Les Métamorphoses

Chant 2

 

Le palais du Soleil est soutenu par de hautescolonnes. Il est resplendissant d’or et brillant du feu despierreries. L’ivoire couvre ses vastes lambris. Sur ses portessuperbes rayonne l’argent ; mais le travail y surpasse lamatière. Le dieu de Lemnos y grava l’océan qui environne la terre,la terre elle-même, et les cieux, voûte éclatante de l’univers.

On y voit les dieux des mers s’élever sur lesondes ; on y distingue Triton avec sa conque, l’inconstantProtée, et l’énorme Égéon pressant de son poids les énormesbaleines. On y voit Doris et ses filles : plusieurs d’entreelles semblent fendre les ondes, tandis que d’autres, assises surdes rochers, font sécher leur humide chevelure, et que d’autresencore voguent portées sur le dos des monstres marins. Elles n’ontpas toutes les mêmes traits, et cependant elles seressemblent ; on reconnaît qu’elles sont sœurs. La terre estcouverte de villes avec leurs habitants, de forêts et d’animaux, defleuves, de nymphes, et de divinités champêtres. La sphèrebrillante des cieux, ayant à sa droite et à sa gauche les douzesignes du Zodiaque, couronne ce merveilleux ouvrage.

À peine le fils de Clymène, incertain de sanaissance, arrive au palais du Soleil, qu’il dirige ses pas vers ledieu de la lumière ; mais, ne pouvant soutenir l’éclat quil’environne, il s’arrête et le contemple de loin. Couvert d’unerobe de pourpre, Phébus est assis sur un trône brillantd’émeraudes. À ses côtés sont les Jours, et les Mois, et lesAnnées, et les Siècles, et les Heures séparées par d’égalesdistances. Là paraît le Printemps couronné de fleursnouvelles ; l’Été nu, tenant des épis dans sa main ;l’Automne encore teint des raisins qu’il a foulés ; et l’Hiverglacé, aux cheveux blancs qui se hérissent sur sa tête.

Assis au milieu de cette cour, le Soleil, decet œil qui voit tout dans le monde, aperçoit Phaéton que tant demerveilles frappent de crainte et d’étonnement.

« Ô Phaéton, digne fils du Soleil, quelest, dit-il, le motif qui t’amène en ces lieux ? »

« Puissant dispensateur du jour dans levaste univers, ô Soleil, répond Phaéton, ô mon père ! sipourtant il m’est permis de te donner ce nom, et si ma mère necouvre pas sa faute d’un mensonge spécieux, dissipe le doute quiassiège mes esprits, et donne un gage certain de ma nobleorigine. »

Il dit : et le Soleil détachant lesrayons éblouissants qui couronnent sa tête, commande à Phaéton des’approcher ; et le pressant sur son sein, ils’écrie :

« Oui, tu es mon fils, et tu me méritesde l’être. Clymène ne t’a point trompé ; et, pour t’enconvaincre, je suis prêt à t’accorder le don que tu demanderas.J’en atteste le Styx, à mes rayons inaccessible, mais garantredoutable des promesses des dieux. »

À peine il achevait ces mots, que Phaétonexprime le désir de conduire, un seul jour, le char de son père, etde tenir les rênes de ses coursiers. Le Soleil regretta sonserment ; et laissant retomber trois fois sa tête sur sonsein :

« Tes vœux indiscrets, dit-il, ont rendumon serment téméraire. Que ne puis-je le rétracter ! Ô monfils, le refus de mon char serait, je l’avoue, le seul que jevoudrais te faire. Mais les conseils me sont au moins permis. Tum’as trop demandé, Phaéton ! trop faible et trop jeune, tu nepourrais réussir. Tes destins sont d’un mortel, et tes vœux sontd’un dieu. Tu oses même prétendre ce que les dieux ne pourraientexécuter ; et quelle que soit leur puissance, nul d’entre euxne se tiendrait ainsi que moi sur ce char embrasé ; non, pasmême le maître de l’Olympe, Jupiter, qui lance au loin la foudre desa terrible main. Et cependant qu’avons-nous de plus grand queJupiter ?

« Ma carrière s’ouvre par une routeescarpée qu’ont peine à franchir mes coursiers rafraîchis par lerepos de la nuit. Le milieu de ma course est dans les plus hautesrégions du ciel ; et alors, quelque accoutumé que je sois àvoir au-dessous de moi la terre et l’immensité des mers, l’effroifait palpiter mon cœur et glace mon courage. La fin de ma carrièreest si rapidement inclinée, que, pour retenir mon char, j’ai besoind’une longue expérience ; et Téthys elle-même, lorsque jedescends dans ses ondes, craint toujours que je n’y sois précipité.Mais il est encore d’autres obstacles à surmonter. Le ciel, par unmouvement constant, tourne sur son axe ; les astres sontentraînés dans sa marche rapide, tandis que seul résistant à laforce qui les emporte, je suis dans les airs une route opposée.

« Suppose un moment que je t’ai confiémon char, que feras-tu ? pourras-tu, sans être emporté parleur rapidité, résister à l’agitation des pôles et de l’axe descieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer sur ta route desbocages sacrés, des villes et des temples enrichis des dons offertsaux immortels ; mais tu ne trouveras partout que des périls etdes monstres effrayants. Si tu suis, sans t’égarer, la véritablevoie, tu passeras entre les cornes du Taureau, qui regarde àl’orient ; tu verras te menacer l’arc du Sagittaire, la gueulesanglante du Lion, et l’affreux Scorpion, dont les bras couvrentune grande partie du ciel ; et le Cancer, qui, non loin delui, mais d’un autre côté, recourbe les siens. Comment d’ailleursrégiras-tu mes coursiers impétueux, qui font jaillir de leursbouches et de leurs naseaux brûlants les feux qui lesaniment ? Moi-même, j’ai peine à les gouverner lorsqueéchauffés dans leur course ils résistent au frein. Ô mon fils,crains d’obtenir de ton père une trop funeste faveur. Révoque desvœux imprudents, tandis qu’il en est temps encore. Tu demandes untémoignage certain qui te fasse connaître l’auteur de tesjours : ah ! ce témoignage certain est dans le trouble demes sens. Reconnais-y l’inquiétude d’un père. Regarde ! ellese peint sur mon front attristé. Et que ne peux-tu lire dans moncœur, et voir de quelles tendres sollicitudes il est agité !Cherche ce que le monde renferme de plus précieux. Choisis etdemande ce qu’ont de plus rare et la terre, et la mer, et lescieux ! je l’offre à tes désirs. Je ne te refuse qu’une seulegrâce, parce qu’elle serait pour toi moins un honneur qu’unchâtiment. Ô Phaéton, tu crois requérir un bienfait, et c’est taperte que tu demandes. Jeune insensé ! pourquoi me presserdans tes bras ? N’en doute point, tu seras satisfait : jel’ai juré par le fleuve des enfers : mais, encore une fois,forme des vœux moins indiscrets. »

Apollon a cessé de parler ; mais Phaétonrejette ses conseils. Il persiste dans sa demande, et brûle demonter sur le char de son père. Après avoir inutilement etlongtemps différé, Apollon cède enfin, et le conduit aux lieux oùest le char, ouvrage et présent de Vulcain. Le timon, l’essieu, lesroues étaient d’or, et les rayons d’argent. Partout étincellent lespierres précieuses qui réfléchissent l’ardente lumière duSoleil.

Mais tandis que l’audacieux Phaéton admire larichesse du travail et celle de la matière, la vigilante Auroreouvre les portes resplendissantes de l’orient ; elle sort deson palais de roses : et l’étoile de Vénus rassemblant lesastres de la nuit, les chasse devant elle, et quitte enfin lescieux.

