Les Métamorphoses

Chant 11

 

Tandis qu’autour de lui, par le charme de sesvers, Orphée entraîne les hôtes des forêts et les forêts et lesrochers, les ménades, qu’agitent les fureurs de Bacchus, et quiportent en écharpe la dépouille des tigres et des léopards,aperçoivent, du haut d’une colline, le chantre de la Thrace, dessons divins de sa lyre accompagnant sa voix. Une d’elles, dont lescheveux épars flottent abandonnés aux vents, s’écrie :

« Le voilà ! le voilà celui qui nousméprise ! »

Et soudain son thyrse va frapper la tête duprêtre d’Apollon. Mais, enveloppé de pampre et de verdure, lethyrse n’y fait qu’une empreinte légère, sans la blesser. Une autrelance un dur caillou, qui fend les airs, mais, vaincu par les sonsde la lyre, tombe aux pieds du poète, et semble implorer le pardonde cette indigne offense. Cependant le trouble augmente. La fureurdes ménades est poussée à l’excès. La terrible Érynis les échauffe.Sans doute les chants d’Orphée auraient émoussé tous lestraits ; mais leurs cris, et leurs flûtes, et leurstambourins, et le bruit qu’elles font en frappant dans leurs mains,et les hurlements affreux dont elles remplissent les airs,étouffent les sons de la lyre : la voix d’Orphée n’est plusentendue, et les rochers du Rhodope sont teints de son sang.

D’abord, dans leur fureur, les bacchantes ontchassé ces oiseaux sans nombre, ces serpents, et ces hôtes desforêts, qu’en cercle autour du poète la lyre avait rangés. Alorselles portent sur lui leurs mains criminelles. Tel l’oiseau dePallas, si par hasard il erre à la lumière du jour, voit lesoiseaux se réunir contre lui, et le poursuivre dans les plaines del’air. Tel le matin, dans le cirque romain, où il va devenir laproie des chiens, un cerf léger est entouré d’une meute barbare. Onvoit les ménades à l’envi attaquer Orphée, et le frapper de leursthyrses façonnés pour un autre usage. Elles font voler contre luides pierres, des masses de terre, des branches d’arbre violemmentarrachées. Les armes ne manquent point à leur fureur.

Non loin de là, des bœufs paisibles, courbéssous le joug, traçaient dans les champs de larges sillons.D’agrestes laboureurs, d’un bras nerveux, avec la bêche ouvraientla terre, et préparaient les doux fruits de leurs pénibles sueurs.À l’aspect des ménades, ils ont fui, épouvantés, abandonnant, éparsdans les champs, leurs bêches, leurs longs râteaux, et leurs hoyauxpesants : chacune s’en empare. Dans leur fureur, ellesarrachent aux bœufs même leurs cornes menaçantes, et reviennent del’interprète des dieux achever les destins. Il leur tendait desmains désarmées. Ses prières les irritent. Pour la première fois,les sons de sa voix ont perdu leur pouvoir. Ces femmes sacrilègesconsomment leur crime ; il expire, et son âme, grandsdieux ! s’exhale à travers cette bouche dont les accentsétaient entendus par les rochers, et qui apprivoisait les hôtessauvages des forêts.

Chantre divin, les oiseaux instruits par teschants, les monstres des déserts, les rochers du Rhodope, les boisqui te suivaient, tout pleure ta mort. Les arbres en deuil sedépouillent de leur feuillage. De leurs pleurs les fleuves segrossissent. Les naïades, les dryades, couvertes de voilesfunèbres, gémissent les cheveux épars.

Ses membres sont dispersés. Hèbre glacé, tureçois dans ton sein et sa tête et sa lyre. Ô prodige ! et salyre et sa tête roulant sur les flots, murmurent je ne sais quelssons lugubres et quels sanglots plaintifs, et la rive attendrierépond à ces tristes accents. Déjà entraînées au vaste sein desmers, elles quittent le lit du fleuve bordé de peupliers, et sontportées sur le rivage de Méthymne, dans l’île de Lesbos. Déjà unaffreux serpent menace cette tête exposée sur des bords étrangers.Il lèche ses cheveux épars, par les vagues mouillés, et va déchirercette bouche harmonieuse qui chantait les louanges des immortels.Apollon paraît, et prévient cet outrage. Il arrête le reptile prêtà mordre ; il le change en pierre, la gueule béante, etconservant son attitude.

L’ombre d’Orphée descend dans l’empire desmorts. Il reconnaît ces mêmes lieux qu’il avait déjà parcourus.Errant dans le séjour qu’habitent les mânes pieux, il y retrouveEurydice, et vole dans ses bras. Dès lors, l’amour sans cesse lesrassemble. Ils se promènent à côté l’un de l’autre. Quelquefois illa suit, quelquefois il marche devant elle. Il la regarde, et lavoit sans craindre que désormais elle lui soit ravie.

Cependant Bacchus regrette et veut venger lamort du poète qui chantait ses mystères sacrés. Soudain dans lesforêts, il enchaîne les pas des ménades sanguinaires. Leurs piedss’allongent en racines tortueuses, et se plongent dans la terre,plus ou moins profondément, suivant le degré de fureur qui lesanima dans leur crime.

Semblables à l’oiseau qui, surpris dans unpiège adroitement tendu, se plaint, et, en se débattant, resserrelui-même le lacet dont il veut se dégager : plus, dans leureffroi, les ménades s’agitent pour arracher leurs pieds de la terrequi les retient, plus leurs pieds s’enfoncent dans la terre, etleurs efforts sont vains. Elles cherchent où sont leurs pieds, etleurs doigts, et leurs ongles : déjà leurs jambes ne sont plusque des tiges. Dans leur douleur, elles veulent se frapper, et nefrappent qu’un tronc d’arbre. Bientôt l’écorce s’élève et couvreleur sein. Leurs bras verdissent et s’étendent ; on lesprendrait pour des rameaux ; et ce ne serait pas seméprendre.

Mais ce n’est pas assez pour Bacchus. Ildéserte les champs de la Thrace ; et, suivi d’un chœur plusfidèle à ses lois, il visite le Tmole, fertile en raisins, et lesbords riants du Pactole, fleuve qui, dans ce temps, ne roulaitpoint un sable d’or envié des mortels. Les satyres et lesbacchantes forment le cortège du dieu. Mais Silène est absent. Despâtres de Phrygie l’ont surpris chancelant sous le poids de l’âgeet du vin. Ils l’enchaînent de guirlandes de fleurs, et leconduisent à Midas, qui régnait dans ces contrées. Ce prince avaitappris du chantre de la Thrace et de l’athénien Eumolpe lesmystères de Bacchus. Il reconnaît le nourricier, le fidèle ministrede ce dieu. Il célèbre l’arrivée d’un tel hôte par une orgiependant dix jours et dix nuits prolongée ; et lorsque l’aurorevient, pour la onzième fois chasser les astres de la nuit, ilramène le vieux Silène dans les champs de Lydie, et le rend aujeune dieu qu’il a nourri.

