Les Métamorphoses

Chant 4

 

Cependant la fille de Minyas, Alcithoé,rejette le culte de Bacchus ; elle ose nier qu’il soit fils deJupiter, et ses sœurs sont complices de son impiété. Déjà le prêtrequi préside aux orgies ordonne de les célébrer. Il annonce que ledieu terrible qui l’inspire vengera son culte méprisé. À sa voix,les maîtresses et les esclaves, les mères et les filles, ontsuspendu leurs travaux ; elles quittent leurs toiles et leursfuseaux ; des peaux de tigre couvrent leur sein ; lepampre couronne leurs cheveux épars ; le thyrse arme leursmains ; l’encens fume, l’hymne sacré retentit dans les airs. ÔBacchus ! les Thébaines t’invoquent sous les noms de Bromiuset de Lyéus. Elles t’appellent enfant né du feu, dieu deux fois né,dieu porté par deux mères. Elles ajoutent à ces noms ceux de Nysée,de Thyonée aux longs cheveux, de Lénéus, créateur de la vigne, deNyctélius, de père Élélée, d’Iacchus, d’Évhan : elles tedonnent enfin tous les noms que jadis la Grèce inventa pour tecélébrer :

« Gloire, disent-elles, au dieu toujoursjeune, au dieu toujours enfant ! Tu brilles au haut des cieuxd’un éclat immortel. Lorsque tu dépouilles les cornes dont tonfront est paré, ton visage a toute la beauté, toutes les grâcesd’une jeune vierge. L’Orient est soumis à tes lois jusqu’auxdernières limites de l’Inde, jusqu’au Gange, qui voit sur ses bordsdes peuples inconnus. Dieu redoutable ! tu sus punir l’impiétéde Lycurgue et le sacrilège de Penthée. Tu précipitas dans lesflots les parjures Tyrrhéniens. Ta main presse et guide les lynxattelés à ton char. Les bacchantes, les satyres forment toncortège. Armé d’un bâton, et chancelant sur le dos courbé de sonâne, Silène te suit appesanti de vieillesse et de vin. Tu parais,et soudain retentissent de toutes parts les cris tumultueux deshommes et des femmes, le son éclatant des trompettes, le bruit destimbales, des flûtes, et des tambours. Ô Bacchus ! montre-toipropice aux vœux des Isménides et protège les Thébains, quicélèbrent avec joie tes mystères sacrés. »

Seules, les Minéides, à l’ombre de leurstoits, profanent par un travail téméraire les fêtes de Bacchus.Leurs doigts agiles filent la laine, ou forment de riches tissus,tandis qu’elles excitent leurs esclaves à les imiter.

L’une d’elle, sous un doigt délié pressant unelaine légère, dit à ses sœurs :

« Tandis que les Thébaines interrompentleurs travaux, et s’empressent aux vains mystères de Bacchus, nous,que Pallas, déesse moins frivole, retient en ces lieux, égayons pard’agréables discours l’ouvrage utile de nos mains et, occupant nosoreilles oisives, faisons tour à tour quelque récit qui du temps etdu travail puisse amuser le cours. »

Elle dit, ses sœurs l’applaudissent, etl’invitent à commencer.

Elle hésite : plusieurs fables s’offrentà sa mémoire ; le choix semble l’embarrasser. Parlera-t-ellede toi qu’honore Babylone, Dercétis, qui vis ton corps se revêtird’écailles, et dont les Syriens placent le séjour aux maraisd’Ascalon ? ou racontera-t-elle l’histoire de Sémiramis, tafille, qui, changée en colombe, acheva sa vie sur le faîte destours ? ou dira-t-elle comment une naïade, par la douceur deses chants, et plus encore par la vertu de quelques plantes,transforma ses amants en poissons, et subit à son tour la mêmemétamorphose ? ou fera-t-elle connaître pourquoi le mûrierchangea ses fruits jadis blancs en des fruits teints de sang ?Elle choisit cette dernière aventure, parce qu’elle est peuconnue ; et parlant et filant, elle commence en cesmots :

Pyrame et Thisbé effaçaient en beauté tous leshommes, toutes les filles de l’Orient. Ils habitaient deux maisonscontiguës dans cette ville que Sémiramis entoura, dit-on, desuperbes remparts. Le voisinage favorisa leur connaissance et formaleurs premiers nœuds. Leur amour s’accrut avec l’âge. L’hymenaurait dû les unir ; leurs parents s’y opposèrent, mais ils nepurent les empêcher de s’aimer secrètement. Ils n’avaient pourconfidents que leurs gestes et leurs regards ; et leurs jeuxplus cachés n’en étaient que plus ardents.

Entre leurs maisons s’élevait un mur ouvert,du moment qu’il fut bâti, par une fente légère. Des siècless’étaient écoulés sans que personne s’en fût aperçu. Mais que neremarque point l’amour ? Tendres amants, vous observâtes cetteouverture ; elle servit de passage à votre voix ; et, parelle, un léger murmure vous transmettait sans crainte vos amoureuxtransports.

Souvent Pyrame, placé d’un côté du mur, etThisbé de l’autre, avaient respiré leurs soupirs et leur doucehaleine :

« Ô mur jaloux, disaient-ils, pourquoit’opposes-tu à notre bonheur ? pourquoi nous défends tu devoler dans nos bras ? pourquoi du moins ne permets-tu pas ànos baisers de se confondre ? Cependant nous ne sommes pointingrats. Nous reconnaissons le bien que tu nous fais. C’est à toique nous devons le plaisir de nous entendre et de nousparler. »

C’est ainsi qu’ils s’entretenaient lejour ; et quand la nuit ramenait les ombres, ils se disaientadieu, et s’envoyaient des baisers que retenait le mur envieux. Lelendemain, à peine les premiers feux du jour avaient fait pâlir lesastres de la nuit, à peine les premiers rayons du soleil avaientséché sur les fleurs les larmes de l’Aurore, ils se rejoignaient aumême rendez-vous.

Un jour, après s’être plaints longtemps etsans bruit de leur destinée, ils projettent de tromper leursgardiens, d’ouvrir les portes dans le silence de la nuit, de sortirde leurs maisons et de la ville, et pour ne pas s’égarer dans lesvastes campagnes, ils conviennent de se trouver au tombeau deNinus ; c’est là que doit leur prêter l’abri de son feuillageun mûrier portant des fruits blancs, et placé près d’une sourcepure.