Dès que le Soleil voit sur l’univers rougir lalumière naissante, et dans elle s’évanouir le croissant de Phébé,il commande aux Heures rapides d’atteler ses coursiers. Soudain cesdéesses légères obéissent à sa voix : elles conduisent lescoursiers rassasiés des sucs de l’ambroisie, et qui reçoivent lefrein retentissant.

Apollon verse une essence céleste sur le frontde Phaéton, pour qu’il puisse supporter l’ardeur des feux quil’environneront. De sa couronne rayonnante il ceint la tête de sonfils ; et laissant échapper des soupirs, présage de sondeuil :

« Si du moins, dit-il, tu daignes écouteret suivre les conseils de ton père, ô mon fils, fais plus souventusage du mors que de l’aiguillon. D’eux-mêmes mes coursiers sontrapides, mais il est difficile de modérer leur ardeur. Garde-toi desuivre la ligne droite qui coupe les cinq zones : il est unchemin tracé par une ligne oblique sur les trois zones dumilieu ; il s’y termine, et ne s’étend ni vers le pôleAustral, ni vers l’Ourse glacée. C’est là qu’il faut marcher ;là tu verras encore les traces de mes roues. Mais, afin que laterre et le ciel reçoivent une égale chaleur, prends garde de tropdescendre, ou de trop t’élever dans les plaines de l’éther ;tu embraserais la voûte céleste, ou la terre serait consumée parles flammes. Le milieu est le chemin le plus sûr. Crains de telaisser entraîner, à droite, dans les nœuds du Serpent ;crains, à gauche, de toucher à l’Autel. Marche à une égale distancede ces constellations. J’abandonne le reste à la fortune. Qu’ellete favorise ; et, mieux que toi, qu’elle veille au salut detes jours ! Mais tandis que je parle, la nuit humide a touchéles bords de l’Hespérie, où s’arrête son cours. Je ne puis tarderplus longtemps ; l’univers attend ma présence. Déjà l’Aurore achassé les ombres, elle brille : saisis les rênes ; ou sita résolution n’est pas invincible, use de mes conseils plutôt quede mon char. Aucun danger ne te presse dans ce palais ; etpuisque tu n’es pas encore assis sur mon char, objet d’une ambitiontrop imprudente, laisse-moi dispenser la lumière au monde, etcontente-toi d’en jouir. »

Mais Phaéton impatient s’élance sur lechar ; il s’y place, et joyeux il déploie les rênes confiées àses mains ; il rend grâces à son père, qui, malgré lui, cédaità ses désirs.

Cependant les rapides coursiers du Soleil,Pyrois, Éoiis, Éthon, et Phlégon font retentir, de leurshennissements, l’air qu’ils remplissent d’une haleine enflammée, etfrappent du pied les barrières du monde. Téthys les ouvre, et neprévoyant pas le sort de son petit-fils, elle rend libre l’immensecarrière des cieux. Les coursiers s’y précipitent ; ilsfendent, d’un pied vainqueur, les nuages qui s’opposent à leurpassage ; et, secondés par leurs ailes légères, ils devancentles vents qui sont avec eux partis de l’orient. Ils ignorentpourquoi le char devenu plus léger n’a pas son poids accoutumé. Telqu’un vaisseau dont le lest est trop faible devient le mobile jouetdes flots, tel le char du Soleil, comme s’il était vide, roule parbonds et saute dans les airs. Les coursiers étonnés s’enaperçoivent ; ils abandonnent la route ordonnée ; ils necourent plus dans l’ordre accoutumé. Phaéton s’épouvante ; ilne sait de quel côté tourner les rênes ; il ignore le cheminqu’il faut suivre : et que lui servirait de le savoir ?ses coursiers sont indociles à sa voix.

Alors, pour la première, fois, les étoilesglacées du septentrion sentirent les rayons du Soleil, et vainementelles cherchèrent à se plonger dans l’océan, qu’elles ne peuventapprocher. Le Serpent placé près du pôle, et jusqu’alors toujoursengourdi, et jamais redoutable, s’échauffa, et s’anima de nouvellesfureurs. Et toi, paresseux Bouvier, malgré ta lenteur ordinaire, etmalgré les soins de ton chariot, l’effroi, dit-on, hâta ta marche,et précipita tes pas languissants.

Du haut des airs, l’infortuné Phaéton voit laterre disparaître dans un profond éloignement. Il pâlit ; sesgenoux chancellent, et, dans un océan de lumière, les ténèbrescouvrent ses yeux. Oh ! qu’alors il voudrait n’avoir jamais vules chevaux de son père, n’avoir jamais voulu éclaircir le mystèrede sa naissance ! Il désirerait que le Soleil eût rejeté sademande ; il serait content d’être appelé fils de Mérops. Maisle char l’emporte comme un vaisseau battu de la tempête, et dont lepilote impuissant abandonne le gouvernail à la fortune et auxvents. Que fera-t-il ? Il mesure, dans son effroi, et la routeimmense qu’il a franchie, et celle plus grande encore qu’il luifaut parcourir. Il regarde déjà loin derrière lui, l’orient, où ledestin lui défend de retourner ; il regarde l’occident, où ilne doit point arriver. Incertain de ce qu’il doit faire, il frémit.Il tient encore les rênes, mais il ne les régit plus. Il ignoremême le nom de ses coursiers. Il ne voit partout, dans les plainesdu ciel, que des prodiges et des monstres affreux. Ici, le Scorpionprolonge en deux arcs ses bras, recourbe sa queue, et à lui seulremplit l’espace de deux signes. Il voit le monstre, couvert desueur et d’un venin brûlant, le menacer du dard dont sa queue estarmée. À cet aspect horrible, l’effroi glace sa main, et sa mainlaisse échapper les rênes. Aussitôt que les coursiers les sententbattre et flotter sur leurs flancs, ils s’abandonnent, ets’égarent, sans guide, à travers les airs. Ils volent dans desrégions inconnues, tantôt emportant le char jusqu’aux astres del’éther, tantôt le précipitant dans des routes voisines de laterre. Phébé s’étonne de voir le char de son frère roulerau-dessous du sien ; et déjà s’exhalent en fumée les nuagesbrûlants.

Les montagnes s’embrasent. La chaleur dessèchela terre, qui se fend, s’entrouvre, et perd ses sucs vivifiants.Les prairies jaunissent ; les arbres sont consumés avec leursfeuillages ; les moissons desséchées fournissent un aliment àla flamme qui les détruit. Mais ce sont là les moins horriblesmaux. Un vaste incendie dévore les cités, leurs murailles et leurshabitants ; il réduit en poudre les peuples et lesnations ; il consume les forêts ; il pénètre lesmontagnes : tout brûle, l’Athos, et le Taurus ; leTmolus, et l’Oeta ; l’Ida, célèbre par ses fontaines, dont lasource est maintenant tarie ; et l’Hélicon, chéri desMuses ; et l’Hémus, qu’Orphée n’a pas encore illustré. L’Etnavoit redoubler les feux qui s’agitent dans ses flancs ; lesdeux cimes du Parnasse s’enflamment, ainsi que l’Éryx, le Cynthe etl’Othrys, et le Rhodope, qui voit fondre enfin ses neigeséternelles ; et le Mimas, le Dindyme, le Mycale, et leCithéron, destiné aux mystères de Bacchus. Les glaces de la Scythiela protègent en vain. Le Caucase est en feu. Les flammes en fureurgagnent l’Ossa, le Pinde, et l’Olympe, plus grand que tous lesdeux, et les Alpes, qui s’élèvent jusqu’aux cieux ; etl’Apennin, qui supporte les nues.

