Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Chapitre II – Autre pas en arrière

Le jour suivant, à la même heure, Jean Valjeanvint.

Cosette ne lui fit pas de questions, nes’étonna plus, ne s’écria plus qu’elle avait froid, ne parla plusdu salon ; elle évita de dire ni père ni monsieur Jean. Ellese laissa dire vous. Elle se laissa appeler madame. Seulement elleavait une certaine diminution de joie. Elle eût été triste, si latristesse lui eût été possible.

Il est probable qu’elle avait eu avec Mariusune de ces conversations dans lesquelles l’homme aimé dit ce qu’ilveut, n’explique rien, et satisfait la femme aimée. La curiositédes amoureux ne va pas très loin au delà de leur amour.

La salle basse avait fait un peu de toilette.Basque avait supprimé les bouteilles, et Nicolette lesaraignées.

Tous les lendemains qui suivirent ramenèrent àla même heure Jean Valjean. Il vint tous les jours, n’ayant pas laforce de prendre les paroles de Marius autrement qu’à la lettre.Marius s’arrangea de manière à être absent aux heures où JeanValjean venait. La maison s’accoutuma à la nouvelle manière d’êtrede M. Fauchelevent. Toussaint y aida. Monsieur a toujoursété comme ça, répétait-elle. Le grand-père rendit cedécret : – C’est un original. Et tout fut dit. D’ailleurs, àquatrevingt-dix ans il n’y a plus de liaison possible ; toutest juxtaposition ; un nouveau venu est une gêne. Il n’y aplus de place, toutes les habitudes sont prises.M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le père Gillenormandne demanda pas mieux que d’être dispensé de « cemonsieur ». Il ajouta : – Rien n’est plus commun que cesoriginaux-là. Ils font toutes sortes de bizarreries. De motif,point. Le marquis de Canaples était pire. Il acheta un palais pourloger dans le grenier. Ce sont des apparences fantasques qu’ont lesgens.

Personne n’entrevit le dessous sinistre. Quieût d’ailleurs pu deviner une telle chose ? Il y a de cesmarais dans l’Inde ; l’eau semble extraordinaire,inexplicable, frissonnante sans qu’il y ait de vent, agitée là oùelle devrait être calme. On regarde à la superficie cesbouillonnements sans cause ; on n’aperçoit pas l’hydre qui setraîne au fond.

Beaucoup d’hommes ont ainsi un monstre secret,un mal qu’ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un désespoirqui habite leur nuit[110]. Telhomme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas qu’il a enlui une effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vitdans ce misérable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme estun gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps untrouble auquel on ne comprend rien se fait à sa surface. Une ridemystérieuse se plisse, puis s’évanouit, puis reparaît ; unebulle d’air monte et crève. C’est peu de chose, c’est terrible.C’est la respiration de la bête inconnue.

De certaines habitudes étranges, arriver àl’heure où les autres partent, s’effacer pendant que les autress’étalent, garder dans toutes les occasions ce qu’on pourraitappeler le manteau couleur de muraille, chercher l’allée solitaire,préférer la rue déserte, ne point se mêler aux conversations,éviter les foules et les fêtes, sembler à son aise et vivrepauvrement, avoir, tout riche qu’on est, sa clef dans sa poche etsa chandelle chez le portier, entrer par la petite porte, monterpar l’escalier dérobé, toutes ces singularités insignifiantes,rides, bulles d’air, plis fugitifs à la surface, viennent souventd’un fond formidable.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Une vienouvelle s’empara peu à peu de Cosette ; les relations quecrée le mariage, les visites, le soin de la maison, les plaisirs,ces grandes affaires. Les plaisirs de Cosette n’étaient pascoûteux ; ils consistaient en un seul : être avec Marius.Sortir avec lui, rester avec lui, c’était là la grande occupationde sa vie. C’était pour eux une joie toujours toute neuve de sortirbras dessus bras dessous, à la face du soleil, en pleine rue, sansse cacher, devant tout le monde, tous les deux tout seuls. Cosetteeut une contrariété. Toussaint ne put s’accorder avec Nicolette, lesoudage de deux vieilles filles étant impossible, et s’en alla. Legrand-père se portait bien ; Marius plaidait çà et là quelquescauses ; la tante Gillenormand menait paisiblement près dunouveau ménage cette vie latérale qui lui suffisait. Jean Valjeanvenait tous les jours.

Le tutoiement disparu, le vous, le madame, lemonsieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. Le soinqu’il avait pris lui-même à la détacher de lui, lui réussissait.Elle était de plus en plus gaie et de moins en moins tendre.Pourtant elle l’aimait toujours bien, et il le sentait. Un jourelle lui dit tout à coup : vous étiez mon père, vous n’êtesplus mon père, vous étiez mon oncle, vous n’êtes plus mon oncle,vous étiez monsieur Fauchelevent, vous êtes Jean. Qui êtes-vousdonc ? Je n’aime pas tout ça. Si je ne vous savais pas si bon,j’aurais peur de vous.

Il demeurait toujours rue de l’Homme-Armé, nepouvant se résoudre à s’éloigner du quartier qu’habitaitCosette.

Dans les premiers temps il ne restait près deCosette que quelques minutes, puis s’en allait.

Peu à peu il prit l’habitude de faire sesvisites moins courtes. On eût dit qu’il profitait de l’autorisationdes jours qui s’allongeaient ; il arriva plus tôt et partitplus tard.

Un jour il échappa à Cosette de luidire : Père. Un éclair de joie illumina le vieux visage sombrede Jean Valjean. Il la reprit : Dites Jean, – Ah ! c’estvrai, répondit-elle avec un éclat de rire, monsieur Jean. – C’estbien, dit-il. Et il se détourna pour qu’elle ne le vît pas essuyerses yeux.

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