Les Métamorphoses

Chant 6

 

Pallas avait écouté ce récit et ceschants ; elle avait approuvé la vengeance des neufsœurs :

« Mais ce n’est pas assez de louer,dit-elle ensuite en elle-même ; je dois mériter d’être louée àmon tour, et ne pas souffrir qu’on méprise impunément madivinité. »

Alors elle se rappelle l’orgueil de lalydienne Arachné, qui se vante de la surpasser dans l’art d’ourdirune toile savante. Arachné n’était illustre ni par sa patrie, nipar ses aïeux : elle devait tout à son art. Natif de Colophon,Idmon, son père, humble artisan, teignait les laines en pourpre dePhocide. Née dans un rang obscur, assortie à cet époux vulgaire, samère n’était plus. Cependant, malgré son origine, et quoiqu’ellehabitât la petite ville d’Hypaepa, Arachné, par son travail,s’était fait un nom célèbre dans toutes les villes de la Lydie.

Souvent les nymphes de Tmole descendirent deleurs verts coteaux ; souvent les nymphes du Pactole sortirentde leurs grottes humides pour admirer son art et ses travaux. Onaimait à voir et les chefs-d’œuvre qu’elle avait terminés, et lestrames que sa main ourdissait encore avec plus de grâce et delégèreté.

Soit qu’elle trace à l’aiguille les premierstraits, soit qu’elle dévide la laine en globes arrondie, soit que,mollement pressés, de longs fils s’étendent imitant par leurblancheur et leur finesse des nuages légers, soit que le fuseauroule sous ses doigts délicats, soit enfin que l’aiguille dessineou peigne sur sa trame, on croirait reconnaître l’élève de Pallas.Mais Arachné rejette cet éloge. Elle ne peut souffrir qu’on luidonne pour maîtresse une immortelle :

« Qu’elle ose me disputer le prix,disait-elle ! si je suis vaincue, à tout je mesoumets. »

Pallas irritée prend les traits d’une vieille.Quelques faux cheveux blancs ombragent son front, et sur son bâtonelle courbe une feinte vieillesse.

Elle aborde Arachné, et lui tient cediscours :

« On a tort de mépriser et de fuir lesvieillards. L’expérience est le fruit des longues années. Nerejetez pas mes conseils. Ayez, j’y consens, l’ambition d’excellerparmi les mortelles dans votre art ; mais cédez à Pallas.Invoquez l’oubli de votre orgueil téméraire, de vos superbesdiscours, et la déesse pourra vous pardonner. »

Arachné jette sur elle un regard irrité. Ellequitte l’ouvrage qu’elle a commencé, et retenant à peine sa mainprête à frapper, et la colère qui anime ses traits :

« Insensée, dit-elle à la déesse qu’ellene reconnaît pas, le poids de l’âge qui courbe ton corps affaiblitaussi ta raison. C’est un malheur pour toi d’avoir vécu silongtemps. Que ta fille, ou ta bru, si tu as un fille, si tu as unebru, écoutent tes leçons. Je sais me conseiller moi-même ; et,pour te convaincre que tes remontrances sont vaines, apprends queje n’ai point changé d’avis. Pourquoi Minerve refuse-t-elled’accepter mon défi ? pourquoi ne vient-elle pas elle-même medisputer le prix ? »

« Elle est venue ! » s’écria ladéesse.

Et soudain, dépouillant les traits de lavieille, elle lui montre Pallas. Les nymphes la saluent. Les femmesde Lydie s’inclinent avec respect devant elle. Arachné seule n’estpoint émue ; elle rougit pourtant. Un éclat subit a teintinvolontairement ses traits, et s’est bientôt évanoui, pareil àl’air qui se teinte de pourpre au lever de l’Aurore, et qu’on voitblanchir aux premiers feux du jour.

Emportée par le désir d’une gloire insensée,elle persiste dans son entreprise, et court à sa ruine. La fille deJupiter accepte le défi ; et renonçant à donner des conseilsinutiles, elle s’apprête à disputer le prix. Aussitôt l’une etl’autre se placent de différents côtés. Elles étendent la chaîne deleurs toiles, et l’attachent au métier. Un roseau sépare les fils.Entre les fils court la navette agile. Le peigne les rassemble sousses dents, et les frappe, et les resserre. Les deux rivales hâtentleur ouvrage. Leurs robes sont rattachées vers le sein. Leurs brasse meuvent avec rapidité ; et le désir de vaincre leur faitoublier la fatigue du travail.

Dans leurs riches tissus, elles emploient lescouleurs que Tyr a préparées ; elles unissent et varient avecart leurs nuances légères : tel brille, en décrivant un cercleimmense dans la nue, cet arc que de ses rayons le soleil forme sousun ciel orageux ; il brille de mille couleurs : maisl’œil séduit n’en peut saisir l’accord imperceptible, et séparerles nuances, qui semblent en même temps se distinguer et seconfondre. Telle est la délicatesse de leur travail. Sous leursdoigts, de longs fils d’or s’unissent à la laine, et sur leurstissus elles représentent des faits héroïques.

Pallas peint sur le sien le rocher de Mars, etle différend qu’elle eut avec Neptune sur le nom que porterait laville de Cécrops. Les douze grands dieux sont assis sur des trônesélevés ; ils brillent de tout l’éclat de l’immortalité. Leurstraits indiquent leur rang et leur grandeur. Au milieu d’eux,Jupiter porte sur son front la majesté suprême du monarque del’univers. Neptune est debout. Il frappe le rocher de son trident,et de ses flancs ouverts s’élance un coursier vigoureux. C’est parce prodige qu’il prétend au droit de nommer cette antique contrée.La déesse se peint elle-même, armée de sa lance et de son bouclier.Le casque brille sur sa tête, et la redoutable égide couvre sonsein. De sa lance elle frappe la terre, qui soudain produit unolivier riche de son feuillage et de ses fruits. Les dieuxadmirent ; et Pallas, par sa victoire, termine la dispute, etcouronne son travail.

Mais afin que sa rivale apprenne, parl’exemple, ce qu’elle doit attendre de son audace insensée, ellereprésente dans les angles de son tissu quatre combats pareils. Lesfigures sont beaucoup moins grandes ; mais elles ont toutes lecaractère qui leur est propre, et l’œil les distinguefacilement.

