Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Chapitre II – Jean Valjean a toujours sonbras en écharpe

Réaliser son rêve. À qui cela est-ildonné ? Il doit y avoir des élections pour cela dans leciel ; nous sommes tous candidats à notre insu ; lesanges votent. Cosette et Marius avaient été élus.

Cosette, à la mairie et dans l’église, étaitéclatante et touchante. C’était Toussaint, aidée de Nicolette, quil’avait habillée.

Cosette avait sur une jupe de taffetas blancsa robe de guipure de Binche, un voile de point d’Angleterre, uncollier de perles fines, une couronne de fleurs d’oranger ;tout cela était blanc, et, dans cette blancheur, elle rayonnait.C’était une candeur exquise se dilatant et se transfigurant dans laclarté. On eût dit une vierge en train de devenir déesse.

Les beaux cheveux de Marius étaient lustrés etparfumés ; on entrevoyait çà et là, sous l’épaisseur desboucles, des lignes pâles qui étaient les cicatrices de labarricade.

Le grand-père, superbe, la tête haute,amalgamant plus que jamais dans sa toilette et dans ses manièrestoutes les élégances du temps de Barras, conduisait Cosette. Ilremplaçait Jean Valjean qui, à cause de son bras en écharpe, nepouvait donner la main à la mariée.

Jean Valjean, en noir, suivait etsouriait.

– Monsieur Fauchelevent, lui disaitl’aïeul, voilà un beau jour. Je vote la fin des afflictions et deschagrins ! Il ne faut plus qu’il y ait de tristesse nulle partdésormais. Pardieu ! je décrète la joie ! Le mal n’a pasle droit d’être. Qu’il y ait des hommes malheureux, en vérité, celaest honteux pour l’azur du ciel. Le mal ne vient pas de l’hommequi, au fond, est bon. Toutes les misères humaines ont pourchef-lieu et pour gouvernement central l’enfer, autrement dit lesTuileries du diable. Bon, voilà que je dis des mots démagogiques àprésent ! Quant à moi, je n’ai plus d’opinion politique ;que tous les hommes soient riches, c’est-à-dire joyeux, voilà àquoi je me borne.

Quand, à l’issue de toutes les cérémonies,après avoir prononcé devant le maire et devant le prêtre tous lesoui possibles, après avoir signé sur les registres à lamunicipalité et à la sacristie, après avoir échangé leurs anneaux,après avoir été à genoux coude à coude sous le poêle de moireblanche dans la fumée de l’encensoir, ils arrivèrent se tenant parla main, admirés et enviés de tous, Marius en noir, elle en blanc,précédés du suisse à épaulettes de colonel frappant les dalles desa hallebarde, entre deux haies d’assistants émerveillés, sous leportail de l’église ouvert à deux battants, prêts à remonter envoiture et tout étant fini, Cosette ne pouvait encore y croire.Elle regardait Marius, elle regardait la foule, elle regardait leciel ; il semblait qu’elle eût peur de se réveiller. Son airétonné et inquiet lui ajoutait on ne sait quoi d’enchanteur. Pours’en retourner, ils montèrent ensemble dans la même voiture, Mariusprès de Cosette ; M. Gillenormand et Jean Valjean leurfaisaient vis-à-vis. La tante Gillenormand avait reculé d’un plan,et était dans la seconde voiture. – Mes enfants, disait legrand-père, vous voilà monsieur le baron et madame la baronne avectrente mille livres de rente. Et Cosette, se penchant tout contreMarius, lui caressa l’oreille de ce chuchotement angé©lique :– C’est donc vrai. Je m’appelle Marius. Je suis madame Toi.

Ces deux êtres resplendissaient. Ils étaient àla minute irrévocable et introuvable, à l’éblouissant pointd’intersection de toute la jeunesse et de toute la joie. Ilsréalisaient le vers de Jean Prouvaire[94] ; àeux deux, ils n’avaient pas quarante ans. C’était le mariagesublimé ; ces deux enfants étaient deux lys. Ils ne sevoyaient pas, ils se contemplaient. Cosette apercevait Marius dansune gloire ; Marius apercevait Cosette sur un autel. Et surcet autel et dans cette gloire, les deux apothéoses se mêlant, aufond, on ne sait comment, derrière un nuage pour Cosette, dans unflamboiement pour Marius, il y avait la chose idéale, la choseréelle, le rendez-vous du baiser et du songe, l’oreillernuptial.