Satisfait d’avoir retrouvé son compagnon,Bacchus permet à Midas le choix d’une demande. Mais ce prince quidoit mal user de ce don, le rendra inutile :

« Fais, dit-il, que tout se change en orsous ma main. »

Sa demande est accordée, mais le bien qu’ilvient de recevoir lui deviendra funeste ; et le dieu regretteque son souhait n’ait pas été plus sage.

Midas se retire transporté de joie, et sefélicite de son malheur. Il veut sur le champ essayer l’effet despromesses du dieu. Il touche tout ce qui s’offre devant lui. D’unarbre il détache une branche, et il tient un rameau d’or. Il croità peine ce qu’il voit. Il ramasse une pierre, elle jaunit dans sesmains. Il touche une glèbe, c’est une masse d’or. Il coupe desépis, c’est une gerbe d’or. Il cueille une pomme, on la dirait unfruit des Hespérides. Il touche aux portes de son palais, et l’orrayonne sous ses doigts. À peine reçoit-il l’onde liquide qu’onverse sur ses mains, c’est une pluie d’or qui eût pu tromperDanaé.

Tandis que tout est or dans sa pensée, qu’ilcontient à peine sa joie et son espoir, les esclaves dressent satable et la chargent de viandes et de fruits ; mais le painqu’il touche, il le sent se durcir. Il porte des mets à sa bouche,et c’est un or solide sur lequel ses dents se fatiguent en vain.L’onde pure que dans sa coupe il mêle avec le vin, sur ses lèvresruisselle en or fluide.

Étonné d’un malheur si nouveau, se trouvant àla fois riche et misérable, il maudit ses trésors. L’objet naguèrede ses vœux devient l’objet de sa haine. Au sein de l’abondance, lafaim le tourmente, la soif brûle sa gorge aride. L’or qu’il adésiré punit ses coupables désirs.

Il lève au ciel les mains ; il tend sesbras resplendissant de l’or qu’ils ont touché ; ils’écrie :

« Ô Bacchus ! pardonne : jereconnais mon erreur. Pardonne, et prive-moi d’un bien qui m’arendu si misérable ! »

Les dieux sont indulgents. Bacchus écoutefavorablement l’infortuné qui s’accuse, et lui retire un si funesteprésent :

« Pour que tes mains, dit-il, ne soientplus empreintes de cet or, si mal à propos demandé, va vers lefleuve qui coule près de la puissante ville de Sardes. Prends tonchemin par le mont escarpé d’où son onde descend ; remontevers sa source ; plonge ta tête dans ses flots écumants, etlave à la fois et ton corps et ton crime. »

Midas arrive aux sources du Pactole. Il s’ybaigne ; soudain l’onde jaunit ; le fleuve reçoit lavertu qu’il dépose, et depuis il roule un sable d’or ; l’orbrille à sa surface, sur ses rives, et dans les champs qu’il baignede ses flots.

Désormais, ennemi des richesses, Midas n’aimeplus que les champs et les bois. Il suit le dieu Pan, qui dans lesantres des montagnes a fixé son séjour ; mais il conserve unesprit épais, et bientôt sa sottise lui deviendra encore funeste.Le Tmole, dont le sommet s’élève dans la nue et domine au loin lesmers, voit à ses pieds, d’un côté, les tours de la superbeSardes ; de l’autre, les murs de l’humble Hypaepa. C’est làqu’au son de ses pipeaux légers, Pan attire les nymphes d’alentour,et par ses chants rustiques amuse leurs loisirs. Il ose préférerses pipeaux à la lyre. Il défie Apollon, et le dieu du mont estpris pour juge de ce combat inégal.

Sur son roc assis, le vieux Tmole, pour mieuxles écouter, écarte la forêt qui couvre sa tête. Une couronne dechêne ombrage seule son front, et sur ses tempes profondes pendentdes festons de feuilles et de glands. Puis, s’adressant au dieu desbergers :

« Le juge est prêt, dit-il. »

Pan souffle aussitôt dans ses pipeauxrustiques, et charme, par son aigre harmonie, l’oreille grossièrede Midas, présent à ce combat. Le dieu pris pour juge tourneensuite sa tête vers Apollon, et la forêt a suivi ce mouvement.

Apollon se lève le front couronné de lauriersau Parnasse cueillis, et revêtu d’une longue robe que Tyr vitteindre dans ses murs. Son attitude seule annonce le dieu del’harmonie. D’une main savante, il touche l’instrument de sagloire. Ravi par la douceur de ses accords, le vieux Tmole prononceque la flûte champêtre est vaincue par la lyre.

Tel est son jugement ; les nymphes et lesbergers applaudissent ; Midas seul le trouve injuste, et lecondamne. Le dieu de Délos ne peut souffrir que des oreilles sigrossières, de l’oreille de l’homme conservent la figure. Il lesallonge, il les couvre d’un poil grisâtre ; elles ne sont plusfixes, et peuvent se mouvoir. C’est le seul changement que Midaséprouve. Il n’est puni que dans sa partie coupable. Il a seulementdes oreilles d’âne.

Il les couvre avec soin. Une tiare de pourpredescend sur ses tempes, et cache son affront. Mais il n’a pu lesoustraire aux regards de l’esclave dont l’emploi consiste à couperses cheveux. N’osant révéler ce qu’il a vu, et néanmoins ne pouvantse taire, l’esclave s’éloigne, creuse la terre, et dans le trouqu’il a fait, murmurant à voix basse, il confie la honte et lesecret de Midas. Il recouvre de terre ces mots indiscrets, commes’il eût voulu les ensevelir, et se retire en silence. Maisbientôt, en ce lieu même, on vit croître d’innombrablesroseaux ; et lorsque après le terme d’une année, ils eurentacquis toute leur force et toute leur hauteur, ils trahirent celuiqui les avait fait naître, et dès que le Zéphyr agitait leurs cimeslégères, ils redisaient ces mots confiés à la terre : Le roiMidas a des oreilles d’âne.

Après s’être vengé, le dieu quitte le Tmole.Il s’élève dans les airs, il franchit l’Hellespont, et descend dansles campagnes où règne Laomédon.