Phaéton ne voit dans tout l’univers que desfeux ; il n’en peut plus longtemps soutenir la violence. Il nesort de sa bouche qu’un souffle brûlant, semblable à la vapeur quis’élève d’une fournaise ardente. Il voit son char qui commence às’embraser. Il se sent étouffé par les cendres et par lesétincelles qui volent et montent jusqu’à lui. Une épaisse et noirefumée l’enveloppe de toutes parts. Il ne distingue ni les lieux oùil est, ni la route qu’il tient ; et il se laisse emporter àl’ardeur effrénée de ses coursiers.

Alors, dit-on, le sang des Éthiopiens, attiré,par la chaleur, à la superficie de leur corps, leur donna cettecouleur d’ébène qui depuis leur est devenue naturelle. Alors laLibye, perdant à jamais sa féconde humidité, devint un désert desables brûlants. Alors les nymphes, les cheveux épars, pleurèrentleurs fontaines taries et leurs lacs desséchés. La Béotie cherchavainement la source de Dircé ; Argos, celle d’Amymone ;Éphyre, celle de Pyrène. L’incendie avait atteint les fleuves aulit le plus vaste et le plus profond, le Tanaïs fumant au milieu deses flots ; le vieux Pénée ; le Caïque baignant leschamps de Teuthranie ; l’impétueux Isménos, l’Érymanthe, quicoule dans la Phocide ; le Xanthe, qui devait s’embraser uneseconde fois, le Lycormas, qui roule des sables jaunes dansl’Étolie ; le Méandre, qui se joue dans ses bordssinueux ; le Mélas, qui arrose la Mygdonie ; etl’Eurotas, si voisin du Ténare ; l’Euphrate, qui baigne lesmurs de Babylone ; l’Oronte, qui descend du Liban ; lerapide Thermodon, et le Gange, et le Phase, et le Danube roulentdes flots brûlants. L’Alphée est embrasé ; la flamme brillesur les deux rives du Sperchius. L’or qu’entraîne le Tage devientliquide, et coule avec ses eaux. Les cygnes, dont le chantharmonieux réjouit les rives méoniennes, brûlent dans les eaux duCaystre. Le Nil épouvanté remonte aux extrémités de la terre, oùdepuis il a caché sa source. Les sept bouches de ce fleuve sont descanaux desséchés dans des vallées stériles. Le même embrasement secommunique aux fleuves de Thrace, l’Hèbre et le Strymon ; auxfleuves de l’occident, le Rhin, le Rhône, l’Éridan, et le Tibre,auquel les dieux ont promis l’empire du monde.

La terre est entrouverte de toutesparts ; la lumière, pénétrant au séjour des ombres, épouvantele roi des enfers, et Proserpine son épouse. L’océan resserre auloin ses rivages : une grande partie de son lit n’est qu’uneplaine de sables arides. Les montagnes jusqu’alors cachées au vastesein des mers élèvent au-dessus des flots leurs cimes, etaugmentent le nombre des Cyclades. Les poissons cherchent un asiledans les gouffres de l’onde ; et les dauphins, à la queuerecourbée, n’osent plus monter à la surface des eaux. Les monstresmarins languissent, étendus sans mouvement, dans les profondsabîmes. On dit même qu’alors Nérée, Doris et ses filles, secachèrent dans leurs antres brûlants ; que Neptune éleva troisfois ses bras et sa tête courroucée au-dessus des flots, et quetrois fois il les y replongea, vaincu par les feux qui embrasaientles airs.

Cependant la Terre voyant diminuer la massedes eaux qui l’environnent, et les fontaines se retirer dans sonsein, comme dans celui de leur mère commune, soulève sa têteautrefois si féconde, et maintenant aride et desséchée. Elle couvreson front de sa main ; elle s’émeut, et le monde estébranlé ; et bientôt retombant au-dessous de sa placeordinaire, d’une voix altérée, elle exhale ces mots :

« Si tel est mon destin, si je l’aimérité, puissant maître des dieux ! pourquoi la foudre oisivehésite-t-elle dans tes mains ? Si je dois périr par les feux,que ce soit du moins par les tiens ; et je me consolerai de maruine, sachant que tu en es l’auteur. À peine puis-je proférer cesmots. Une vapeur brûlante étouffe ma voix. Regarde sur ma têtecette chevelure que la flamme ravage. Vois l’épaisse fumée quiobscurcit mon front ; vois ces cendres ardentes qui mecouvrent. Est-ce donc là le prix de ma fertilité, l’honneur que turéservais à mes travaux ? ai-je mérité ce traitement barbare,parce que, tous les ans, je souffre que la charrue et la bêchedéchirent mon sein ? parce que je fournis des pâturages auxanimaux, des aliments et des fruits aux hommes, et l’encens quisert au culte des dieux ? Mais quand j’aurais mérité de périr,que t’ont fait les ondes, et quel est le crime de ton frère ?d’où vient que les mers, dont l’empire fut son partage, décroissentet s’éloignent plus encore des régions de l’éther ? Mais simon infortune et la sienne ne peuvent te toucher, crains au moinspour les cieux, où tu règnes. Vois les deux pôles fumants ; etsi le feu les consume, les palais célestes s’écrouleront. VoisAtlas haletant, soutenir, avec peine, sur ses épaules, l’axe dumonde embrasé. Et si les mers, si la terre, si les cieux sontdétruits par les flammes, tout rentrera confondu dans l’ancienchaos. Dérobe donc à l’incendie ce qu’il a épargné, et veille enfinau salut de l’univers. »

En achevant ces mots, la Terre oppressée, nepouvant plus soutenir l’air brûlant qu’elle respire, ni continuerses plaintes, retire sa tête dans son sein, et la cache dans lesantres les plus voisins de l’empire des morts.

Cependant Jupiter prend à témoin les dieux etle Soleil lui-même, que l’univers va périr, s’il ne se hâte deprévenir sa ruine. Soudain il s’élève au plus haut des cieux. C’estde là qu’il rassemble les nuages, et qu’il les épanche sur laterre ; c’est de là qu’il fait gronder et qu’il lance au loinses foudres vengeurs ; mais il ne trouve alors ni nuages àrépandre, ni pluies à faire tomber sur la terre embrasée. Il saisitsa foudre, et la lance avec force sur l’imprudent Phaéton. Du mêmecoup le dieu le chasse de son char et de la vie ; et par lefeu même il éteint les feux qui dévorent l’univers. Les coursiersdu Soleil s’épouvantent ; ils bondissent en sens contraire, etles freins sont rompus. Là tombent les rênes abandonnées ; là,l’essieu arraché du timon ; ici, les rayons épars des rouesfracassées ; et au loin, les débris du char qui volent enéclats. Phaéton, dont les feux consument la blonde chevelure, rouleen se précipitant, et laisse, dans les airs, un long sillon delumière, semblable à une étoile, qui, dans un temps serein, tombe,ou du moins semble tomber des cieux. Le superbe Éridan, qui couledans des contrées si éloignées de la patrie de Phaéton, le reçoitdans ses ondes, et lave son visage fumant.

Les naïades de l’Hespérie ensevelissent soncorps frappé d’un foudre à trois dards, et gravent ces mots sur lapierre qui couvre son tombeau :

« Ici gît Phaéton, qui voulut conduire lechar de son père. S’il échoua dans une si grande entreprise, ilpérit glorieusement pour avoir beaucoup osé. »

Cependant le Soleil, pleurant la perte de sonfils, se couvrit d’un voile sombre ; et l’on dit même que lemonde, un jour entier privé de sa lumière, ne fut éclairé que parles feux de l’incendie ; ainsi ce grand désastre eut du moinsalors son utilité.

