Les Métamorphoses

Chant 8

 

Déjà l’étoile de Vénus a chassé la nuit sombreet ramené le jour. L’Eurus tombe les nuages humides s’élèvent dansles airs, et l’Auster paisible ouvre un chemin facile sur les flotsmollement agités. Les envoyés d’Athènes et les soldats d’Éaquemontent sur leurs vaisseaux ils partent et plutôt qu’ils n’osaientl’espérer, ils entrent au port désiré.

Cependant Minos ravage les côtes de Mégare. Ilporte bientôt la guerre et toutes ses fureurs sous les murs decette ville que bâtit Alcathoé, où règne Nisus, Nisus, qui, parmises cheveux blancs, cache un cheveu de pourpre auquel est attachéle salut de l’empire. Pour la sixième fois Phébé renouvelait soncroissant, et le destin des combats, servant ou trahissant tour àtour les deux partis, tenait encore la victoire incertaine.

Sur les remparts de Mégare s’élevait une tour,où l’on dit que le fils de Latone déposa sa lyre d’or les murs ontretenu les sons de cette lyre. C’est là que la fille de Nisus,longtemps avant la guerre, se plaisait à lancer des cailloux légerssur la pierre sonore c’est là que, pendant la guerre, elle venaitvoir balancer la fortune dans les sanglants travaux de Mars. Déjàla longue durée du siège de Mégare lui avait appris les noms desprincipaux guerriers. Elle distinguait les soldats de Crète, etleurs armes, et leurs coursiers. Elle connaissait surtout Minos, etplus qu’elle n’eût dû le connaître. S’il couvre sa tête d’un casquesurmonté d’un panache flottant, elle le trouve beau sous le casques’il prend son bouclier où l’or étincelle, le bouclier sied à sonaudace s’il lance au loin un javelot, elle admire en lui l’accordde la force et de l’adresse s’il place sur son arc tendu une flècherapide, c’est l’air et l’attitude d’Apollon quand il lance sestraits. Mais lorsque son front n’est plus armé de l’airain qui lecouvre dans les combats lorsqu’il paraît revêtu d’une robe depourpre, pressant les flancs d’un superbe coursier, et gouvernantle frein que mord une bouche écumante, alors la fille de Nisus sepossède à peine, et ne peut maîtriser le trouble dont son espritest agité. Elle porte envie au javelot qu’il touche, aux rênes quedirige sa main.

Souvent elle voudrait, s’il lui était permisde céder à son penchant, porter ses pas timides au milieu desescadrons ennemis, s’élancer du haut de la tour dans le camp desCrétois, ouvrir à Minos la ville de Mégare et ses portes d’airain,et faire plus encore, si Minos l’exigeait. Un jour qu’assise elletenait ses regards attachés sur la tente du roi de Crète :

« Dois-je, dit-elle, me réjouir oum’affliger de cette guerre funeste ? je ne sais. C’est unmalheur d’avoir pour ennemi le héros qu’on adore. Mais si Minosn’eût point attaqué Mégare, aurais-je connu Minos ? Enm’acceptant pour otage, il pourrait déposer les armes jedeviendrais sa compagne et le gage de la paix.

« Si celle qui te donna le jour, ô leplus beau des mortels, fut aussi belle que toi, elle mérita qu’undieu brûlât pour elle. Que je serais heureuse, si, portée sur desailes, je pouvais traverser les airs, voler jusqu’au camp desCrétois, déclarer ma flamme, et demander à quel prix j’obtiendraisle plus tendre retour ! J’accorderais tout, tout, excepté detrahir mon père. Périsse plutôt le bonheur que j’attends, s’il doitêtre acheté par la trahison. Mais souvent on a vu, par la clémencedu vainqueur, les vaincus plus heureux après la guerre qu’ils nel’étaient pendant la paix.

« Certes, Minos a pour lui la force et lajustice. Il veut venger la mort de son fils. Sa cause et ses armesl’emporteront nous serons vaincus, je le crois et si tel doit êtrenotre destin, pourquoi Minos devrait-il à Mars une ville qu’il peutdevoir à l’amour ? Ne vaut-il pas mieux qu’il triomphe sansretard, sans carnage, sans qu’il me faille trembler pour sesjours ? Ah ! Minos, je crains qu’un guerrier imprudent nete blesse au milieu des hasards car s’il te connaissait, quelennemi serait assez barbare pour diriger contre toi ses homicidestraits ? Oui, je l’ai résolu, je te livrerai, avec moi, mapatrie pour dot. Ainsi je mettrai fin à cette guerre cruelle. Maisest-ce donc assez de le vouloir ? Une garde puissante veilleaux portes de Mégare, et mon père en garde les clefs. Monpère ! infortunée ! c’est lui seul que je crains. Luiseul arrête mes desseins et s’oppose à mes vœux. Plût aux dieux queje n’eusse point de père ! Mais chacun, quand il veut, devientun dieu pour lui-même. La fortune rejette les lâches qui se bornentà faire des vœux. Une autre à ma place, brûlant des mêmes feux, eûtdepuis longtemps méprisé tous les obstacles, et tout osé pour lessurmonter. Et pourquoi une autre aurait-elle plus de courage quemoi ? Je braverais, je le sens, et le fer et la flamme je n’aicependant à craindre, dans mon entreprise, ni la flamme, ni le fer.Il ne me faut qu’un cheveu de mon père. Ce cheveu de pourpre estplus précieux pour moi que tous les trésors. Il doit me rendreheureuse, et combler tous mes vœux. »

Tels étaient ses discours, quand la nuit, quinourrit des mortels la sombre inquiétude, vient, et par sesténèbres accroît et favorise l’audace de Scylla. C’était l’heure dupremier repos, lorsque le sommeil commence à délasser les corps desfatigues du jour. Elle approche en silence du chevet de son père,et sa main, ô crime ! sa main détache le cheveu fatal. Fièrede cette proie funeste, larcin sacrilège, elle l’emporte, sort deMégare, traverse sans effroi le camp ennemi, se présente à Minos,qui frémit de la voir, et lui tient ce discours :

« L’amour m’a fait commettre un crime. Jesuis Scylla, la fille de Nisus. Je te livre mon père et ma patrie.Ton cœur est la seule récompense que j’exige de toi. Prends cecheveu de pourpre reçois-le comme un gage de ma foi. Ce n’est pasun cheveu seul que je te livre, c’est mon père lui-même. »

Elle dit, et sa main criminelle offrait cethorrible présent. Minos le repousse, et s’écrie, indigné d’unforfait aussi inouï :

« Fille dénaturée, opprobre de notre âge,que les dieux te rejettent de ce monde, ouvrage de leursmains ! que la terre, que la mer te refuse un asile !Fuis ! La présence d’un monstre tel que toi ne souillerajamais l’île qui est mon empire, et qui fut le berceau deJupiter. »

Il dit : et maître de la ville, lorsqu’ila donné de sages lois aux Mégariens soumis, il ordonne à sa flottede lever l’ancre, aux rameurs de sillonner les flots. Scylla, quivoit s’enfler les voiles, et qui perd le prix qu’elle attendait deson crime, lasse enfin de prier, se livre aux aveugles transportsde sa colère et, les bras tendus vers les vaisseaux quis’éloignent, et dans sa fureur s’arrachant les cheveux :

« Où fuis-tu, s’écrie-t-elle ? tuabandonnes celle par qui tu as vaincu, celle qui put te préférer àsa patrie et à son père ! où fuis-tu barbare ? tavictoire est le crime de Scylla, mais elle est aussi le bienfaitque tu lui dois. Hélas ! ni mes dons, ni mon amour, n’ont pute toucher ! ce que j’ai fait pour toi t’a rendu mon seulrefuge et ma seule espérance : et si tu m’abandonnes, où seramon recours ? ma patrie ? elle n’est plus, ou si elle estencore, ma trahison m’en a bannie sans retour mon père ? je tel’ai livré son peuple ? il doit me haïr les villesvoisines ? elles redoutent l’exemple de ma trahison. Pourm’ouvrir les portes de Crète, je me suis fermé le reste del’univers.

« Si tu me défends les rivages de tonîle, si tu m’abandonnes, ingrat ! non, tu n’es point le filsd’Europe tu naquis dans les déserts de la Libye ou les tigresd’Arménie, ou l’horrible Charybde t’ont porté dans leurs flancsnon, Jupiter n’est point ton père ta mère ne fut point trompée parle taureau qui cachait le maître des dieux. C’est une fable vainequ’on inventa pour illustrer ton origine. Ton véritable père fut untaureau sauvage et sans amour. Ô mon père ! ô Nisus !vengez-vous. Réjouissez-vous, peuple que j’ai trahi. J’ai mérité madestinée, je l’avoue j’ai mérité de mourir. Que quelqu’un de ceuxdont mon impiété a causé la ruine m’arrache le jour ! Maistoi, qui triomphas par mon crime, pourquoi t’es-tu chargé de lepunir ? Ce crime envers mon père et ma patrie fut un bienfaitpour toi. Que tu méritas bien d’avoir pour épouse cette infâmeadultère qui, trompant un taureau farouche, porta dans son sein lefruit monstrueux de ses exécrables amours ! Mais, hélas !mes cris arrivent-ils jusqu’à toi, et les vents n’emportent-ils pasavec tes vaisseaux mes plaintes inutiles ? Je ne m’étonne plusque Pasiphaé t’ait quitté pour un taureau : il n’avait pas tabarbarie. Malheureuse que je suis ! il se hâte, il s’éloignedu bord il presse les matelots l’onde retentit sous la rame. Ilquitte en même temps et ma patrie et moi. Mais, ingrat ! tarésistance est vaine je te suivrai malgré toi. J’embrasserai lapoupe de ton vaisseau, et je serai portée sur la vastemer. »

Elle dit, et s’élance dans les flots. Ellesuit les voiles de Crète l’amour soutient sa force et son courageelle atteint la flotte, et s’attache à la poupe du vaisseau deMinos.

Son père l’aperçoit : il planait déjàdans les airs et, couvert d’un plumage fauve, il était changé enaigle de mer. Il s’élance sur sa fille pour la déchirer à coups debec. Saisie d’effroi, Scylla quitte la poupe, mais en tombant, ellese soutient sur l’onde, et ne l’effleure pas. Oiseau léger, ellevole, et son nouveau nom, Ciris, rappelle encore le crime qu’elle acommis.

La flotte de Minos rentre dans les ports deCrète le vainqueur immole cent taureaux à Jupiter, et suspend dansson palais les dépouilles des vaincus. Cependant, opprobre de sonlit, fruit horrible d’un adultère odieux, le monstre à double formecroissait de jour en jour. Minos veut dérober au monde la honte deson hymen : il enferme le Minotaure dans l’enceinte profonde,dans les détours obscurs du labyrinthe. Le plus célèbre desarchitectes, Dédale, en a tracé les fondements. L’œil s’égare dansdes sentiers infinis, sans terme et sans issue, qui se croisent, semêlent, se confondent entre eux.

Tel le Méandre se joue dans les champs dePhrygie : dans sa course ambiguë, il suit sa pente ou revientsur ses pas, et détournant ses ondes vers leur source, ou lesramenant vers la mer, en mille détours il égare sa route, et rouleses flots incertains. Ainsi Dédale confond tous les sentiers dulabyrinthe. À peine lui-même il peut en retrouver l’issue, tantsont merveilleux et son ouvrage et son art !

Enfermé dans le labyrinthe, le monstre, moitiéhomme et moitié taureau, s’était engraissé deux fois du sangathénien. Après neuf ans, il tomba sous les coups du héros que lesort d’un troisième tribut condamnait à être dévoré. Thésée, àl’aide du fil d’Ariane, revient à la porte du labyrinthe qu’avantlui nul autre n’avait pu retrouver. Soudain, il part avec salibératrice il dirige ses voiles vers l’île de Naxos, et sur cerivage l’ingrat abandonne celle qui l’a sauvé. L’écho des rochersretentissait de ses plaintes et de ses cris. Bacchus paraît, etdans les bras du dieu qui la console, le héros est oublié. Lacouronne d’Ariane, de son front par le dieu détachée, est lancéevers le ciel et tandis que d’un vol rapide elle fend les airslégers, les saphirs dont elle brille sont changés en étoiles :elle conserve sa forme, et se place entre Hercule à genoux etOphinée, qu’on reconnaît au serpent qu’il tient dans ses mains.

Cependant Dédale, que lasse un long exil, nepeut résister au désir si doux de revoir sa patrie. Mais la mer quil’emprisonne est un obstacle à ses désirs : – De la terre etde la mer Minos, dit-il, me ferme le passage la route de l’air estlibre, et c’est par là que j’irai. Que Minos étende son empire surla terre et sur les flots, le ciel du moins n’est pas sous seslois.’ Il dit, et d’un art inconnu occupant sa pensée, il veutvaincre la nature par un prodige nouveau. Il prend des plumes qu’ilassortit avec choix : il les dispose par degrés suivant leurlongueur il en forme des ailes. Telle jadis la flûte champêtre seforma, sous les doigts de Pan, en tubes inégaux. Avec le lin,Dédale attache les plumes du milieu avec la cire, celles qui sontaux extrémités. Il leur donne une courbure légère elles imitentainsi les ailes de l’oiseau. Icare est auprès de lui ignorant qu’ilprépare son malheur, tantôt en folâtrant il court après le duvetqu’emporte le Zéphyr, tantôt il amollit la cire sous ses doigts, etpar ses jeux innocents, il retarde l’admirable travail de son père.Dès qu’il est achevé, Dédale balance son corps sur ses ailes ils’essaie, et s’élève suspendu dans les airs.

En même temps, il enseigne à son fils cet artqu’il vient d’inventer :

« Icare, lui dit-il, je t’exhorte àprendre le milieu des airs. Si tu descends trop bas, la vapeur del’onde appesantira tes ailes si tu voles trop haut, le soleilfondra la cire qui les retient. Évite dans ta course ces deuxdangers. Garde-toi de trop approcher de Boötès, et du char del’Ourse, et de l’étoile d’Orion. Imite-moi, et suis la route que jevais parcourir. »

Il lui donne encore d’autres conseils. Ilattache à ses épaules les ailes qu’il a faites pour lui et dans cemoment les joues du vieillard sont mouillées de larmes il senttrembler ses mains paternelles il embrasse son fils, hélas !pour la dernière fois : et bientôt s’élevant dans les airs,inquiet et frémissant, il vole devant lui. Telle une tendre mèreinstruit l’oiseau novice encore, le fait sortir de son nid, essaieet dirige son premier essor. Dédale exhorte Icare à le suivre illui montre l’usage de son art périlleux il agite ses ailes, sedétourne, et regarde les ailes de son fils.

Le pêcheur qui surprend le poisson au fer desa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et lelaboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus deleurs têtes, s’étonnent d’un tel prodige, et les prennent pour desdieux. Déjà ils avaient laissé à gauche Samos, consacrée à Junonderrière eux étaient Délos et Paros. Ils se trouvaient à la droitede Lébynthos et de Calymné, en miel si fertile, lorsque le jeuneIcare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace,veut s’élever jusqu’au cieux, abandonne son guide, et prend plushaut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses aileselle fond dans les airs il agite, mais en vain, ses bras, qui,dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle ettremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit etconserve son nom.

Son père infortuné, qui déjà n’était pluspère, s’écriait cependant :

« Icare ! où es-tu ?Icare ! dans quels lieux dois-je te chercher ? »

Il aperçoit le fatal plumage qui flotte surles eaux. Alors il maudit un art trop funeste il recueille le corpsde son fils, l’ensevelit sur le rivage, et ce rivage retient aussison nom.

La perdrix, sur un rameau, fut témoin de ladouleur de Dédale, lorsqu’il plaçait dans le tombeau les restes deson fils. Elle battit de l’aile, et par son chant elle annonça sajoie. C’était alors un oiseau unique dans son espèce, on n’en avaitpoint vu de semblable dans les premiers âges. Nouvel hôte de l’air,il devait à jamais, ô Dédale, instruire de ton crime l’univers. Tasœur, ignorant l’avenir, avait confié son fils à tes soins. À peinepour la douzième fois cet enfant voyait recommencer l’année, etdéjà son esprit recevait avidement tes leçons. Un jour qu’il avaitexaminé l’arête des poissons, il voulut l’imiter. Il aiguisa sur lefer des dents continues, et la scie fut inventée. Il réunit, par unnœud commun, deux baguettes d’acier, dont l’une portait sur unpoint fixe, tandis que l’autre décrivait un cercle, et le compasfut trouvé.

Jaloux de l’inventeur, Dédale le précipita duhaut de la tour de Pallas, et publia que sa chute était due auhasard mais Pallas, qui protège les arts, le soutint, et le couvritde plumes au milieu des airs. Cette vigueur si prompte qu’il eutdans son esprit passa dans ses ailes et dans ses pieds. Il conservale nom qu’il avait auparavant. Cependant cet oiseau est humble dansson essor. Il ne construit point son nid sur les rameaux d’un arbreou sur les hauteurs, mais il vole en rasant les sillons il cacheses œufs à l’ombre des buissons, et se souvenant de sa chute, ilcraint de s’élever.

Fatigué d’un long vol, Dédale était enfinarrivé dans la Sicile Cocale y régnait : il prit les armespour défendre Dédale, et mérita le nom de prince bienfaisant.

Délivrée d’un horrible tribut, Athènes célèbrela valeur de Thésée. Les portes des temples sont ornées de festonset de fleurs le peuple invoque la guerrière Pallas, le grandJupiter, et les dieux protecteurs. Les autels sont chargésd’offrandes le sang des victimes coule, et l’encens fume et s’élèvevers les cieux. La Renommée avait porté le nom de Thésée danstoutes les villes de la Grèce, et les peuples de la riche Achaïeimploraient le bras du héros dans leurs pressants dangers. Calydon,par de vives prières, invoqua son secours, quoiqu’elle eût un hérosdans Méléagre, lorsque ses campagnes étaient désolées par unsanglier terrible, ministre des vengeances de Diane, et vengeur deson culte oublié.

On raconte que, comblé des faveurs de l’année,Oenée offrit à Cérès les prémices des fruits à Bacchus, les raisinsà Minerve, l’olive. Après les dieux des champs, tous les autresdieux obtinrent aussi des sacrifices. Diane seule fut négligéeaucun encens ne fuma sur ses autels abandonnés.

La colère agite donc aussi le cœur desimmortels !

« Je ne souffrirai point impunément cetoutrage, s’écria la déesse, et l’on ne pourra dire : On vitl’insulte, on n’en connaît pas le châtiment. »

Soudain, dans les champs de Calydon, elleenvoie un sanglier furieux. L’Épire, dans ses gras pâturages, n’apoint de taureaux qui le surpassent en grandeur, et la Sicile n’ennourrit aucun qui l’égale. Ses yeux étincellent d’un feu rouge etsanglant. Sa tête est horrible et menaçante. Son dos couvert desoies longues et épaisses, semble se hérisser de dards. De seslarges flancs découle une sueur brûlante. Les dents de l’éléphantindien sont moins terribles que ses dents. La foudre part de sahure écumante. Son haleine brûle les feuilles, dessèche le gazon.Tantôt il foule les moissons qui sont encore une herbe naissante,espoir trompé du laboureur tantôt il détruit les épis prêts àtomber sous la faucille et l’aire et les greniers attendent en vainles dons de Cérès. Il brise et renverse les longs ceps et lesgrappes pendantes, et l’olive sacrée, et l’arbre qui la produit. Ilétend sa fureur sur les troupeaux. Ni les bergers, ni les chiens,ne peuvent les défendre. Les taureaux les plus fiers n’osentaffronter sa rage.

Partout l’habitant des campagnes fuitépouvanté. Il cherche un asile dans les cités, et ne se croit ensûreté qu’à l’abri de leurs remparts. Enfin Méléagre rassemblel’élite des héros de la Grèce, pour attaquer le monstrefurieux.

À sa voix accourent les deux fils de Tyndare,célèbres, l’un par sa force dans les combats du ceste, l’autre parson adresse à conduire un coursier Jason, qui le premier sur lesvastes mers osa se frayer une route inconnue Thésée et Pirithoüs,qu’unit la plus tendre amitié les deux fils de Thestius Lyncée, quinaquit d’Apharée Idas, aux pieds légers Cénée, qui, redevenu homme,n’est plus une femme timide le violent Leucippe Acaste, si adroit àlancer un javelot Hippothoüs Dryas Phénix, né d’Amyntor les deuxfils d’Actor et Phylée, envoyé de l’Élide. On remarque encore parmiles compagnons de Méléagre, Télamon et le père du grand Achille lefils de Phérès le béotien Iolaüs l’infatigable Eurytion Échion,invincible à la course Lélex, de Naryx Panopée Hylée le faroucheHippase, et Nestor, qui, jeune alors, entrait dans la carrière descombats et les fils d’Hippocoön, qui viennent de l’antique Amycléesle beau-père de Pénélope l’arcadien Ancée l’adroit AmpycideAmphiaraüs, que son épouse n’a point encore trahi et la belleAtalante, l’honneur des bois du Lycée, qui vient s’associer à lagloire de tant de héros.

Une agrafe légère retient sa robe flottante.Un simple nœud relève ses cheveux. Sur son dos pend et résonne uncarquois d’ivoire, et dans sa main est un arc, instrument de sagloire. Telle est sa parure et quant à sa beauté, on dirait unjeune héros avec les grâces d’une vierge on dirait une vierge avecla noble audace d’un héros. Méléagre la voit, et soudain il aime,il soupire mais à son amour les dieux refusent leur aveu :

« Heureux, s’écrie-t-il, le mortelqu’elle jugera digne de son cœur et de sa main ! »

Le temps et le lieu l’empêchent de poursuivre,et son amour se tait quand la gloire l’appelle à de plus grandstravaux.

Non loin est une forêt épaisse que le temps etle fer ont respectée. Elle s’élève de la plaine sur les collines,et domine les campagnes d’alentour. La troupe guerrière pénètredans son enceinte. Les uns tendent les toiles, les autres lancentles chiens. Plusieurs suivent les traces du sanglier. Touscherchent et hâtent le moment du danger.

Dans la forêt est une vallée profonde où lestorrents formés par les pluies réunissent leurs eaux. Là croissentde toutes parts le saule flexible, l’algue rampante, le jonc desmarécages, l’osier souple, et le roseau à la tige si longue et silégère. C’est du fond de ce marais que le sanglier excité s’élanceavec furie. Tel l’éclair rapide déchire et fend la nue. Dans sacourse violente, les arbres heurtés tombent avec fracas, et laforêt s’ébranle et retentit. Les chasseurs s’écrient d’un brasferme ils agitent, ils présentent leurs dards armés d’un large fer.Le monstre se précipite. Il disperse, il dissipe, il frappe auhasard la meute aboyante qui voudrait en vain l’arrêter dans sacourse.

Échion, le premier, fait partir un dardinutile. Il n’atteint qu’un érable, qu’il blesse légèrement. Unsecond javelot, s’il n’eût été lancé avec trop de force, se fûtenfoncé dans le dos du monstre mais il vole au-delà du but :Jason l’avait lancé.

« Apollon, s’écrie Ampycide, si j’aitoujours chéri ton culte, si je le chéris encore, permets que cetrait ne parte pas en vain ! »

Autant qu’il est en son pouvoir, le dieuexauce sa prière. Le monstre est atteint, mais il n’est pointblessé. Tandis que le trait fendait les airs, Diane avait arrachéle fer dont il était armé.

Cependant le sanglier, que le bois a frappé,s’irrite, et la foudre est moins ardente. Son œil étincelle, ilvomit une haleine brûlante. Tel que le pesant bélier, dirigé par depuissants efforts, bat à coups redoublés les remparts des cités, oudes tours que défendent d’intrépides soldats, tel sur ses ennemisil frappe et tombe. Il renverse Hippalmos et Pélagon, quidéfendaient la droite des guerriers. On les relève, on lessoustrait à sa fureur.

Le fils d’Hippocoön, Énésime, n’évite pas sescoups mortels. Agité de terreur, il allait fuir, lorsque lesanglier lui coupe les jarrets. Nestor, qui doit régner à Pylos,n’eût peut-être jamais vu les remparts de Troie, si, s’appuyant surson javelot, il ne se fût élancé sur un arbre voisin. Là, sansdanger, il regarde le monstre, qui, dans sa rage toujourscroissante, sur le tronc d’un chêne, au meurtre exerce ses dents,semble renouveler son audace en les aiguisant, et dans la cuisse dugrand Othriade enfonce leur ivoire tranchant.

Cependant les deux frères gémeaux, qui nebrillent point encore dans l’azur des cieux, montés sur deuxcoursiers plus blancs que la neige, brandissent dans l’airretentissant la pointe de leurs dards. Ils auraient sans douteatteint le monstre, s’il ne se fût jeté dans un taillis épais,également impénétrable aux traits et aux chevaux. Télamon dans cefort le relance mais, dans son ardeur imprudente, un tronc d’arbrel’arrête il le heurte, il tombe et tandis que Pélée, son frère, lerelève, Atalante pose sur la corde de son arc une flèche rapideelle part avec force lancée. Le sanglier est atteint sousl’oreille, et ses soies hérissées se rougissent d’un peu de sang.Elle s’applaudit mais Méléagre, encore plus charmé qu’elle, fut lepremier, dit-on, qui vit le trait ensanglanté le premier qui le fitremarquer à ses compagnons :

« Oui, s’écria-t-il, l’honneur du combatvous appartient, et le prix vous est dû. »

Il dit, et les héros rougissent. Ilss’exhortent, et s’animent par leurs cris, et lancent sans ordre, àla fois, une foule de traits qui se choquent, se nuisent, et volentau hasard.

Armé d’une hache, l’arcadien Ancée, que safureur entraîne à sa perte :

« Compagnons, s’écrie-t-il, apprenez àdistinguer les exploits d’un guerrier de ceux d’une femme, et cédezle prix aux miens. Que Pallas elle-même protège ce monstre et ledéfende avec ses armes, malgré Pallas je l’abattrai sous mescoups. »

Il achevait à peine ce superbe discours, ilprend à deux mains sa hache à double tranchant, se dresse sur sespieds, mesure le coup qu’il va porter, lorsque le sanglierl’attaque, et le blesse dans l’aine, où toute atteinte estmortelle. Ancée tombe ses entrailles sortent avec son sang, dontles flots souillent la terre autour de lui.

Le fils d’Ixion, Pirithoüs, brandissant unépieu redoutable, marche au monstre :

« Où vas-tu ? lui crie Thésée, amitrop cher, ô toi, la moitié de moi-même ! arrête ici lecourage est forcé d’être prudent. Un excès de bravoure a fait laperte d’Ancée. »

Il dit, et prend un javelot d’un bois pesant,armé d’une pointe d’airain ; il le lance avec force, et lesanglier eût été mortellement atteint, si dans le feuillage touffud’un chêne le trait ne se fût égaré.

Le fils d’Éson envoie aussi son javelot, qui,par un jeu cruel du hasard, se trompe de proie, perce les flancsd’un limier aboyant, s’enfonce dans la terre, et y tient l’animalattaché. Méléagre, à son tour, lance deux traits avec un succèsdifférent : l’un tombe près de l’ennemi l’autre se fixe aumilieu de son dos.

Tandis que, furieux, il se débat, se roule, etvomit en rugissant des flots d’écume et de sang, le héros s’avance,et l’excite, et le presse, et plonge son épieu dans ses flancs.Soudain des cris de joie s’élèvent de toutes parts les compagnonsdu vainqueur de leurs mains pressent sa main. Ils regardent avechorreur le monstre, qui, renversé sur la terre, y couvre un longespace ; ils craignent de le toucher encore, et de son sangils abreuvent leurs dards.

Méléagre, pressant du pied la tête dusanglier :

« Atalante, dit-il, recevez ce prix de maconquête, et partagez-en la gloire avec moi ! »

À ces mots, il lui présente la dépouille auxcrins hérissés, et la hure sanglante.

Atalante reçoit avec joie ce don de lavictoire, qui la flatte encore moins que l’hommage du vainqueur.Mais cet hommage excite l’envie, et l’on entend un murmure général.Toxée et Plexippe élèvent un bras menaçant, et s’écrient à hautevoix :

« C’en est trop ; arrête, femmeorgueilleuse, et n’usurpe pas ici nos droits et nos honneurs. Queta confiance dans ta beauté ne t’abuse point, et crains de réclamervainement celui qu’elle a séduit. »

À ces mots, ils osent lui arracher la hure etravir à Méléagre le droit d’en disposer.

Le héros, s’écrie, les sens de colèreéperdus :

« Lâches ravisseurs de la gloired’autrui, apprenez combien les actions diffèrent de lamenace ! »

Et il plonge son fer dans le sein de Plexippe,qui ne prévoyait pas son destin. Toxée frémit, incertain s’il doitvenger son frère, ou craindre un semblable salaire. Mais tandisqu’il hésite, Méléagre lève sur lui le fer qui fume encore, etl’enfonce dans son flanc.

Cependant la mère du vainqueur, Althée,portait ses offrandes dans les temples des dieux. Ô douleur !elle voit rapporter de ses frères les corps froids et sanglants.Elle s’écrie, elle remplit la ville de ses gémissements ; ellechange en vêtements funèbres la pourpre et l’or de ses habits. Maisau nom du meurtrier, elle arrête ses cris, elle suspend ses larmes,et ne songe qu’à se venger.

Elle conservait un tison que les trois Parquesjetèrent dans le foyer ardent, au moment où naquit Méléagre ;et soudain commençant à filer sous leurs doigts la trame fatale deses jours :

« Enfant, dirent-elles, la durée de cetison sera celle de ta vie. »

Et les noires déesses se retirèrent après cetoracle funeste. La fille de Thestius arracha promptement auxflammes ce tison qu’elles allaient consumer ; elle l’éteignitdans l’onde, et le cachant au fond de son palais, elle avait ainsi,ô jeune Méléagre, jusqu’à ce jour prolongé ton destin.

Elle retire ce gage de ta vie du lieu secretoù il fut déposé ; elle commande qu’on prépare un bûcher, desflambeaux. Elle excite elle-même les feux que la vengeance allume.Quatre fois elle veut y plonger le tison fatal ; quatre foiselle avance, étend, et retire sa main. Elle est sœur, elle estmère : des sentiments contraires agitent et partagent soncœur. Souvent, à l’aspect du crime qu’elle prépare, elle frémitd’horreur ; souvent des feux de la colère ses yeux sontenflammés. Son visage exprime tour à tour la fureur qui menace, etce qu’on pourrait croire une tendre pitié : et lorsque lavengeance tarit ses pleurs, l’amour maternel vient en rouvrir lasource. Telle qu’au gré des vents et des courants qui la repoussentou l’entraînent, la nacelle flotte errante, incertaine, obéissant àdeux forces contraires ; telle Althée passe des emportementsde la fureur aux douces émotions de l’amour maternel, etsuccessivement étouffe ou retient ses transports.

Bientôt cependant elle est plus sœur quemère ; et, prête à immoler son fils aux mânes de ses frères,par trop de pitié elle devient impie et barbare. Sitôt qu’elle voitles flammes s’élever :

« Qu’elles consument, s’écrie-t-elle, mesentrailles ! »

Et saisissant le tison fatal d’une main queguide la rage, elle s’arrête devant cet autel voué auxfunérailles :

« Triples Euménides, dit-elle, déessesdes châtiments, voyez le sacrifice affreux que je vous fais. Jevenge et je commets un crime ; que le meurtre soit par lemeurtre expié ! Ajoutons forfaits à forfaits, cercueil àcercueil, et dans des deuils entassés perdons cette maison impie.Eh quoi ! l’heureux Oenée jouirait de la présence d’un filscomblé de biens et d’honneurs, et Thestius pleurerait sesenfants ! Non, vous pleurerez tous les deux. Ô mânes de mesfrères, ombres encore sanglantes, soyez consolés : recevezdans les enfers cette victime, gage d’un hymen trop funeste.Hélas ! où me laissé-je emporter ! Ô mes frères,pardonnez aux douleurs d’une mère. Mon fils a mérité la mort :mais faut-il donc qu’il la reçoive de mes mains ! Quedis-je ? mon fils jouirait en paix de son crime, et vivant,vainqueur du monstre, fier même de votre mort, il régnerait dansCalydon ! et vous ne seriez plus que des cendres inanimées etde froides ombres dans la nuit des tombeaux ! Non, je ne lesouffrirai pas. Qu’il périsse, le barbare ; et qu’en mourantil emporte avec lui l’espérance d’un père, qu’il entraîne la chutedu trône, et la ruine de son pays !

« Mais quels horribles vœux ! qu’estdevenue la pitié maternelle ? où sont les droits sacrés de lanature ? ai-je donc oublié que, pendant neuf mois, je l’aiporté dans mon sein ? pourquoi ne périt-il pas en naissantdans les premiers feux allumés par la Parque homicide ? Etplût aux dieux que je l’eusse souffert ! Tu as vécu par mesbienfaits, meurs par ton crime, et reçois-en le prix. Rends-moi tavie, que tu me dus deux fois ; et lorsque je t’enfantai, etquand je retirai des flammes le tison infernal. Ou rejoins montombeau aux tombeaux de mes frères ! Je voudrais, et je n’oseme venger. Que dois-je faire ? Je vois les corps sanglants demes frères, et cette horrible image sans cesse me poursuit ;mais la piété et le doux nom de mère déchirent mon cœur.Infortunée ! Ô mes frères, vous l’emportez avec peine, maisenfin vous l’emportez. Je vais consoler vos mânes, et moi-mêmeaprès je vous suivrai. »

Elle dit, et d’une main tremblante, etdétournant les yeux, elle jette le funeste tison dans le brasierardent ; il gémit, ou du moins l’on croirait l’entendre et seplaindre et gémir ; et la flamme à regret semble ledévorer.

Absent, ignorant son destin, Méléagre seconsume dans les flammes du bûcher. Par des feux inconnus il sentses entrailles brûler ; mais à ses cruelles douleurs il opposeun grand courage. Il se plaint seulement de trouver loin des champsde la gloire un trépas sans honneur. Il porte envie aux noblesblessures qui d’Ancée ont terminé les jours. Sa voix mouranteappelle son père, courbé sous le fardeau des ans, et son frère, etses tendres sœurs, et celle qui dut être sa compagne, et peut-êtreaussi sa trop barbare mère. Cependant la flamme et ses douleursredoublent leur violence ; elles s’affaiblissentensuite ; elles s’éteignent enfin ; et l’âme de Méléagreen légère vapeur s’exhale, dès qu’une cendre blanche couvre letison consumé.

La ville de Calydon est plongée dans le deuil.Les jeunes gens, les vieillards répandent des larmes. Le peuple etles grands gémissent. Les femmes, les cheveux épars, semeurtrissent le sein. Son vieux père, le front roulé dans lapoussière, en couvre et ses rides et ses cheveux blancs. Il seplaint d’avoir vécu trop longtemps ; et sa mère coupable,armant sa main d’un poignard, se punit elle-même de son crime, etse donne la mort.

Non, quand le dieu qui m’inspire m’auraitdonné cent bouches et cent voix, tous les dons du génie et ceux del’Hélicon, je ne pourrais peindre le deuil des sœurs de Méléagre etde leurs tendres douleurs. Oubliant leur beauté, et meurtrissantleurs charmes, elles se penchent sur un frère qui n’est plus,cherchent à réchauffer son corps pâle et glacé, le couvrent debaisers, embrassent le bûcher où il est placé, recueillent sescendres, les pressent sur leur sein ; et couchées sur lemarbre de son tombeau, baisent son nom et le baignent depleurs.

La fille de Latone se trouve enfin assezvengée. Les sœurs de Méléagre, si l’on excepte Déjanire et Gorgé,sont changées en oiseaux. Leurs bras sont de longues ailes ;un bec remplace leur bouche qui gémit, et la déesse les fait errerdans les plaines de l’air.

Cependant Thésée, après avoir partagé lesdangers de la chasse de Calydon, reportait ses pas vers la ville oùrégna Érechthée. Grossi par les torrents, Achéloüs l’arrête à sonpassage :

« Digne héros, lui dit le fleuve, entrezdans ma grotte profonde. Ne vous exposez point à mes flotssoulevés. Je les ai vus entraîner avec fracas les troncs déracinés,les rocs arrachés à leur base ; je les ai vus emporter étableset troupeaux. Ni la force des taureaux, ni la vitesse descoursiers, ne pouvaient surmonter mes ondes. Grossies par lesneiges qui fondent des montagnes, elles ont englouti souvent lepasteur fort et nerveux dans leurs gouffres tournoyants. Attendezqu’elles décroissent en s’écoulant, et qu’elles cessent de franchirleur premier rivage. »

Le fils d’Égée se rend à cetteinvitation :

« Je reçois à la fois, dit-il, votreoffre et vos avis. »

Et il entre dans la grotte d’Achéloüs.

Elle est creusée dans un roc de pierre ponceet dans le tuf léger. La mousse étend sous les pieds un gazon douxet frais ; et la voûte est ornée de coquillages divers enforme et en couleur.

Déjà le soleil avait fourni les deux tiers desa course. Thésée et ses amis prennent place à table sur les siègesqui leur sont préparés : ici le fils d’Ixion, là le héros deTrézène, Lélex, dont l’âge a éclairci et blanchi les cheveux ;et après eux tous les compagnons du héros, que le fleuved’Acarnanie, joyeux de recevoir un tel hôte, a jugés dignes de cethonneur.

Aussitôt les nymphes aux pieds nus servent lesplats du festin ; elles enlèvent les mets, et font briller unvin pur dans de riches cristaux. Alors Thésée, les yeux tournésvers la vaste mer :

« Quelle est, demande-t-il, cette île (etil la montre de la main) on plutôt n’en aperçois-je pas plusieursqui semblent réunies ? »

Achéloüs répond :

« Ce n’est pas non plus une seule île quevotre œil aperçoit. Il y en a cinq qu’on appelle Échinades, et quidans le lointain paraissent se confondre. Écoutez, et vous serezmoins surpris des vengeances que Diane vient d’exercer à Calydon.Ces îles ont été des naïades. Un jour elles avaient immolé dixtaureaux. Tous les dieux des champs étaient invités à leur fête. Jefus seul oublié. Indigné de cet outrage, j’enfle mes ondes, je lessoulève telles qu’on les voit après l’orage ; et fort de macolère et de leur fureur, je détache les forêts des champs, leschamps des forêts ; et j’entraîne dans l’océan le lieu dusacrifice et les nymphes, qui alors se souvinrent de moi. Mes eauxet celles de la mer, divisant et traversant ce terrain, lepartagèrent en autant d’îles que vous en voyez au milieu desflots.

« Plus loin cependant vous pouvez voirune île qui m’est chère : son nom est Périmèle. Je ravis sesfaveurs. Elle allait devenir mère, lorsque son père, Hippodamas,pour la punir de son amour, la précipite du haut d’un rocher dansla profonde mer. Je la reçois, je la soutiens sur les vaguesémues : – O toi, m’écriai-je, à qui le sort fit échoir enpartage l’empire le plus voisin des cieux, puissant dieu dutrident, qui vois incessamment les fleuves t’apporter à l’envi letribut de leurs ondes, entends ma voix et reçois ma prière. J’aiperdu celle que je tiens dans mes bras ; si son père eût étéplus juste et moins barbare, il se fût laissé fléchir. Moins impie,il eût eu pitié d’elle, il eût pardonné mon amour. Protège cetteinfortunée, que la fureur d’un père a jetée dans les flots soumis àta puissance. Daigne lui donner une île pour retraite ; oui situ le veux, qu’elle soit elle-même une île, et que mon ondeamoureuse puisse l’embrasser dans son cours.’ Neptune incline satête, et l’humide élément tout entier s’émeut et se soulève.Périmèle frémit ; elle nage pourtant ; je la soutiens, jepresse son sein palpitant. Soudain je sens son corps se durcir ets’étendre. Soudain la terre couvre ses membres flottants. Ce n’estplus la Nymphe que j’aimais : c’est une îlenouvelle. »

Achéloüs se tait. Le récit qu’il achève afrappé tous les convives. Seul, superbe en ses discours, pleinenvers les dieux d’un mépris téméraire, le fils d’Ixion raille leurfoi crédule :

« Ce sont, dit-il, des fables vaines quevous nous racontez. Achéloüs, vous supposez aux dieux trop depouvoir, si vous croyez qu’il dépend d’eux de changer les corps, etde leur donner des formes merveilleuses. »

Tous les convives s’étonnent. Ils condamnentce discours impie ; et le sage Lélex, dont l’âge a mûri laraison, prenant la parole :

« La puissance des dieux est, dit-il,immense, infinie ; et tout ce qu’ils désirent est soudainaccompli. Pour vous en convaincre, écoutez : On trouve sur lesmonts de Phrygie un tilleul à côté d’un vieux chêne, dans un enclosqu’enferme un mur léger. J’ai vu moi-même ce lieu sacré ; carPitthée autrefois m’envoya dans les champs de Phrygie, où régnaitson frère Pélops. Non loin de là est un vaste marais, jadis terrepeuplée de nombreux habitants, aujourd’hui retraite des plongeonset des oiseaux des marécages.

« Jupiter, sous les traits d’un mortel,et le dieu du caducée qui avait quitté ses ailes, voulurent un jourvisiter ces lieux. Ils frappent à mille portes, demandant partoutl’hospitalité ; et partout l’hospitalité leur est refusée. Uneseule maison leur offre un asile. C’était une cabane, humbleassemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuseBaucis, unis par un chaste hymen, ont vu s’écouler leurs beauxjours ; là, ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté,et par leurs tendres soins la rendant plus douce et plus légère. Ilne faut chercher dans cette cabane, ni serviteurs, nimaîtres : les deux époux commandent, obéissent, et seulscomposent leur ménage champêtre.

« Les dieux, en courbant la tête sous laporte, sont à peine entrés dans la cabane, le vieillard les inviteà s’asseoir sur un banc rustique que Baucis s’empresse de couvrird’une étoffe grossière. Sa main écarte ensuite les cendres tièdesdu foyer ; elle ranime les charbons qu’elle a couverts laveille ; elle nourrit le feu d’écorces, de feuillages ;d’un souffle pénible excite la flamme, rassemble des éclats dechêne, détache du toit d’arides rameaux, les rompt, les arrangesous un vase d’airain, et prépare les légumes que son époux acueillis dans son petit jardin. En même temps Philémon saisit unefourche à deux dents, enlève le vieux lard qui pend au plancherenfumé, en coupe une parcelle, et la plonge dans le vasebouillant.

« Cependant ils amusent leurs hôtes pardifférents discours, cherchant à tromper l’ennui du temps quis’écoule pendant ces longs apprêts. Un bassin de hêtre étaitsuspendu par son anse à un vieux poteau. Philémon le remplit d’uneeau tiède, et lave les pieds des deux voyageurs. Au milieu de lacabane est un lit aux pieds de saule, couvert d’une natte de jonc.Les deux époux étendent sur ce meuble antique un tapis qui ne sertqu’aux jours de fête ; il est tout usé, grossièrement tissu,digne ornement de ce lit champêtre.

« Les dieux daignent s’y placer. Baucis,la robe retroussée, dresse d’une main tremblante la table quichancelle sur trois pieds inégaux ; des débris d’un vase elleétaie sa pente ; elle l’essuie, la frotte de menthe, et sertensuite, dans des vases d’argile, des olives, des cormes confitesdans du vin mousseux, des laitues, des racines, du lait caillé, desœufs cuits sous la cendre. Elle apporte un grand vase de terre etdes tasses de hêtre, qu’une cire jaune a polies.

« Bientôt après arrive le potagebouillant, et avec lui le vin de la dernière automne. À ce premierservice succède le second. Il est composé de noix, de figuessèches, de dattes ridées. On voit dans des corbeilles la prune, etla pomme vermeille, et le raisin nouvellement cueilli ; enfinun rayon d’un miel savoureux couronne le banquet. Les dieux sontsurtout satisfaits de l’accueil simple et vrai qu’ils reçoivent.Les deux époux sont pauvres, mais leur cœur ne l’est pas.

« Cependant, ils s’aperçoivent que plusle vin remplit la coupe, moins le vase qui le contient paraît sevider. Étonnés de ce prodige, saisis d’effroi, le timide Philémonet Baucis, joignant leurs mains suppliantes, les tendent à leurshôtes, et les prient d’excuser leur repas champêtre et ses modiquesapprêts.

« Il leur restait une oie, gardienne deleur cabane. Ils se disposaient à l’égorger pour la servir auxdieux. Mais cet animal domestique, aidant de son aile la rapiditéde sa fuite, fatigue leurs pas que l’âge a rendus trop pesants, etlongtemps évite leurs tremblantes mains. Enfin il se réfugie auxpieds des immortels, qui défendent de le tuer : – Nous sommesdes dieux, disent-ils ; vos voisins impies recevront lechâtiment qu’ils ont mérité. Vous seuls serez épargnés. Quittezcette cabane, suivez-nous, et sur cette montagne voisine prenezvotre chemin.’ Ils obéissent ; et à l’aide d’un bâton quisoutient leur corps chancelant sous le poids des années, aveceffort ils gravissent du mont escarpé la pente difficile.

« Le jet d’une flèche eût mesuré l’espacequi les sépare encore du sommet : ils s’arrêtent, seretournent ; ô prodige ! tout était submergé. Leur cabaneseule subsistait au milieu du marais.

« Tandis qu’ils s’étonnent, déplorant lesort funeste de leurs voisins, cette chaumière antique et pauvre,pour deux maîtres trop étroite, est un temple. Les vieux troncs quila soutiennent sont changés en colonnes ; le chaume qui lacouvre jaunit ; la surface du sol devient marbre ; letoit est d’or, et la porte d’airain : – Sage vieillard, etvous, femme d’un si pieux époux, leur dit alors avec bonté lemaître du tonnerre, parlez, quels sont vos vœux ?’ Philémonconfère un moment avec Baucis, et reporte aux dieux, en ces termes,le souhait qu’ils ont formé : – Souffrez que nous soyons lesprêtres de ce temple ; faites que nos destins, depuis silongtemps unis, se terminent ensemble ; que je ne voie jamaisle tombeau de Baucis ! que Philémon ne soit jamais ensevelipar elle !’

« Leurs vœux sont exaucés. La garde dutemple leur fut confiée, et tant qu’ils respirèrent ilsdesservirent ses autels. Un jour que, courbés sous le poids desans, ils étaient assis sur les marches du temple, et qu’ilss’entretenaient des prodiges dont ils furent témoins, Baucis voitPhilémon se couvrir de feuillage ; Philémon voit s’ombrager latête de Baucis ; tandis que l’écorce s’étend et les embrasse,ils se parlent, se répondent encore : – Adieu, cherépoux ! Adieu, chère épouse !’ Et l’écorce monte, lescouvre, et leur ferme la voix. Le pâtre de Phrygie montre encore auvoyageur les deux troncs voisins qui renferment leurs corps. Desages vieillards m’ont conté cette aventure ; ils n’avaientaucun intérêt à tromper ; j’ai dû les croire. J’ai vu desfestons de fleurs pendre à ces arbres et les entrelacer ; jeles ai moi-même ornés de guirlandes nouvelles, et j’ai dit : –La piété des mortels est agréable aux dieux, et celui qui leshonore mérite d’être honoré à son tour.’ »

Lélex se tait. Son récit, appuyé par sa hautesagesse, persuade, émeut tous les convives ; Thésée surtoutlui à prêté une oreille avide. Voyant qu’il écoute avec respect lesmerveilles des dieux, Achéloüs sur son lit se relève, et lui tientce discours :

« Vaillant héros, il est des corps qui,perdant leur forme première, conservent toujours leur nouvellefigure ; il en est d’autres qui peuvent en changer à leurchoix. Tel je t’ai vu, Protée, pasteur des troupeaux d’Amphitrite,tantôt mortel aimable, tantôt lion rugissant, ou sanglier farouche,ou taureau menaçant, ou serpent redoutable. Souvent tu parais arbreou rocher ; quelquefois onde rapide, ou flamme légère et del’onde ennemie.

« La fille d’Érysichthon, époused’Autolycus, possède encore un si merveilleux don. Son pèreméprisait les dieux, et jamais ne faisait fumer l’encens sur leursautels. On dit même qu’armant d’un fer impie ses sacrilèges mains,il osa profaner une forêt à Cérès consacrée. Là s’élevait un chêneantique, qu’à son ombre prodigieuse on eût pris pour un bois toutentier. Il était orné de bandelettes, de guirlandes, de vers ;pieuses offrandes des mortels, monuments de leurs vœux exaucés.Souvent les chœurs des dryades vinrent se réunir en cadence sousses vastes rameaux ; souvent en cercle rangées, ellesembrassaient ses flancs : quinze coudées formaient son immensecontour. Il dominait les arbres de la forêt, autant qu’ilss’élevaient eux-mêmes au-dessus de l’herbe croissant humblement àleurs pieds.

« Le fils de Triopas eût dû respecter songrand âge. Il ordonne qu’il soit abattu. On hésite, il s’irrite, etdes mains d’un esclave arrachant la cognée, il s’écrie : – Peum’importe qu’il soit cher à Cérès ; fût-il habité par Cérèselle-même, de son front superbe il va frapper la terre.’

« Il dit, et tandis que le fer levé, ils’apprête à porter les premiers coups, le chêne sacré tremble etgémit ; ses glands et ses feuilles pâlissent ; une froidesueur couvre son écorce, et dès que la cognée retentit sur sesflancs, le sang s’élance sur la terre : tel il jaillit de latête d’un taureau qu’on immole à l’autel.

« Les esclaves frémissent de terreur. Unseul ose blâmer son maître et veut suspendre le fer dans ses mainscriminelles. Érysichthon lance sur lui un farouche regard, détournele coup qu’au vieux tronc il destine, abat la tête de l’esclaveelle roule à ses pieds. Soudain il frappe et refrappe le chêne, etde son sein qu’il déchire sort une voix plaintive qui prononce cesmots : – Je suis une nymphe chère à Cérès. J’habite cet arbre,et je meurs par ton crime. Le ciel me vengera : le châtimentqu’il te réserve et que je t’annonce en périssant, réjouira monombre dans la nuit du trépas.’

« Cependant Érysichthon veut achever soncrime. Le chêne sous les coups redoublés s’ébranle un câble robustel’entraîne, il tombe, et soudain, sous sa vaste ruine, les arbresd’alentour retentissent écrasés.