Tout le tourment qu’ils avaient eu leurrevenait en enivrement. Il leur semblait que les chagrins, lesinsomnies, les larmes, les angoisses, les épouvantes, lesdésespoirs, devenus caresses et rayons, rendaient plus charmanteencore l’heure charmante qui approchait ; et que lestristesses étaient autant de servantes qui faisaient la toilette dela joie. Avoir souffert, comme c’est bon ! Leur malheurfaisait auréole à leur bonheur. La longue agonie de leur amouraboutissait à une ascension.

C’était dans ces deux âmes le mêmeenchantement, nuancé de volupté dans Marius et de pudeur dansCosette. Ils se disaient tout bas : Nous irons revoir notrepetit jardin de la rue Plumet. Les plis de la robe de Cosetteétaient sur Marius.

Un tel jour est un mélange ineffable de rêveet de certitude. On possède et on suppose. On a encore du tempsdevant soi pour deviner. C’est une indicible émotion ce jour-làd’être à midi et de songer à minuit. Les délices de ces deux cœursdébordaient sur la foule et donnaient de l’allégresse auxpassants.

On s’arrêtait rue Saint-Antoine devantSaint-Paul pour voir à travers la vitre de la voiture trembler lesfleurs d’oranger sur la tête de Cosette.

Puis ils rentrèrent rue desFilles-du-Calvaire, chez eux. Marius, côte à côte avec Cosette,monta, triomphant et rayonnant, cet escalier où on l’avait traînémourant. Les pauvres, attroupés devant la porte et se partageantleurs bourses, les bénissaient. Il y avait partout des fleurs. Lamaison n’était pas moins embaumée que l’église ; aprèsl’encens, les roses. Ils croyaient entendre des voix chanter dansl’infini ; ils avaient Dieu dans le cœur ; la destinéeleur apparaissait comme un plafond d’étoiles ; ils voyaientau-dessus de leurs têtes une lueur de soleil levant. Tout à coupl’horloge sonna. Marius regarda le charmant bras nu de Cosette etles choses roses qu’on apercevait vaguement à travers les dentellesde son corsage, et Cosette, voyant le regard de Marius, se mit àrougir jusqu’au blanc des yeux.

Bon nombre d’anciens amis de la familleGillenormand avaient été invités ; on s’empressait autour deCosette. C’était à qui l’appellerait madame la baronne.

L’officier Théodule Gillenormand, maintenantcapitaine, était venu de Chartres où il tenait garnison, pourassister à la noce de son cousin Pontmercy. Cosette ne le reconnutpas.

Lui, de son côté, habitué à être trouvé jolipar les femmes, ne se souvint pas plus de Cosette que d’uneautre.

– Comme j’ai eu raison de ne pas croire àcette histoire du lancier ! disait à part soi le pèreGillenormand.

Cosette n’avait jamais été plus tendre avecJean Valjean. Elle était à l’unisson du père Gillenormand ;pendant qu’il érigeait la joie en aphorismes et en maximes, elleexhalait l’amour et la bonté comme un parfum. Le bonheur veut toutle monde heureux.

Elle retrouvait, pour parler à Jean Valjean,des inflexions de voix du temps qu’elle était petite fille. Elle lecaressait du sourire.

Un banquet avait été dressé dans la salle àmanger.

Un éclairage à giorno est l’assaisonnementnécessaire d’une grande joie. La brume et l’obscurité ne sont pointacceptées par les heureux. Ils ne consentent pas à être noirs. Lanuit, oui ; les ténèbres, non. Si l’on n’a pas de soleil, ilfaut en faire un.

La salle à manger était une fournaise dechoses gaies. Au centre, au-dessus de la table blanche etéclatante, un lustre de Venise à lames plates, avec toutes sortesd’oiseaux de couleur, bleus, violets, rouges, verts, perchés aumilieu des bougies ; autour du lustre des girandoles, sur lemur des miroirs-appliques à triples et quintuples branches ;glaces, cristaux, verreries, vaisselles, porcelaines, faïences,poteries, orfèvreries, argenteries, tout étincelait et seréjouissait. Les vides entre les candélabres étaient comblés parles bouquets, en sorte que, là où il n’y avait pas une lumière, ily avait une fleur.

Dans l’antichambre trois violons et une flûtejouaient en sourdine des quatuors de Haydn.

Jean Valjean s’était assis sur une chaise dansle salon derrière la porte, dont le battant se repliait sur lui defaçon à le cacher presque. Quelques instants avant qu’on se mît àtable, Cosette vint, comme par coup de tête, lui faire une granderévérence en étalant de ses deux mains sa toilette de mariée, et,avec un regard tendrement espiègle, elle lui demanda :

– Père, êtes-vous content ?