Entre le promontoire de Sigée, qui est àdroite, et celui de Rhétée, qui s’avance sur les flots, est unautel antique consacré à Jupiter Panomphée. Là le dieu de Délosvoit Laomédon élevant, avec de longs efforts, les murs de lanaissante Troie ; ouvrage immense, difficile, qui demande degrands trésors. Apollon et le dieu dont le trident apaise ousoulève les mers, ont pris la forme humaine. Ils bâtissent lesremparts de Pergame, et sont convenus avec Laomédon du prix deleurs travaux.

L’ouvrage est achevé. Laomédon refuse lesalaire promis, et, pour comble de perfidie, il ajoute le parjure àl’infidélité :

« Tu seras puni ! » s’écrie ledieu du terrible trident ; et soudain vers les rives del’avare Troie, il incline toutes les eaux de son empire. Les champsde Phrygie ne sont plus qu’une vaste mer. L’espérance du laboureurest détruite, et les flots emportent les trésors de Cérès.

Mais ce n’est pas assez pour sa vengeance. Lafille de Laomédon d’un monstre marin doit devenir la proie. Déjàelle est enchaînée sur un rocher. Hercule la délivre. Il réclameles coursiers promis à son courage. Deux fois parjure, Laomédonrefuse le salaire d’un tel bienfait ; et par le héros indigné,Pergame est prise et saccagée.

Télamon, qui dans ce combat a partagé lagloire et les dangers d’Alcide, reçoit la main d’Hésione pour prixde sa valeur. Frère de Télamon, Pélée, époux d’une déesse, n’étaitpas moins fier du nom de son beau-père, que de celui de sonaïeul ; car si plusieurs mortels ont eu Jupiter pour père,quel autre que Pélée a pour épouse une immortelle !

« Déesse de l’onde, dit un jour à Thétisle vieux Protée, – Cesse de fuir l’hymen. De toi doit naître unhéros qui, par l’éclat de sa gloire, effacera la gloire de sonpère, et dont le nom sera plus grand que le sien. »

La beauté de Thétis n’avait que trop su plaireau souverain des dieux. Mais voulant que le monde n’ait rien deplus grand que Jupiter, il craignit de s’unir à la reine des mers,et commanda que Pélée, son petit-fils, recherchât cette déesse, etdevînt son époux.

Il est dans la Thessalie un large bassin enforme de croissant, dont les deux bras s’avancent dans la mer. Iloffrirait aux nautoniers un port tranquille, si ses eaux étaientplus profondes, mais à peine couvrent-elles un sable léger. Lerivage sec et solide ne garde point l’empreinte des pieds duvoyageur ; rien n’y retarde ses pas. L’algue ne croît pointsur ses humides bords. Non loin est un bois de myrtes etd’oliviers ; une grotte est au milieu : fut-elle creuséepar la nature, ou bien est-elle l’ouvrage de l’art ? C’est cequi paraît douteux. Mais on dirait plutôt que l’art voulut imiterla nature. Thétis, c’est dans cet antre qu’un dauphin te portaitsouvent, nue, assise sur son dos. C’est là que Pélée te surprit unjour sans défense, vaincue par le sommeil. Ta pudeur combattait sonamour ; ses prières étaient vaines, il a recours à la force,il te serre dans ses bras : tu aurais succombé, si tu n’eussesopposé à la violence la ruse, en trompant ses regards sous desformes nouvelles. Oiseau, tu voulais fuir, il te retient ; tudeviens arbre, il embrasse ton écorce. Enfin tu parais sous lestraits hideux d’une tigresse tavelée : le fils d’Éaques’épouvante, et te laisse échapper de ses bras.

Il invoque alors les divinités des mers. Ilfait des libations de vin dans les ondes ; il les rougit dusang d’une victime, et l’encens fume sur le rivage. Bientôt levieux Protée s’élevant sur les flots, lui tient cediscours :

« Éacide, l’hymen objet de tes vœux doits’accomplir. Mais il faut surprendre Thétis dans son antreendormie. Il faut l’enchaîner par des liens qu’elle ne puisserompre. Quelque forme qu’elle prenne, ne crains rien. Retiens-lacaptive dans tes chaînes et dans tes bras, jusqu’à ce qu’enfin elleait repris ses véritables traits. »

Il dit, et se replongeant au vaste sein desmers, les derniers mots qu’il prononce expirent dans les flots.

Le dieu du jour, achevant sa carrière,inclinait déjà son char aux bords de l’Hespérie, quand la bellenéréide, sortant du sein de l’onde, vient dans l’antre accoutumé selivrer au doux repos. À peine Pélée a-t-il attaché et saisi sesmembres délicats, elle s’éveille, prend mille formes vaines ;et s’apercevant qu’elle est enchaînée, elle étend ses bras qu’ellene peut dégager ; elle gémit et s’écrie :

« Tu l’emportes, les dieux favorisent tavictoire. »

Alors elle reprend sa forme naturelle. Lehéros l’embrasse, elle cède à ses vœux, et dans ses flancs porte legrand Achille.

Heureux époux, heureux père, qu’eût-il manquéau bonheur de Pélée, si du sang de Phocus, son frère, il n’avaitrougi ses mains ! Coupable de ce grand crime, banni du toitpaternel et de sa patrie, il trouve un asile dans la terre deTrachine. Là, cher à ses sujets, prince ami de la paix, règne Céyx,fils de l’astre du matin, et dont le front pur offre l’image de sonpère. Mais alors la douleur altérait l’éclat de sa beauté. Ilpleurait le triste destin de son frère.

Pélée arrive accablé de fatigue et d’ennuis.Il entre dans la ville suivi de peu des siens. Il a laissé, nonloin de son enceinte, dans un vallon, à l’ombre d’un épaisfeuillage, ses bœufs et ses troupeaux. Dès que l’entrée du palaislui est permise, il aborde le roi, tenant en main un rameaud’olivier couvert d’un voile, à la manière des suppliants. Il ditson nom, sa naissance, et ne tait que son crime. Il donne unprétexte à sa fuite, et demande un asile ou dans la ville, ou dansles environs. Céyx lui répond avec bonté :

« Mes états sont ouverts à tout le monde.Je ne règne point sur un peuple inhospitalier. Mais si le moindreétranger est favorablement accueilli, que ne devez-vous pointattendre de l’éclat de votre nom et de votre origine ! Il estinutile de me prier plus longtemps. Tout ce que vous demandez vousest accordé. Regardez-vous comme ayant votre part de tout ce quim’appartient. Que ne puis-je, hélas ! vous voir en des joursplus heureux ! »

Il dit, et il pleurait. Pélée et sescompagnons le pressent de raconter la cause de sa douleur. Il leurtient ce discours :

« Peut-être croyez-vous que cet oiseauqui vit de rapine et porte le carnage et l’effroi dans les plainesde l’air, a toujours été revêtu d’un plumage. Naguère encorec’était un homme, et, sous sa forme nouvelle, il conserve l’audace,la férocité, la violence qu’il eut sous le nom de Daedalion. Ainsique moi, il eut pour père l’astre qui appelle l’aurore et qui ledernier s’enfuit devant les feux du jour. Je cultivai la paix,j’aimai l’hymen et ses tendres liens. Mon frère n’aima que lesguerres cruelles. Il vainquit des rois, il subjugua des peuplespuissants, comme il poursuit maintenant, sous sa forme nouvelle,les colombes timides aux remparts de Thisbé. Chioné était sa fille.Elle avait quatorze ans ; et son jeune âge et sa beauté demille amants lui valurent l’hommage.