Ici la déesse peint Hémus, roi de Thrace, etRhodope son épouse, qui dans leur fol orgueil osèrent prendre lesnoms de Jupiter et de Junon. Autrefois souverains, ils sontaujourd’hui deux monts couronnés de frimas.

Là, elle représente le destin déplorable de lareine des Pygmées. Elle avait osé défier l’épouse du maître desdieux. Changée en grue, elle est condamnée à faire la guerre à sessujets.

Plus loin, elle trace l’aventure d’Antigone,qui avait eu l’audace de se comparer à Junon. Ni les murs d’Ilion,ni Laomédon, son père, ne purent la garantir du courroux de ladéesse ; et, changée en cigogne, elle est encore vaine de lablancheur de son plumage.

Dans le dernier coin du tissu on voit lemalheureux Cyniras embrassant, dans les marches d’un temple, sesfilles, ainsi métamorphosées par Junon. Il est étendu sur lemarbre, et semble le baigner de ses pleurs.

Minerve borde enfin ce tissu de rameauxd’olivier. Tel est son ouvrage : elle le termine par l’arbrequi lui est consacré.

Arachné peint sur sa toile Europe enlevée parJupiter. L’œil croit voir un taureau vivant, une mer véritable. Lafille d’Agénor semble regarder le rivage qui fuit ; ellesemble appeler ses compagnes, et craindre de toucher, d’un piedtimide, le flot qui blanchit, gronde, et rejaillit à ses côtés.

Elle peint Astérie résistant, mais en vain, àl’aigle qui cache Jupiter ; Léda, qui, sous l’aile d’un cygne,repose dans les bras de ce dieu ; ce dieu, qui, sous lestraits d’un satyre, triomphe de la fille de Nyctéus et la rend mèrede deux enfants ; qui trompe Alcmène sous les traitsd’Amphytrion ; qui devient or avec Danaé, feu pur avec Égine,berger pour Mnémosyne, et qui, serpent, rampe et se glisse auxpieds de la fille de Déo.

Et toi, Neptune, aussi, elle te peint auprèsde la fille d’Éole, sous les traits d’un taureau. Tu plais à lamère des Aloïdes, sous la figure du fleuve Énipée ; fauxbélier, tu trompes Bisaltis ; coursier fougueux, tu triomphesde la déesse des moissons ; mère du cheval ailé, Méduse, auxcheveux de serpent, t’aime sous la forme d’un oiseau, et Mélantho,sous celle d’un dauphin.

Elle donne aux personnages, elle donne auxlieux les traits qui leur conviennent. On voit Apollon prendre unhabit champêtre, ou le plumage d’un vautour, ou la longue crinièred’un lion ; enfin, sous les traits d’un berger, il séduitIssé, fille de Macarée. Arachné n’a point oublié Érigone abusée,qui presse Bacchus caché dans un raisin ; ni Saturne, quibondit en coursier près de Phylire, et fait naître le centaureChiron. L’ouvrage est achevé ; la toile est ornée d’une richebordure, où serpente en festons légers le lierre entrelacé defleurs.

Pallas et l’Envie n’y pourraient rienreprendre. La déesse, qu’irrite le succès de sa rivale, déchirecette toile, où sont si bien représentées les faiblesses desdieux ; et de la navette que tient encore sa main, elleattaque Arachné, et trois fois la frappe au visage. L’infortunée nepeut endurer cet affront ; dans son désespoir, elle court, sesuspend, et cherche à s’étrangler. Pallas, légèrement émue, et lasoutenant en l’air :

« Vis, lui dit-elle, malheureuse !vis : mais néanmoins sois toujours suspendue. N’espère pas queton sort puisse changer. Tu transmettras d’âge en âge ton châtimentà la postérité. »

Elle dit, et s’éloigne, après avoir répandusur elle le suc d’une herbe empoisonnée. Atteints de cet affreuxpoison, ses cheveux tombent, ses traits s’effacent, sa tête ettoutes les parties de son corps se resserrent. Ses doigts aminciss’attachent à ses flancs. Fileuse araignée, elle exerce encore sonpremier talent, et tire du ventre arrondi qui remplace son corpsles fils déliés dont elle ourdit sa toile.

La Lydie frémit de ce châtiment. La Renomméeen porta le bruit dans les villes de la Phrygie, et le propageadans tout l’univers.

Niobé, avant son hymen, et lorsqu’ellehabitait encore Sipyle, dans la Méonie, avait connu la malheureuseArachné ; mais elle apprit son malheur, qu’elle regarda commele châtiment d’une fille vulgaire, et n’en retira pas cette leçonqu’il lui convenait de s’abaisser devant les dieux, et d’être moinssuperbe dans ses discours. Tout contribuait à la rendreprésomptueuse et vaine ; mais quoique son amour-propre en fûtflatté, ce n’étaient ni les murs bâtis aux accords de la lyre deson époux, ni le sang des dieux qui coulait dans ses veines, ni lesceptre des rois, qui l’enivraient d’un orgueilleux délire :c’étaient ses enfants ; et Niobé eût pu être la plus heureusedes mères, si elle n’eût été elle-même trop fière de cebonheur.

La fille de Tirésias, Manto, qui connaîtl’avenir, agitée par un esprit divin, prédisait un jour dans la ruede Thèbes :

« Isménides, criait-elle, courez ceindrevos têtes de laurier ! empressez-vous ! offrez vosvœux ! faites fumer l’encens aux autels de Latone et de sesenfants ! C’est Latone elle-même qui vous le commande par mavoix ! »

Elle dit : les Thébaines obéissent. Ellescouronnent leur front du feuillage sacré. L’encens fume sur lesautels, et la prière monte avec lui vers les cieux.

Cependant Niobé s’avance au milieu de sanombreuse cour. On la reconnaît à sa robe de pourpre tissue d’or.Belle, malgré sa colère, elle agite sa tête superbe et ses cheveuxsur son épaule ondoyants. Elle s’arrête, et promenant devant ellel’orgueil de ses regards :

« Quelle est, s’écria-t-elle, votrefolie ? pourquoi préférer ainsi les dieux qu’on vous annonceaux dieux que vous voyez ? pourquoi Latone a-t-elle desautels, tandis que j’en attends encore ? Moi ! fille deTantale, qui seul de tous les mortels fut admis à la table desdieux ! moi, fille d’une sœur des Pléiades, et petite-filled’Atlas, qui sur sa tête soutient l’axe des cieux ! moi, dontle père fut fils de Jupiter ! moi, dont Jupiter est encore lebeau-père !