– Oui, dit Jean Valjean, je suiscontent.

– Eh bien, riez alors.

Jean Valjean se mit à rire.

Quelques instants après, Basque annonça que ledîner était servi.

Les convives, précédés de M. Gillenormanddonnant le bras à Cosette, entrèrent dans la salle à manger, et serépandirent, selon l’ordre voulu, autour de la table.

Deux grands fauteuils y figuraient, à droiteet à gauche de la mariée, le premier pour M. Gillenormand, lesecond pour Jean Valjean. M. Gillenormand s’assit. L’autrefauteuil resta vide.

On chercha des yeux « monsieurFauchelevent ».

Il n’était plus là.

M. Gillenormand interpella Basque.

– Sais-tu où est monsieurFauchelevent ?

– Monsieur, répondit Basque, précisément.Monsieur Fauchelevent m’a dit de dire à monsieur qu’il souffrait unpeu de sa main malade, et qu’il ne pourrait dîner avec monsieur lebaron et madame la baronne. Qu’il priait qu’on l’excusât. Qu’ilviendrait demain matin. Il vient de sortir.

Ce fauteuil vide refroidit un momentl’effusion du repas de noces. Mais, M. Fauchelevent absent,M. Gillenormand était là, et le grand-père rayonnait pourdeux. Il affirma que M. Fauchelevent faisait bien de secoucher de bonne heure, s’il souffrait, mais que ce n’était qu’un« bobo ». Cette déclaration suffit. D’ailleurs, qu’est-cequ’un coin obscur dans une telle submersion de joie ? Cosetteet Marius étaient dans un de ces moments égoïstes et bénis où l’onn’a pas d’autre faculté que de percevoir le bonheur. Et puis,M. Gillenormand eut une idée. – Pardieu, ce fauteuil est vide.Viens-y, Marius. Ta tante, quoiqu’elle ait droit à toi, te lepermettra. Ce fauteuil est pour toi. C’est légal, et c’est gentil.Fortunatus près de Fortunata. – Applaudissement de toute la table.Marius prit près de Cosette la place de Jean Valjean ; et leschoses s’arrangèrent de telle sorte que Cosette, d’abord triste del’absence de Jean Valjean, finit par en être contente. Du moment oùMarius était le remplaçant, Cosette n’eût pas regretté Dieu. Ellemit son doux petit pied chaussé de satin blanc sur le pied deMarius.

Le fauteuil occupé, M. Fauchelevent futeffacé ; et rien ne manqua. Et, cinq minutes après, la tableentière riait d’un bout à l’autre avec toute la verve del’oubli.

Au dessert, M. Gillenormand debout, unverre de vin de champagne en main, à demi plein pour que letremblement de ses quatrevingt-douze ans ne le fît pas déborder,porta la santé des mariés.

