement.

« Je devais parler moi-même, et ne pasconfier mes sentiments à de froides tablettes. Je devais allertrouver Caunus, et faire en sa présence éclater mon amour. Il eûtvu mes larmes, il eût vu les traits de son amante. Ma bouche eûtété plus éloquente qu’une lettre, interprète muet. J’aurais pu,malgré lui, l’enlacer dans mes bras, embrasser ses genoux, à sespieds prosternée lui demander la vie ; et, s’il m’avaitrepoussée, lui faire craindre de me voir expirer à ses yeux.J’aurais tout fait enfin pour triompher de ce cœur insensible, ets’il eût résisté à quelques uns de mes transports, il eût étévaincu par tous ensemble.

« Peut-être aussi, en me servantl’esclave aura manqué d’adresse. Il n’aura pas su l’aborder àpropos ; il aura pris l’instant où Caunus n’avait ni assez deloisir, ni l’esprit assez libre. Voilà sans doute ce qui m’anui ; car Caunus n’a pas été porté dans les flancs d’unetigresse. Il n’a pas sucé le lait d’une lionne. Il n’a pas un cœurde fer, de roc, de diamant. Je pourrai le toucher, je le crois.Poursuivons mon dessein. Je ne l’abandonnerai qu’avec ma vie.J’aurais dû sans doute ne pas l’entreprendre ; mais puisqu’envain je voudrais rappeler le passé, je dois maintenant achever ceque j’ai commencé ; et quand même j’y renoncerais, pourrais-jeespérer de faire oublier ce que j’osai prétendre ? Enabandonnant mon dessein, je paraîtrais n’avoir connu qu’un amourpassager. Caunus penserait que j’ai cherché à l’éprouver, que j’aivoulu lui tendre un piège. Il ne croirait jamais que j’ai parlévaincue par le dieu qui m’a remplie de ses feux, qui m’en pénètreencore. Il ne verrait que le délire de mes sens. Enfin, quoi que jefasse, il ne m’est plus possible de paraître innocente. J’ai écrit,j’ai demandé, j’ai hasardé de téméraires vœux. Quand jen’ajouterais plus rien, je serais toujours coupable. Ce qui mereste à faire est beaucoup pour le bonheur, et bien peu pour lecrime. »

Elle dit ; et tel est de sa raison ledésordre confus, que, même en rougissant d’avoir osé, elle veutoser encore. Insensée ! elle ne connaît plus rien qui laretienne, et elle ne craint pas de s’exposer à de nouveauxrefus.

Enfin, ne voyant plus de terme à cette passionfuneste, Caunus s’éloigne de sa patrie ; il fuit et sa sœur etle crime, et va bâtir, sur des bords étrangers, une ville nouvelle.Alors la fille de Milet, qu’égare un affreux désespoir, déchire sesvêtements ; et, dans sa rage, frappe et meurtrit son sein.Elle laisse éclater, elle avoue en public son délire et sa honte.Bientôt elle abandonne ses Pénates, qui lui sont odieux. Elle suitles traces d’un frère fugitif. Telle qu’une Bacchante qui, lethyrse en main, célèbre les orgies, elle parcourt les vastes champsde Bubasis et les remplit des cris terribles de sa douleur. Elleerre dans la Carie, dans la Lycie, au milieu des Lélèges guerriers.Elle avait franchi les bois du Cragos ; elle était déjà loindes bords du Xante et de la ville de Lymire, et de ce mont fameuxoù la Chimère ardente, triple monstre, offre aux yeux effrayés desmortels, le corps d’un bouc, la tête et le sein d’un lion, et laqueue d’un serpent. Enfin, lasse de ta poursuite, Byblis, tesforces sont épuisées, tu tombes sur la terre, où flottent tescheveux ; aucun cri ne sort de ta bouche, et ton front presseun lit de feuilles desséchées.

Souvent les nymphes du pays des Lélèges ontvoulu la soulever dans leurs faibles bras. Souvent elles luiconseillent d’oublier un amour malheureux. La voix de la pitié quiconsole n’arrive pas jusqu’à son cœur. Muette, attachée à la terre,ses ongles s’enfoncent dans le gazon qu’elle arrose de ses larmes.Touchées de son désespoir, les nymphes changent ses veines ensources intarissables ; et soudain, comme la gomme distille del’arbre que le fer a blessé ; comme le bitume gluant sort dela terre ; ou comme les glaçons durcis par les hivers fondentaux rayons du soleil, lorsque le printemps revient sur l’aile desZéphyrs : ainsi Byblis, toujours pleurant, se fond, s’écoule,et se change en fontaine. Sa source est au pied d’un vieuxchêne ; et dans le vallon où s’épanche son onde, elle conservele nom qu’elle portait jadis.