« Apollon et le fils de Maia, revenantl’un de Delphes, l’autre, du mont Cyllène, en même temps ont vuChioné, en même temps ils sont atteints d’une flamme imprévue.Apollon jusqu’à la nuit diffère ses plaisirs. Mercure, plusimpatient, touche Chioné de son caducée, et soudain à ce dieu lesommeil la livre sans défense. Déjà la nuit semait d’étoiles l’azurdes cieux ; Apollon, à son tour, paraît sous les traits d’unevieille, et sous cette forme, il trompe la fille de Dédalion.

« Neuf mois s’écoulent : elledevient mère de deux jumeaux. Fils de Mercure, Autolycus est, commeson père, fertile en ruses, adroit dans toute espèce de vol. Ilpeut changer le noir en blanc, changer le blanc en noir. Fils dudieu des vers et de l’harmonie, Philammon devient célèbre par seschants et par sa lyre.

« Mais que sert à Chioné d’avoir suplaire à deux immortels ! que lui sert d’être mère de deuxenfants renommés, d’être née elle-même d’un père puissant, et decompter le grand Jupiter parmi ses aïeux ! La gloire est-elledonc l’écueil de beaucoup de mortels ! Elle perdit Chioné.Insensée ! elle se préfère à Diane ; elle ose mépriser sabeauté. La déesse indignée s’écrie : – Tu ne pourras du moinsméconnaître mon pouvoir !’ Soudain elle courbe l’arc vengeur,la flèche siffle, et va percer sa langue criminelle. Chioné veut seplaindre, et fait d’inutiles efforts. Elle perd ensemble et savoix, et son sang, et la vie.

« Ô malheur ! ô nature ! quellefut alors ma douleur ! Cependant je cherche à consoler unfrère qui m’est cher. Mais, plus sourd à mes discours que ne l’estun rocher au bruit des flots écumants, il pleure sans cesse letrépas de sa fille. Dès qu’il voit son corps dans les feux dubûcher, il veut lui-même y terminer sa déplorable vie. Trois foisil s’élance, trois fois on le retient. Enfin il s’échappe, il fuità travers les champs, tel qu’un taureau piqué par des frelons. Ilpresse ses pas dans les lieux mêmes où aucun sentier n’est tracé.Bientôt, il ne paraît plus courir comme un mortel. Ses piedssemblent ailés. Nul ne peut l’atteindre. Le désespoir double savitesse : il va chercher la mort. Il arrive au sommet duParnasse, et se précipite. Apollon a pitié de son sort. Changé enoiseau, Dédalion se soutient dans les airs. En bec crochu sa boucheest allongée. Ses doigts recourbés deviennent des serres cruelles.Son courage est le même, et sa force est plus grande que son corps.Maintenant, épervier cruel, il fait à tous les oiseaux une guerresanglante, et leur porte sans cesse le deuil dont il estaffligé. »

Tandis que de son frère, Céyx raconte en cestermes la merveilleuse histoire, Onétor, né dans la Phocide,gardien des troupeaux de Pélée, accourt tout horsd’haleine :

« Ô Pélée ! Pélée !s’écrie-t-il, je vous apporte une nouvelle funeste. »

« Quel que soit le malheur que tu viennesm’apprendre, parle ! » dit le héros.

Cependant il ne peut cacher le trouble quil’agite, et Céyx écoute en frémissant.

Onétor reprend en ces mots :

« Tandis qu’au milieu de sa carrière, lesoleil était également éloigné des portes de l’aurore et des bordsde l’occident, j’avais conduit vos bœufs fatigués du vallon aurivage. Les uns, sur les genoux couchés, contemplaient l’immensesurface des mers ; les autres erraient à pas tardifs surl’arène ; plusieurs en nageant élevaient leur tête au-dessusde l’onde.

« Non loin de ces bords est un templeagreste où ne brillent ni le marbre, ni l’or, et qu’un bois antiqueet sombre environne. Il est consacré à Nérée et aux nymphes de lamer : je l’ai su d’un pêcheur qui séchait ses filets sur lerivage. Près du temple, des saules épais couvrent un marais que leflux de la mer a formé. Soudain l’air mugit de longs hurlements quiportent la terreur dans les lieux d’alentour ; et du boismarécageux s’élance un loup terrible, monstre énorme à la gueulebéante, souillée d’écume et de sang. Ses yeux étincellent d’un feurouge et ardent. La faim et la rage l’excitent également ;mais il cherche à assouvir sa faim bien moins que sa rage. Il fondsur vos troupeaux ; il les déchire, il veut tout égorger. Envain nous prétendons arrêter sa furie. Plusieurs de mes compagnonsexpirent sous sa dent cruelle. Le rivage, et l’onde, et le marais,sont rougis de sang, et retentissent de douloureux mugissements.Mais tout retard est funeste. Ce n’est pas le temps de délibérer.Armons-nous, courons, et réunissons nos efforts pour sauver ce quireste. »

Ainsi parle Onétor. Pélée est peu touché de laperte de ses troupeaux ; mais il se souvient de son crime. Ilsent que la néréide, mère de Phocus, a voulu le punir du meurtre deson fils, et qu’elle s’est vengée.

Céyx ordonne aux siens de saisir leursredoutables traits. Il veut lui-même marcher à leur tête :mais Alcyone, son épouse, attirée par le bruit des armes, accourt,rejetant en arrière ses cheveux qu’elle n’a pas eu le tempsd’arranger. Elle embrasse Céyx ; elle emploie la prière et leslarmes, en le conjurant d’envoyer des secours sans s’exposerlui-même, et de sauver deux vies en conservant la sienne.