– Vous n’échapperez pas à deux sermons,s’écria-t-il. Vous avez eu le matin celui du curé, vous aurez lesoir celui du grand-père. Écoutez-moi ; je vais vous donner unconseil : adorez-vous. Je ne fais pas un tas de giries, jevais au but, soyez heureux. Il n’y a pas dans la création d’autressages que les tourtereaux. Les philosophes disent : Modérezvos joies. Moi je dis : Lâchez-leur la bride, à vos joies.Soyez épris comme des diables. Soyez enragés. Les philosophesradotent. Je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans lagargoine[95]. Est-ce qu’il peut y avoir trop deparfums, trop de boutons de rose ouverts, trop de rossignolschantants, trop de feuilles vertes, trop d’aurore dans lavie ? est-ce qu’on peut trop s’aimer ? est-ce qu’on peuttrop se plaire l’un à l’autre ? Prends garde, Estelle, tu estrop jolie ! Prends garde, Némorin, tu es trop beau ! Labonne balourdise ! Est-ce qu’on peut trop s’enchanter, trop secajoler, trop se charmer ? est-ce qu’on peut trop êtrevivant ? est-ce qu’on peut trop être heureux ? Modérezvos joies. Ah ouiche ! À bas les philosophes ! Lasagesse, c’est la jubilation. Jubilez, jubilons. Sommes-nousheureux parce que nous sommes bons, ou sommes-nous bons parce quenous sommes heureux ? Le Sancy[96]s’appelle-t-il le Sancy parce qu’il a appartenu à Harlay de Sancy,ou parce qu’il pèse cent six carats ? Je n’en sais rien ;la vie est pleine de ces problèmes-là ; l’important c’estd’avoir le Sancy, et le bonheur. Soyons heureux sans chicaner.Obéissons aveuglément au soleil. Qu’est-ce que le soleil ?C’est l’amour. Qui dit amour, dit femme. Ah ! ah ! voilàune toute-puissance, c’est la femme. Demandez à ce démagogue deMarius s’il n’est pas l’esclave de cette petite tyranne de Cosette.Et de son plein gré, le lâche ! La femme ! Il n’y a pasde Robespierre qui tienne, la femme règne. Je ne suis plusroyaliste que de cette royauté-là. Qu’est-ce qu’Adam ? C’estle royaume d’Ève. Pas de 89 pour Ève. Il y avait le sceptre royalsurmonté d’une fleur de lys, il y avait le sceptre impérialsurmonté d’un globe, il y avait le sceptre de Charlemagne qui étaiten fer, il y avait le sceptre de Louis le Grand qui était en or, larévolution les a tordus entre son pouce et son index, comme desfétus de paille de deux liards ; c’est fini, c’est cassé,c’est par terre, il n’y a plus de sceptre ; mais faites-moidonc des révolutions contre ce petit mouchoir brodé qui sent lepatchouli ! Je voudrais vous y voir. Essayez. Pourquoi est-cesolide ? Parce que c’est un chiffon. Ah ! vous êtes ledix-neuvième siècle ? Eh bien, après ? Nous étions ledix-huitième, nous ! Et nous étions aussi bêtes que vous. Nevous imaginez pas que vous ayez changé grand’chose à l’univers,parce que votre trousse-galant[97]s’appelle le choléra-morbus, et parce que votre bourrée s’appellela cachucha. Au fond, il faudra bien toujours aimer les femmes. Jevous défie de sortir de là. Ces diablesses sont nos anges. Oui,l’amour, la femme, le baiser, c’est un cercle dont je vous défie desortir ; et, quant à moi, je voudrais bien y rentrer. Lequelde vous a vu se lever dans l’infini, apaisant tout au-dessousd’elle, regardant les flots comme une femme, l’étoile Vénus, lagrande coquette de l’abîme, la Célimène de l’océan ? L’océan,voilà un rude Alceste. Eh bien, il a beau bougonner, Vénus paraît,il faut qu’il sourie. Cette bête brute se soumet. Nous sommes tousainsi. Colère, tempête, coups de foudre, écume jusqu’au plafond.Une femme entre en scène, une étoile se lève ; à platventre ! Marius se battait il y a six mois ; il se marieaujourd’hui. C’est bien fait. Oui, Marius, oui, Cosette, vous avezraison. Existez hardiment l’un pour l’autre, faites-vous desmamours, faites-nous crever de rage de n’en pouvoir faire autant,idolâtrez-vous. Prenez dans vos deux becs tous les petits brins defélicité qu’il y a sur la terre, et arrangez-vous en un nid pour lavie. Pardi, aimer, être aimé, le beau miracle quand on estjeune ! Ne vous figurez pas que vous ayez inventé cela. Moiaussi, j’ai rêvé, j’ai songé, j’ai soupiré ; moi aussi, j’aieu une âme clair de lune. L’amour est un enfant de six mille ans.L’amour a droit à une longue barbe blanche. Mathusalem est un gaminprès de Cupidon. Depuis soixante siècles, l’homme et la femme setirent d’affaire en aimant. Le diable, qui est malin, s’est mis àhaïr l’homme ; l’homme, qui est plus malin, s’est mis à aimerla femme. De cette façon, il s’est fait plus de bien que le diablene lui a fait de mal. Cette finesse-là a été trouvée dès le paradisterrestre. Mes amis, l’invention est vieille, mais elle est touteneuve. Profitez-en. Soyez Daphnis et Chloé en attendant que voussoyiez Philémon et Baucis. Faites en sorte que, quand vous êtesl’un avec l’autre, rien ne vous manque, et que Cosette soit lesoleil pour Marius, et que Marius soit l’univers pour Cosette.Cosette, que le beau temps, ce soit le sourire de votre mari ;Marius, que la pluie, ce soit les larmes de ta femme. Et qu’il nepleuve jamais dans votre ménage. Vous avez chipé à la loterie lebon numéro, l’amour dans le sacrement ; vous avez le gros lot,gardez-le bien, mettez-le sous clef, ne le gaspillez pas,adorez-vous, et fichez-vous du reste. Croyez ce que je dis là.C’est du bon sens. Bon sens ne peut mentir. Soyez-vous l’un pourl’autre une religion. Chacun a sa façon d’adorer Dieu.Saperlotte ! la meilleure manière d’adorer Dieu, c’est d’aimersa femme. Je t’aime ! voilà mon catéchisme. Quiconque aime estorthodoxe. Le juron de Henri IV met la sainteté entre laripaille et l’ivresse. Ventre-saint-gris ! je ne suis pas dela religion de ce juron-là. La femme y est oubliée. Cela m’étonnede la part du juron de Henri IV. Mes amis, vive lafemme ! je suis vieux, à ce qu’on dit ; c’est étonnantcomme je me sens en train d’être jeune. Je voudrais aller écouterdes musettes dans les bois. Ces enfants-là qui réussissent à êtrebeaux et contents, cela me grise. Je me marierais bellement siquelqu’un voulait. Il est impossible de s’imaginer que Dieu nousait faits pour autre chose que ceci : idolâtrer, roucouler,adoniser, être pigeon, être coq, becqueter ses amours du matin ausoir, se mirer dans sa petite femme, être fier, être triomphant,faire jabot ; voilà le but de la vie. Voilà, ne vous endéplaise, ce que nous pensions, nous autres, dans notre temps dontnous étions les jeunes gens. Ah ! vertu-bamboche ! qu’ily en avait donc de charmantes femmes, à cette époque-là, et desminois, et des tendrons ! J’y exerçais mes ravages. Doncaimez-vous. Si l’on ne s’aimait pas, je ne vois pas vraiment à quoicela servirait qu’il y eût un printemps ; et, quant à moi, jeprierais le bon Dieu de serrer toutes les belles choses qu’il nousmontre, et de nous les reprendre, et de remettre dans sa boîte lesfleurs, les oiseaux et les jolies filles. Mes enfants, recevez labénédiction du vieux bonhomme.