« Les peuples de la Phrygie sont soumis àmes lois. Je règne dans le palais de Cadmus. Ces murs, quis’élevèrent aux accords de mon époux, et le Thébain qui les habite,reconnaissent son pouvoir et le mien. Je possède d’immensesrichesses qui s’offrent partout à mes regards. J’ai les traits etla majesté d’une déesse. Ajoutez à tant d’éclat sept filles et septfils ; ajoutez bientôt sept gendres et sept brus ; etdemandez ensuite d’où peut naître mon orgueil !

« Je ne sais pourquoi vous osez mepréférer une Titanide, la fille de Céus, Latone, à qui la terrerefusa une retraite où elle pût enfanter. Votre divinité ne puttrouver un asile ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sur les mers.Elle fut exilée du monde jusqu’à ce que Délos, touchée de sesmalheurs, et, pour arrêter sa course vagabonde, lui dit : –Vous errez sur la terre, comme moi sur les mers’ ; et elle luioffrit son sein mobile et flottant sur les ondes. Latone y devintmère de deux enfants. Mais ce n’est que la septième partie de ceuxqui me doivent le jour. Je suis heureuse : qui pourrait lenier ? Je serai toujours heureuse : qui oserait endouter ? C’est ma fécondité qui assure mon bonheur. Je suisau-dessus des revers de la fortune. Quelque bien qu’elle puissem’ôter, elle m’en laissera toujours plus que n’en possèdeLatone ; et ma félicité est trop élevée pour que rien puissedésormais en borner le cours. Quand même dans ce peuple d’enfantsle destin m’en ravirait plusieurs, je ne serai jamais réduite,comme Latone, à n’en avoir que deux. Ah ! combien elle seratoujours éloignée du nombre qui me restera ! Allez donc :détachez de vos fronts ces couronnes, et cessez des sacrificesvains. »

Les Thébaines obéissent. Elles détachent lelaurier qui ceint leurs cheveux ; elles interrompent leurssacrifices ; mais elles continuent d’adorer la déesse ensilence.

Latone est indignée. Elle se transporte sur lesommet du Cynthe, et parle ainsi à ses enfants :

« C’est en vain que je suis votremère ! c’est en vain que, fière de votre naissance, je croyaisne céder qu’à l’auguste Junon. Je doute maintenant de ma divinité.Si vous ne les protégez, on va s’éloigner des autels où, depuistant de siècles, on m’adresse des vœux. Mais ce n’est pas toutencore. La fille de Tantale ajoute l’insulte à son impiété. Elleose vous préférer ses enfants ; et, imitant le crime de sonpère, elle ose me mépriser, se comparer à moi, et flétrir mamaternité d’un reproche odieux. Je suis à peine mère,dit-elle ! Ah ! puisse-t-elle incessamment l’être moinsque moi-même. »

La déesse allait ajouter la prière à cediscours :

« C’en est assez, dit Apollon : uneplus longue plainte retarderait la vengeance ! »

« C’en est assez ! » s’écrieDiane.

Et l’un et l’autre, cachés dans un nuage,s’élancent rapidement dans les airs, et arrivent sur les rempartsthébains.

Hors des portes s’étend une plaine immense,sans cesse foulée par les chevaux rapides, sans cesse aplanie parles chars qui volent sur l’arène. C’est là que s’étaient rendus lesenfants de Niobé, montés sur des coursiers ardents que pare lapourpre de Tyr, et qui obéissent à des freins d’or.

Tandis qu’Ismène, le premier qui fit sentir àNiobé l’orgueil d’être mère, modérant ses coursiers écumants,tourne et retourne en cercle, il jette un cri soudain. Un traitmortel le frappe et pénètre son cœur. Sa main mourante abandonneles rênes ; il penche lentement à gauche ; il tombe, etses yeux se couvrent des ombres de la mort.

Au bruit du trait fatal qui siffle et résonnedans l’air, Sipyle presse son coursier : tel qu’un pilote qui,présageant la tempête, à l’aspect du nuage menaçant, déploie toutesses voiles et appelle le rivage : tel Sipyle presse sa fuite.Mais le trait inévitable le suit ; il frémit sur sa tête, s’yfixe, et sort par sa bouche sanglante. Le cou tendu, il couraitpenché sur son coursier. Il glisse sur la crinière, et tombe, etroule sur l’arène.

L’infortuné Phédime, et Tantale, qui porte lenom de son aïeul, après avoir terminé leur course, exerçaient à lalutte leur force et leur adresse. Ils aiment ces jeux d’unejeunesse ardente et vigoureuse. Déjà leurs seins se touchaientfortement pressés. Un même trait les atteint, les perce l’un etl’autre. En même temps ils gémissent, ils tombent ; leurscorps sont encore entrelacés. En même temps ils ferment les yeux etdescendent chez les morts.

Alphénor, qui les voit expirants, se frappe,se meurtrit, accourt, soulève leurs corps glacés, veut lesréchauffer, les embrasse, et meurt dans ce pieux devoir. Un traitlancé par Apollon lui perce le sein. Le fer qu’il en retireentraîne une partie du poumon. Son sang jaillit, et son âmes’évapore dans les airs.

Le jeune Damasichthon ne meurt pas d’une seuleblessure. Une flèche le frappe entre le genou et les nœuds souplesde son jarret nerveux. Tandis que sa main veut arracher le traitfatal, un nouveau trait l’atteint à la gorge : le sang quis’élance avec force repousse le trait, et retombe avec lui.

Le dernier de tous, Ilionée, élève en vain sesbras vers le ciel, et lui adresse d’inutiles prières :

« Pardonnez, grands dieux ! »s’écriait-il, ignorant qu’il n’en avait que deux à fléchir. Apollonfut ému ; mais il n’était plus temps. La flèche meurtrièreétait déjà lancée ; elle frappe légèrement au cœur de cetenfant, qui expire dans de moindres douleurs.

Bientôt la renommée, les cris du peuple, et ledeuil de la cour, annoncent à Niobé le meurtre rapide de sesenfants ; elle s’étonne, elle s’indigne que les dieux aient eutant d’audace et tant de pouvoir. En même temps elle apprendqu’Amphion, son époux, vient de terminer, par le fer, sa vie et sadouleur.

Oh ! qu’en ce moment Niobé étaitdifférente de cette reine superbe qui éloignait le peuple desautels de Latone ! Niobé, qui portait sa tête altière dans lesmurs de Thèbes, Niobé, enviée par les flatteurs qui formaient soncortège, de ses ennemis même pourrait maintenant obtenir la pitié.Elle presse, elle embrasse les corps glacés de ses enfants ;elle leur donne les derniers baisers. Levant ensuite vers le cielses bras décolorés :

« Jouis, s’écrie-t-elle, cruelleLatone ! jouis de ma douleur. Assouvis ton cœur de mes larmes.Repais ce cœur barbare du sang de mes enfants. Je souffre, et tutriomphes, implacable ennemie. Tu triomphes ! Mais quedis-je ? si mon malheur est extrême, moins heureuse que moi,tu me cèdes encore ; et, après tant de funérailles, jel’emporte sur toi. »

Elle parle, et déjà résonne dans l’air l’arctendu par la main de Diane. Les Thébains ont frémi : Niobéseule est intrépide. L’excès du malheur ajoute à son audace.Couvertes de longs voiles de deuil, les cheveux épars, ses fillesétaient debout rangées autour des lits funèbres de leurs malheureuxfrères. Soudain, l’une d’elles frappée arrache de son sein le traitdéchirant, tombe sur le corps d’un de ses frères, et meurt enl’embrassant. Une autre s’efforçait de consoler sa mèreinfortunée ; elle parlait encore, elle expire atteinte par uneinvisible main. L’une tombe en fuyant ; une autre succombe àses côtés ; une autre en vain se cache ; une autretremble, et ne peut éviter son destin. Une seule restait. Sa mèrela couvre de tout son corps, de tous ses habits, ets’écrie :

« De sept filles que j’eus, ah !laisse-m’en du moins une : je n’en demande qu’une, et la plusjeune encore ! »

Mais tandis qu’elle implorait Latone, cettetendre et dernière victime expirait dans ses bras. Veuve de sonépoux, ayant perdu tous ses enfants, Niobé s’assied au milieud’eux. Tant de malheurs ont épuisé sa sensibilité. Déjà le ventn’agite plus ses longs cheveux. Son sang s’est arrêté, et sonvisage a perdu sa couleur. Son œil est immobile. Tout cesse devivre en elle. Sa langue se glace dans sa bouche durcie. Lemouvement s’arrête dans ses veines. Sa tête n’a plus rien deflexible ; ses bras et ses pieds ne peuvent se mouvoir. Sesentrailles sont du marbre. Cependant ses yeux versent des pleurs.Un tourbillon l’emporte dans sa patrie. Là, placée sur le sommetd’une montagne, elle pleure encore, et les larmes coulent sanscesse de son rocher.

Par cet exemple, tous les mortels apprirent àredouter le courroux de Latone. Tous rendirent un culte plusreligieux à la mère de Diane et d’Apollon. Et comme il arrive qu’unévénement récent en rappelle de plus anciens, un vieillard racontacelui-ci :

« Les habitants de la fertile Lycie neméprisèrent pas impunément cette grande déesse. C’est une histoirepeu connue, parce qu’elle se rapporte à des hommes vulgaires ;mais elle est cependant remarquable ; et j’ai vu l’étang, j’aivu les lieux qui ont gardé la mémoire de ce prodige. Chargé dupoids des ans, ne pouvant supporter la fatigue d’un long voyage,mon père m’avait ordonné de lui amener des bœufs de Lycie, etm’avait donné pour guide un homme de cette nation. Tandis que jeparcourais ses riches pâturages, j’aperçois au milieu d’un lac unautel antique, noirci par la fumée des sacrifices, et environné deroseaux qu’agite un vent léger. Mon guide s’arrête, et d’une voixqu’affaiblit la crainte : – Sois-moi propice, dit-il !’Je répète comme lui : – Sois-moi propice !’ et cependant,je lui demande si cet autel est consacré aux naïades, aux faunes,ou à quelque dieu de ces contrées.

« L’étranger me répond :

– Jeune homme, ce n’est pas un dieu champêtrequ’on honore sur cet autel. Il appartient à cette déesse que Junonexila de l’univers, et qui obtint à peine un asile de la pitié deDélos, île qui flottait alors errante sur les mers. Là, sousl’arbre de Pallas, Latone donna le jour à deux jumeaux divins, endépit de l’implacable Junon. Mais bientôt après, obligée de sesoustraire au courroux de sa rivale, elle fuit, emportant dans sesbras le tendre et double fruit de son amour. Elle arrive dans laLycie, contrée fameuse par la Chimère. Un jour que le soleillançait sur les campagnes ses feux dévorants, Latone allaitsuccomber à la fatigue d’un long voyage, au besoin d’étancher unesoif ardente ; et ses enfants avaient tari ses mamellesarides. Elle découvre enfin, dans le creux d’un vallon fangeux, unesource d’eau pure. Là des rustres coupaient alors l’osier enrejetons fertile, le jonc, et les herbes qui se plaisent dans lesmarais. Elle approche ; elle plie un genou, et penchée sur lesbords de l’onde propice, elle allait se désaltérer. Cette troupegrossière s’oppose à ses désirs :

– Pourquoi, dit la déesse, me défendez vousces eaux ? Les eaux appartiennent à tous les humains. Lanature, bonne et sage, fit pour eux l’air, la lumière, et lesondes. Je viens ici jouir d’un bien commun à tous. Cependant, commeun bienfait, je l’implore de vous. Mon dessein n’est pas derafraîchir mon corps fatigué dans un bain salutaire. Je ne veuxqu’apaiser ma soif. Ma bouche est desséchée ; elle laisse àpeine un passage aride à ma faible voix. Cette onde sera pour moiun nectar précieux ; permettez m’en l’usage : en vous ledevant, j’avouerai que je vous dois la vie. Ah ! laissez-voustoucher par ces deux enfants qui, suspendus à mon sein, voustendent leurs faibles bras !’

« Et par hasard ils leur tendaient lesbras.