« Les dryades épouvantées pleurent laperte de leur sœur, et la forêt de son honneur dépouillée. Elles secouvrent de vêtements funèbres, et vont, gémissantes, demander àCérès qu’Érysichthon reçoive la peine due à son impiété. La déessese rend à leurs prières elle agite sa tête, et les moissonss’ébranlent dans les plaines elle apprête un châtiment terrible,tel qu’il ferait plaindre le coupable, si son crime ne le rendaitindigne de pitié. Elle veut le livrer en proie à la Faim dévorante.Mais comme elle ne peut elle-même aller trouver cette horribledéesse (puisque, selon la loi des destins, la Faim et Cérès nepeuvent ensemble se trouver), elle appelle une nymphe desmontagnes, oréade légère, et lui parle en ces mots :

– Sur les confins de la Scythie glacéeest un affreux désert, sans fruit et sans verdure. Là le Froidlanguissant, la Pâleur et la Fièvre tremblante, habitent avec laFaim aux entrailles à jeun. Va trouver l’horrible déesse, ordonne,et dans le sein de l’impie qu’elle aille se cacher. Que nil’Abondance, ni tous mes dons ne puissent la vaincre : qu’elletriomphe de moi-même ! Ce long et difficile voyage ne doit past’effrayer : prends mon char, mes dragons, et vole avec euxsur les vents.’

« L’oréade prend le char, les dragons, ets’élève dans les airs. Elle arrive dans la Scythie, s’arrête sur lesommet escarpé du mont Caucase, dételle les rapides serpents,cherche la Faim, et la voit arrachant péniblement, avec ses ongles,avec ses dents avides, quelques brins d’herbe rare, indigente, dansun champ hérissé de rochers. Ses cheveux se hérissent et couvrentson œil éteint la pâleur siège sur son front ses lèvres sontlivides ses dents aiguës, noircies par la rouille sa peau rude, autravers de laquelle on peut voir ses entrailles ses os arides etdécharnés se soutiennent en squelette courbé pour ventre elle a laplace que le ventre occupe. Sa poitrine se creuse, et sa gorgedesséchée semble pendre à l’épine du dos. La maigreur a grossi sesarticulations ses genoux pointus ont une jointure énorme, et sestalons s’enflent et s’allongent en dehors.

« D’aussi loin qu’elle la voit, etn’osant s’approcher d’elle, l’oréade lui transmet les ordres deCérès. Elle s’arrête à peine, et cependant croit déjà sentirl’aiguillon de la Faim. Elle se hâte de remonter sur son char,tourne les rênes, et revole aux champs de Thessalie.

« La Faim, quoique dans tous les temps sicontraire à Cérès, se dispose à exécuter l’ordre qu’elle reçoit. Untourbillon rapide l’emporte au palais de l’impie. Elle entre alorsque le sommeil sur ses yeux répandait ses pavots. La nuit couvraitla terre de son ombre. La faim s’étend sur lui, l’embrasse, leserre sur son sein : sa bouche impure souffle dans sa boucheet quand de son haleine les poisons dévorants ont pénétré sesentrailles et courent dans ses veines, le monstre quitte une terrepour lui trop fertile, regagne ses rochers arides et son affreuxdésert.

« Encore bercé dans les douces illusionsdu sommeil, Érysichthon demande et voit des mets imaginaires. Ilouvre une bouche avide, fatigue ses dents sur ses dents, et songosier ne reçoit que du vent. Il s’éveille une faim ardente lepresse et le déchire. Elle règne dans sa gorge aride et dans sesentrailles, gouffre toujours avide. Il ordonne, et sur sa table lesmets se succèdent en vain. On dépeuple pour lui les airs, lesforêts, et les mers. Il dévore sans cesse, demande d’autres mets,d’autres mets encore, et reste insatiable. Ce qui nourrirait unpeuple tout entier ne peut lui suffire et plus il avale, ilengloutit, et plus sa faim s’augmente. Tel l’océan qui boit tousles fleuves de la terre, appelle encore leurs flots. Telle laflamme croît plus elle a d’aliments tout ce qui la nourrit étend sarage au lieu de la calmer, et consumant sans cesse, elle s’irriteen consumant : tel Érysichthon reçoit, dévore, et demandetoujours. Rien ne peut apaiser l’horrible faim qui le travaille, etplus il veut l’assouvir, plus elle est implacable.

« Dans ses flancs, vaste abîme, il avaitbientôt englouti tous les biens de ses pères. Mais sa faim croîttoujours. C’est un feu violent qu’il ne peut éteindre. Cependant detous les trésors qu’il a consommés, il lui reste une fille digned’un autre père. Dans sa misère, il la vend elle-même. Mais elle nepeut supporter la honte de ses fers et tendant ses mainssuppliantes sur le rivage où elle est assise : – Ô toi, quitriomphas de mon innocence, Neptune, s’écrie-t-elle, sauve-moi d’unindigne esclavage !’

« Neptune entend, exauce sa prière ettandis que son maître est non loin d’elle arrêté, le dieu change saforme, cache son sexe, lui donne les traits d’un homme et l’habitd’un pêcheur.

« Son maître ne peut lareconnaître : – Ô toi, dit-il, qui, sous l’amorce trompeuse,caches l’hameçon qui pend à ta ligne, puisse, au gré de tes vœux,des flots la surface paisible t’offrir souvent une facileproie ! puisse le poisson crédule ne sentir le fer déchirantqu’après l’avoir mordu ! Mais, dis-moi, n’as-tu pas vu uneesclave vêtue d’une robe grossière, en longs cheveux épars ?Tout à l’heure elle était sur ce rivage, ici même : je l’aivue. Où puis-je la trouver ? Je n’aperçois plus la trace deses pas.

« Mestra comprit alors que Neptune avaitexaucé sa prière, et ravie de voir qu’on s’informât d’elle àelle-même : – Qui que vous soyez, répond-elle, pardonnez si jene puis vous satisfaire. Attentif à ma pêche, et l’œil toujoursfixé sur l’onde, je n’ai point regardé derrière moi. J’en attestele dieu des mers : et puisse-t-il ne jamais favoriser mon art,si j’ai vu sur ce rivage un autre homme ou une autre femme quemoi !’

« Son maître trompé la croit, ets’éloigne à grands pas alors elle reprend sa forme et sestraits.

« Érysichthon voyant que sa fille a ledon de Protée la vend et la revend sans cesse. Ici cavale, ailleursoiseau qui fend la nue, tantôt génisse et tantôt cerf aux piedslégers, elle échappe a ses maîtres, et fournit ainsi d’injustesaliments à la faim de son père.

« Mais cette faim s’accroîttoujours : rien ne peut l’assouvir, et par le remède le mals’irrite encore. Le malheureux se mord enfin dans sa rage ildéchire ses membres, nourrit son corps de son corps, et se dévorelui-même.

« Pourquoi, continue Achéloüs, m’arrêterà des exemples étrangers ? Et moi aussi je puis metransformer. Mais mon pouvoir ne s’étend pas à tous leschangements. Tantôt on me voit tel que je suis tantôt je me rouleet me replie en serpent. Quelquefois, roi des troupeaux, deuxcornes menaçantes s’élèvent sur mon front. Mais, que dis-je ?vous le voyez, il ne m’en reste plus qu’une. »

À ces mots il se tait et gémit.

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