Dès que Clymène, livrée à sa douleur profonde,eut exhalé, dans les larmes, toutes les plaintes que l’extrêmemalheur peut inspirer, elle meurtrit son sein ; et courut, lescheveux épars, de contrée en contrée, pour chercher les restes deson fils. Enfin elle les trouve ensevelis sur des bords étrangers.Là, prosternée, à peine a-t-elle lu son nom gravé sur le marbre,elle arrose le marbre de ses pleurs ; elle le presse sur sonsein comme pour réchauffer les cendres qu’il renferme.

Le deuil des sœurs de Phaéton pouvait seulégaler le deuil de leur mère. Gémissantes et frappant leur sein,elles remplissent l’air de cris superflus et de plaintes que leurfrère ne peut plus entendre. Nuit et jour elles l’appellent, etrestent penchées sur son tombeau.

Déjà Phébé avait quatre fois renouvelé soncroissant, elles pleuraient encore (car leur douleur était devenueune longue habitude). Un jour que Phaéthuse, l’aînée des Héliades,venait de se prosterner au pied du tombeau, elle se plaignit queses pieds se raidissaient. La belle Lampétie, qui s’élançait pourla secourir, se trouve arrêtée par des racines naissantes. Latroisième veut s’arracher les cheveux, et ce sont des feuilles quiremplissent ses mains. L’une s’écrie que son corps devient unarbre, l’autre, que ses bras s’étendent en rameaux ; et tandisque ce prodige les étonne, une écorce légère les embrasse, etmontant par degrés, emprisonne leurs cœurs, leur sein, leursépaules, leurs bras. Leur bouche encore libre, appelait, invoquaitleur mère. Mais que peut-elle, hélas ! que courir, de l’une àl’autre, et les embrasser dans son désespoir. Vainementessaie-t-elle de les débarrasser de l’écorce qui les couvre. Ellerompt les tendres rameaux qui s’attachaient à leurs bras ;mais des gouttes de sang en sortent comme d’une blessure :

« Ô ma mère, arrêtez, s’écrie chacune decelles qu’elle a touchées, arrêtez ! épargnez-nous ! Enblessant ces rameaux, c’est notre corps que vous déchirez.Adieu ! c’en est fait, adieu… »

Et l’écorce, s’élevant au-dessus de leurstêtes, presse et retient leurs paroles captives.

Mais, sous des formes nouvelles, leurs larmescoulent encore ; durcies par le soleil, elles distillent enambre de leurs rameaux naissants, et tombent dans l’Éridan rapide,qui les recueille pour en parer les dames du Latium.

Le fils de Sthénélus, Cygnus, fut témoin de ceprodige nouveau. Quoiqu’il te fût uni par le sang, du côté de tamère, ô Phaéton ! il l’était encore davantage par les nœuds del’amitié. Il avait quitté son empire ; car il régnait sur lesvilles et sur les peuples de la Ligurie. Les cris de sa douleurretentissaient dans les riantes campagnes que baigne l’Éridan, àtravers les arbres qui bordent son rivage, et dont tes sœursvenaient d’accroître le nombre. Soudain sa voix change ets’affaiblit. Des plumes blanches remplacent ses cheveux blancs. Soncol, loin de son sein, se prolonge ; des membranes de pourpreunissent ses doigts ; un éclatant duvet couvre ses flancs. Sabouche devient un bec arrondi ; Cygnus enfin est unoiseau : mais, timide, il n’ose s’élever dans les airs. Ilsemble craindre Jupiter, et la foudre injustement lancée sur sonami. Il nage dans les lacs ; il cherche les étangs, et ne seplaît que dans l’élément à la flamme contraire.

Cependant le Soleil pâle et sans éclat, telqu’il nous paraît quand il est éclipsé, déteste la lumière, et lejour, et lui-même. Tout entier à sa douleur, et dans le courrouxqui le transporte, il refuse son ministère au monde :

« Assez longtemps, dit-il, ma vie a étéune tâche pénible. Je me lasse de tant de travaux, depuis lecommencement des siècles sans cesse renouvelés, et toujours sansrécompense. Qu’un autre désormais conduise mon char ; et s’iln’en est point qui le puisse, si tous les dieux avouent leurimpuissance, eh bien ! que Jupiter lui-même saisisse lesrênes ; du moins quand il les régira, ses mains laisserontreposer ses foudres si fatales aux pères. Alors il éprouvera laterrible audace de mes coursiers enflammés. Il verra s’ils méritentla mort ceux qui n’ont pu les gouverner ! »

Il dit, et tous les dieux s’assemblent autourde lui. Ils le conjurent de ne pas abandonner l’univers auxténèbres. Jupiter lui-même excuse son tonnerre ; et bientôt,parlant en maître, il ajoute aux prières ses ordres absolus. Phébusrassemble ses coursiers emportés, dont la terreur agite encore lesflancs. Il les dompte, il les frappe, il les presse ; il leurreproche la mort de son fils, et s’en venge sur eux.

Cependant le grand Jupiter parcourt la vasteenceinte des cieux ; il examine si les flammes n’ont pointatteint quelques parties de la voûte azurée. Après avoir reconnuqu’elle conserve toute sa force et sa première stabilité, ilabaisse ses regards sur la terre ; il considère les désastresque les hommes ont soufferts. Mais c’est l’Arcadie qui devient lepremier objet de ses soins. Il lui rend ses fontaines et sesfleuves, qui avaient cessé de couler. Il revêt la terre de nouveauxgazons, les arbres d’un second feuillage, et il ordonne aux forêtsdépouillées de reprendre leur parure. Mais tandis qu’il va,revient, occupé de ces soins, une nymphe de Nonacris a fixé sesregards, et soudain l’amour enflamme ses désirs.

Callisto ne filait point, sous ses doigtsdélicats, la toison des brebis ; elle n’occupait point sesloisirs à varier la forme et les tresses de ses cheveux ; maisdès qu’une agrafe légère avait attaché son léger vêtement, dèsqu’une bandelette blanche avait négligemment relevé ses cheveux,ses mains s’armaient de l’arc ou du javelot ; elle volait à lasuite de Diane. Nulle nymphe du Ménale ne fut plus chère à cettedéesse. Mais est-il une faveur durable et sans fâcheuxretours ?

Le soleil, dans le haut des airs, avait déjàfranchi la moitié de sa carrière. La nymphe était entrée dans uneforêt que les siècles avaient respectée. Là, elle détend son arc,se couche sur le gazon, et repose, sur son carquois, sa têtelanguissante. Jupiter la voyant fatiguée, seule et sansdéfense :

« Du moins, dit-il, Junon ignorera cetteinfidélité ; ou, si elle en est instruite, que m’importent, àce prix, ses jalouses fureurs ? »

Soudain il prend les traits et les habits deDiane :

« Ô nymphe, la plus chérie de mescompagnes, demande-t-il, sur quelles montagnes avez-vous chasséaujourd’hui ? »

Callisto se lève, et s’écrie :

« Je vous salue, ô divinité que jepréfère à Jupiter, et qu’en sa présence même, j’oserais mettreau-dessus de lui ! »

Le dieu l’écoute, et sourit. Il s’applaudit ensecret de se voir préféré à lui-même. Il l’embrasse, et ses baisersbrûlants ne sont pas ceux d’une chaste déesse. La nymphe allaitraconter dans quels lieux la chasse avait conduit ses pas. Denouveaux embrassements arrêtent sa réponse, et Jupiter enfin sefait connaître par un crime. Callisto se défend autant qu’une femmepeut se défendre. Ô Junon ! que ne vis-tu ses efforts !elle t’aurait paru digne de pardon. Elle combattait encore ;mais quelle nymphe peut résister à Jupiter ? Après savictoire, le dieu remonte dans les cieux. Callisto déteste les boistémoins de sa honte ; elle s’en éloigne, et peu s’en fautqu’elle n’oublie et son carquois, et ses traits, et son arc qu’elleavait suspendu.