« Quel cœur assez barbare eût pu resterinsensible à ces douces prières ! Mais ces pâtres grossiersles rejettent, et persistent dans leur refus. Bientôt, à l’injureajoutant la menace, ils lui commandent de se retirer. Ce n’est pasmême assez pour eux. De leurs mains, de leurs pieds, ils agitent,ils troublent le lac ; ils y bondissent, et font monter à sasurface l’épais limon qui reposait sous l’onde.

« La colère de Latone lui fait oublier sasoif ; et, sans descendre plus longtemps à des prièresindignes de la majesté des dieux, elle élève ses mains vers leciel, et s’écrie : – Vivez donc éternellement dans la fangedes marais !’ Déjà ses vœux sont accomplis. Ils se plongentdans les eaux. Tantôt ils disparaissent dans le fond del’étang ; tantôt ils nagent à sa surface. Souvent ilss’élancent sur le rivage ; souvent ils sautent dansl’onde ; et, sans rougir de leur châtiment, ils exercentencore leur langue impure à l’outrage ; et même sous les eaux,on entend leurs cris qui insultent Latone. Mais déjà leur voixdevient rauque, leur gorge s’enfle, leur bouche s’élargit sousl’injure, leur cou disparaît ; leur tête se joint à leursépaules ; leur dos verdit, leur ventre, qui forme la plusgrande partie de leur corps, blanchit ; et changés engrenouilles, ils s’élancent dans la bourbe du marais. »

Après qu’on eut raconté la triste aventure despâtres de Lycie, on se rappela celle du Satyre si cruellement punipar le fils de Latone, vainqueur au combat de la flûte inventée parMinerve :

« Pourquoi me déchires-tu ?s’écriait Marsyas. Ah ! je me repens de mon audace. Fallait-ilqu’une flûte me coûtât si cher ! »

Cependant tous ses membres sont dépouillés dela peau qui les couvre. Son corps n’est qu’une plaie. Son sangcoule de toutes parts. Ses nerfs sont découverts. On voit lemouvement de ses veines ; on voit ses entrailles palpitantes,et l’œil peut compter ses fibres transparentes.

Les dieux des forêts, les faunes champêtres,les satyres ses frères, Olympus, son disciple célèbre, les nymphes,et tous les bergers de ces contrées, donnent des pleurs à sonmalheureux sort. La terre s’abreuve de tant de larmes ; elleles rassemble, et les faisant couler sur son sein, elle en forme unnouveau fleuve, qui, sous le nom de Marsyas, roule les eaux lesplus limpides de la Phrygie, et va, par une pente rapide, se perdredans la mer.

De ces vieux récits, on revient aux malheursde ce jour. Le peuple thébain pleure la mort d’Amphion et celle deses enfants ; mais l’orgueil de Niobé excite son indignation.On dit que Pélops, son frère, donna seul des larmes à sa mort. Endéchirant ses vêtements, il découvrit son épaule d’ivoire.Lorsqu’il vint au monde, cette épaule gauche était de chair commela droite. Son père l’ayant autrefois égorgé pour le servir auxdieux, on rapporte que les immortels rassemblèrent ses membres pourles joindre ensemble, et que n’ayant pu retrouver celui qui tientle milieu entre la gorge et le bras, ils remplirent ce vide par unepièce d’ivoire, et ranimèrent ainsi Pélops tout entier.

Tous les princes voisins se réunirent àThèbes, et partagèrent son deuil. Les villes de la Grèce, Argos, etSparte, et Mycènes où devaient régner un jour les Pélopides ;Calydon, que Diane n’avait pas encore voué à sa haine ; lasuperbe Orchomène, Corinthe, célèbre par son airain ; lafertile Messène, Patras, l’humble Cléones, Pylos, où devait régnerle père de Nestor ; Trézène, où régna depuis l’aïeul deThésée ; et toutes les cités que l’isthme renferme entre deuxmers ; et toutes celles qui s’élèvent au-delà de l’isthme,engagèrent leurs rois à consoler la tristesse de Pélops. Athènes,qui l’eût cru ? manqua seule à ce pieux devoir.

Mais la guerre était à ses portes. Lesbarbares avaient passé les mers, et menaçaient ses remparts. Térée,roi de Thrace, arme pour sa défense. Il vient, chasse les barbares,et rend son nom fameux par cette éclatante victoire. Pandion, roid’Athènes, veut témoigner sa reconnaissance à ce prince, fils deMars, puissant par ses richesses et par le nombre de ses sujets. Ill’unit à sa fille Progné. Mais Junon, qui préside à l’hymen, et ledieu Hyménée, n’ont point scellé l’union des deux époux. Les Grâcesn’ont point orné le lit nuptial ; les Euménides le préparentet l’éclairent de leurs torches funèbres. Un hibou sinistre profanede ses regards cette couche fatale. C’est sous cet augure que sontunis Térée et Progné. C’est ce même augure qui préside à lanaissance de leur premier enfant. Cependant toute la Thracetémoigne son allégresse, et rend grâces aux dieux. Elle consacre,par des fêtes solennelles, et le jour où la fille de Pandion devintl’épouse de son roi, et le jour funeste qui marqua la naissanced’Itys ; tant l’apparence abuse souvent les faiblesmortels ! Déjà le soleil avait cinq fois ramené les saisons,quand Progné, mêlant les plus tendres caresses à sesdiscours :

« Si vous m’aimez, dit-elle à Térée, etsi je vous suis chère, souffrez que j’aille voir ma sœur ; ouobtenez de Pandion qu’elle vienne en ces lieux. Vous promettrez àmon père qu’elle retournera bientôt auprès de lui ; la voir etl’embrasser est la plus grande faveur que je puisse demander auxdieux, et c’est à vous-même que je peux la devoir. »

Elle dit, et Térée ordonne qu’on prépare sesvaisseaux. Il part ; et secondé par la rame et les vents, ilarrive aux remparts de Cécrops, il entre dans le port du Pirée.

Après avoir donné les premiers embrassements àson beau-père ; après avoir joint sa main à sa main, ilcommence son discours sous des auspices funestes. Il exposait déjàles motifs de son voyage ; il faisait connaître à Pandion lesvœux de Progné. Il promettait que Philomèle serait bientôt rendue àson amour : en ce moment paraît Philomèle, riche de sa parure,mais plus riche encore de sa beauté. Telles on peint les nymphes etles dryades lorsqu’elles se montrent dans les forêts, si cependanton leur suppose ces superbes ornements, cette riche parure.

Térée la voit et s’enflamme, comme s’allumentle chaume ancien, la feuille aride, et l’herbe desséchée. Philomèlepouvait aisément séduire et plaire. Mais le naturel ardent de Téréel’excite encore. Le Thrace est prompt et violent dans ses passions,et Térée brûle emporté par ses penchants et par ceux de sanation.

Dans ses désirs impétueux il médite de séduireles compagnes de Philomèle, de corrompre la fidélité de sanourrice. Il veut la tenter elle-même par d’immensesprésents ; perdre s’il le faut tout son royaume ; ouenlever la princesse, et armer pour elle tous ses soldats. Il n’estrien que n’ose son amour effréné ; et son cœur ne peut pluscontenir tous les feux dont il est embrasé. Il s’irrite des délaisqu’on lui oppose. Il revient avec une ardeur empressée aux vœux deson épouse ; en les disant, il exprime les siens. L’amour lerend éloquent, et si son empressement semble trahir sesfeux :

« C’est Progné, dit-il, qui parle par mavoix ! »

Et il pleure, comme si Progné lui eûtrecommandé de répandre des larmes.

Dieux ! quelle nuit obscure empêche delire dans le cœur des mortels ! Térée médite un crime, et onle croit tendre et vertueux ; on l’honore, on le loue :que dis-je ? Philomèle partage le vœu qu’il exprime ; et,pressant Pandion dans ses bras, elle demande à voir sa sœur. Elleinvoque l’aveu d’un père ; elle le conjure par elle-même etcontre elle-même, de ne pas rejeter sa prière.

Térée l’observe dans ce tendre abandon. C’estun aliment de plus à sa flamme funeste. Les bras dont elle tientson père enlacé, les chastes baisers qu’elle imprime sur son front,tout est aiguillon, tout est feu, tout augmente son délire. Ilvoudrait être Pandion, et s’il l’était, serait-il moinsimpie !

Enfin Pandion se laisse vaincre à leurs vivesinstances. Philomèle charmée rend grâce, et s’applaudit, pour sasœur et pour elle, d’un succès qui fera la perte et d’elle et de sasœur.

Déjà les coursiers du soleil se précipitantdans la voie où s’incline l’Olympe, allaient toucher la barrière del’occident. On dresse dans le palais les tables du festin. Le vincoule à longs flots dans des coupes d’or ; et chacuns’abandonne ensuite au repos de la nuit.

Mais, loin de Philomèle, Térée est encore enproie à son violent délire. Il se rappelle ses traits, sa démarche,ses bras ; et, pour tout le reste, son imagination seconde sesdésirs. Il se plaît à nourrir les feux dont il est dévoré ; etson trouble et ses transports éloignent de lui les bienfaits dusommeil.

Le jour luit, et déjà Térée est prêt à partir.Pandion l’embrasse, et lui recommande en pleurant sa chèrePhilomèle :

« Mon fils, dit-il, puisque le veulentainsi Philomèle et Progné, puisque vous le voulez vous-même, et quela piété de mes enfants me force d’y consentir, je vous la confie.Mais, je vous en conjure, et par la foi que nous nous sommesdonnée, et par les nœuds qui nous unissent, et par les dieuximmortels, veillez sur elle avec la tendresse d’un père. Pressezensuite son retour. Elle est la consolation, le doux appui de mavieillesse. Quelque courte que soit son absence, elle sera longuepour moi. Et toi, ma chère Philomèle, si j’ai des droits à tonamour, hâte-toi de revenir auprès d’un père qui souffre déjà tropd’être séparé de ta sœur. »

Il disait, et en pleurant il embrassait safille ; et ses pleurs mêlaient un charme secret à ses tendreschagrins. Il prend la main de sa fille et la main de Térée, gage dela foi de leurs promesses. Il les serre dans ses mains. Il donne àson gendre, il donne à Philomèle de doux embrassements pour Progné,pour le jeune Itys. Il allait dire les derniers adieux : savoix s’éteint dans les sanglots ; et son âme semble agitée parde noirs pressentiments.

Philomèle est placée sur le vaisseau fatal. Larame fend les flots, et la terre semble s’éloigner :

« Je triomphe, s’écrie Térée !j’emporte enfin cette proie objet de tous mesvœux ! »

Sa joie est un délire ; et déjà ilretient à peine la violence de ses transports. Le barbare a leregard sur elle, et ne le détourne jamais. Tel l’oiseau de Jupiter,sous sa tranchante serre, enlève un lièvre timide, et le porte dansson aire ; il ne craint plus de perdre sa proie, et cependantil fixe encore sur elle l’œil avide d’un ravisseur.

Déjà le vaisseau touche aux rives de laThrace. Déjà les matelots fatigués sont descendus sur le rivage.Térée conduit la fille de Pandion vers une haute tour, au fondd’une forêt antique et sauvage. Il l’entraîne pâle et tremblante.Elle craint tout, elle pleure, et demande où est sa sœur. Lebarbare l’enferme ; et bientôt, avouant son crime, il triomphepar la violence d’une vierge qui, seule et sans appui, imploresouvent par ses cris et son père, et sa sœur, et les dieux, qui nel’entendent pas. Elle tremble et frémit : telle la brebistimide craint encore lorsqu’un chien courageux vient de l’arracher,teinte de son sang, à la dent du loup avide. Telle la colombe,échappée au vautour, palpite en voyant son aile ensanglantée, etcraint encore la serre cruelle qu’elle vient d’éviter.

