Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Livre quatrième – Javert déraillé

Chapitre I – Javert déraillé

Javert s’était éloigné à pas lents de la ruede l’Homme-Armé.

Il marchait la tête baissée, pour la premièrefois de sa vie, et, pour la première fois de sa vie également, lesmains derrière le dos.

Jusqu’à ce jour, Javert n’avait pris, dans lesdeux attitudes de Napoléon, que celle qui exprime la résolution,les bras croisés sur la poitrine, celle qui exprime l’incertitude,les mains derrière le dos, lui était inconnue. Maintenant, unchangement s’était fait ; toute sa personne, lente et sombre,était empreinte d’anxiété.

Il s’enfonça dans les rues silencieuses.

Cependant, il suivait une direction.

Il coupa par le plus court vers la Seine,gagna le quai des Ormes, longea le quai, dépassa la Grève, ets’arrêta, à quelque distance du poste de la place du Châtelet, àl’angle du pont Notre-Dame. La Seine fait là, entre le pontNotre-Dame et le Pont au Change d’une part, et d’autre part entrele quai de la Mégisserie et le quai aux Fleurs, une sorte de laccarré traversé par un rapide.

Ce point de la Seine est redouté desmariniers. Rien n’est plus dangereux que ce rapide, resserré àcette époque et irrité par les pilotis du moulin du pont,aujourd’hui démoli. Les deux ponts, si voisins l’un de l’autre,augmentent le péril ; l’eau se hâte formidablement sous lesarches. Elle y roule de larges plis terribles ; elle s’yaccumule et s’y entasse ; le flot fait effort aux piles desponts comme pour les arracher avec de grosses cordes liquides. Leshommes qui tombent là ne reparaissent pas ; les meilleursnageurs s’y noient.

Javert appuya ses deux coudes sur le parapet,son menton dans ses deux mains, et, pendant que ses ongles secrispaient machinalement dans l’épaisseur de ses favoris, ilsongea.

Une nouveauté, une révolution, unecatastrophe, venait de se passer au fond de lui-même ; et il yavait de quoi s’examiner.

Javert souffrait affreusement.

Depuis quelques heures Javert avait cesséd’être simple. Il était troublé ; ce cerveau, si limpide danssa cécité, avait perdu sa transparence ; il y avait un nuagedans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le devoir sedédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler. Quand il avaitrencontré si inopinément Jean Valjean sur la berge de la Seine, ily avait eu en lui quelque chose du loup qui ressaisit sa proie etdu chien qui retrouve son maître.

Il voyait devant lui deux routes égalementdroites toutes deux, mais il en voyait deux ; et cela leterrifiait, lui qui n’avait jamais connu dans sa vie qu’une lignedroite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires.L’une de ces deux lignes droites excluait l’autre. Laquelle desdeux était la vraie ?

Sa situation était inexprimable.

Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cettedette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain-piedavec un repris de justice, et lui payer un service avec un autreservice ; se laisser dire : Va-t’en, et lui dire à sontour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels ledevoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifspersonnels quelque chose de général aussi, et de supérieurpeut-être ; trahir la société pour rester fidèle à saconscience ; que toutes ces absurdités se réalisassent etqu’elles vinssent s’accumuler sur lui-même, c’est ce dont il étaitatterré.

Une chose l’avait étonné, c’était que JeanValjean lui eût fait grâce, et une chose l’avait pétrifié, c’étaitque, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean.

Où en était-il ? Il se cherchait et ne setrouvait plus.

Que faire maintenant ? Livrer JeanValjean, c’était mal ; laisser Jean Valjean libre, c’étaitmal. Dans le premier cas, l’homme de l’autorité tombait plus basque l’homme du bagne ; dans le second, un forçat montait plushaut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas,déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu’on pouvaitprendre, il y avait de la chute. La destinée a de certainesextrémités à pic sur l’impossible, et au delà desquelles la vien’est plus qu’un précipice. Javert était à une de cesextrémités-là.

Une de ses anxiétés, c’était d’être contraintde penser. La violence même de toutes ces émotions contradictoiresl’y obligeait. La pensée, chose inusitée pour lui, etsingulièrement douloureuse.

Il y a toujours dans la pensée une certainequantité de rébellion intérieure ; et il s’irritait d’avoircela en lui.

La pensée, sur n’importe quel sujet en dehorsdu cercle étroit de ses fonctions, eût été pour lui, dans tous lescas, une inutilité et une fatigue ; mais la pensée sur lajournée qui venait de s’écouler était une torture. Il fallait biencependant regarder dans sa conscience après de telles secousses, etse rendre compte de soi-même à soi-même.

Ce qu’il venait de faire lui donnait lefrisson. Il avait, lui Javert, trouvé bon de décider, contre tousles règlements de police, contre toute l’organisation sociale etjudiciaire, contre le code tout entier, une mise en liberté ;cela lui avait convenu ; il avait substitué ses propresaffaires aux affaires publiques ; n’était-ce pasinqualifiable ? Chaque fois qu’il se mettait en face de cetteaction sans nom qu’il avait commise, il tremblait de la tête auxpieds. À quoi se résoudre ? Une seule ressource luirestait : retourner en hâte rue de l’Homme-Armé, et faireécrouer Jean Valjean. Il était clair que c’était cela qu’il fallaitfaire. Il ne pouvait.

Quelque chose lui barrait le chemin de cecôté-là.

Quelque chose ? Quoi ? Est-ce qu’ily a au monde autre chose que les tribunaux, les sentencesexécutoires, la police et l’autorité ? Javert étaitbouleversé.

Un galérien sacré ! un forçat imprenableà la justice ! et cela par le fait de Javert !

Que Javert et Jean Valjean, l’homme fait poursévir, l’homme fait pour subir, que ces deux hommes, qui étaientl’un et l’autre la chose de la loi, en fussent venus à ce point dese mettre tous les deux au-dessus de la loi, est-ce que ce n’étaitpas effrayant ?

Quoi donc ! de telles énormitésarriveraient, et personne ne serait puni ! Jean Valjean, plusfort que l’ordre social tout entier, serait libre, et lui Javertcontinuerait de manger le pain du gouvernement !

Sa rêverie devenait peu à peu terrible.

Il eût pu à travers cette rêverie se faireencore quelque reproche au sujet de l’insurgé rapporté rue desFilles-du-Calvaire ; mais il n’y songeait pas. La fautemoindre se perdait dans la plus grande. D’ailleurs cet insurgéétait évidemment un homme mort, et, légalement, la mort éteint lapoursuite.

Jean Valjean, c’était là le poids qu’il avaitsur l’esprit.

Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomesqui avaient été les points d’appui de toute sa vie s’écroulaientdevant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers lui Javertl’accablait. D’autres faits, qu’il se rappelait et qu’il avaitautrefois traités de mensonges et de folies, lui revenaientmaintenant comme des réalités. M. Madeleine reparaissaitderrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient defaçon à n’en plus faire qu’une, qui était vénérable. Javert sentaitque quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’admirationpour un forçat. Le respect d’un galérien, est-ce que c’estpossible ? Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. Ilavait beau se débattre, il était réduit à confesser dans son forintérieur la sublimité de ce misérable. Cela était odieux.

Un malfaiteur bienfaisant, un forçatcompatissant, doux, secourable, clément, rendant le bien pour lemal, rendant le pardon pour la haine, préférant la pitié à lavengeance, aimant mieux se perdre que de perdre son ennemi, sauvantcelui qui l’a frappé, agenouillé sur le haut de la vertu, plusvoisin de l’ange que de l’homme ! Javert était contraint des’avouer que ce monstre existait.

Cela ne pouvait durer ainsi.

Certes, et nous y insistons, il ne s’était pasrendu sans résistance à ce monstre, à cet ange infâme, à ce héroshideux, dont il était presque aussi indigné que stupéfait. Vingtfois, quand il était dans cette voiture face à face avec JeanValjean, le titre légal avait rugi en lui. Vingt fois, il avait ététenté de se jeter sur Jean Valjean, de le saisir et de le dévorer,c’est-à-dire de l’arrêter. Quoi de plus simple en effet ?Crier au premier poste devant lequel on passe : – Voilà unrepris de justice en rupture de ban ! appeler les gendarmes etleur dire : – Cet homme est pour vous ! ensuite s’enaller, laisser là ce damné, ignorer le reste, et ne plus se mêlerde rien. Cet homme est à jamais le prisonnier de la loi ; laloi en fera ce qu’elle voudra. Quoi de plus juste ? Javerts’était dit tout cela ; il avait voulu passer outre, agir,appréhender l’homme, et, alors comme à présent, il n’avait paspu ; et chaque fois que sa main s’était convulsivement levéevers le collet de Jean Valjean, sa main, comme sous un poidsénorme, était retombée, et il avait entendu au fond de sa penséeune voix, une étrange voix qui lui criait : – C’est bien.Livre ton sauveur. Ensuite fais apporter la cuvette dePonce-Pilate, et lave-toi les griffes.

Puis sa réflexion tombait sur lui-même, et àcôté de Jean Valjean grandi, il se voyait, lui Javert, dégradé.

Un forçat était son bienfaiteur !

Mais aussi pourquoi avait-il permis à cethomme de le laisser vivre ? Il avait, dans cette barricade, ledroit d’être tué. Il aurait dû user de ce droit. Appeler les autresinsurgés à son secours contre Jean Valjean, se faire fusiller deforce, cela valait mieux.

Sa suprême angoisse, c’était la disparition dela certitude. Il se sentait déraciné. Le code n’était plus qu’untronçon dans sa main. Il avait affaire à des scrupules d’une espèceinconnue. Il se faisait en lui une révélation sentimentale,entièrement distincte de l’affirmation légale, son unique mesurejusqu’alors. Rester dans l’ancienne honnêteté, cela ne suffisaitplus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et lesubjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait à son âme : lebienfait accepté et rendu, le dévouement, la miséricorde,l’indulgence, les violences faites par la pitié à l’austérité,l’acception de personnes, plus de condamnation définitive, plus dedamnation, la possibilité d’une larme dans l’œil de la loi, on nesait quelle justice selon Dieu allant en sens inverse de la justiceselon les hommes. Il apercevait dans les ténèbres l’effrayant leverd’un soleil moral inconnu ; il en avait l’horreur etl’éblouissement. Hibou forcé à des regards d’aigle.

Il se disait que c’était donc vrai, qu’il yavait des exceptions, que l’autorité pouvait être décontenancée,que la règle pouvait rester court devant un fait, que tout nes’encadrait pas dans le texte du code, que l’imprévu se faisaitobéir, que la vertu d’un forçat pouvait tendre un piège à la vertud’un fonctionnaire, que le monstrueux pouvait être divin, que ladestinée avait de ces embuscades-là, et il songeait avec désespoirque lui-même n’avait pas été à l’abri d’une surprise.

Il était forcé de reconnaître que la bontéexistait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, ilvenait d’être bon. Donc il se dépravait.

Il se trouvait lâche. Il se faisaithorreur.

L’idéal pour Javert, ce n’était pas d’êtrehumain, d’être grand, d’être sublime ; c’était d’êtreirréprochable.

Or, il venait de faillir.

Comment en était-il arrivé là ? commenttout cela s’était-il passé ? Il n’aurait pu se le dire àlui-même. Il prenait sa tête entre ses deux mains, mais il avaitbeau faire, il ne parvenait pas à se l’expliquer.