La renommée eût peut-être étonné de ce prodigeles cent villes de Crète, si, dans cette île même, le destind’Iphis eût permis d’admirer un prodige étranger. La ville dePhestus, voisine de celle de Gnosse, avait vu naître Ligdus, hommesans nom, d’une condition obscure, mais libre ; dont lafortune fut conforme à sa naissance, mais qui était irréprochabledans sa vie et dans ses actions. Sa femme allait devenir mère,lorsqu’il lui tint ce discours :

« Je n’ai que deux vœux à former :l’un, que tu me donnes un fils ; l’autre, que Lucine abrègepour toi les douleurs de l’enfantement. La charge d’une fille esttrop pesante ; et, dans ma misère, je ne puis la supporter. Sile sort me donne une fille… je frémis… ô nature ! pardonne… jecommande sa mort. »

Il dit, et ses larmes coulent sur son visageen donnant cet ordre barbare, et sa femme pleure en lerecevant.

Elle conjure son époux de ne pas détruirel’espoir de sa grossesse. Ses prières sont vaines, Ligdusinflexible persiste dans son dessein. Cependant Téléthuse touchaitau terme où elle doit enfanter, lorsqu’au milieu de la nuit, ettandis que le sommeil répand sur elle ses pavots, elle voit, oucroit voir s’arrêter devant sa couche, Isis, dans tout l’éclat dela pompe qui la suit. Le croissant brille sur son front, des épisdorés le couronnent. Le sceptre des rois est dans sa main. Prèsd’elle sont l’aboyant Anubis, la divine Bubastis, Apis, marqué dediverses couleurs ; le dieu dont le doigt prescrit le silence,les sistres harmonieux, Osiris, que toujours en vain on cherche surla terre, et le serpent en Égypte adoré, ailleurs étranger, quiporte un venin assoupissant. Téléthuse croit veiller, voir, etentendre. Isis lui parle ainsi :

« Ô toi qui me fus toujours chère, cessede t’affliger. N’exécute point l’ordre de ton époux ; etlorsque Lucine t’aura délivrée, quel que soit le sexe de tonenfant, ne crains pas de le conserver. Je suis une divinitésecourable ; j’exauce qui me prie. Tu ne te plaindras pointd’avoir honoré une déesse ingrate et sourde à tesprières. »

Elle dit, et disparaît avec sa suite.

Téléthuse s’éveille, et dans sa joie, levantdes mains pures au ciel qu’elle implore, elle demande l’effet dusonge de la nuit. Le terme arrive où elle va devenir mère. Elle sedélivre sans peine de son fardeau. C’est une fille qui lui doit lejour ; Téléthuse déguise son sexe ; Ligdus croit ce qu’ildésire. Une nourrice est seule confidente et complice de ce pieuxmensonge.

Cependant Ligdus croit ses vœuxaccomplis ; il rend grâces aux dieux, et donne à sa fille lenom d’Iphis, que portait son aïeul. Ce nom plaît à Téléthuse ;il est commun aux deux sexes, il ne pourra tromper lesmortels ; ainsi par un tendre artifice, l’épouse de Ligduscache le sexe de son fils.

Telle fut la beauté d’Iphis, qu’elle convenaità l’un et à l’autre sexe. Iphis avait atteint sa treizième année,et déjà son père lui destinait pour épouse Ianthé, aux cheveuxblonds, fille de Télestès, et la plus belle des vierges de Phestus.Pareil est leur âge, pareil aussi l’éclat de leurs attraits.Ensemble élevées, elles ont reçu des mêmes maîtres les mêmesleçons. Cependant un même trait les a blessées. Leur amour estégal, mais leur espoir est différent.

Ianthé, avec impatience, attend le jour oùl’hymen doit l’unir à celle qu’elle croit un amant, et qui n’estqu’une amante. Iphis aime sans espérance ; vierge, elle brûlepour une vierge ; et cet obstacle irritant son amour, etretenant à peine ses larmes :

« Quel succès, dit-elle, puis-je espéreren aimant ? quelle est cette passion étonnante, et bizarre, etnouvelle ? les dieux m’ont-ils été favorables en détournantl’arrêt de mon trépas ? et s’ils voulaient me conserver lavie, devaient-ils me donner des penchants que condamne lanature ? La génisse n’aime point une autre génisse ; lajument ne recherche point une autre jument : le bélier suit labrebis ; le cerf suit la biche ; et c’est ainsi ques’aiment les oiseaux. Dans toute la nature, l’amour unit des sexesdifférents.

« Eh ! pourquoi faut-il que jevive ! La Crète ne doit-elle donc produire que desmonstres ! La fille du Soleil fut éprise d’un taureau, mais ilétait d’un autre sexe que le sien ; et, si j’ose l’avouer, maflamme est plus furieuse et plus désordonnée. Pasiphaé put espérerdans son égarement ; et par l’artifice de Dédale, elle ne futpoint trompée dans ses infâmes amours.

« Rentre en toi-même, Iphis ;rappelle ta raison ; étouffe un amour insensé, puisqu’il estsans espoir. Tu sais quel est ton sexe, et tu ne peux toi-mêmet’abuser. Désire ce qui t’est permis, et, femme, n’aime que cequ’une femme doit aimer. L’amour vit et se soutient parl’espoir ; mais de quel espoir le tien peut-il êtrenourri ? Ce ne sont ni les soins d’un surveillant incommode,ni la vigilance d’un mari jaloux, ni la sévérité d’un père, quis’opposent à tes vœux ; Ianthé même ne te refuse rien, etcependant tu ne peux rien obtenir. Quoi qu’il puisse arriver, quandles hommes et les dieux s’emploieraient pour ton bonheur, tu nepeux être heureuse. Hélas ! tout semblait concourir au succèsde mon amour. J’ai trouvé des dieux faciles ; ils m’ontaccordé tout ce qui était possible. Mais, en vain, ce que je désireest le vœu de mon père, le vœu d’Ianthé, celui de sesparents : la nature, plus forte que les hommes et les dieux,s’oppose à mon bonheur, et n’est qu’à moi seule contraire. Le jourque j’ai dû désirer approche ; les flambeaux de l’hymen vonts’allumer. Ianthé doit être et ne peut être à moi. Nous sommes l’unet l’autre condamnées aux tourments de Tantale. Ô Junon, ô Hyménée,pourquoi viendriez-vous à cette triste solennité, où chacune denous se trouvera l’épouse, et n’aura point d’époux qui la conduiseà l’autel ! »

Elle dit, et se tait. Comme elle, Ianthébrûle. Hyménée, c’est toi que, dans ses vœux impatients, elleinvoque, elle appelle. Mais ce qu’elle désire, Téléthuse lecraint ; et pour l’éloigner, elle emploie tour à tour unefeinte langueur, et le vain présage d’un songe qui l’effraie. Maisenfin ces délais officieux ne peuvent plus se prolonger : ilne reste qu’un jour. Téléthuse détache le bandeau qui retient lescheveux d’Iphis et les siens ; et, prosternée avec sa filledans le temple d’Isis :

« Déesse, s’écrie-t-elle, toi quel’Égypte révère, que les champs de Maréotis, la ville d’Ammon,Pharos, et le Nil aux sept bouches, reconnaissent pour souveraine,sois-moi favorable, dissipe mes alarmes ! Ô déesse !c’est toi que j’ai vue dans mon humble demeure, avec toutl’appareil qui t’accompagne en ce lieu révéré. J’ai tout reconnu,ton brillant cortège, tes sistres, tes flambeaux. J’ai reçu tesordres puissants, je les ai suivis ; et si ma fille voit lejour, c’est à toi qu’elle le doit. Fais que je n’en sois pointpunie. Prends pitié d’Iphis et d’une mère infortunée. J’implore tonappui, achève ton ouvrage ! »

Telle fut la prière de Téléthuse, et seslarmes coulaient. Soudain elle croit voir, et ce n’est point uneillusion, l’autel s’agiter, les voûtes du temple s’ébranler. Lecroissant de la déesse brille d’un feu plus pur, et le sistreappendu résonne et frémit.

Téléthuse espère ; mais, sans êtrerassurée par ce présage, elle sort du temple. Iphis, qui la suit,marche d’un pas plus ferme et plus hardi. Son teint perd sonéclat ; ses traits sont plus mâles, ses cheveux plus courts.Elle sent une audace nouvelle, étrangère à son sexe ; et déjàson sexe est changé. De fille que tu étais, tu deviens homme,Iphis. Allez, portez au temple vos offrandes, et pleins deconfiance, rendez grâces aux dieux. Ils retournent au temple ;ils sacrifient, et laissent cette inscription :

« Iphis, jeune garçon, acquitte le vœuque jeune fille il avait fait. »

L’Aurore du lendemain avait ouvert les portesdu jour. Junon, Vénus, et l’Hyménée, unissent les deuxamants ; et, sous leurs auspices, Iphis devient l’heureuxépoux d’Ianthé.

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