Bientôt, revenue à elle-même, Philomèlearrache ses cheveux, se meurtrit le sein et, dans son désespoir,tendant les bras vers Térée, elle s’écrie :

« Barbare ! qu’as-tu fait ?Cruel ! ni les prières de mon père, ni les larmes qui lesrendirent si touchantes, ni le souvenir de ma sœur, ni ma timideinnocence, ni les droits sacrés de l’hymen : rien n’a put’arrêter. Tu as tout violé. Philomèle est donc la rivale deProgné ! Térée est l’époux des deux sœurs ! Ah !méritais-je cette horrible destinée ! Perfide ! achève,arrache-moi la vie. Ce dernier crime manque à ta fureur. Eh !que ne l’as-tu commis avant ton exécrable attentat ! mon ombreserait descendue sans tache chez les morts. S’il est des dieuxvengeurs, s’ils ont vu mon outrage, si tout n’a pas péri avec moninnocence, tremble, je serai vengée. Je braverai la honte. Si tum’en laisses le pouvoir, je raconterai moi-même tes forfaits ;je veux en épouvanter le monde. Si tu me retiens captive dans cesforêts, je les ferai retentir dans ces forêts. J’attendrirai cesrochers témoins de tes fureurs. Je frapperai le ciel de mes cris,et les dieux, s’il en est qui l’habitent, les dieux mevengeront ! »

Ces reproches, ces menaces agitent le tyran,et remplissent son âme de rage et de terreur. Emporté par l’une etl’autre, il tire le glaive qui pend à son côté ; il saisit parles cheveux sa victime, lui tord les bras, et l’enchaîne. Elle luitend la gorge ; le glaive brille à ses yeux ; elleespérait la mort. Le monstre saisit et presse entre deux fersmordants sa langue, qui essaie encore l’imprécation et le nom deson père ; il la coupe jusques à la racine ; elle tombe,palpite, et murmure sur la terre sanglante. Telle la queue d’unserpent que le fer a coupée s’agite, et cherche en mourant àrejoindre son corps.

Après ce nouvel attentat, le monstre oseencore (si pourtant il est permis de le croire), il ose, dansd’horribles embrassements, profaner ce corps qu’il vient demutiler. Il se présente ensuite devant Progné, qui lui demande sasœur. Il verse des larmes trompeuses ; il annonce la mort dePhilomèle, et sa feinte douleur achève de confirmer son récit. Lareine abusée dépouille la pourpre et l’or de ses habits ; ellese couvre de longs voiles de deuil. Elle appelle en pleurant lesmânes de Philomèle autour d’un vain tombeau, monument de sadouleur. Mais ce n’était pas ainsi qu’il fallait pleurer lesdestins de sa sœur.

Le soleil avait parcouru les douze signes quipartagent l’année. Que faisait Philomèle ? des gardesl’empêchent de fuir. Les murs de sa prison sont trop élevés. Sabouche muette ne peut révéler sa funeste aventure. Mais enfin sadouleur profonde la rend industrieuse, et le génie naît del’adversité.

L’aiguille mêle sur la toile des fils depourpre à des fils blancs ; et bientôt par un art nouveau cetissu retrace le crime de Térée et le malheur de sa victime.Philomèle confie cet ouvrage à l’une de ses femmes, et, par sesgestes, l’invite à le porter à la reine. L’esclave remplit cemessage sans en connaître l’objet. Progné déroule le tissufatal ; elle y lit la déplorable aventure de sa sœur. Ellelit, et se tait. Quelles paroles, quels cris exprimeraientl’horreur dont elle est saisie ! Mais, sans s’arrêter à verserdes larmes inutiles, prête à tout entreprendre, prête à tout oser,elle roule d’affreux desseins, et médite en silence une vengeanceterrible.

C’était le temps où les femmes de la Thracecélébraient les mystères triétériques. La nuit est consacrée à cesfêtes de Bacchus. La nuit a déployé ses voiles. La nuit, le Rhodoperetentit du son aigu des instruments d’airain. La nuit, Progné sortde son palais. Elle connaît les rites des orgies ; elle prendles armes des Bacchantes. Le pampre couronne sa tête. À son côtégauche pend une peau de cerf ; elle porte sur son épaule unelance légère.

Terrible, agitée des fureurs de la vengeance,et feignant l’inspiration des fureurs de Bacchus, la reine parcourtles forêts ; elle est suivie de ses nombreuses compagnes. Ellearrive avec elles à la tour qui renferme Philomèle. Les échosrépètent ses hurlements ; elle crie, Évohé ! brise lesportes, enlève sa sœur, la revêt de l’habit des Bacchantes, couvreson front des lierres consacrés, l’entraîne épouvantée, et laconduit dans son palais.

L’infortunée a frémi d’horreur. Tout son sangs’est glacé quand elle a touché le seuil de ce palais funeste.Progné la mène dans un lieu retiré ; elle la dépouille dessignes mystérieux des orgies, et débarrasse du lierre son front,qui pâlit de honte et de douleur. Elle veut l’embrasser, maisPhilomèle n’ose lever les yeux. Elle se regarde comme la rivale desa sœur, et tenant sa tête inclinée vers la terre, elle veut jurer,elle veut attester les dieux que sa volonté ne fut point complicede son crime, et au défaut de la voix, le geste exprime sa pensée.Progné s’enflamme et s’abandonne aux transports de sa fureur. Elleblâme les pleurs de Philomèle :

« Ce ne sont pas des pleurs,s’écrie-t-elle, c’est du sang qu’il s’agit ici de répandre. C’estle fer qu’il faut saisir, ou tout ce qui peut être plus terribleencore que le fer. Oui, je suis prête à tous les crimes de lavengeance. Oui, je porterai la torche dans ce palais, et sous sestoits embrasés je précipiterai le coupable Térée ; ouj’arracherai à ce tigre et la langue et les yeux ; ou le feréteindra dans son sang son détestable amour ; ou par milleblessures, je chasserai de son corps son âme criminelle. Je méditeun grand crime ; mais j’ignore encore à quel affreux desseins’arrêtera ma vengeance. »

Elle parlait. Itys en ce moment vientau-devant de sa mère ; et soudain sur tout ce qu’elle peut, lavue de cet enfant l’éclaire et la décide. Elle jette sur lui unregard farouche :

« Ah ! que tu ressembles à tonpère ! »

Elle dit, et se tait. Elle a conçu le crime leplus affreux : sa fureur concentrée n’en est que plusterrible.