Il avait certainement toujours eu l’intentionde remettre Jean Valjean à la loi, dont Jean Valjean était lecaptif, et dont lui, Javert, était l’esclave. Il ne s’était pasavoué un seul instant, pendant qu’il le tenait, qu’il eût la penséede le laisser aller. C’était en quelque sorte à son insu que samain s’était ouverte et l’avait lâché.

Toutes sortes de nouveautés énigmatiquess’entr’ouvraient devant ses yeux. Il s’adressait des questions, etil se faisait des réponses, et ses réponses l’effrayaient. Il sedemandait : Ce forçat, ce désespéré, que j’ai poursuivijusqu’à le persécuter, et qui m’a eu sous son pied, et qui pouvaitse venger, et qui le devait tout à la fois pour sa rancune et poursa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce, qu’a-t-ilfait ? Son devoir. Non. Quelque chose de plus. Et moi, en luifaisant grâce à mon tour, qu’ai-je fait ? Mon devoir. Non.Quelque chose de plus. Il y a donc quelque chose de plus que ledevoir ? Ici il s’effarait ; sa balance sedisloquait ; l’un des plateaux tombait dans l’abîme, l’autres’en allait dans le ciel ; et Javert n’avait pas moinsd’épouvante de celui qui était en haut que de celui qui était enbas. Sans être le moins du monde ce qu’on appelle voltairien, ouphilosophe, ou incrédule, respectueux au contraire, par instinct,pour l’église établie, il ne la connaissait que comme un fragmentauguste de l’ensemble social ; l’ordre était son dogme et luisuffisait ; depuis qu’il avait l’âge d’homme et defonctionnaire, il mettait dans la police à peu près toute sareligion, étant, et nous employons ici les mots sans la moindreironie et dans leur acception la plus sérieuse, étant, nous l’avonsdit, espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur,M. Gisquet ; il n’avait guère songé jusqu’à ce jour à cetautre supérieur, Dieu.

Ce chef nouveau, Dieu, il le sentaitinopinément, et en était troublé.

Il était désorienté de cette présenceinattendue ; il ne savait que faire de ce supérieur-là, luiqui n’ignorait pas que le subordonné est tenu de se courbertoujours, qu’il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter, etque, vis-à-vis d’un supérieur qui l’étonne trop, l’inférieur n’ad’autre ressource que sa démission.

Mais comment s’y prendre pour donner sadémission à Dieu ?

Quoi qu’il en fût, et c’était toujours làqu’il en revenait, un fait pour lui dominait tout, c’est qu’ilvenait de commettre une infraction épouvantable. Il venait defermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture de ban. Ilvenait d’élargir un galérien. Il venait de voler aux lois un hommequi leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se comprenait plus.Il n’était pas sûr d’être lui-même. Les raisons mêmes de son actionlui échappaient, il n’en avait que le vertige. Il avait vécujusqu’à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probitéténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisaitdéfaut. Tout ce qu’il avait cru se dissipait. Des vérités dont ilne voulait pas l’obsédaient inexorablement. Il fallait désormaisêtre un autre homme. Il souffrait les étranges douleurs d’uneconscience brusquement opérée de la cataracte. Il voyait ce qu’illui répugnait de voir. Il se sentait vidé, inutile, disloqué de savie passée, destitué, dissous. L’autorité était morte en lui. Iln’avait plus de raison d’être.

Situation terrible ! être ému.

Être le granit, et douter ! être lastatue du châtiment fondue tout d’une pièce dans le moule de laloi, et s’apercevoir subitement qu’on a sous sa mamelle de bronzequelque chose d’absurde et de désobéissant qui ressemble presque àun cœur ! en venir à rendre le bien pour le bien, quoiqu’on sesoit dit jusqu’à ce jour que ce bien-là c’est le mal ! être lechien de garde, et lécher ! être la glace, et fondre !être la tenaille, et devenir une main ! se sentir tout à coupdes doigts qui s’ouvrent ! lâcher prise, choseépouvantable !

L’homme projectile ne sachant plus sa route,et reculant !

Être obligé de s’avouer ceci :l’infaillibilité n’est pas infaillible, il peut y avoir de l’erreurdans le dogme, tout n’est pas dit quand un code a parlé, la sociétén’est pas parfaite, l’autorité est compliquée de vacillation, uncraquement dans l’immuable est possible, les juges sont des hommes,la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre !voir une fêlure dans l’immense vitre bleue du firmament !

Ce qui se passait dans Javert, c’était leFampoux[60] d’une conscience rectiligne, la misehors de voie d’une âme, l’écrasement d’une probité irrésistiblementlancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes, cela étaitétrange. Que le chauffeur de l’ordre, que le mécanicien del’autorité, monté sur l’aveugle cheval de fer à voie rigide, puisseêtre désarçonné par un coup de lumière ! que l’incommutable,le direct, le correct, le géométrique, le passif, le parfait,puisse fléchir ! qu’il y ait pour la locomotive un chemin deDamas !

Dieu, toujours intérieur à l’homme, etréfractaire, lui la vraie conscience, à la fausse, défense àl’étincelle de s’éteindre, ordre au rayon de se souvenir du soleil,injonction à l’âme de reconnaître le véritable absolu quand il seconfronte avec l’absolu fictif, l’humanité imperdable, le cœurhumain inamissible, ce phénomène splendide, le plus beau peut-êtrede nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il ? Javertle pénétrait-il ? Javert s’en rendait-il compte ?Évidemment non. Mais sous la pression de cet incompréhensibleincontestable, il sentait son crâne s’entr’ouvrir.

Il était moins le transfiguré que la victimede ce prodige. Il le subissait, exaspéré. Il ne voyait dans toutcela qu’une immense difficulté d’être. Il lui semblait quedésormais sa respiration était gênée à jamais.

Avoir sur sa tête de l’inconnu, il n’était pasaccoutumé à cela.

Jusqu’ici tout ce qu’il avait au-dessus de luiavait été pour son regard une surface nette, simple, limpide ;là rien d’ignoré, ni d’obscur ; rien qui ne fût défini,coordonné, enchaîné, précis, exact, circonscrit, limité,fermé ; tout prévu ; l’autorité était une choseplane ; aucune chute en elle, aucun vertige devant elle.Javert n’avait jamais vu de l’inconnu qu’en bas. L’irrégulier,l’inattendu, l’ouverture désordonnée du chaos, le glissementpossible dans un précipice, c’était là le fait des régionsinférieures, des rebelles, des mauvais, des misérables. MaintenantJavert se renversait en arrière, et il était brusquement effaré parcette apparition inouïe : un gouffre en haut.

Quoi donc ! on était démantelé de fond encomble ! on était déconcerté, absolument ! À quoi sefier ! Ce dont on était convaincu s’effondrait !

Quoi ! le défaut de la cuirasse de lasociété pouvait être trouvé par un misérable magnanime !Quoi ! un honnête serviteur de la loi pouvait se voir tout àcoup pris entre deux crimes, le crime de laisser échapper un homme,et le crime de l’arrêter ! Tout n’était pas certain dans laconsigne donnée par l’état au fonctionnaire ! Il pouvait yavoir des impasses dans le devoir ! Quoi donc ! tout celaétait réel ! était-il vrai qu’un ancien bandit, courbé sousles condamnations, pût se redresser et finir par avoirraison ? était-ce croyable ? y avait-il donc des cas oùla loi devait se retirer devant le crime transfiguré en balbutiantdes excuses !

Oui, cela était ! et Javert levoyait ! et Javert le touchait ! et non seulement il nepouvait le nier, mais il y prenait part. C’étaient là des réalités.Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une telledifformité.

Si les faits faisaient leur devoir, ils seborneraient à être les preuves de la loi ; les faits, c’estDieu qui les envoie. L’anarchie allait-elle donc maintenantdescendre de là-haut ?

Ainsi, – et dans le grossissement del’angoisse, et dans l’illusion d’optique de la consternation, toutce qui eût pu restreindre et corriger son impression s’effaçait, etla société, et le genre humain, et l’univers se résumaientdésormais à ses yeux dans un linéament simple et terrible, – ainsila pénalité, la chose jugée, la force due à la législation, lesarrêts des cours souveraines, la magistrature, le gouvernement, laprévention et la répression, la sagesse officielle,l’infaillibilité légale, le principe d’autorité, tous les dogmessur lesquels repose la sécurité politique et civile, lasouveraineté, la justice, la logique découlant du code, l’absolusocial, la vérité publique, tout cela, décombre, monceau,chaos ; lui-même Javert, le guetteur de l’ordre,l’incorruptibilité au service de la police, la providence-dogue dela société, vaincu et terrassé ; et sur toute cette ruine unhomme debout, le bonnet vert sur la tête et l’auréole aufront ; voilà à quel bouleversement il en était venu ;voilà la vision effroyable qu’il avait dans l’âme.

Que cela fût supportable. Non.

État violent, s’il en fut. Il n’y avait quedeux manières d’en sortir. L’une d’aller résolûment à Jean Valjean,et de rendre au cachot l’homme du bagne. L’autre… –

Javert quitta le parapet, et, la tête hautecette fois, se dirigea d’un pas ferme vers le poste indiqué par unelanterne à l’un des coins de la place du Châtelet.

Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergentde ville, et entra. Rien qu’à la façon dont ils poussent la ported’un corps de garde, les hommes de police se reconnaissent entreeux. Javert se nomma, montra sa carte au sergent, et s’assit à latable du poste où brûlait une chandelle. Il y avait sur la tableune plume, un encrier de plomb, et du papier en cas pour lesprocès-verbaux éventuels et les consignations des rondes denuit.

Cette table, toujours complétée par sa chaisede paille, est une institution ; elle existe dans tous lespostes de police ; elle est invariablement ornée d’unesoucoupe en buis pleine de sciure de bois et d’une grimace encarton pleine de pains à cacheter rouges, et elle est l’étageinférieur du style officiel. C’est à elle que commence lalittérature de l’État.

Javert prit la plume et une feuille de papieret se mit à écrire. Voici ce qu’il écrivit :

QUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN DUSERVICE.

« Premièrement : je prie monsieur lepréfet de jeter les yeux.

« Deuxièmement : les détenusarrivant de l’instruction ôtent leurs souliers et restent pieds nussur la dalle pendant qu’on les fouille. Plusieurs toussent enrentrant à la prison. Cela entraîne des dépenses d’infirmerie.

« Troisièmement : la filature estbonne, avec relais des agents de distance en distance, mais ilfaudrait que, dans les occasions importantes, deux agents au moinsne se perdissent pas de vue, attendu que, si, pour une causequelconque, un agent vient à faiblir dans le service, l’autre lesurveille et le supplée.

« Quatrièmement : on ne s’expliquepas pourquoi le règlement spécial de la prison des Madelonnettesinterdit au prisonnier d’avoir une chaise, même en la payant.

« Cinquièmement : aux Madelonnettes,il n’y a que deux barreaux à la cantine, ce qui permet à lacantinière de laisser toucher sa main aux détenus.

« Sixièmement : les détenus, ditsaboyeurs, qui appellent les autres détenus au parloir, se fontpayer deux sous par le prisonnier pour crier son nom distinctement.C’est un vol.

« Septièmement : pour un filcourant, on retient dix sous au prisonnier dans l’atelier destisserands ; c’est un abus de l’entrepreneur, puisque la toilen’est pas moins bonne.

« Huitièmement : il est fâcheux queles visitants de la Force aient à traverser la cour des mômes pourse rendre au parloir de Sainte-Marie-l’Égyptienne.

« Neuvièmement : il est certainqu’on entend tous les jours des gendarmes raconter dans la cour dela préfecture des interrogatoires de prévenus par les magistrats.Un gendarme, qui devrait être sacré, répéter ce qu’il a entendudans le cabinet de l’instruction, c’est là un désordre grave.

« Dixièmement :Mme Henry est une honnête femme ; sa cantineest fort propre ; mais il est mauvais qu’une femme tienne leguichet de la souricière du secret. Cela n’est pas digne de laConciergerie d’une grande civilisation. »

Javert écrivit ces lignes de son écriture laplus calme et la plus correcte, n’omettant pas une virgule, etfaisant fermement crier le papier sous la plume. Au-dessous de ladernière ligne il signa :

« Javert.

« Inspecteur de 1reclasse.

« Au poste de la place du Châtelet.

« 7 juin 1832, environ une heure dumatin. »

Javert sécha l’encre fraîche sur le papier, leplia comme une lettre, le cacheta, écrivit au dos : Notepour l’administration, le laissa sur la table, et sortit duposte. La porte vitrée et grillée retomba derrière lui.

Il traversa de nouveau diagonalement la placedu Châtelet, regagna le quai, et revint avec une précisionautomatique au point même qu’il avait quitté un quart d’heureauparavant ; il s’y accouda, et se retrouva dans la mêmeattitude sur la même dalle du parapet. Il semblait qu’il n’eût pasbougé.

L’obscurité était complète. C’était le momentsépulcral qui suit minuit. Un plafond de nuages cachait lesétoiles. Le ciel n’était qu’une épaisseur sinistre. Les maisons dela Cité n’avaient plus une seule lumière ; personne nepassait ; tout ce qu’on apercevait des rues et des quais étaitdésert ; Notre-Dame et les tours du Palais de justicesemblaient des linéaments de la nuit. Un réverbère rougissait lamargelle du quai. Les silhouettes des ponts se déformaient dans labrume les unes derrière les autres. Les pluies avaient grossi larivière.

L’endroit où Javert s’était accoudé était, ons’en souvient, précisément situé au-dessus du rapide de la Seine, àpic sur cette redoutable spirale de tourbillons qui se dénoue et serenoue comme une vis sans fin.

Javert pencha la tête et regarda. Tout étaitnoir. On ne distinguait rien. On entendait un bruit d’écume ;mais on ne voyait pas la rivière. Par instants, dans cetteprofondeur vertigineuse, une lueur apparaissait et serpentaitvaguement, l’eau ayant cette puissance, dans la nuit la pluscomplète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer encouleuvre. La lueur s’évanouissait, et tout redevenait indistinct.L’immensité semblait ouverte là. Ce qu’on avait au-dessous de soi,ce n’était pas de l’eau, c’était du gouffre. Le mur du quai,abrupt, confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisaitl’effet d’un escarpement de l’infini.

On ne voyait rien, mais on sentait la froideurhostile de l’eau et l’odeur fade des pierres mouillées. Un soufflefarouche montait de cet abîme. Le grossissement du fleuve plutôtdeviné qu’aperçu, le tragique chuchotement du flot, l’énormitélugubre des arches du pont, la chute imaginable dans ce videsombre, toute cette ombre était pleine d’horreur.

Javert demeura quelques minutes immobile,regardant cette ouverture de ténèbres ; il considéraitl’invisible avec une fixité qui ressemblait à de l’attention. L’eaubruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le posa sur le reborddu quai. Un moment après, une figure haute et noire, que de loinquelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme, apparutdebout sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se redressa,et tomba droite dans les ténèbres ; il y eut un clapotementsourd, et l’ombre seule fut dans le secret des convulsions de cetteforme obscure disparue sous l’eau.

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