Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Chapitre II – L’histoire ancienne del’égout

Qu’on s’imagine Paris ôté comme un couvercle,le réseau souterrain des égouts, vu à vol d’oiseau[43], dessinera sur les deux rives uneespèce de grosse branche greffée au fleuve. Sur la rive droitel’égout de ceinture sera le tronc de cette branche, les conduitssecondaires seront les rameaux et les impasses seront lesramuscules.

Cette figure n’est que sommaire et à demiexacte, l’angle droit, qui est l’angle habituel de ce genre deramifications souterraines, étant très rare dans la végétation.

On se fera une image plus ressemblante de cetétrange plan géométral en supposant qu’on voie à plat sur un fondde ténèbres quelque bizarre alphabet d’orient brouillé comme unfouillis, et dont les lettres difformes seraient soudées les unesaux autres, dans un pêle-mêle apparent et comme au hasard, tantôtpar leurs angles, tantôt par leurs extrémités.

Les sentines et les égouts jouaient un grandrôle au moyen-âge, au Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La pestey naissait, les despotes y mouraient. Les multitudes regardaientpresque avec une crainte religieuse ces lits de pourriture,monstrueux berceaux de la Mort. La fosse aux vermines de Bénarèsn’est pas moins vertigineuse que la fosse aux lions de Babylone.Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par lasentine de Ninive. C’est de l’égout de Munster que Jean de Leydefaisait sortir sa fausse lune, et c’est du puits-cloaque deKekhscheb que son ménechme[44]oriental, Mokannâ, le prophète voilé du Khorassan, faisait sortirson faux soleil.

L’histoire des hommes se reflète dansl’histoire des cloaques. Les gémonies racontaient Rome. L’égout deParis a été une vieille chose formidable. Il a été sépulcre, il aété asile. Le crime, l’intelligence, la protestation sociale, laliberté de conscience, la pensée, le vol, tout ce que les loishumaines poursuivent ou ont poursuivi, s’est caché dans cetrou ; les maillotins au quatorzième siècle, les tire-laine auquinzième, les huguenots au seizième, les illuminés de Morin audix-septième, les chauffeurs[45] audix-huitième. Il y a cent ans, le coup de poignard nocturne ensortait, le filou en danger y glissait ; le bois avait lacaverne, Paris avait l’égout. La truanderie, cettepicareria gauloise, acceptait l’égout comme succursale dela Cour des Miracles, et le soir, narquoise et féroce, rentraitsous le vomitoire Maubuée comme dans une alcôve.

Il était tout simple que ceux qui avaient pourlieu de travail quotidien le cul-de-sac Vide-Gousset ou la rueCoupe-Gorge eussent pour domicile nocturne le ponceau duChemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De là un fourmillement desouvenirs. Toutes sortes de fantômes hantent ces longs corridorssolitaires ; partout la putridité et le miasme ; çà et làun soupirail où Villon dedans cause avec Rabelais dehors.

L’égout, dans l’ancien Paris, est lerendez-vous de tous les épuisements et de tous les essais.L’économie politique y voit un détritus, la philosophie sociale yvoit un résidu.

L’égout, c’est la conscience de la ville. Touty converge, et s’y confronte. Dans ce lieu livide, il y a desténèbres, mais il n’y a plus de secrets. Chaque chose a sa formevraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d’ordures a celapour lui qu’il n’est pas menteur. La naïveté s’est réfugiée là. Lemasque de Basile s’y trouve, mais on en voit le carton, et lesficelles, et le dedans comme le dehors, et il est accentué d’uneboue honnête. Le faux nez de Scapin l’avoisine. Toutes lesmalpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombentdans cette fosse de vérité où aboutit l’immense glissement social,elles s’y engloutissent, mais elles s’y étalent. Ce pêle-mêle estune confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtragepossible, l’ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute desillusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant lasinistre figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un culde bouteille avoue l’ivrognerie, une anse de panier raconte ladomesticité ; là, le trognon de pomme qui a eu des opinionslittéraires redevient le trognon de pomme ; l’effigie du grossou se vert-de-grise franchement, le crachat de Caïphe rencontre levomissement de Falstaff, le louis d’or qui sort du tripot heurte leclou où pend le bout de corde du suicide, un fœtus livide rouleenveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras dernier àl’Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre près d’unepourriture qui a été la jupe de Margoton ; c’est plus que dela fraternité, c’est du tutoiement. Tout ce qui se fardait sebarbouille. Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique.Il dit tout.

Cette sincérité de l’immondice nous plaît, etrepose l’âme. Quand on a passé son temps à subir sur la terre lespectacle des grands airs que prennent la raison d’état, leserment, la sagesse politique, la justice humaine, les probitésprofessionnelles, les austérités de situation, les robesincorruptibles, cela soulage d’entrer dans un égout et de voir dela fange qui en convient.

Cela enseigne en même temps. Nous l’avons dittout à l’heure, l’histoire passe par l’égout. Les Saint-Barthélemyy filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les grands assassinatspublics, les boucheries politiques et religieuses, traversent cesouterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. Pourl’œil du songeur, tous les meurtriers historiques sont là, dans lapénombre hideuse, à genoux, avec un pan de leur suaire pourtablier, épongeant lugubrement leur besogne. Louis XI y estavec Tristan, François Ier y est avec Duprat,Charles IX y est avec sa mère, Richelieu y est avecLouis XIII, Louvois y est, Letellier y est, Hébert et Maillardy sont, grattant les pierres et tâchant de faire disparaître latrace de leurs actions. On entend sous ces voûtes le balai de cesspectres. On y respire la fétidité énorme des catastrophessociales. On voit dans des coins des miroitements rougeâtres. Ilcoule là une eau terrible où se sont lavées des mainssanglantes.

L’observateur social doit entrer dans cesombres. Elles font partie de son laboratoire. La philosophie est lemicroscope de la pensée. Tout veut la fuir, mais rien ne luiéchappe. Tergiverser est inutile. Quel côté de soi montre-t-on entergiversant ? le côté honte. La philosophie poursuit de sonregard probe le mal, et ne lui permet pas de s’évader dans lenéant. Dans l’effacement des choses qui disparaissent, dans lerapetissement des choses qui s’évanouissent, elle reconnaît tout.Elle reconstruit la pourpre d’après le haillon et la femme d’aprèsle chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville ; avec laboue elle refait les mœurs. Du tesson elle conclut l’amphore, ou lacruche. Elle reconnaît à une empreinte d’ongle sur un parchemin ladifférence qui sépare la juiverie de la Judengasse de la juiveriedu Ghetto. Elle retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le bien,le mal, le faux, le vrai, la tache de sang du palais, le pâtéd’encre de la caverne, la goutte de suif du lupanar, les épreuvessubies, les tentations bien venues, les orgies vomies, le pliqu’ont fait les caractères en s’abaissant, la trace de laprostitution dans les âmes que leur grossièreté en faisaitcapables, et sur la veste des portefaix de Rome la marque du coupde coude de Messaline[46].

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