Cependant Diane, suivie du chœur de sesnymphes, et fière du carnage des hôtes des forêts, paraît sur leshauteurs du Ménale ; elle aperçoit la nymphe, l’appelle ;et la nymphe s’enfuit : elle craint de trouver encore Jupitersous les traits de Diane. Bientôt voyant s’avancer les nymphes dela déesse, elle cesse de craindre, revient, et se mêle à leursuite. Mais qu’il est difficile que les secrets du cœur ne soientpas trahis par les traits du visage ! À peine Callistolève-t-elle ses yeux attachés à la terre. Elle n’ose plus, commeautrefois, prendre sa place à côté de la déesse, ou marcher à latête de ses compagnes. Elle garde le silence ; elle rougit, etsa confusion annonce l’outrage fait à sa pudeur. Diane, si ellen’eût été vierge, eût facilement aperçu sa honte ; mais sesnymphes, dit-on, purent la reconnaître.

Phébé renouvelait, dans les cieux, sonneuvième croissant, lorsque la déesse des forêts, fatiguée de lachaleur du jour, entra dans un bocage sombre, où serpentait, avecun doux murmure, un ruisseau roulant ses flots paisibles sur unsable léger. Elle admire la fraîcheur de cette retraite ; etde ses pieds effleurant la surface limpide :

« Puisque, dit-elle, nous sommes loin desprofanes regards des mortels, baignons-nous dans cette onde quisemble nous inviter. »

Callisto rougit ; les nymphes détachentleurs vêtements légers. Callisto hésite ; et comme elletardait encore, ses compagnes découvrent sa honte en découvrant sonsein. Confuse, interdite, elle cherchait à se faire un voile de sesmains :

« Fuis loin d’ici, s’écria la déesseindignée, fuis ! et ne souille point ces ondessacrées. »

Alors elle lui commande de s’éloigner desnymphes qui forment sa cour.

Depuis longtemps l’épouse du dieu qui lance lafoudre connaissait l’aventure de Callisto ; mais elle avaitrenvoyé sa vengeance à des temps plus favorables ; maintenantils étaient arrivés. Arcas était déjà né de la nymphe sa rivale.Elle n’eut pas plutôt jeté ses regards sur cet enfant, que,transportée de colère, elle s’écria :

« Malheureuse adultère, fallait-il doncque ta fécondité rendît plus manifestes et le crime de Jupiter etla honte de sa compagne ! Mais je serai vengée, et je teravirai cette beauté fatale dont tu es si fière, et qui plut trop àmon époux. »

Elle dit, et saisissant la nymphe par lescheveux qui couronnent son front, elle la jette et la renverse àterre. Callisto suppliante lui tendait les bras, et ses bras secouvrent d’un poil noir et hérissé. Ses mains se recourbent,s’arment d’ongles aigus, et lui servent de pieds ; sa bouche,qui reçut les caresses de Jupiter, s’élargit hideuse et menaçante.Et voulant que ses discours et ses prières ne puissent jamaisattendrir sur ses malheurs, Junon lui ravit le don de la parole. Ilne sort, en grondant, de son gosier, qu’une voix rauque, colère, etsemant la terreur. Callisto devient ourse ; mais, sous cetteforme nouvelle, elle conserve sa raison. Des gémissementscontinuels attestent sa douleur ; et levant, vers le ciel, lesdeux pieds qui furent ses deux mains, elle sent l’ingratitude deJupiter, et ne peut l’exprimer. Combien de fois, n’osant demeurerseule dans les forêts, erra-t-elle autour de sa maison et dans leschamps qui naguère étaient son héritage ! combien de foisfut-elle poussée, par les cris des chiens, à travers lesmontagnes ! Celle dont la chasse avait été l’exercicehabituel, fuyait épouvantée devant les chasseurs. Souventl’infortunée, oubliant ce qu’elle était elle-même, se cachatremblante à la vue des bêtes féroces ; ourse, dans lesmontagnes, elle craignait les ours ; elle évitait les loups,et Lycaon son père était au milieu d’eux.

Arcas, ignorant le destin de sa mère, avait vuson quinzième printemps. Un jour que, poursuivant les hôtes desforêts, il avait tendu ses toiles dans la forêt d’Érymanthe, ilrencontre sa mère, qui s’arrête à sa vue et paraît le reconnaître.Il s’étonne, il recule, il craint les regards immobiles de l’oursetoujours fixés sur lui. Elle le suit ; elle cherche àl’approcher ; et déjà, d’un trait mortel, il allait percer sesflancs, lorsque Jupiter, arrêtant son bras, prévient unparricide ; et commandant aux vents légers d’enleverrapidement, dans le vague des airs, et la mère et le fils, il lesplace dans le ciel, où ils forment deux astres voisins.

Junon frémit en voyant sa rivale briller à lavoûte des cieux. Elle descend dans la mer au palais de Téthys et duvieil Océan, dont les dieux mêmes respectent la majesté :

« Vous me demandez, dit-elle, pourquoi,reine de l’Olympe, j’ai quitté les régions éthérées, et je suisdescendue en ces lieux : une autre règne à ma place, dans leciel. Accusez-moi d’imposture, si, lorsque la nuit aura répandu sesombres dans l’univers, vous ne voyez briller, auprès du plus petitet du dernier cercle qui environne le pôle du monde, deux astres,nouvelles divinités des cieux, et de ma honte éternels monuments.Ah ! qui désormais pourrait craindre d’offenser Junon ?Qui voudra redouter ma colère, lorsque, seule des dieux, je sers etje fais triompher ceux à qui j’ai voulu nuire ? Eh !voilà donc comment j’ai su me venger ! Oh ! combiengrande est ma puissance ! Par moi punie, ma rivale cessed’être femme : elle devient déesse ! et c’est ainsi queje châtie le crime ! et tel est donc mon suprêmepouvoir ! Que Jupiter lui rende encore sa premièrebeauté ! qu’il la dépouille de la forme hideuse dont je l’airevêtue, et qu’il fasse pour elle ce qu’il a déjà osé pour la sœurde Phoronée ! Et pourquoi, me chassant de son lit, ne lamettrait-il point à ma place ? pourquoi ne deviendrait-il pasle gendre de Lycaon ? Ah ! si vous êtes sensibles àl’outrage fait à une déesse dont l’enfance fut confiée à vos soins,repoussez, du sein des vastes mers, ces deux astres nouveaux qu’unadultère a placés dans les cieux ; et ne souffrez pas que, pareux, soit souillée la pureté des flots soumis à votreempire. »

Les dieux de la mer exaucent la prière de lafille de Saturne ; elle remonte sur son char rapide, traînépar des paons, dont la queue, depuis la mort récente d’Argus,étalait le nouvel éclat de ses yeux.

C’est ainsi que, dans le même temps, Corbeautrop indiscret, tes plumes devinrent noires, de blanches qu’ellesétaient auparavant. Ton plumage, brillant comme la neige, égalaitla blancheur sans tache des colombes. Il ne cédait en rien à cellede l’oiseau vigilant dont les cris devaient un jour sauver leCapitole, à celle du cygne même qui se plaît dans les eaux. Mais talangue te perdit ; et, pour n’avoir pu te taire, la couleur del’ébène couvre maintenant ton plumage argenté.