« Ô reine, dit Pélée, dissipez cestouchantes et pieuses frayeurs. L’offre des secours de Céyx suffità mes désirs. Je ne veux point contre le monstre employer les armesdes combats. Aux divinités des mers j’adresserai mesvœux. »

Près du rivage est une tour élevée qui, lanuit, par des feux allumés, annonce un doux asile aux vaisseauxégarés, battus par la tempête. Céyx y monte avec Pélée. Ils voient,en gémissant, les bœufs déchirés, morts ou mourants sur l’arène, etle monstre encore affamé de carnage, sa gueule dégouttante, et seslongs poils hérissés et sanglants.

Les bras tendus vers l’empire des mers. Péléeconjure Psammathé de lui pardonner un crime qu’il déteste, etd’avoir pitié de son malheur. Mais elle ne se laisse point fléchiraux prières de l’Éacide, et jamais il n’aurait désarmé sa colère,si Thétis n’eût enfin rendu la néréide plus propice aux vœux de sonépoux. Cependant, par la soif du sang échauffé, le monstrepoursuivait son vaste carnage ; mais tandis que d’un bœufqu’il déchire il mord le cou nerveux, en marbre il est changé. Ilconserve ses traits hideux, il n’a perdu que sa couleur :celle du marbre annonce que ce n’est pas un loup, et qu’il n’estplus à craindre.

Le destin ne permet pas à Pélée de s’arrêterplus longtemps dans les états de Céyx. Errant et fugitif, il arriveenfin aux champs de Magnésie, où Acaste l’expie du meurtre de sonfrère.

Cependant, Céyx, inquiet et troublé par leprodige de son frère en oiseau transformé, et par ceux dont ilvient d’être témoin, ô vain désir de l’homme d’interroger !veut aller consulter l’oracle de Claros, car l’impie Phorbas, avecses Phlégyens, de l’oracle de Delphes infestait les chemins. Il tefait connaître son pieux dessein, tendre et fidèle Alcyone. Unfroid soudain a glacé tous tes sens. Ton visage du buis prend lapâleur. Les pleurs coulent sur tes joues décolorées. Trois fois tut’efforces de parler, et trois fois tes larmes ont arrêté ta voix.Enfin, elle laisse échapper ces douces plaintes qu’entrecoupent sespleurs et ses sanglots :

« Cher époux, quel est donc le crime deton Alcyone ! Qui a pu changer ainsi ton cœur ! Que sontdevenus et cette tendre inquiétude, et ces soins empressés, et tonpremier amour ! Tu peux déjà t’éloigner de moi, tranquille etsans regrets. Déjà un voyage lointain occupe ta pensée. Déjà tum’aimes mieux absente. Ah ! du moins, si tu n’allais traverserles mers fertiles en naufrages, je m’affligerais sans doute, maisje ne craindrais pas ; et mes ennuis alors seraient sanspénibles alarmes. Mais la mer, la triste image de la merm’épouvante. Hier encore, sur ses bords, j’ai vu les débris d’unnaufrage. Souvent j’y ai lu de vains noms inscrits sur destombeaux. Qu’une fausse confiance ne t’abuse point parce qu’Éoleest ton beau-père. Il tient les vents renfermés dans des prisonsprofondes. Il peut, quand il le veut, calmer les flots soulevés.Mais lorsqu’une fois déchaînés, les vents règnent sur l’onde, ilsosent tout. Ils agitent et la terre entière et le vaste sein desmers. Au ciel même ils déclarent la guerre, et leur choc impétueuxfait jaillir de la nue embrasée la foudre et les éclairs. Plus jeles connais (et je les connais bien ; enfant, je les ai vussouvent dans le palais de mon père), plus je les crois redoutables.Que si mes prières ne peuvent t’émouvoir, cher époux ; si rienne peut te détourner de ce funeste voyage, permets du moins que jete suive. Errant tous deux sur les flots, les dangers que jecraindrai pour toi me seront moins pénibles ; je lespartagerai, nous les supporterons également, voguant ensemble surle vaste abîme des mers. »

Céyx est attendri par ce discours et par lespleurs de son épouse. Il l’aime comme il est aimé d’elle. Mais sondessein est pris. Il ne veut ni retarder son voyage, ni souffrirqu’Alcyone en coure les dangers. Que ne lui dit-il pas pourrassurer son cœur timide, et calmer ses alarmes ! Mais sesefforts sont vains. Il apporte enfin quelque calme à sa douleur, illa fléchit en ajoutant ces mots :

« Le temps que je passe loin d’Alcyoneest toujours long pour moi. Je te jure par l’astre du matin qui m’adonné le jour, que si les destins le permettent, je serai de retouravant que la lune ait deux fois arrondi son croissant. »

Il la console ainsi par ses promesses ;elle espère. On équipe un vaisseau dans le port. En le voyant soncœur est agité de sombres présages. Ses yeux se remplissent delarmes. Elle embrasse Céyx. Enfin, éplorée, éperdue, d’une voixmourante, elle lui dit un dernier adieu, et tombe évanouie.

Cependant les matelots empressés craignent devains retards, et la rame, à coups égaux, redoublés, frappe etsillonne les flots. Alcyone rouvre ses yeux baignés de larmes. Ellevoit Céyx, qui, debout sur la poupe, lui parle du geste ; ellele voit, et lui répond. Cependant le vaisseau s’éloigne. Déjà auxregards des deux époux les objets se confondent. Alcyone cherche àsuivre de l’œil, sur la plaine azurée, la voile au haut du mâtflottant, et qui s’enfuit et disparaît. Elle rentre aupalais ; elle mouille de ses pleurs sa couche solitaire. Lelieu, les objets qui l’environnent renouvellent sa douleur. Toutl’avertit, tout lui rappelle que Céyx est absent d’auprèsd’elle.

Déjà le vaisseau est en pleine mer. Les ventsenflent la voile. Le matelot suspend la rame oisive. Il élève lesantennes, déploie toutes les voiles, et se confie à la faveur desvents.

Le vaisseau voguait à une égale distance deTrachine et de Claros. Pendant la nuit, la mer s’enfle et blanchit.L’Auster impétueux souffle avec plus de violence.

« Baissez les antennes, s’écrie lepilote ! pliez les voiles ! »

Il commande, mais la fureur des vents empêched’obéir, et le bruit des vagues écumantes ne permet point qu’onentende sa voix. Plusieurs cependant, de leur propre mouvement, sehâtent de retirer les rames, d’autres de munir les flancs dunavire, d’autres de détendre les voiles. Celui-ci pompe l’eau quipénètre, et rejette les flots dans les flots ; celui-là enlèveles antennes, tristes jouets des vents. La tempête augmente. Detoutes parts les vents se combattent avec furie. Ils soulèvent etbouleversent l’onde. Le pilote frémit : il avoue qu’il ne saitplus ce qu’il faut ordonner et ce qu’il faut défendre ; tantle mal est grand et surmonte son art. L’air retentit des cris desmatelots, du bruit sifflant des cordages, du choc des flots contreles flots, des éclats de la foudre qu’allument les vents. Tantôt lamer s’élève, semble toucher aux cieux, et mêler son onde à l’ondedes nuages ; tantôt les flots précipités au fond de leursabîmes en arrachent le sable brillant, en prennent la couleur, etbientôt paraissent plus noirs que les ondes du Styx. Quelquefois lamer s’aplanit, et soudain elle mugit blanchissante d’écume. Levaisseau de Trachine suit tous les mouvements de l’onde. Tantôtemporté comme sur le sommet d’une montagne, il voit au-dessous delui les profonds abîmes et les gouffres des enfers ; tantôtprécipité dans les profonds abîmes, des gouffres des enfers ilsemble porter ses regards vers les cieux. Souvent, par les vaguesfrappés, ses flancs d’un bruit affreux retentissent, pareils auxremparts qu’ébranle la baliste ou le fer du bélier.

Tel qu’on voit un lion multipliant sa forcepar la vitesse de sa course, se précipiter sur les traits deschasseurs, tels les flots excités, soulevés par la fureur desvents, attaquent les flancs du navire, et s’élèvent au-dessus desmâts. Déjà toutes les pièces s’ébranlent, les coins se relâchent,le bitume tombe et aux vagues funestes ouvre plus d’un passage. Lapluie en torrents s’échappe de la nue. Le ciel tout entier sembledescendre dans la mer. La mer tout entière semble monter vers lescieux. Leurs eaux se mêlent et se confondent. La voile mouillée parles vagues, s’appesantit. Tous les astres ont disparu. Sur lesflots règne une nuit affreuse, épaissie de ses ténèbres et decelles de la tempête : la foudre les divise et les traverse deses feux étincelants, et par ces feux l’onde semble embrasée.

Cependant les flots pressent le navire et vontpénétrer dans ses flancs. Comme dans l’assaut d’une ville, unsoldat plus intrépide que ses compagnons, après s’être élancé àplusieurs reprises vers des murs vaillamment défendus, animé par lagloire, seul entre mille, arrive au faîte des remparts, et en faitla conquête : tel entre les flots qui battent le navire, ledixième flot, plus vaste et plus terrible, s’élance, roule, ettombe dans ses flancs, comme dans une forteresse prise d’assaut.D’autres flots tentent de le suivre, d’autres flots entrent aprèslui. Les nautoniers frémissent : le tumulte est pareil autumulte d’une ville assiégée en dehors, attaquée en dedans. L’artest impuissant, le courage succombe, et chaque vague qui s’avance,s’élève, et tombe, offre la mort aux pâles matelots.

L’un s’abandonne aux larmes ; l’autre estimmobile et glacé d’effroi. Celui-ci nomme heureux ceux que lasépulture attend après le trépas. Celui-là, invoquant les dieux,lève ses bras tremblants vers les cieux qu’il ne voit pas, et dontvainement il implore l’appui. Tous songent en pleurant à desparents qu’ils chérissent ; ils regrettent des enfants,tendres gages de leur hymen, leur maison, et tout ce qu’ils ontabandonné.

Céyx pleure Alcyone. Le nom d’Alcyone est leseul qui sorte de sa bouche. Il ne regrette qu’elle, et se croitpourtant heureux d’en être séparé. Il voudrait tourner les yeuxvers sa douce patrie, à sa maison adresser un dernier regard. Maisdans cette horrible agitation d’une mer en furie, il ne sait oùtrouver et sa patrie et sa maison ! La tempête qui redoubleles ténèbres, tout le ciel voilé par des nuages sombres, d’unedouble nuit lui présentent l’image.

Le choc d’un horrible tourbillon brise le mât,brise le gouvernail. Fière de ces dépouilles, une vague puissantes’enfle et s’élève, semble regarder, en vainqueur, les flots quigrondent autour d’elle, et sur le vaisseau se précipite et tombeavec le même poids, le même fracas que le Pinde ou l’Athos, si,arrachés de leurs vieux fondements, ils s’écrouleront dans legouffre des mers. Le navire est englouti. Les nochers, pour laplupart entraînés dans l’abîme, ne reparaissent plus à sa surface,et dans les flots terminent leurs destins. Les autres s’attachentaux débris du navire dispersés sur les eaux. De cette main dont ilporta le sceptre, Céyx saisit une rame flottante. En vain ilappelle à son secours Éole dont il est le gendre, et l’astre dumatin qui lui donna le jour. Mais plus souvent encore il invoque,il appelle Alcyone, Alcyone sans cesse occupant sa pensée, et commeprésente à ses tristes regards. Il souhaite du moins que ses restesglacés portés par les flots sur le rivage de Trachine, y soientrecueillis par une épouse et si tendre et si chère. Triste jouetdes vagues, tant que sa tête s’élève au-dessus d’elles, il prononcele nom d’Alcyone ; il le murmure dans les flots. Mais en noirtourbillon l’onde s’élève sur sa tête, se courbe en arc, se crève,et l’engloutit.

Son père est dans le deuil ; on ne peutle reconnaître en cette nuit funeste ; et ne pouvantabandonner les cieux, il cache son front obscurci dans de sombresnuages.

Cependant Alcyone ignore son malheur ;elle compte et les nuits et les jours. Elle hâte le travail desvêtements qu’elle prépare pour son époux, et de ceux dont elle veutse parer à son retour. D’un espoir inutile abusée, elle offre auxdieux des sacrifices ; tous les jours l’encens fume sur leursautels. Elle fréquente surtout le temple de Junon ; elleinvoque cette déesse pour un époux qui n’est plus. Elle demandequ’il vive, qu’il revienne promptement, qu’il lui soit fidèle.Hélas ! le dernier de ses vœux peut seul être exaucé.

Junon ne peut souffrir qu’Alcyone lui adresseencore des prières pour un époux qui n’est plus, et voulant de sonautel écarter ses mains funestes et des vœux superflus :

« Iris, dit-elle, de mes volontés fidèleinterprète, pars, vole rapidement au palais du Sommeil ;ordonne-lui d’envoyer vers Alcyone un songe qui, sous les traits deCéyx, lui fasse connaître son naufrage et sa mort. »

Elle dit. Iris a revêtu sa robe aux millecouleurs ; elle part ; son arc brillant trace sa route.Elle vole vers l’antre du Sommeil.