Cependant, Itys s’approche de sa mère. Illève, il tend ses petits bras pour l’embrasser. Suspendu à son cou,il lui donne de tendres baisers ; il lui prodigue les doucescaresses de l’enfance. Sa mère est attendrie ; la colèren’anime plus ses traits, et malgré elle, ses yeux se remplissent delarmes. Mais bientôt elle sent que dans son cœur l’amour maternelva triompher de son ressentiment. Elle détourne ses regardsattendris, et les reporte sur sa sœur. Tour à tour elle regardeItys et Philomèle :

« Pourquoi, dit-elle, l’un me touche-t-ilpar ses caresses, tandis que l’autre, privée de l’organe de lavoix, ne peut se faire entendre ! Il me nomme sa mère,pourquoi ne peut-elle me nommer sa sœur ! Fille dePandion ! vois donc quel est ton époux ! songe au sangqui coule dans tes veines ! la piété est crime envers un épouxtel que le tien. »

Soudain, telle qu’aux rives du Gange unetigresse emporte un faon timide dans les sombres forêts, Prognésaisit son fils et l’entraîne au fond de son palais ; ettandis que déjà, prévoyant son sort, il tend des bras suppliants,et s’écrie : – Ô ma mère ! ô ma mère ! ‘ etcherche à l’embrasser, elle plonge un poignard dans son cœur, sansdétourner les yeux. Un seul coup avait suffi pour ce meurtreexécrable : cependant Philomèle égorge aussi cette tendrevictime. Une tante, une mère déchirent ses membres palpitants,qu’un reste de vie semble animer encore. Elles en plongent unepartie dans des vases d’airain. Elles placent le reste sur descharbons ardents ; et le lieu le plus retiré du palais estsouillé de sang et de carnage.

Progné fait servir ces mets exécrables àTérée, à Térée tranquille et libre de soupçon ; et feignant unbanquet sacré, où, selon un usage antique et révéré dans Athènes,sa patrie, la reine seule peut être admise auprès de son époux,elle ordonne, et tous ceux qui sont présents se retirent. Térée,assis sur le trône de ses aïeux, se repaît de son propre sang, etengloutit dans ses entrailles les entrailles de son fils ; ettelle est encore son erreur qu’il demande son fils !

« Faites venir mon fils ! »disait-il à son épouse.

Elle ne peut plus contraindre une barbarejoie, et impatiente de lui annoncer son malheur :

« Tu demandes Itys, dit-elle ! Itysest avec toi. »

Il regarde, il cherche autour de lui. Ilappelait son fils : Philomèle, les cheveux épars, de meurtredégouttante, s’élance, élève en l’air la tête d’Itys, et la jette àson père. Oh ! qu’elle aurait voulu pouvoir parler en cemoment, et, par ses discours furieux, exprimer l’affreuse joied’une affreuse vengeance !

Le roi de Thrace repousse la table, s’écrie,et appelle à son secours les terribles Euménides. Il voudrait deses flancs entrouverts arracher ce mets exécrable, cette partie delui-même qu’il a dévorée. Il pleure, il s’appelle lui-même letombeau de son fils. Bientôt, le fer à la main, il poursuit lesfilles de Pandion ; elles semblent voler : elles volenten effet dans les airs. Philomèle va gémir dans les forêts ;Progné voltige sous les toits ; mais elles conservent lesmarques de leur crime, et leur plumage est encore ensanglanté.

Emporté par sa douleur et par sa rage, Téréeest aussi changé en oiseau. C’est la huppe. Une aigrette surmontesa tête ; son bec, qui s’allonge, prend la forme d’un dard etsa tête est armée et menaçante.

Cependant Pandion ne put se consoler du tristedestin de ses enfants ; et longtemps avant les jours de lavieillesse, il descendit chez les morts.

Le sceptre et le gouvernement d’Athènespassèrent entre les mains d’Érechthée, dont le règne fut aussigrand par la justice que puissant par les armes. Il avait quatrefils et quatre filles ; deux d’entre elles pouvaient sedisputer le prix de la beauté. Aimable Procris, Céphale, petit-filsd’Éole, était votre heureux époux. Mais Borée soupira longtemps envain pour Orithye. L’exemple de Térée et l’horreur qu’inspiraientles Thraces étaient un obstacle à son bonheur. Orithye lui futrefusée tant qu’il se borna à la demander, tant qu’il employad’inutiles prières. Voyant enfin qu’il n’obtenait rien de ses soinsrespectueux, il s’abandonne à sa violence, et reprend son fougueuxcaractère :

« Je l’ai mérité, dit-il. Pourquoi mesuis-je dépouillé des armes qui me conviennent, la force, lacolère, et la violence ! pourquoi suis-je descendu à desprières, dont l’usage devrait m’être inconnu ! La force estmon partage : par elle je dissipe les nuages ; par elleje soulève les mers, je déracine le chêne altier, je durcis lesneiges sur la terre, je fais tomber la grêle qui bat les champsdésolés. C’est moi qui, dans les plaines de l’air, car c’est là lethéâtre de ma fureur, c’est moi qui rencontre mes frères, et lescombats, et lutte avec un tel effort, que l’éther retentit et tonnede la violence de notre choc, et que, du sein des nuages quis’entrouvrent, jaillissent la foudre et les éclairs. C’est moi quipénétrant dans les antres de la terre, et qui soulevant mon dosdans ses vastes cavernes, par d’immenses secousses ébranle la terreet les enfers. C’est par de tels moyens qu’il me fallait prétendreà l’hymen d’Orithye. Je ne devais point prier Érechthée, maisemployer la force, et lui donner un gendre malgré lui. »

C’est en ces termes, ou en d’autres non moinsviolents, que s’exprime Borée. Il agite ses ailes, et soudain laterre est ébranlée, la mer profonde a frémi. Il déploie sur lesommet des monts sa robe, qui soulève des torrents de poussière. Ilbalaie au loin la terre, et enveloppé d’un sombre nuage, ilembrasse de ses ailes la tremblante Orithye ; il l’enlève aumilieu des airs, et dans son vol rapide les feux dont il brûledeviennent plus ardents.

Le ravisseur ne suspend sa course quelorsqu’il arrive aux champs de la Thrace, où il a fixé son empire.C’est dans la Thrace que la fille d’Érechthée devient épouse etmère. Elle y donne le jour à deux jumeaux qui réunirent les ailesde Borée aux attraits de leur mère. Mais on dit qu’ils ne reçurentpoint ces ailes en naissant, et qu’ils en furent privés jusqu’à ceque l’âge brunît l’or de leurs cheveux, jusqu’à ce qu’un poilnaissant vînt altérer la première fleur de leur teint. Alors,pareils aux oiseaux, leur dos se couvrit d’un superbe plumage, enmême temps que leurs joues se cotonnèrent d’un léger duvet. Etlorsque l’enfance eut fait place à la jeunesse, ils montèrent avecles Argonautes sur le premier vaisseau qui osa fendre les ondes, etvoguant sur des mers inconnues, ils accompagnèrent Jason à laconquête de la toison d’or.

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