Ce projet les satisfait l’un et l’autre. Déjàle soleil, qui dans son cours leur avait paru plus lent qu’àl’ordinaire, venait de descendre dans les mers, et la nuit ensortait à son tour ; Thisbé, tendrement émue, favorisée parles ténèbres, couverte de son voile, fait tourner sans bruit laporte sur ses gonds ; elle sort, elle échappe à la vigilancede ses parents ; elle arrive au tombeau de Ninus, et s’assiedsous l’arbre convenu. L’amour inspirait, l’amour soutenait soncourage. Soudain s’avance une lionne qui, rassasiée du carnage desbœufs déchirés par ses dents, vient, la gueule sanglante, étanchersa soif dans la source voisine. Thisbé l’aperçoit aux rayons de lalune ; elle fuit d’un pied timide, et cherche un asile dans unantre voisin. Mais tandis qu’elle s’éloigne, son voile est tombésur ses pas. La lionne, après s’être désaltérée, regagnait laforêt. Elle rencontre par hasard ce voile abandonné, le mord, ledéchire, et le rejette teint du sang dont elle est encoresouillée.

Sorti plus tard, Pyrame voit sur la poussièreles traces de la bête cruelle, et son front se couvre d’uneaffreuse pâleur. Mais lorsqu’il a vu, lorsqu’il a reconnu le voilesanglant de Thisbé :

« Une même nuit, s’écrie-t-il, varejoindre dans la mort deux amants dont un du moins n’aurait pas dûpérir. Ah ! je suis seul coupable. Thisbé ! c’est moi quifus ton assassin ! c’est moi qui t’ai perdue !Infortunée ! je te pressai de venir seule, pendant la nuit,dans ces lieux dangereux ! et n’aurais-je point dû y devancertes pas ! Ô vous, hôtes sanglants de ces rochers, lions !venez me déchirer, et punissez mon crime. Mais que dis-je ?les lâches seuls se bornent à désirer la mort. »

À ces mots il prend ce tissu fatal ; ille porte sous cet arbre où Thisbé dût l’attendre ; il lecouvre de ses baisers, il l’arrose de ses larmes ; ils’écrie :

« Voile baigné du sang de ma Thisbé,reçois aussi le mien. »

Il saisit son épée, la plonge dans son sein,et mourant la retire avec effort de sa large blessure.

Il tombe ; son sang s’élance avecrapidité. Telle, pressée dans un canal étroit, lorsqu’il vient à serompre, l’onde s’échappe, s’élève, et siffle dans les airs. Le sangqui rejaillit sur les racines du mûrier rougit le fruit d’albâtre àses branches suspendu.

Cependant Thisbé, encore tremblante, maiscraignant de faire attendre son amant, revient, le cherche et desyeux et du cœur. Elle veut lui raconter les dangers qu’elle vientd’éviter. Elle reconnaît le lieu, elle reconnaît l’arbre qu’elle adéjà vu ; mais la nouvelle couleur de ses fruits la rendincertaine ; et tandis qu’elle hésite, elle voit un corpspalpitant presser la terre ensanglantée. Elle pâlit d’épouvante etd’horreur. Elle recule et frémit comme l’onde que ride le zéphyr.Mais, ramenée vers cet objet terrible, à peine a-t-elle reconnu sonmalheureux amant, elle meurtrit son sein ; elle remplit l’airde ses cris, arrache ses cheveux, embrasse Pyrame, pleure sur sablessure, mêle ses larmes avec son sang, et couvrant de baisers cefront glacé :

« Pyrame, s’écrie-t-elle, quel malheurnous a séparés ! cher Pyrame, réponds ! c’est ton amante,c’est Thisbé qui t’appelle ! entends sa voix, et soulève cettetête attachée à la terre ! »

À ce nom de Thisbé, il ouvre ses yeux déjàchargés des ombres de la mort ; ses yeux ont vu son amante, illes referme soudain. L’infortunée aperçoit alors son voileensanglanté ; elle voit le fourreau d’ivoire vide de sonépée ; elle s’écrie :

« Malheureux ! c’est donc ta main,c’est l’amour qui vient de t’immoler ! Eh bien ! n’ai-jepas aussi une main, n’ai-je pas mon amour pour t’imiter etm’arracher la vie ? Je te suivrai dans la nuit du tombeau. Ondira du moins, Elle fut la cause et la compagne de sa mort.Hélas ! le trépas seul pouvait nous séparer : qu’il n’aitpas même aujourd’hui ce pouvoir ! Ô vous, parents tropmalheureux ! vous, mon père, et vous qui fûtes le sien,écoutez ma dernière prière ! ne refusez pas un même tombeau àceux qu’un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi,arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vasbientôt couvrir le mien, conserve l’empreinte de notre sang !porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes,sanglant témoignage du double sacrifice de deuxamants ! »

Elle dit, et saisissant le fer encore fumantdu sang de Pyrame, elle l’appuie sur son sein, et tombe et meurtsur le corps de son amant.

Ses vœux furent exaucés, les dieux lesentendirent : ils touchèrent leurs parents ; la mûre seteignit de pourpre en mûrissant ; une même urne renferma lacendre des deux amants.

La Minéide avait achevé. Après un courtintervalle, Leuconoé commence, et ses sœurs silencieuses l’écoutenten travaillant.

L’amour a soumis aussi à sa puissance ceSoleil, qui féconde tout de sa lumière éclatante. Je raconterai lesamours du Soleil. Comme le premier il voit tout dans le monde, lepremier il avait vu l’adultère de Mars et de Vénus. Il en rougit,et découvrant au fils de Junon l’opprobre de son lit, il lui montrale théâtre de sa honte. Vulcain consterné s’indigne, laisseéchapper le fer que travaille sa main, et soudain il fabrique etlime des chaînes d’airain. Il en forme des rets, tissu léger,délicat, et presque imperceptible. Le lin arrondi sur le fuseau, latoile qu’Arachné ourdit sous de vieux toits, n’égalent point enfinesse ce tissu merveilleux. Le dieu de Lemnos en combine avec artles ressorts, qui doivent obéir aux moindres mouvements. Il attachece piège au lit des deux amants ; et dès qu’ils sont réunis,il étend son réseau, les surprend, et les retient dans leursembrassements.

Alors, ouvrant les portes d’ivoire de sonpalais, à ce spectacle il appelle tous les dieux. Il leur montre lecouple enchaîné, honteux, et confus. On rapporte que les dieuxrirent de cette aventure. On dit même que, dans un joyeux délire,quelques immortels osèrent souhaiter la même honte au mêmeprix.