La soirée fut vive, gaie, aimable. La bellehumeur souveraine du grand-père donna l’ut à toute la fête, etchacun se régla sur cette cordialité presque centenaire. On dansaun peu, on rit beaucoup ; ce fut une noce bonne enfant. On eûtpu y convier le bonhomme Jadis[98]. Dureste il y était dans la personne du père Gillenormand.

Il y eut tumulte, puis silence. Les mariésdisparurent.

Un peu après minuit la maison Gillenormanddevint un temple.

Ici nous nous arrêtons. Sur le seuil des nuitsde noce un ange est debout, souriant, un doigt sur la bouche.

L’âme entre en contemplation devant cesanctuaire où se fait la célébration de l’amour.

Il doit y avoir des lueurs au-dessus de cesmaisons-là. La joie qu’elles contiennent doit s’échapper à traversles pierres des murs en clarté et rayer vaguement les ténèbres. Ilest impossible que cette fête sacrée et fatale n’envoie pas unrayonnement céleste à l’infini. L’amour, c’est le creuset sublimeoù se fait la fusion de l’homme et de la femme ; l’être un,l’être triple, l’être final, la trinité humaine en soit. Cettenaissance de deux âmes en une doit être une émotion pour l’ombre.L’amant est prêtre ; la vierge ravie s’épouvante. Quelquechose de cette joie va à Dieu. Là où il y a vraiment mariage,c’est-à-dire où il y a amour, l’idéal s’en mêle. Un lit nuptialfait dans les ténèbres un coin d’aurore. S’il était donné à laprunelle de chair de percevoir les visions redoutables etcharmantes de la vie supérieure, il est probable qu’on verrait lesformes de la nuit, les inconnus ailés, les passants bleus del’invisible, se pencher, foule de têtes sombres, autour de lamaison lumineuse, satisfaits, bénissants, se montrant les uns auxautres la vierge épouse, doucement effarés, et ayant le reflet dela félicité humaine sur leurs visages divins. Si, à cette heuresuprême, les époux éblouis de volupté, et qui se croient seuls,écoutaient, ils entendraient dans leur chambre un bruissementd’ailes confuses. Le bonheur parfait implique la solidarité desanges. Cette petite alcôve obscure a pour plafond tout le ciel.Quand deux bouches, devenues sacrées par l’amour, se rapprochentpour créer, il est impossible qu’au-dessus de ce baiser ineffableil n’y ait pas un tressaillement dans l’immense mystère desétoiles.

Ces félicités sont les vraies. Pas de joiehors de ces joies-là. L’amour, c’est là l’unique extase. Tout lereste pleure.

Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandezrien ensuite. On n’a pas d’autre perle à trouver dans les plisténébreux de la vie. Aimer est un accomplissement.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer