Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Chapitre III – Une plume pèse à quisoulevait la charrette Fauchelevent

Un soir Jean Valjean eut de la peine à sesoulever sur le coude ; il se prit la main et ne trouva passon pouls ; sa respiration était courte et s’arrêtait parinstants ; il reconnut qu’il était plus faible qu’il nel’avait encore été. Alors, sans doute sous la pression de quelquepréoccupation suprême, il fit un effort, se dressa sur son séant,et s’habilla. Il mit son vieux vêtement d’ouvrier. Ne sortant plus,il y était revenu, et il le préférait. Il dut s’interrompreplusieurs fois en s’habillant ; rien que pour passer lesmanches de la veste, la sueur lui coulait du front.

Depuis qu’il était seul, il avait mis son litdans l’antichambre, afin d’habiter le moins possible cetappartement désert.

Il ouvrit la valise et en tira le trousseau deCosette.

Il l’étala sur son lit.

Les chandeliers de l’évêque étaient à leurplace sur la cheminée. Il prit dans un tiroir deux bougies de cireet les mit dans les chandeliers. Puis, quoiqu’il fît encore grandjour, c’était en été, il les alluma. On voit ainsi quelquefois desflambeaux allumés en plein jour dans les chambres où il y a desmorts.

Chaque pas qu’il faisait en allant d’un meubleà l’autre l’exténuait, et il était obligé de s’asseoir. Ce n’étaitpoint de la fatigue ordinaire qui dépense la force pour larenouveler ; c’était le reste des mouvements possibles ;c’était la vie épuisée qui s’égoutte dans des efforts accablantsqu’on ne recommencera pas.

Une des chaises où il se laissa tomber étaitplacée devant le miroir, si fatal pour lui, si providentiel pourMarius, où il avait lu sur le buvard l’écriture renversée deCosette. Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas. Il avaitquatrevingts ans ; avant le mariage de Marius, on lui eût àpeine donné cinquante ans ; cette année avait compté trente.Ce qu’il avait sur le front, ce n’était plus la ride de l’âge,c’était la marque mystérieuse de la mort. On sentait là lecreusement de l’ongle impitoyable. Ses joues pendaient ; lapeau de son visage avait cette couleur qui ferait croire qu’il y adéjà de la terre dessus ; les deux coins de sa bouches’abaissaient comme dans ce masque que les anciens sculptaient surles tombeaux ; il regardait le vide avec un air dereproche ; on eût dit un de ces grands êtres tragiques qui ontà se plaindre de quelqu’un.

Il était dans cette situation, la dernièrephase de l’accablement, où la douleur ne coule plus ; elleest, pour ainsi dire, coagulée ; il y a sur l’âme comme uncaillot de désespoir.

La nuit était venue. Il traîna laborieusementune table et le vieux fauteuil près de la cheminée, et posa sur latable une plume, de l’encre et du papier.

Cela fait, il eut un évanouissement. Quand ilreprit connaissance, il avait soif. Ne pouvant soulever le pot àl’eau, il le pencha péniblement vers sa bouche, et but unegorgée.

Puis il se tourna vers le lit, et, toujoursassis, car il ne pouvait rester debout, il regarda la petite robenoire et tous ces chers objets.

Ces contemplations-là durent des heures quisemblent des minutes. Tout à coup il eut un frisson, il sentit quele froid lui venait ; il s’accouda à la table que lesflambeaux de l’évêque éclairaient, et prit la plume.

Comme la plume ni l’encre n’avaient servidepuis longtemps, le bec de la plume était recourbé, l’encre étaitdesséchée, il fallut qu’il se levât et qu’il mît quelques gouttesd’eau dans l’encre, ce qu’il ne put faire sans s’arrêter ets’asseoir deux ou trois fois, et il fut forcé d’écrire avec le dosde la plume. Il s’essuyait le front de temps en temps.

Sa main tremblait. Il écrivit lentementquelques lignes que voici :

« Cosette, je te bénis. Je vaist’expliquer. Ton mari a eu raison de me faire comprendre que jedevais m’en aller ; cependant il y a un peu d’erreur dans cequ’il a cru, mais il a eu raison. Il est excellent. Aime-letoujours bien quand je serai mort. Monsieur Pontmercy, aimeztoujours mon enfant bien-aimé. Cosette, on trouvera ce papier-ci,voici ce que je veux te dire, tu vas voir les chiffres, si j’ai laforce de me les rappeler, écoute bien, cet argent est bien à toi.Voici toute la chose : Le jais blanc vient de Norvège, le jaisnoir vient d’Angleterre, la verroterie noire vient d’Allemagne. Lejais est plus léger, plus précieux, plus cher. On peut faire enFrance des imitations comme en Allemagne. Il faut une petiteenclume de deux pouces carrés et une lampe à esprit de vin pouramollir la cire. La cire autrefois se faisait avec de la résine etdu noir de fumée et coûtait quatre francs la livre. J’ai imaginé dela faire avec de la gomme laque et de la térébenthine. Elle necoûte plus que trente sous, et elle est bien meilleure. Les bouclesse font avec un verre violet qu’on colle au moyen de cette cire surune petite membrure en fer noir. Le verre doit être violet pour lesbijoux de fer et noir pour les bijoux d’or. L’Espagne en achètebeaucoup. C’est le pays du jais… »

Ici il s’interrompit, la plume tomba de sesdoigts, il lui vint un de ces sanglots désespérés qui montaient parmoments des profondeurs de son être, le pauvre homme prit sa têtedans ses deux mains, et songea.

– Oh ! s’écria-t-il au dedans delui-même (cris lamentables, entendus de Dieu seul), c’est fini. Jene la verrai plus. C’est un sourire qui a passé sur moi. Je vaisentrer dans la nuit sans même la revoir. Oh ! une minute, uninstant, entendre sa voix, toucher sa robe, la regarder, elle,l’ange ! et puis mourir ! Ce n’est rien de mourir, ce quiest affreux, c’est de mourir sans la voir. Elle me sourirait, elleme dirait un mot. Est-ce que cela ferait du mal à quelqu’un ?Non, c’est fini, jamais. Me voilà tout seul. Mon Dieu ! monDieu ! je ne la verrai plus.

En ce moment on frappa à sa porte.

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