Cythérée voulut tirer de son injure unevengeance mémorable. Phébus l’avait trahie dans ses amours secrets,Phébus sera trahi dans de semblables amours. Ô fils d’Hypérion, quete servent désormais ta beauté, ton éclat, ta lumièreimmortelle ? Toi, dont les feux embrasent la nature, tu tesens brûler d’un feu nouveau ! Toi, dont l’œil doit embrasserle monde, tu ne vois plus que Leucothoé, et tu arrêtes sur unejeune mortelle les regards que tu dois à l’univers. Pour elle, tuparais plus tôt le matin à l’orient ; pour elle, tu descendsplus tard dans les ondes. Tu prolonges les jours de l’hiver pour lavoir plus longtemps. Quelquefois même tes chagrins obscurcissenttes traits. Les sombres ennuis de ton cœur se communiquent à tesrayons. Ta lumière affaiblie épouvante les humains, et ce n’estpoint Phébé qui te couvre de son ombre, c’est l’amour seul quiproduit ta pâleur. Tu n’aimes que Leucothoé. Ce n’est plus niClymène, ni Rhodos, ni la brillante mère de Circé, qui règnent surton cœur. En vain Clytie soupire encore pour toi. En vain, depuislongtemps profondément blessée, elle gémit implorant la fin de tesmépris. Leucothoé l’emporte, et tout le reste est oublié.

La plus belle femme de l’Arabie, Eurynome, luidonna le jour. Elle grandit, et bientôt le temps développa sescharmes. Bientôt, par sa beauté, Leucothoé surpassa sa mère, commesa mère surpassait les femmes de l’orient. Son père, Orchamus, quirégnait sur la Perse, était le septième descendant du vieuxBélus.

C’est sous l’axe de l’Hespérie que sont lespâturages des coursiers du Soleil ; ils s’y nourrissentd’ambroisie. Ces sucs délicieux leur donnent de nouvelles forces,et les délassent des fatigues du jour. Tandis qu’ils se repaissentdu céleste aliment, et que la nuit étend son voile sur l’univers,Phébus, prenant les traits d’Eurynome, se rend au palais deLeucothoé. Il la voit au milieu de douze esclaves, qui filaient àla clarté des flambeaux. Après lui avoir donné quelques baisers,comme une tendre mère en donne à sa fille chérie :

« Je veux, dit-il, te parler en secret.Esclaves, éloignez-vous, et n’empêchez pas une mère de causerlibrement avec son enfant ! »

Les esclaves obéissent. À peine le dieu est-ilseul avec elle, et sans témoins :

« Je suis, dit-il, celui qui mesure lesjours, les saisons, et les ans ; celui qui voit tout, et parqui l’on voit tout dans le monde. Je suis l’œil de l’univers ;je vous aime, gardez-vous d’en douter. »

Leucothoé pâlit, sa main tremblante laisseéchapper et sa quenouille et ses fuseaux. Son timide embarrasl’embellit encore. En ce moment, le dieu reprend sa formeimmortelle. Leucothoé est effrayée de ce changement soudain ;mais vaincue par l’éclat dont il brille, elle ne sait plus sedéfendre, et cède à son amant.

Clytie aimait encore. Son amour s’irritait,aigri par le triomphe de sa rivale. Elle voulut le publier, elleosa le dénoncer à Orchamos. Ce père cruel et sans pitié fait saisirsa fille. En vain, tendant les bras vers l’astre du jour, elles’écrie :

« Il employa la violence, il triomphamalgré moi ! »

Le barbare l’ensevelissant vivante dans laterre, d’un sable pesant fit couvrir son tombeau. Le Soleil, par laforce de ses rayons, travaille à te dégager, à t’ouvrir un chemin àla lumière, à la vie. Mais, accablée sous le poids qui te couvre,nymphe infortunée, tu ne peux soulever ta tête, et déjà tu n’esplus.

Depuis la mort funeste de Phaéton, le dieudont la main guide les rapides coursiers du jour n’avait pointéprouvé, dit-on, de douleur si profonde. Il essaie encore, enredoublant les traits de sa lumière, de ranimer ses membres glacés,d’y rappeler la chaleur et la vie. Mais le destin jaloux s’oppose àtous ses efforts. Le dieu épanche alors sur le sable, et sur lecorps de son amante, un nectar odorant ; et, après de longsgémissements :

« Du moins, dit-il, tu porteras ta têtevers le ciel ! »

En ce même moment, le corps de la nymphes’amollit pénétré d’une essence divine, la terre en est parfumée.Un arbre dans son sein étend ses racines, perce la tombe, s’élèveet distille l’encens.

Quoique l’amour pût excuser Clytie, quoique lerepentir de sa faute fût digne de pardon, le dieu du jour s’éloignad’elle, et la laissa tout entière en proie aux fureurs de Vénus.Désespérée, fuyant les nymphes ses compagnes, les cheveux épars surson sein dépouillé, elle s’assied sur la terre ; et le jour etla nuit elle y reste nue exposée aux injures de l’air. Déjà Phébusavait recommencé sa carrière : insensible à la faim, à lasoif, Clytie n’avait nourri son jeûne que de pleurs et derosée ; toujours assise sur le même gazon, elle suivait dansson cours ce Soleil qu’elle adore ; et ses regards étaientcontinuellement tournés vers lui. Enfin ses pieds s’attachent à laterre. Son corps n’est plus qu’une longue tige sans couleur ;mais elle semble encore chercher l’astre du jour, et vers luiincessamment elle incline son diadème d’or. Ce n’est plus qu’unefleur, mais pourtant c’est encore une amante.

Ainsi parle Leuconoé. Ses sœurs s’étonnent aurécit de ces merveilles ; les unes les révoquent en doute, lesautres pensent que rien n’est impossible aux dieux : mais, parles Minéides, au nombre de ces dieux le fils de Sémélé n’est pointadmis. Bientôt elles se taisent ; et sur son tissu promenantsa navette d’ivoire, Alcithoé commence ce discours :

« Je ne dirai pas l’aventure trop connuede ce berger du mont Ida, de Daphnis, qui, par le ressentimentd’une nymphe jalouse, fut transformé en rocher ; tant l’amourméprisé peut inspirer de fureur ! Je ne vous entretiendrai pasdu double sexe de Sithon. Je ne parlerai pas non plus de toi, jeuneCelmis, jadis si fidèle à Jupiter, aujourd’hui devenu diamant. Jepasserai sous silence et les Curètes, enfants d’une pluie féconde,et Crocus, et Smilax, qui furent changés en fleurs. Je veux, parune histoire plus agréable et moins vulgaire, fixer votreattention :

Apprenez pourquoi Salmacis est une sourceimpure, pourquoi dans ses ondes l’homme s’énerve et s’amollit. Onne peut méconnaître l’effet, j’en vais conter la cause.

Dans les antres du mont Ida fut jadis nourri,par les naïades, un enfant fruit des amours d’Aphrodite etd’Hermès. On pouvait à ses traits facilement reconnaître l’auteurde ses jours ; il tira son nom de tous les deux. À peineavait-il atteint son troisième lustre, il abandonna les monts,berceau de son jeune âge, et loin de l’Ida, il se réjouissaitd’errer dans des lieux inconnus, de voir des peuples et des fleuvesnouveaux. Un instinct curieux lui rendait plus légers les travaux,les fatigues du voyage. Il avait parcouru les villes de la Lycie.Il venait de quitter cette contrée pour entrer dans la Carie,lorsqu’à ses yeux se découvre un canal immobile, dont l’onde pureet transparente permet à l’œil d’en pénétrer la profondeur. Ni leroseau des marais, ni l’algue stérile, ni le jonc aigu, n’ensouillent le cristal. Cette fontaine est environnée d’une verteceinture, abordée d’un gazon toujours frais. Une nymphel’habite ; inhabile aux exercices de Diane, elle ne sait nitirer de l’arc, ni suivre un cerf à la course ; et c’est laseule des naïades qui soit inconnue à la déesse des forêts.

On raconte que souvent ses sœurs luidisaient :

« Salmacis, prends un javelot, arme-toid’un carquois, mêle à tes doux loisirs les travaux pénibles de lachasse. »

Mais elle ne prit ni javelot, nicarquois ; elle méprisa la chasse, et n’aima que sa solitudeet son oisiveté. Tantôt elle baigne dans des flots purs ses membresdélicats ; tantôt avec art elle arrange ses cheveux, ouconsulte pour se parer le miroir de son onde. Quelquefois, couvrantson corps d’un tissu transparent, elle se couche sur la feuillelégère, ou sur l’herbe tendre. Souvent elle cueille desfleurs ; et peut-être ce dernier soin l’occupait lorsque lejeune Hermaphrodite s’offrit à ses regards. Elle le vit, et l’aima.Elle se hâtait de l’aborder ; mais avant d’arriver à lui, ellearrange sa parure ; elle compose son visage, et son regard, etson maintien. Elle brille enfin de tout l’éclat de sesattraits.

« Bel enfant, lui dit-elle, croirai-jeque tu sois un mortel ? es-tu dieu ? Si tu l’es, je voissans doute l’Amour, ou, si c’est à une mortelle que tu dois lejour, ah ! combien heureuse est ta mère ! combien heureuxton frère et ta sœur, si tu as une sœur ! heureuse encore lanourrice qui t’a donné son sein ! mais heureuse surtout, etmille fois heureuse celle que l’hymen a rendu ta compagne, ou celleque tu trouveras digne de ce bonheur ! Si ton choix est déjàfait, permets du moins qu’un doux larcin soit le prix de maflamme ; et si ta main peut encore se donner, oh ! que jesois ton épouse, et comble tous mes vœux ! »

La naïade se tait. Hermaphrodite rougit. Ilignore ce que c’est que l’amour ; mais sa rougeur l’embellitencore, et son visage ressemble à la pomme vermeille, à l’ivoire,qui reçut une teinte de pourpre, au rouge de Phébé, quand l’airainsonore appelle en vain, pour la délivrer, un magique secours.

Souvent la nymphe implore, au moins cesbaisers innocents qu’une sœur donne et reçoit d’un frère. Déjà sesmains étendues allaient toucher l’ivoire de son cou :

« Cessez, dit-il, ou je fuis ; etj’abandonne et ces lieux et vous-même ! »

Salmacis a frémi :

« Jeune étranger, répond-elle, je telaisse ; sois libre et maître dans ces lieux ! »

À ces mots, elle feint de s’éloigner ; etse glissant sous un épais feuillage, elle plie un genou, s’appuiesur l’autre, regarde, et voit, sans pouvoir être vue. Se croyantseul et sans témoins, le fils de Mercure et de Vénus joue sur legazon, va, revient, essaie un pied timide sur une eau riante ettranquille, le plonge ensuite jusqu’au talon ; et bientôt,invité par l’onde tiède et limpide, de son corps délicat il détachele vêtement léger. La nymphe le voit, l’admire, et s’enflamme. Sesyeux étincellent, semblables aux rayons que reflète une glace pureexposée aux feux brillants de l’astre du jour. À peine la nymphediffère, elle retient à peine ses transports, et déjà éperdue, horsd’elle-même, elle brûle, et ne se contient plus.

Hermaphrodite frappe légèrement son corps deses mains, et s’élance dans les flots. Il les divise en étendantles bras, et brille dans l’onde limpide comme une statue d’ivoire,comme de jeunes lis brilleraient sous un verre transparent.

« Je triomphe, s’écrie la nymphe, il està moi ! »

À l’instant même, dégagée de sa robe légère,elle est au milieu des flots. Elle saisit Hermaphrodite, quirésiste ; elle ravit des baisers, qu’il dispute ; écarteet retient ses mains ; malgré lui, presse son sein sur sonsein ; l’enlace dans ses bras, s’enlace elle-même dans lessiens ; rend enfin inutiles tous les efforts qu’il fait pours’échapper. Tel, emporté vers les cieux par le roi des airs, unserpent, la tête pendante, embarrasse de ses longs anneaux lesserres et les ailes étendues de son ennemi ; tel au tronc d’unvieux chêne s’entrelace le lierre tortueux ; tel déployant,resserrant ses réseaux, le polype au fond des mers enveloppe saproie.

Hermaphrodite se débat, et résiste, et refuse.La nymphe s’attache à lui, redouble ses efforts, le presse, ets’écrie :

« Tu te défends en vain, ingrat ! tun’échapperas pas. Dieux, daignez l’ordonner ainsi ! que rienne me sépare de lui, que rien ne le détache demoi ! »

Les dieux ont exaucé sa prière. Au mêmeinstant, sous une seule tête, les deux corps se sont unis. Telsdeux jeunes rameaux, liés l’un à l’autre, croissent sous la mêmeécorce, et ne font qu’une tige. Hermaphrodite et la nymphe ne sontplus ni l’un ni l’autre, et sont les deux ensemble. Ils paraissentavoir les deux sexes et ils n’en ont aucun.

Hermaphrodite s’étonne d’avoir perdu danscette onde limpide son sexe et sa vigueur ; il lève les mainsau ciel, et s’écrie :

« Divinités dont je porte le nom, vous,auteurs de mes jours, accordez-moi la grâce que j’implore !que tous ceux qui viendront après moi se baigner dans ces eaux yperdent la moitié de leur sexe ! »

Mercure et Vénus, touchés de sa prière,daignèrent l’exaucer ; et sur ces eaux répandant une essenceinconnue, leur donnèrent la vertu de rendre les sexes indécis.

Les Minéides ont cessé de parler : ellestravaillent encore, elles méprisent Bacchus, et profanent sa fête.Tout à coup les tambours et les flûtes recourbées, à l’airainretentissant mêlent leur bruit confus. L’air est embaumé de myrrheet de parfums. Les filles de Minyas voient verdir leurstoiles ; le lierre y serpente ; la vigne y pend enfestons. En longs ceps s’arrondit la laine qui charge leursfuseaux. Le pampre s’ourdit à leurs trames ; et de la pourpredont brillaient les tissus, soudain les grappes se colorent. Déjàle soleil était descendu dans le vaste sein des mers. C’étaitl’heure où règne une clarté douteuse entre la lumière et lesombres ; l’heure où n’étant plus jour, il n’est pas encorenuit. Soudain le toit s’ébranle ; on voit briller des torchesardentes ; des lueurs effrayantes s’attachent aux lambris, etdes tigres, simulacres horribles, hurlent parmi les feux.

Tandis que, saisies de terreur, les Minéides,fuyant la lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux, dansl’ombre et la fumée, une membrane déliée s’étend sur leurs corpsrétrécis ; des ailes légères enveloppent leurs bras.L’obscurité ne leur permet pas de voir comment elles ont subi cechangement. Sans le secours d’aucun plumage, elles s’élèvent dansl’air ; elles sont soutenues par des ailes d’un tissutransparent. Elles veulent se plaindre, et leur voix n’est plusqu’un cri faible qui part d’un faible corps, un murmure aigu, seullangage permis à leurs regrets. Elles n’habitent point les forêts,mais les toits des maisons. Ennemies du jour, elles ne paraissentque la nuit ; elles volent le soir, et, compagnes de Vesper,on les nomme Vespérides.

Cette aventure affermit dans Thèbes le cultede Bacchus. Ino, tante de ce dieu, racontait partout et sapuissance et ses merveilles. Seule exempte des malheurs quiaffligeaient sa famille, elle n’avait de chagrins que les maux deses sœurs. Junon l’aperçut fière de son hymen avec Athamas, fièrede ses enfants, et plus encore d’avoir été la nourrice d’un dieu.La déesse jalouse s’irrite de son bonheur :

« Eh quoi, dit-elle, le fils d’une vileadultère a pu précipiter dans la mer et changer en poissons desnautoniers qui l’avaient méprisé ! il a pu, du meurtrehorrible d’un fils, ensanglanter sa mère ! il a pu donner desailes d’une espèce nouvelle aux filles de Minée ! et Junon nepourrait que verser des pleurs impuissants sur ses nombreuxennemis ! Est-ce donc assez pour moi ? est-ce là tout monpouvoir ? Non, le fils de Sémélé m’enseigne lui-même ce qu’ilme reste à faire. On peut prendre des leçons de son ennemi. Par lemeurtre de Penthée il m’a suffisamment fait connaître ce que peutla fureur. Eh ! pourquoi Ino, agitée par d’aveuglestransports, ne partagerait-elle pas les crimes de sessœurs ? »

Il est un chemin enfoncé, bordé d’ifsfunèbres, où règne un vaste silence, une ténébreuse horreur ;il conduit aux enfers. Là, le Styx immobile exhale de noires etd’épaisses vapeurs. C’est là que descendent les ombres des mortelsqui ont reçu les honneurs du tombeau ; c’est là, dansd’immenses déserts, qu’habitent le Froid et la Pâleur ; c’estlà qu’errent les mânes nouveaux, incertains de la route qui mène àla cité des ombres, au palais terrible où le noir Pluton a fixé sonséjour. Cet empire redoutable a cependant mille avenues spacieuses,et par d’innombrables portes on peut y pénétrer. Semblable àl’océan, qui reçoit tous les fleuves de la terre, il rassembletoutes les âmes de l’univers. Sans cesse les âmes y arrivent, et nel’emplissent jamais. On les voit errer dégagées de leurs corps. Lesunes fréquentent le barreau, les autres la cour du souverain, lesautres suivant leurs premiers emplois, imitent aux enfers cequ’elles ont fait sur la terre, tandis que les méchants souffrentdans le Tartare des tourments, châtiments de leurs crimes.

La fille de Saturne (tant la haine et lacolère lui font oublier sa dignité !) descend du ciel dans cetaffreux séjour ; elle arrive : sous ses pieds sacrés leseuil tremble, et par son triple gosier, Cerbère pousse une triplevoix. L’épouse de Jupiter appelle les trois sœurs, filles de laNuit. Déités cruelles, inexorables, elles étaient assises devantles portes de diamant qui ferment le Tartare, et peignaient deleurs cheveux les horribles couleuvres.

Les Furies ayant reconnu la déesse à traversles ténèbres humides, se lèvent : le lieu qu’elles gardent estcelui des tortures. Là, Tityos, couché sur la terre, où son corpsoccupe un espace de neuf arpents, voit ses entrailles à peinedévorées, renaissant sous le bec de l’avide vautour. C’est là,Tantale, qu’au milieu de l’onde la soif te tourmente, et que lefruit se présente et échappe à ta main. C’est là que Sisypheincessamment roule ou retient un rocher qui retombe ; qu’Ixionse suit et s’évite en tournant sur sa roue ; et que lesDanaïdes, qui donnèrent la mort à leurs époux, puisent sans relâchedes ondes qui s’écoulent toujours.

Junon ayant jeté sur eux, sur Ixion surtout,un regard irrité, se retourne encore vers Sisyphe, ets’écrie :

« Pourquoi celui-ci, seul de sa famille,doit-il souffrir un supplice éternel, tandis qu’Athamas et sacoupable épouse bravent ma puissance, et sont comblés d’honneursdans leur palais ? »

Elle expose alors le sujet de sa haine, celuiqui l’amène et ce qu’elle désire. Elle veut que la maison de Cadmuspérisse, et que les Euménides répandent tous leurs poisons dans lesein d’Athamas. Elle ordonne, prie, sollicite, et promet à la fois.Enfin elle se tait. L’horrible Tisiphone, agitant alors ses cheveuxblancs, et rejetant en arrière les couleuvres qui souillent sonvisage :

« C’en est assez, dit-elle, vos ordresseront remplis. Abandonnez cet empire odieux, et remontez dansl’air pur des célestes demeures. »

Junon part sûre de sa vengeance ; mais,avant de rentrer dans l’Olympe, elle reçoit l’essence qu’Irisépanche sur elle, pour la purifier.

Cependant l’horrible Tisiphone prend sa torchefumante, et, des nœuds d’un serpent ceignant sa robe ensanglantée,elle sort des enfers. Avec elle marchent le Deuil, l’Épouvante, laTerreur, et la Rage au front égaré. Elle arrive devant le palaisd’Athamas. Ses superbes portiques tremblent ébranlés, de noirsvenins ses portes se ternissent, et l’astre du jour voit pâlir saclarté. Épouvantés par ces prodiges, Athamas et son épouse sepréparaient à fuir. L’inexorable Érinys se précipite au-devantd’eux, leur ferme le chemin ; étend ses bras entourés dehideuses vipères ; secoue sa tête ; et ses couleuvresagitées frémissent, roulent sur son épaule livide, ou rampent surson front, sifflent, vomissent leur venin, et allongent un tripledard. Soudain, du milieu de ses cheveux, l’Euménide arrache deuxserpents, et de sa main empestée lance l’un sur Athamas, et l’autresur Ino. Ils errent sur leur sein et le pénètrent d’une ragecruelle. Leur corps n’est point blessé ; leur raison seule estégarée.

Tisiphone avait apporté avec elle des poisonsplus terribles, mélange monstrueux de l’écume de Cerbère et duvenin de l’Hydre ; elle y joignit les vagues erreurs, l’oublide la raison, et le crime, et les pleurs, et l’ardeur du meurtre.Elle fit bouillir cette liqueur homicide, avec de la ciguë, dans unvase d’airain, qu’elle remplit d’un sang nouvellement répandu. Lesdeux époux frémissaient d’horreur. L’Euménide répand sur eux cesterribles poisons, et les pénètre de toutes ses fureurs. Ellesecoue en cercles redoublés sa torche, dont la flamme en tournoyants’agite ; et, triomphante et fière d’avoir exécuté les ordresqu’elle a reçus, elle redescend aux enfers, et délie le serpent quilui sert de ceinture.

Cependant, saisi de soudaines fureurs,Athamas, dans son palais, s’écrie :

« Compagnons, accourez ! tendez vostoiles dans ces forêts ; j’aperçois une lionne avec deuxlionceaux. »

Insensé ! c’est sa femme qu’il méconnaîtet qu’il poursuit. Elle tient sur son sein le jeune Léarque, quitend les bras à son père, et qui lui souriait. Il le saisit, ettrois fois, comme une fronde, le roulant en cercle dans les airs,le barbare le lance et l’écrase sur le marbre sanglant. Alors Ino,d’horreur troublée, jette des cris affreux arrachés par la douleurqui l’égare, ou par la force du poison répandu dans sesveines : elle fuit échevelée, hors d’elle-même ; et, teportant dans ses bras, tendre Mélicerte, elle crie – Évohé !’Elle appelle Bacchus. Au nom de ce dieu, l’épouse de Jupitersouriant :

« Reçois, dit-elle, le salaire des soinsque tu pris de son enfance. »

Non loin s’élève et penche sur la mer d’Ionieun rocher dont la base creusée par les flots, défend ces mêmesflots des eaux du ciel et des orages. Forte de sa fureur, Ino montesur le roc, en atteint le sommet escarpé ; et, sans craindrela mort, s’élançant avec son fils, frappe l’onde qui bouillonne etblanchit.

À l’aspect des malheurs non mérités de sapetite-fille, Vénus s’émeut, et adresse à Neptune cetteprière :

« Dieu des mers, à qui échut en partagele second empire du monde, j’attends beaucoup de toi. Prends pitiédes miens, déplorables jouets des flots, place-les parmi les dieuxsoumis à ton trident. Ce ne sera pas pour moi le premier bienfaitde ta puissance. Je naquis de l’écume de l’onde, et le nomd’Aphrodite atteste que l’onde fut mon berceau. »

Neptune exauce ses vœux. Il dépouille lescorps flottants de ce qu’ils ont de mortel ; il imprime surleur front une majesté divine ; et changeant à la fois et leurnom et leur nature, Ino est Leucothoé, Mélicerte est Palémon.

Les compagnes d’Ino ayant suivi de loin sespas en trouvent les dernières traces au sommet du rocher ; etsûres qu’elle a cherché le trépas dans l’onde, elles déplorent lachute de la maison de Cadmus, arrachent leurs cheveux, déchirentleurs vêtements, osent accuser la jalouse Junon de tropd’injustice, de trop de cruauté. La déesse s’offense, et leurs crisirritant sa colère :

« Eh bien ! soyez aussi desmonuments terribles de ma vengeance. »

Elle dit, et l’effet est aussi prompt que lamenace. Celle qu’un plus tendre attachement unissait à la reines’écriait :

« Ô chère Ino, je vais vous suivre dansles flots ! »

Elle veut s’élancer et ne peut plus semouvoir ; elle reste attachée au rocher. Une autre, dans sondésespoir, veut meurtrir ses charmes, et ses bras levés sont privésde mouvement. Celle-ci étend ses mains sur l’abîme des flots, sesmains durcissent étendues. Celle-là portait ses doigts à sescheveux, et ses doigts et ses cheveux en pierre sont changés.Toutes demeurent attachées sur le rocher, et conservent diversesattitudes. Quelques-unes pourtant voltigent sur ce rivage, nouveauxhôtes de l’air, et de leurs ailes légères rasent la surface deseaux.

Cependant Cadmus ignore que sa fille et sonpetit-fils sont au nombre des divinités de la mer. Cédant à sadouleur, vaincu par tant de revers l’un à l’autre enchaînés, partant de prodiges dont il fut témoin, il abandonne la cité qu’il abâtie, comme si ses désastres étaient attachés aux lieux qu’ilhabite, et non à sa fortune. Après avoir longtemps erré avec sonépouse, compagne de son exil, il arrive au fond de l’Illyrie.Surchargés du poids des ans et des disgrâces, ces deux épouxretracent à leur mémoire les premières infortunes de leur maison,et soulagent leurs peines en se les racontant.

« Ah ! s’écria Cadmus, était-il doncsacré ce dragon que je perçai de ma lance, lorsque je fuyais deTyr, ce dragon dont les dents par moi semées produisirent une racede guerriers ? Dieux ! si c’est un serpent que venge avectant de constance votre courroux, achevez, et que serpent moi-mêmeje rampe comme lui ! »

Il dit, et déjà son corps se resserre ets’allonge ; sa peau se couvre d’écailles ; son dos brilleémaillé d’or et d’azur. Il tombe, et ses jambes réunies serecourbent en longs anneaux. Il conservait encore ses bras :il les tend à son épouse ; et laissant couler des pleurs surson visage, qui n’est pas encore changé :

« Approche, dit-il, malheureuseHermione ! approche ; puisqu’il reste encore quelquechose de moi, touche, prends cette main, tandis qu’il me reste unemain, tandis que le serpent ne m’enveloppe pas toutentier ! »

Il voulait poursuivre : sa langue sefend, s’aiguise en dard ; il ne peut plus parler. Il voulaitse plaindre, il siffle : c’est la seule voix que lui laisse lanature.

Hermione se frappant, se meurtrissant lesein :

« Arrête, cher époux, arrête,cria-t-elle ! dépouille cette forme hideuse. Cadmus ! quevois-je ? où sont et tes pieds et tes mains ? et, tandisque je parle, que sont devenus ton corps, ton visage, et tout ceque tu fus ? Ô dieux ! pourquoi ne me changez-vous pascomme lui ? »

Elle se tait, et le serpent lèche sa tête, seglisse doucement sur son sein, qu’il embrassait jadis, cherche sabouche, et s’attache à son cou. Ce prodige épouvante tous ceux quisont présents (ce sont des compagnons de Cadmus). Ils voientHermione presser d’une amoureuse main l’écaille du serpent. Soudaindeux serpents s’offrent à leurs regards. Ils rampent côte à côte,et bientôt se perdent dans les détours d’une forêt voisine.Maintenant ils ne fuient point les hommes ; ils ne lesblessent point ; et ces reptiles paisibles semblent encore sesouvenir de leurs premiers destins.

Cependant sous cette forme nouvelle, la gloirede leur petit-fils venait les consoler. Bacchus était adoré dansl’Inde, sa conquête. La Grèce lui avait élevé des autels. Seul,quoique issu du même dieu que lui, Acrisius, le fer en main, luidéfend les murs d’Argos, et refuse de le reconnaître pour le filsde Jupiter. Il conteste la même origine au héros que Danaé sa filleconçut au milieu d’une pluie d’or. Mais bientôt (tel est l’éclat dela vérité !) il se repent d’avoir outragé Bacchus et méconnuPersée. Déjà le premier brillait dans l’Olympe ; le second,tenant en main la tête de la Gorgone hérissée de serpents,s’élevait d’un vol rapide dans les airs.

Vainqueur du monstre, il planait sur lessables arides de la Libye : des gouttes de sang tombèrent dela tête de la Gorgone ; la terre les reçut, les anima, lesconvertit en serpents de diverses espèces ; et telle estl’origine de tous ceux que l’Afrique produit.

Bientôt, entraîné dans le vague des airs,semblable à la nue chargée de pluie, errante au gré des vents,Persée voit au-dessous de lui la terre, dont le sépare un espaceimmense. Il vole sur tout l’univers. Trois fois il voit l’Ourseglacée, trois fois il se retrouve près des bras du Cancer. Tantôtil est emporté vers l’Aurore, tantôt aux bords de l’Occident. DéjàVesper brillait dans les cieux. Le héros craint de se confier à lanuit. Il descend sur les terres de l’Hespérie, dans le palaisd’Atlas. Il demande à prendre un repos léger, en attendant quel’étoile du matin appelle l’Aurore, et l’Aurore le retour duSoleil.

Atlas était fils de Japet ; il surpassaitpar sa taille tous les mortels. Il régnait dans les dernièresrégions de la terre, sur les mers qui reçoivent dans leur sein lescoursiers hors d’haleine et le char enflammé du Soleil. Ilpossédait de nombreux troupeaux errant dans d’immenses pâturages.Aucun état voisin ne touchait à son empire ; et dans sesjardins, les arbres, à l’or de leurs rameaux, que couvrent desfeuilles d’un or léger, portaient des pommes d’or.

« Prince, lui dit Persée, si l’éclatd’une illustre origine peut te toucher, Jupiter est mon père ;ou si tu sais priser les faits mémorables, tu pourras admirer lesmiens. »

Alors le fils de Japet se rappelle cet ancienoracle que Thémis avait rendu sur le Parnasse :

« Atlas, un jour viendra où tes arbresseront dépouillés de leur or ; et c’est à un fils de Jupiterque les destins réservent cette gloire. »

Épouvanté de l’oracle, Atlas avait enfermé sesjardins de hautes murailles ; un dragon monstrueux veillait,gardien de leur enceinte ; et l’entrée de l’Hespérie étaitinterdite aux étrangers :

« Fuis, dit le prince au héros, ou crainsde perdre l’honneur de tes exploits supposés, la gloire d’unenaissance que tu ne dois point à Jupiter ! »

Il ajoute l’insulte à la menace, et tandis quePersée insiste avec douceur, mais avec fermeté, il s’avance pour lechasser de son palais.

Persée était trop inférieur aux forcesd’Atlas, car quel mortel pourrait les égaler !

« Puisque, dit-il, tu, fais si peu de casde ma prière, reçois le châtiment que tu mérites. »

À ces mots, il détourne à gauche sa tête,élève en l’air celle de Méduse et présente aux regards d’Atlas sonvisage sanglant. Soudain ce vaste colosse est changé en montagne.Sa barbe et ses cheveux s’élèvent et deviennent des forêts. Sesépaules, ses mains, se convertissent en coteaux. Sa tête est lesommet du mont. Ses os se durcissent en pierre : il s’accroît,devient immense, et, par la volonté des dieux, désormais le ciel ettous les astres reposent sur lui.

Cependant Éole avait renfermé les vents dansleur prison éternelle. L’étoile brillante du matin, déjà levée dansles cieux, avertissait les humains de recommencer leurs travaux.Persée reprend ses ailes, les attache à ses pieds, s’arme d’un ferrecourbé, et s’élance dans les airs, qu’il frappe et fend d’un volrapide. Il a déjà laissé derrière lui d’innombrables contrées etcent peuples divers, lorsqu’il abaisse ses regards sur les champsd’Éthiopie, sur les états où règne Céphée.

Là, par l’injuste oracle d’Ammon, Andromèdeexpiait les superbes discours de sa mère. Persée la voit attachéesur un rocher, et, sans ses cheveux qu’agite le Zéphyr, sans lespleurs qui mouillent son visage, il l’eût prise pour un marbrequ’avait travaillé le ciseau. Atteint d’un feu nouveau, iladmire ; et, séduit par les charmes qu’il aperçoit, il oubliepresque l’usage de ses ailes. Il s’arrête, et descend :

« Ô vous, dit-il, qui ne méritez pas deporter de pareilles chaînes ; vous que l’amour a formée pourde plus doux liens, apprenez-moi, de grâce, votre nom, celui de cescontrées, et pourquoi vos bras sont chargés d’indignesfers ! »

Elle se tait : vierge, elle n’oseregarder un homme, elle n’ose lui parler. Elle eût même, si sesmains avaient été libres, caché son visage de ses mains. Du moinselle pouvait pleurer ; ses yeux se remplirent de larmes ;et comme Persée la pressait de répondre, craignant enfin qu’iln’imputât son silence à la honte qui naît du crime, elle lui ditson nom, celui de son pays, et combien sa mère avait été vaine desa beauté. Elle parlait encore : l’onde écume etretentit ; un monstre horrible s’élève, s’avance sur l’immenseocéan, et fait, sous ses vastes flancs, gémir de vastes ondes.

Andromède s’écrie ; son père affligé, samère criminelle, étaient présents à ce spectacle affreux. Tous deuxmalheureux, ils ne sont pas également coupables. Trop faibles poursecourir leur fille, ils ne font entendre que des plaintesstériles ; ils ne peuvent que pleurer, qu’embrasser leur filleattachée au rocher.

« Vous aurez, dit le héros, assez detemps pour répandre des larmes ; mais nous n’avons qu’uninstant pour la sauver. Si je m’offrais pour votre gendre, moi,Persée, fils de Jupiter et de Danaé, qui, renfermée dans une tour,devint féconde au milieu d’une pluie d’or ; moi, Persée,vainqueur de la Gorgone à la tête hérissée de serpents ; moi,qui, soutenu sur des ailes légères, ose m’élancer dans les airs,vous me préféreriez sans doute à tous mes rivaux ; mais jeveux, si les dieux me secondent, joindre à tant de titres, pourobtenir Andromède, celui de la mériter. Que, sauvée par moncourage, elle soit à moi : telle est ma condition. »

Céphée et Cassiopée l’acceptent (et comment larefuser !). Ils pressent, ils conjurent le héros, et luipromettent leur fille pour épouse, et le royaume pour dot.

Tel qu’un vaisseau à la proue aiguë, cédantaux efforts de rameurs ardents, sillonne et fend l’onde écumante,le monstre approche, divisant les flots qui résistent ; etdéjà le jet d’une fronde eût mesuré l’espace qui le sépare durivage. Soudain, frappant de ses pieds la terre, qu’il semblerepousser, le héros impétueux s’élance au haut des airs ; sonombre réfléchie voltigeait sur les eaux ; le monstre voitcette ombre et la combat. Tel que l’oiseau de Jupiter apercevantdans les guérets un serpent qui expose son dos livide aux ardeursdu soleil, l’attaque par derrière, pour éviter son dard cruel, etenfonce ses serres dans son col écaillé ; tel Persée vole, etse précipite, et fond sur le dos du monstre, et plonge tout entierson fer dans ses flancs.

Le monstre, qu’irrite une large blessure,bondit sur l’onde, ou se cache dans les flots, ou s’agite et seroule tel qu’un sanglier que poursuit une meute aboyante. Le héros,par l’agilité de ses ailes, se dérobe à ses dents avides, et de songlaive recourbé le frappe sans relâche sur son dos hérisséd’écailles, dans ses flancs, et sur sa queue, semblable à celled’un poisson.

Avec des flots de sang le monstre vomissaitl’onde, qui rejaillit sur les ailes du héros ; il les sents’appesantir, et n’ose plus s’y confier. Il découvre un rocher dontle sommet domine l’onde tranquille, et disparaît quand la tempêteagite les mers ; il s’y soutient, et d’une main saisissant lapointe du roc qui s’avance, de l’autre il plonge et replonge sonfer dans les flancs du monstre, qui expire sous ses coupsredoublés.

Au même instant, le rivage retentit de cris etd’acclamations qui montent jusqu’aux cieux. Céphée et Cassiopée,heureux et pleins de joie, saluent, dans le héros, leur gendre, etle proclament le sauveur de leur maison. Objet et prix de lavictoire, Andromède, libre de ses fers, s’avance et vole dans leursbras.

Le vainqueur purifie ses mains dans l’onde. Ildépose la tête de Méduse ; et pour qu’elle ne soit pasendommagée par le sable du rivage, il lui fait un lit de feuilleset de légers arbustes qui croissent au fond de la mer ; il encouvre la tête de la Gorgone ; et ces tiges nouvellementcoupées, vives encore et remplies d’une sève spongieuse, éprouventle pouvoir de cette tête, rougissent et durcissent en la touchant.Les nymphes de l’océan essayèrent de renouveler ce prodige surd’autres rameaux. La même épreuve obtint le même succès. Ellesjetèrent ensuite dans la mer ces tiges, qui devinrent la sourceféconde du corail. Depuis ce temps cet arbuste conserve la mêmepropriété ; osier tendre et flexible sous l’onde, il durcit àl’air, et n’est plus qu’une pierre.

Cependant Persée élève à trois dieux troisautels de gazon : un à gauche, pour Mercure ; un àdroite, pour la déesse des combats ; le troisième au centre,pour Jupiter. Il immole une génisse à Minerve, un veau à Mercure,un taureau superbe au maître des dieux. Il épouse ensuiteAndromède. Il ne veut qu’elle-même pour prix de sa victoire.L’Amour et l’Hymen font briller leurs flambeaux. On verse sur lesfeux l’encens et les parfums. Les portiques sont ornés defestons ; dans des hymnes et dans des chœurs, sur le luth, etla lyre, et la flûte, on chante la publique allégresse. Le palaisest décoré de toutes ses richesses ; les portes en sontouvertes, et les grands de la cour prennent place au banquet deCéphée.

Déjà Bacchus avait égayé les convives, animéles esprits, lorsque le fils de Danaé veut connaître les mœurs etles usages des peuples Céphéens. Lyncides le satisfait, etajoute :

« Maintenant, vaillant Persée,apprenez-nous par quels secours puissants, par quels prodiges vousavez pu trancher cette tête hérissée de serpents. »

« Sous les flancs du froid Atlas, dit lehéros, il est un lieu que d’affreux et longs rochers rendentinaccessible. L’entrée en est habitée par les deux filles dePhorcus, à qui les Destins n’ont accordé qu’un œil, qu’elles seprêtent tour à tour. Tandis que l’une le remettait à l’autre, jesubstitue furtivement ma main à la main qui l’allait prendre, et jem’en saisis. Alors je marche par des sentiers entrecoupés ; jefranchis des rochers escarpés, d’horribles forêts, et j’arrive aupalais des Gorgones. J’avais aperçu partout, dans les champs, etsur mon chemin, des hommes devenus statues, et divers animauxtransformés en pierres par l’aspect de Méduse. Ce visage hideux, jene l’avais vu moi-même que réfléchi sur l’airain de monbouclier ; et tandis que le sommeil versait ses pavots sur lemonstre et sur ses couleuvres, je tranchai sa tête. Soudain Pégase,cheval ailé, et son frère Chrysaor, naquirent du sang que laGorgone avait répandu. »

Persée leur apprend ensuite les dangers quil’ont menacé dans ses voyages ; il leur dit quelles mers,quelles terres il a vues du haut des airs ; vers quels astresses ailes l’ont emporté. Il se tait enfin, on l’écoutait encore. Undes convives demande d’où vient que, seule de ses sœurs, Méduseavait sur sa tête des cheveux hérissés de serpents.

Le petit-fils d’Acrisius reprend : Ce quevous demandez mérite d’être raconté. Apprenez que Méduse brillaitjadis de tout l’éclat de la beauté, qu’elle fut l’objet des vœuxempressés de mille amants. J’ai connu des personnes qui l’ont vue,et qui rendent ce témoignage. On dit que le dieu des mers fut éprisde ses charmes, et osa profaner avec elle le temple de Pallas. Ladéesse rougit, détourna ses yeux modestes, et les cacha sous sonégide. Pour venger ses autels souillés, elle changea les cheveux deMéduse en serpents. Maintenant même, la fille de Jupiter, pourimprimer la crainte, porte sur la terrible égide qui couvre sonsein la tête de la Gorgone et ses serpents affreux.

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