Nulle beauté, dans la Thessalie, n’effaçacelle de Coronis ; Larisse l’avait vue naître. Dieu deDelphes, tu l’aimas, tant qu’elle fut fidèle, ou du moins sanssurveillants indiscrets. Mais l’oiseau qui t’est consacré découvritson inconstance, et voulut la révéler. Inexorable témoin d’unefaute cachée, il se hâtait de voler vers son maître. La Corneillebabillarde le suit à tire-d’aile ; elle veut savoir le sujetde son voyage ; et l’ayant appris :

« Ton zèle est indiscret, dit-elle ;il te sera funeste. Écoute : et ne rejette pas mesprésages.

« Tu vois ce que je suis ; je vaist’apprendre ce que je fus. Ma fidélité m’a perdue, et je lui doistout mon malheur. Minerve voulant dérober aux yeux des mortelsÉrichthon, cet enfant né sans mère, le renferma dans une corbeilled’osier, qu’elle confia, en leur défendant de l’ouvrir, aux troisfilles du double Cécrops. Cachée sous l’épais feuillage d’unormeau, j’observais les trois princesses. Hersé et Pandrose seconformaient aux ordres de la déesse ; mais Aglauros, lesraillant sur leur timide obéissance, défit les liens qui fermaientla corbeille, l’ouvrit, et fit voir à ses sœurs un enfant aux piedsde dragon. J’avais tout vu : je redis tout à la déesse ;mais quel fut le prix de mon zèle ! je perdis sa protection,et désormais elle me préféra l’oiseau funèbre de la nuit. Oiseaux,apprenez, par mon exemple, à ne pas vous perdre par votreindiscrétion. C’est, sans l’avoir recherchée, que j’avais obtenu lafaveur de Minerve ; elle peut elle-même te l’apprendre ;et quelque irritée qu’elle soit contre moi, elle ne refusera pas àla vérité ce témoignage.

« On sait que Coronée, célèbre dans laPhocide, m’a donné le jour. J’étais princesse, et recherchée pardes princes puissants ; tu vois que je mérite quelqueconsidération : mais ma beauté me devint funeste. Un jour que,selon ma coutume, j’errais, sur nos rivages, à pas lents etincertains, le dieu des mers me vit et m’aima ; et comme, pourme rendre sensible, il perdait son temps et ses discours flatteurs,il s’irrite, il s’enflamme et me poursuit. Je fuyais abandonnant,le rivage, et je m’épuisais en vain à courir sur des sables mobileset glissants. J’appelais à mon secours et les dieux et les hommes.Aucun mortel n’entendit ma voix. Mais j’étais vierge ; unevierge prit ma défense. J’élevais au ciel mes bras suppliants, etmes bras commençaient à se couvrir d’un noir duvet. Je voulaisrejeter de mon dos la robe qui m’embarrassait dans ma fuite, etdéjà des plumes la remplaçant, prenaient racine sur mon dos. Jevoulais, de mes deux mains, frapper mon sein découvert ; maisdéjà je n’avais plus de mains, et mon sein cessait d’être nu. Jecourais, mais le sable ne fatiguait plus mes pieds délicats :j’étais portée au-dessus de la terre. Bientôt je m’élevai dans lesairs ; et je dus à ma chasteté conservée, de devenir lacompagne de la chaste Pallas. Mais que me sert cette faveur de ladéesse, si Nyctimène, devenu hibou par un crime, me l’enlève etsuccède à mes honneurs ?

« Cette aventure, si célèbre dans toutel’île de Lesbos, te serait-elle inconnue ? Nyctimène osasouiller la couche de son père ; elle fut changée enoiseau ; mais, toujours épouvantée de son forfait, elle sedérobe aux regards, elle fuit la lumière ; elle cache sa hontedans les ténèbres, et les hôtes de l’air, la poursuivant à coups debec, la chassent devant eux. »

Ainsi parla la Corneille.

« Que les malheurs que tu m’annonces,répondit le Corbeau, n’accablent que toi seule ; pour moi, jeméprise ces sinistres présages. »

Il dit, et précipitant son vol, il va raconterà son maître qu’il a surpris Coronis avec un jeune Thessalien. Aurécit de la trahison de son amante, le dieu frémit ; ilrejette loin de lui le laurier qui couronne sa tête ; sesmains laissent échapper la lyre. Il pâlit ; l’indignationaltère son visage ; le courroux le transporte ; il saisitses armes ordinaires ; il tend son arc terrible, et d’un traitinévitable il perce ce cœur si souvent pressé contre le sien.Coronis jette un cri, arrache le fer de sa blessure, et le sangbaigne ses membres délicats :

« Ô Apollon, dit-elle, tu t’esvengé ; mais tu devais attendre que j’eusse mis au mondel’enfant que je porte dans mon sein. Ah ! la mère et le filspériront donc ensemble frappés du même coup ! »

À peine elle achevait ces mots, sa vies’écoule avec son sang, et le froid du trépas s’empare de ce corpsdont l’âme vient de s’échapper.

Apollon regrette, mais trop tard, savengeance. Il se hait lui-même, rougissant d’avoir écouté unrapport téméraire, d’avoir cédé aux mouvements de sa fureur. Ildéteste l’oiseau qui a révélé le crime et forcé le châtiment. Ildéteste et son arc, et ses flèches, et la main qui s’en servit. Ilembrasse le corps pâle et glacé de son amante. Vainement, par dessoins tardifs, cherche-t-il à le réchauffer et à vaincre lesdestins ; vainement encore emploie-t-il tous les secrets d’unart salutaire dont il fut l’inventeur. Il voit enfin s’élever lebûcher dont les flammes vont consumer le corps de son amante. Alorsil frappe l’air de ses cris et de ses longs gémissements ; caril ne convient pas que les larmes baignent le visage des immortels.Telle mugit la compagne du taureau, quand elle voit élever en l’airla massue pesante qui doit, en tombant, briser, d’un coupretentissant, la tête de la jeune victime qu’elle nourrit. Apollonrépand des parfums sur le corps de son amante, il le presse de sesderniers embrassements ; et un injuste trépas est suivi par dejustes douleurs.

Le dieu ne permit pas que le feu dévorât letendre fruit de ses amours ; il le retira des flammes et dusein de sa mère ; et après l’avoir porté dans l’antre ducentaure Chiron, il punit le Corbeau, qui attendait le prix de sonzèle, en lui faisant perdre à jamais la blancheur de sonplumage.

Cependant le centaure s’applaudissait d’êtrele précepteur d’un rejeton des dieux ; et l’honneur de sonemploi semblait en adoucir les peines. Un jour il vit venir safille aux cheveux blonds, flottant épars sur ses épaules. La nympheChariclo lui donna le jour sur les bords d’un fleuve rapide, et lanomma Ocyrhoé. C’était peu pour elle d’avoir appris les secrets deson père. Elle connaissait aussi l’art de lire dans le livre obscurdes destins. En ce moment, agitée de fureurs prophétiques, etpleine du dieu qui l’inspirait sans doute :

« Crois, merveilleux enfant,s’écria-t-elle en fixant le nourrisson de son père, crois pour lesalut du monde. Souvent les mortels te seront redevables de la vie.Ton pouvoir ira même jusqu’à les rendre au jour qu’ils aurontperdu. Mais les dieux seront jaloux de te voir opérer ce prodige,et la foudre de ton aïeul t’empêchera de le renouveler. Tout dieuque tu es, tu mourras. Tu ne seras plus qu’un corps inanimé ;mais, dans la suite, reprenant ton immortalité, tu redeviendrasdieu ; et tu renouvelleras ainsi deux fois ta destinée. Etvous aussi, mon père, vous que je chéris, et qui, par la loi devotre naissance, devez voir des siècles la succession éternelle,vous regretterez de ne pouvoir mourir, alors que tous les poisonsde l’hydre, circulant dans vos veines, vous feront souffrird’horribles douleurs. Mais les dieux attendris vous soumettront àla loi des mortels, et les triples déités couperont le fil de vosjours. »

Il lui restait encore d’autres événements àprédire. De profonds gémissements s’échappent de son sein ;les pleurs inondent son visage ; elle s’écrie :

« Le destin me prévient etm’arrête ; il m’interdit l’usage de la voix. Étais-je doncassez avancée dans les secrets des dieux, pour exciter leur haineet leur vengeance ? Ah ! qu’il m’eût été plus utiled’ignorer l’art de lire dans l’avenir ! Déjà je senss’évanouir les traits de ma figure. Déjà l’herbe me plaît pouraliment. Un mouvement inconnu m’entraîne dans les campagnes. Encavale changée, je participe de la nature de mon père ; maispourquoi la métamorphose est-elle entière ? et pourquoideviens-je tout à fait ce que mon père n’est qu’àdemi ? »

Telles sont ses plaintes, dont la fin s’exhaleen sons inarticulés et confus. Bientôt ce n’est plus la voix d’unefemme ; ce n’est pas encore le cri de la cavale, mais la voixd’un homme qui voudrait imiter ce cri. Un instant après, ce sont devéritables hennissements. Les bras d’Ocyrhoé s’agitent sur l’herbe,ses doigts se resserrent, ses ongles s’unissent sous une cornelégère ; sa bouche s’agrandit, son col s’allonge ;l’extrémité de sa robe devient une queue flottante ; sescheveux épars ne sont qu’une épaisse crinière. Sa forme et sa voixétaient changées, et ce prodige fit aussi changer son nom.

Le centaure pleurait, et vainement, dieu deDelphes, il implorait ton secours. Tu ne pouvais changer l’arrêtdes destins ; et, quand tu l’aurais pu, alors absent, sousl’habit d’un pâtre rustique, portant la houlette et enflant deschalumeaux, tu vivais, dans les campagnes de l’Élide et deMessénie. On dit qu’un jour, occupé de tes amours nouveaux et destendres sons que tu modulais sur ta flûte champêtre, tu laissas tesbœufs s’égarer dans les plaines de Pylos, et que le fils de Maïa,les ayant aperçus, usa de son adresse ordinaire, et les cacha dansles bois d’alentour.

Un vieux pasteur fut seul témoin de ce larcin.Connu dans les campagnes sous le nom de Battus, il gardait, dansles gras pâturages du riche Nélée, ses coursiers destinés aux jeuxÉléens. Mercure craignit ce témoin, et voulant leséduire :

« Ami, qui que tu sois, dit-il, leflattant de la main, si, par hasard, quelqu’un t’interrogeait surce troupeau, réponds que tu ne l’as pas vu ; et, pourrécompenser ton silence et le service que tu me rendras, cetteblanche génisse est à toi ; je t’en fais don ! »

Et il la lui donna. Battus l’ayantreçue :

« Soyez tranquille, dit-il, cette pierre(et il en montrait une) plutôt que moi, révélerait votrelarcin. »

Alors Mercure feignit de s’éloigner ; etbientôt ayant changé de figure et de voix, il revint, etdit :

« Compagnon, n’as-tu pas vu mes bœufsaller vers ces bois ? Ne favorise point, par ton silence, levol qu’on m’a fait. Aide-moi dans mes recherches, et je te donneraice taureau et sa compagne. »

Le vieux berger ayant comparé les deuxrécompenses :

« Ils seront, répondit-il, derrière cesmontagnes ! » ; et ils y étaient effectivement.

Le petit-fils d’Atlas sourit :

« Tu me trahis, perfide !s’écria-t-il, et c’est à moi-même que tu me livres. »

Aussitôt il changea cet homme parjure en unepierre, qu’on appelle aujourd’hui pierre de touche, et qui conservela vertu de déceler, dans un riche métal, ce qu’il cache defaux.

Alors le dieu qui porte le caducée, soutenusur ses ailes, plane sur l’Attique, et découvre la ville de Minerveet les frais ombrages du Lycée. C’était le jour où, selon unecoutume antique, de jeunes vierges portaient sur leurs têtes, dansdes corbeilles couronnées de fleurs, de pures offrandes au templede Pallas. Le dieu les aperçoit à leur retour. Il cesse de fendrel’air en avant ; il vole en cercle autour de ces jeunesbeautés. Ainsi que le milan rapide, fixant, du haut des airs, lesentrailles des victimes, et redoutant les sacrificateurs dontl’autel est entouré, tournoie au-dessus de leurs têtes, n’osants’éloigner de la proie qu’il espère, et qu’il dévore des yeux,ainsi l’agile Cyllène, volant sur les murs d’Athènes, décrit descercles dans les airs. Autant Vesper brille parmi les astres de lanuit, autant l’éclat de Vesper est inférieur à celui de Phébé,autant la jeune Hersé surpassait toutes les vierges en beauté. Elleétait l’ornement de cette fête et de ses compagnes. Le fils deJupiter, ébloui de ses attraits, et suspendu dans les airs,s’enflamme, tel que le plomb qui, lancé par la fronde d’un habitantdes îles Baléares, s’embrase dans sa course rapide, et trouve, sousles nues, des feux qu’il ne connaissait pas.

Abandonnant la route des cieux, Mercuredescend sur la terre. Se confiant dans sa beauté, il ne prend aucundéguisement ; mais il veut que l’art relève ses grâcesnaturelles. Il arrange ses cheveux ; il prend soin que sa robedéveloppe, en ondoyant, l’or et sa riche broderie ; il faitbriller les ailes attachées à ses pieds ; et sa mainlégèrement balance la baguette qui fait naître le sommeil.

Dans l’intérieur du palais de Cécrops sonttrois appartements où brillent l’ivoire. Pandrose, tu occupaiscelui de la droite ; ta sœur Aglauros avait celui de lagauche ; au milieu était celui d’Hersé. Aglauros ayant lapremière aperçu le dieu, osa lui demander son nom, et quel sujetl’amenait en ces lieux. Le petit-fils d’Atlas répondit :

« Je suis le fils de Jupiter, et celuiqui porte ses décrets à travers les airs. Je ne dissimulerai pas lemotif qui m’amène. Soyez seulement fidèle à votre sœur, et nerefusez pas une alliance qui doit vous honorer. C’est Hersé quim’attire en ce palais. Favorisez, je vous en conjure, les vœux d’unamant. »

Aglauros lève sur lui ces yeux avides qu’elleavait osé porter sur le dépôt que Minerve lui confia ; elleexige beaucoup d’or pour le service que le dieu réclame, etl’oblige à sortir du palais.

Cependant la guerrière Pallas lance surAglauros un farouche regard. Elle soupire, et ce profond soupirsoulève fortement son sein robuste et son égide redoutable. Elle sesouvient que la main profane d’Aglauros a trahi son secret,lorsque, contre la foi donnée, elle découvrit à ses sœurs cetenfant né sans mère, enfanté par le dieu de Lemnos. Elle ne peutsouffrir qu’elle se rende agréable à Mercure, qu’elle serve sasœur, ni qu’elle s’enrichisse de l’or que son avarice ademandé.

Soudain la déesse porte ses pas vers lesprofondes vallées, où l’Envie a fixé son séjour. C’est un antrehorrible, toujours souillé d’un noir venin, où le soleil craint delaisser entrer ses rayons ; où l’haleine des vents ne pénétrajamais ; où règne, avec la tristesse, un froid éternel, et quecouvrent les humides ténèbres, et que remplissent d’épaisbrouillards.