Près du pays des Cimmériens, un mont creusé envoûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite etpalais solitaire. Soit que le soleil se lève à l’orient, soit qu’ilarrive au milieu de sa carrière, ou que vers l’Hespérie il abaisseson char, jamais ses rayons ne pénètrent l’obscurité de ces lieux.D’humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine leséclaire. Jamais le chant du coq n’y appelle l’aurore. Jamais lesilence n’y est troublé par la voix des chiens vigilants, par cellede l’oiseau qui, plus fidèle encore, sauva le Capitole. On n’yentend jamais le lion rugissant, l’agneau bêlant, ni l’aquilonsifflant dans le feuillage, ni l’homme et ses clameurs. Le reposmuet habite ce désert. Seulement du fond de la caverne obscure,sort un ruisseau, image du Léthé, qui, sur les cailloux roulant uneonde paresseuse, par son doux murmure appelle le sommeil. Autour del’antre croissent diverses plantes et fleurissent d’innombrablespavots. La nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répanddans l’univers. Rien ne défend l’entrée de ce palais ; aucunegarde n’y veille. Une porte tournant sur ses gonds du dieufatiguerait l’oreille. Au fond s’élève un lit d’ébène fermé d’unrideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesserepose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formesvaines, sont couchés des songes, égaux en nombre aux épis deschamps, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse surle rivage.

Iris écarte, de ses mains, les songesfantastiques ; elle entre : les feux dont brille sonécharpe de ce palais éclairent les ténèbres. Le dieu ouvre à peineet referme ses yeux appesantis. Plusieurs fois il se soulève sur sacouche et retombe. Plusieurs fois son menton se relève et sur sonsein redescend. Enfin il s’arrache à lui-même, et sur un braslanguissamment penché, il reconnaît la déesse, et demande quelmotif l’amène dans ces lieux :

« Sommeil, dit-elle, repos de lanature ; ô toi, des dieux le plus paisible ; Sommeil,paix de l’âme, doux remède aux peines qu’elle endure ; qui ducorps répares la fatigue et lui rends sa vigueur : commandeaux songes, qui du vrai sont l’image fidèle, d’aller à Trachine,sous les traits de Céyx, apprendre à la triste Alcyone le naufragede son époux. Tel est l’ordre de Junon. »

Iris a rempli son message, et s’envolesoudain. Elle ne pouvait plus résister à la vapeur assoupissantequi déjà se glissait dans ses sens. Elle remonte au céleste séjour,sur cet arc brillant qui l’avait amenée.

Parmi ses mille enfants, le Sommeil choisitMorphée habile à revêtir la forme et les traits des mortels. Nul nesait mieux que lui prendre leur figure, leur démarche, leurlangage, leurs habits, leurs discours familiers. Mais de l’hommeseulement Morphée représente l’image. Un autre imite lesquadrupèdes, les oiseaux, et des serpents les replis tortueux. Lesdieux le nomment Icélos, les mortels Phobétor. Un troisième, c’estPhantasos, emploie des prestiges différents. Il se change en terre,en pierre, en onde, en arbre ; il occupe tous les objets quisont privés de vie. Ces trois songes voltigent, pendant la nuit,dans le palais des rois, sous les lambris des grands ; lesautres, songes subalternes, visitent la demeure des vulgairesmortels. Ce n’est point à ces derniers que le Sommeil s’adresse. Iln’appelle que Morphée. Il le charge de remplir les ordres de Junon,et succombant aux langueurs du repos, il retombe sur sa couche,abaisse sa paupière, et s’endort.

Morphée vole à travers les ténèbres. Son ailetaciturne ne trouble point le silence de l’air. Dans un instant ilarrive aux remparts de Trachine. Il dépose son plumage sombre,prend les traits de Céyx, et, sous cette forme, nu, livide, etglacé, il s’arrête devant le lit de la triste Alcyone. Sa barbe esthumide, et l’onde a mouillé ses cheveux épars. Il se penche sur lelit, et le visage baigné de larmes :

« Malheureuse épouse, dit-il,reconnais-tu Céyx ? La mort a-t-elle pu changer mestraits ? Regarde : c’est ton époux, ou plutôt c’est sonombre. Tes vœux, chère Alcyone, ne m’ont été d’aucun secours. J’aicessé de vivre. Cesse d’espérer que je puisse être rendu à tonamour. Au sein de la mer Égée, la tempête a surpris monvaisseau ; bientôt submergé, les vents l’ont englouti dans lesondes. J’appelais en vain Alcyone lorsque ma bouche a reçu le flotmortel. Tu ne vois point en moi l’auteur suspect d’une faussenouvelle. Elle ne te parvient point par les bruits vagues de larenommée. C’est moi-même qui viens après mon naufrage te faireconnaître mon triste destin. Éveille-toi, lève-toi, donne deslarmes à ma mort. Revêts des voiles funèbres, et ne laisse pointmon ombre descendre dans les enfers, sans avoir reçu le tribut detes larmes. »

Ainsi parle Morphée. Sa voix est celle del’époux d’Alcyone. Il paraît verser des larmes véritables. Songeste est semblable au geste de Céyx.

Alcyone gémit ; elle pleure, elle agiteses bras en dormant. Elle veut embrasser son époux, et c’est l’airqu’elle embrasse :

« Demeure, s’écrie-t-elle, oùfuis-tu ? Nous irons ensemble chez les morts. »

Troublée par la voix et par l’image de Céyx,elle s’éveille. Ses esclaves ont entendu ses cris ; une lampeà la main, elles accourent : Alcyone cherche l’ombre à sesyeux apparue. Ne la trouvant plus, ses mains meurtrissent sonvisage, elle déchire son sein et les voiles légers qui le couvrent,elle s’arrache les cheveux ; et lorsque sa nourrice fidèleveut connaître le sujet de sa douleur :

« Tu n’as plus d’Alcyone, dit-elle,Alcyone n’est plus ; elle est morte avec son cher Céyx. Ne laconsole point, il a fait naufrage, il est mort ! Je l’ai vu,je l’ai reconnu. Comme il s’éloignait, je lui ai tendu les braspour le retenir près de moi. L’ombre a fui ; mais c’était uneombre réelle, l’ombre manifeste de mon époux. À la vérité sestraits étaient changés. Son front n’avait plus cet éclat qu’ilreçut de l’astre du matin. Hélas ! je l’ai vu pâle, nu, lescheveux dégouttants. Là, je l’ai vu paraître. Voici l’endroit mêmeoù le malheureux Céyx s’est arrêté (et son regard semble chercherencore les traces de l’ombre). Ah ! c’était là ce que meprésageaient mes craintes, ma douleur, lorsque je te conjurais dene pas me quitter, de ne pas te confier à la fureur des vents.Pourquoi, devant périr, avec toi refusas-tu de me conduire !Il m’eût été plus doux de te suivre, de ne passer aucun instant dema vie séparée de toi. La mort même n’eût pu nous désunir.Maintenant, absente du naufrage, avec toi j’y péris ; je rouledans les flots qui t’ont englouti, et sans me posséder, la mer m’areçue dans son sein. Ah ! que mon cœur soit plus cruel que lesgouffres de l’onde, si je consens à prolonger mes jours, si jecherche même à combattre ma douleur ! Mais je ne la combattraipoint. Époux infortuné ! je ne t’abandonnerai pas. Maintenantdu moins, je puis t’accompagner ; et si nos ossements ne sontpas rejoints dans le même tombeau, du moins nos noms s’y toucherontà jamais réunis. »

La douleur ne lui permet pas d’en diredavantage. Sa voix s’étouffe dans les sanglots, et de son cœuroppressé sortent de longs gémissements.

Le jour luit. Elle sort du palais, elle courtau rivage, elle revoit l’endroit fatal où s’embarqua Céyx. Elles’arrête :

« C’est ici, dit-elle, que j’ai reçu sesembrassements et son dernier baiser ! »

Et tandis que son âme est occupée du souvenirde ces tristes adieux, tandis que sur la mer elle promène un regardinquiet, elle aperçoit dans le lointain, flottant sur l’onde, unobjet inconnu qui semble un cadavre glacé. Elle ne peut d’aborddistinguer ce qu’il est. Mais les flots l’approchant davantage, etquoiqu’il soit encore éloigné, elle reconnaît le corps d’unmalheureux qui a péri dans le naufrage. Elle donne des larmes à sontriste destin.

« Ô qui que tu sois, dit-elle, que je teplains ! et que je plains ton épouse, s’il te reste uneépouse ! »

Cependant ce corps flotte plus près du rivage.Plus elle regarde, plus ses sens sont émus. Il approche ; déjàelle peut reconnaître ses traits. Elle regarde… C’était sonépoux :

« C’est lui-même !s’écrie-t-elle. »

Et déchirant son visage et sa robe, arrachantses cheveux, tendant ses mains tremblantes :

« Est-ce ainsi, cher époux, est-ce ainsique tu devais m’être rendu ! »

Sur les bords de la mer est une digue, ouvragede l’art, qui brise à ses pieds la première impétuosité des flots,fatigue et rompt leur violence. Elle y vole ; on s’étonneraitqu’elle pût y monter, mais elle vole en effet. De ses ailesnaissantes elle frappait les airs légers ; oiseau plaintif,elle effleurait les vagues, et son bec aigu jetait un cri lugubreet gémissant. Elle vole à son époux ; elle presse, elleembrasse de ses ailes ce corps froid et glacé qu’elle aime, et deson bec cherche et caresse sa bouche. Témoin de ce prodige, lepeuple ignore d’abord si Céyx a senti ses baisers, ou si lemouvement des ondes a soulevé sa tête ; il les avait sentis.Les dieux, touchés de leur malheur, en oiseau changent aussi letendre époux d’Alcyone. Dans leurs nouveaux destins, ils conserventleur premier amour ; ils sont toujours unis. Au milieu del’hiver, pendant sept jours calmes et sereins, l’Alcyon couve lestendres fruits de l’hymen dans des nids suspendus sur les mers.Alors le nautonier ne craint point les tempêtes. Éole enchaîne lesvents, il les retient au fond de leurs cachots, et veut que sespetits-fils puissent éclore sans péril sur des flots unis etpaisibles.

Un vieillard les voyant voler sur les plainesdes mers, applaudit à des amours fidèles conservés si longtemps. Unautre vieillard, si ce n’est le même, dit alors :

« Voyez-vous cet oiseau qui plonge satête dans l’onde ? »

Et il montrait un plongeon aux longs pieds, aulong cou.

« Il sort du sang des rois ; et sivous voulez connaître son origine, il compte pour aïeux Ilus,Assaracus, Ganymède, qui verse aux dieux l’ambroisie ; levieux Laomédon, et Priam, qui a vu les derniers jours de Troie. Ilfut frère d’Hector, et peut-être si dans son printemps il eût pu sedéfendre de son destin funeste, il aurait égalé la gloire d’Hector,quoique d’Hector Hécube fût la mère, et qu’Éaque eût été enfantésecrètement dans les forêts d’Ida, par Alexirhoé, nymphe champêtrequi du Granique avait reçu le jour.

« Ésaque haïssait le tumulte desvilles ; il fuyait des cours la pompe ambitieuse, et seplaisait sur les monts solitaires, dans les champs, séjour dupaisible bonheur. Il se montrait rarement au palais de son père.Mais son cœur n’était point sauvage et inaccessible aux traits del’amour. Il aimait Hespérie, fille du fleuve Cébrène, et lacherchait dans les forêts. Un jour il la rencontre sur les rives duCébrène. Elle séchait au soleil ses longs cheveux épars. La nymphese voit surprise, et fuit, telle qu’une biche effrayée fuit devantle loup ravissant, telle que la canne aquatique devant l’éperviers’éloigne et laisse derrière elle l’étang qu’elle habitait. Lehéros troyen poursuit Hespérie. L’amour le rend plus rapide ;la crainte rend la nymphe plus légère.

« Mais, hélas ! un serpent cachésous l’herbe mord le pied d’Hespérie, et de sa dent aiguë le poisonterrible porte dans ses veines un rapide trépas. En même temps ellecesse de courir et de vivre. Ésaque, au désespoir, et l’appelle etl’embrasse. Il se repent, il se repent de l’avoir poursuivie. –Mais, s’écrie-t-il, pouvais-je prévoir ce malheur ? J’aisouhaité de vaincre, mais non pas à ce prix. Infortunée ! deuxennemis t’ont perdue, le serpent qui te donne la mort, et moi quil’ai causée. Ah ! que je sois plus coupable que lui, sij’hésite encore à venger ton trépas par le mien.’

« Il dit, et d’un rocher dont les flotsont creusé la base, il s’élance dans la mer. Thétis, touchée de sonmalheur, le soutient dans sa chute. D’une aile naissante ileffleure l’onde, et la mort qu’il appelle est refusée à ses vœux.Il s’indigne de conserver une vie odieuse, et voyant que son âmeimpatiente de quitter sa demeure, y est malgré lui retenue, ils’élève d’un vol rapide, et de nouveau s’élance dans les flots. Laplume le soutient. Furieux, il se plonge et se replonge au fond desmers, cherchant le chemin du trépas, qu’il ne trouve jamais.L’amour a causé sa maigreur. Sa jambe est effilée. Sur un long cousa tête s’éloigne de son corps. Il aime l’onde et tire son nom deson empressement à s’y plonger et replonger sans cesse. »

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