Dès que la déesse des combats est arrivée auseuil de cet affreux palais, elle s’arrête (car il n’est pas permisaux dieux de le franchir). Du bout de sa lance elle frappe lesportes, et les portes retentissantes s’ouvrent à l’instant. Elleaperçoit, au fond de l’antre, le monstre qui se nourrit de vipères,aliment de ses noires fureurs. Elle le voit, et détourne les yeux.Abandonnant alors les restes impurs de ses serpents à demi rongés,l’Envie se lève pesamment de la terre, et s’avance d’un pasincertain. À la vue de la déesse brillante de sa beauté et del’éclat des armes qui la couvrent, elle frémit et soupire.

La pâleur habite sur son affreux visage ;son corps horrible est décharné ; son regard louche est sombreet égaré. Une rouille livide couvre ses dents ; son cœurs’abreuve de fiel, et sa langue distille des poisons. Le rires’éloigne de ses lèvres, ou ne s’y montre qu’à l’aspect d’unegrande infortune. Sans cesse agitée par les soucis vigilants, lesommeil fuit ses paupières ; elle souffre et s’irrite dubonheur des mortels. Elle tourmente ; elle est tourmentéeelle-même : c’est son supplice. La déesse, surmontantl’horreur que le monstre lui inspire fait entendre cesmots :

« Verse tes poisons dans l’âme d’une desfilles de Cécrops ; Aglauros est son nom. C’est tout ce quej’exige de toi. »

Elle dit, et soudain, frappant la terre de salance, elle s’élève dans les airs.

L’Envie suivant d’un œil oblique le vol de ladéesse, fait entendre quelques murmures confus, et s’afflige dusuccès même qu’aura pour un autre le mal qu’elle va faire. Elleprend en main son bâton tortueux, hérissé d’épines ; un nuagenoir l’enveloppe ; elle part : et, sur son chemin, lescampagnes fleuries se dépouillent ; les gazons et les arbressont flétris ; et les peuples, et les villes, et leschaumières sont couverts de vapeurs empestées. Enfin se découvre àses regards la superbe Athènes, où fleurissent les arts, où règnentl’abondance, la paix, et les plaisirs ; et l’Envie pleure den’apercevoir dans son enceinte aucun sujet de pleurs.

Cependant elle s’introduit dans le palais deCécrops ; elle exécute les ordres qu’elle a reçus ; etportant sur le sein d’Aglauros sa main que rouillent d’affreuxpoisons, elle remplit son cœur d’aiguillons recourbés etdéchirants. Elle souffle sur elle de noirs venins ; elle enpénètre ses os et ses entrailles ; et pour étendre leurravage, et pour l’accélérer, elle représente aux yeux d’Aglauros,et sa sœur, et le flambeau d’hymen qui doit s’allumer pour elle, etla beauté du dieu dont l’éclat va rejaillir sur elle. Irritée parces images, la princesse se sent tourmentée d’une rage inconnue.Elle gémit la nuit, elle gémit le jour ; un feu lent et secretla dévore. Ainsi la glace fond aux rayons d’un soleil peuardent ; ainsi jalouse du bonheur d’Hersé Aglauros brûle commeces herbes épineuses qui, sans jeter aucune flamme, se consumentlentement en épaisse fumée. Souvent, pour ne pas voir cet hymen,elle invoque la mort ; souvent elle veut dénoncer comme uncrime l’amour de Mercure au sévère Cécrops.

Enfin elle s’assied aux portes du palais pouren interdire l’entrée au dieu qui va se présenter. Celui-ci jointvainement aux discours les plus flatteurs les caresses et lesprières :

« Cessez, dit-elle, je ne quitterai cetteplace qu’après votre départ. »

« J’y consens volontiers ! »répond vivement le dieu ; et de son caducée il touche lesportes, qui s’ouvrent à l’instant. Aglauros veut se lever ;mais ces parties du corps que nous faisons fléchir pour nousasseoir, saisies d’une pesanteur invincible, ne peuvent se mouvoir.Elle fait d’inutiles efforts pour se redresser. Ses genoux roidis,refusent de plier. Un froid mortel engourdit ses membres, son sangest tari, et ses veines blanchissent. Tel qu’un ulcère incurable,étendant ses ravages, ajoute insensiblement aux parties maladescelles qui ne le sont pas ; tel le froid de la mort, pardegrés se glissant, pénètre jusqu’au sein d’Aglauros, arrête sarespiration, et ferme en elle les sources de la vie. Elle nes’efforça point de faire entendre des cris ; et l’eût-ellevoulu, sa voix n’aurait plus trouvé de passage. Déjà son col et sonvisage étaient durcis en pierre. Statue inanimée, elle étaitassise ; mais souillée des poisons de l’Envie, elle avaitperdu sa blancheur.

Après s’être ainsi vengé de la jalousied’Aglauros, Mercure, porté sur ses ailes rapides, abandonne lescampagnes que protège Pallas, et remonte au céleste séjour. Jupiteren secret l’appelle, et, sans lui faire connaître l’objet de sonnouvel amour :

« Mon fils, dit-il, fidèle messager demes décrets, que rien ne t’arrête ! vole avec ta vitesseordinaire, et descends dans cette contrée de la terre qui voit, àsa gauche, les Pléiades et que les peuples qui l’habitent appellentSidonie. Regarde les troupeaux du roi qui paissent l’herbe sur cesmontagnes ; hâte-toi de les conduire sur les bords de lamer. »

Il dit : et déjà, chassés dans la plaine,ces troupeaux s’avançaient vers le rivage où la fille du puissantAgénor venait tous les jours, avec les vierges de Tyr, sescompagnes, se livrer à des jeux innocents.

Amour et majesté vont difficilement ensemble.Le père et le souverain des dieux renonce à la gravité dusceptre ; et celui dont un triple foudre arme la main, celuiqui d’un mouvement de sa tête ébranle l’univers, prend la formed’un taureau, se mêle aux troupeaux d’Agénor, et promène surl’herbe fleurie l’orgueil de sa beauté. Sa blancheur égale celle dela neige que n’a point foulée le pied du voyageur, et que n’a pointamollie l’humide et pluvieux Auster. Son col est droit et dégagé.Son fanon, à longs plis, pend avec grâce sur son sein. Ses cornespetites et polies imitent l’éclat des perles les plus pures ;et l’on dirait qu’elles sont le riche ouvrage de l’art. Son frontn’a rien de menaçant ; ses yeux, rien de farouche ; etson regard est doux et caressant. La fille d’Agénor l’admire. Ilest si beau ! Il ne respire point les combats. Mais, malgré sadouceur, elle n’ose d’abord le toucher. Bientôt rassurée, elles’approche et lui présente des fleurs. Le dieu jouit ; ilbaise ses mains, et retient avec peine les transports dont il estenflammé.

Tantôt il joue et bondit sur l’émail desprairies ; tantôt il se couche sur un sable doré, qui relèvede son corps la blancheur éblouissante. Cependant Europe moinstimide, porte sur sa poitrine une main douce et caressante. Ellepare ses cornes de guirlandes de fleurs. Ignorant que c’est undieu, que c’est un amant qu’elle flatte, elle ose enfin se placersur son dos.

Alors le dieu s’éloignant doucement de laterre, et se rapprochant des bords de la mer, bat d’un pied lent ettrompeur la première onde du rivage ; et bientôt, fendant lesflots azurés, il emporte sa proie sur le vaste océan. Europetremblante regarde le rivage qui fuit ; elle attache une mainaux cornes du taureau ; elle appuie l’autre sur son dos ;et sa robe légère flotte abandonnée à l’haleine des vents.

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