Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Chapitre III – Bruneseau

L’égout de Paris, au moyen-âge, étaitlégendaire. Au seizième siècle Henri II essaya un sondage quiavorta. Il n’y a pas cent ans, le cloaque, Mercierl’atteste[47], était abandonné à lui-même et devenaitce qu’il pouvait.

Tel était cet ancien Paris, livré auxquerelles, aux indécisions et aux tâtonnements. Il fut longtempsassez bête. Plus tard, 89 montra comment l’esprit vient aux villes.Mais, au bon vieux temps, la capitale avait peu de tête ; ellene savait faire ses affaires ni moralement ni matériellement, etpas mieux balayer les ordures que les abus. Tout était obstacle,tout faisait question. L’égout, par exemple, était réfractaire àtout itinéraire. On ne parvenait pas plus à s’orienter dans lavoirie qu’à s’entendre dans la ville ; en hautl’inintelligible, en bas l’inextricable ; sous la confusiondes langues il y avait la confusion des caves ; Dédaledoublait Babel.

Quelquefois, l’égout de Paris se mêlait dedéborder, comme si ce Nil méconnu était subitement pris de colère.Il y avait, chose infâme, des inondations d’égout. Par moments, cetestomac de la civilisation digérait mal, le cloaque refluait dansle gosier de la ville, et Paris avait l’arrière-goût de sa fange.Ces ressemblances de l’égout avec le remords avaient du bon ;c’étaient des avertissements ; fort mal pris du reste ;la ville s’indignait que sa boue eût tant d’audace, et n’admettaitpas que l’ordure revînt. Chassez-la mieux.

L’inondation de 1802[48] est undes souvenirs actuels des Parisiens de quatrevingts ans. La fangese répandit en croix place des Victoires, où est la statue deLouis XIV ; elle entra rue Saint-Honoré par les deuxbouches d’égout des Champs-Élysées, rue Saint-Florentin par l’égoutSaint-Florentin, rue Pierre-à-Poisson par l’égout de la Sonnerie,rue Popincourt par l’égout du Chemin-Vert, rue de la Roquette parl’égout de la rue de Lappe ; elle couvrit le caniveau de larue des Champs-Élysées jusqu’à une hauteur de trente-cinqcentimètres ; et, au midi, par le vomitoire de la Seinefaisant sa fonction en sens inverse, elle pénétra rue Mazarine, ruede l’Échaudé, et rue des Marais, où elle s’arrêta à une longueur decent neuf mètres, précisément à quelques pas de la maison qu’avaithabitée Racine, respectant, dans le dix-septième siècle, le poèteplus que le roi. Elle atteignit son maximum de profondeur rueSaint-Pierre où elle s’éleva à trois pieds au-dessus des dalles dela gargouille, et son maximum d’étendue rue Saint-Sabin où elles’étala sur une longueur de deux cent trente-huit mètres.

Au commencement de ce siècle, l’égout de Parisétait encore un lieu mystérieux. La boue ne peut jamais être bienfamée ; mais ici le mauvais renom allait jusqu’à l’effroi.Paris savait confusément qu’il avait sous lui une cave terrible. Onen parlait comme de cette monstrueuse souille de Thèbes oùfourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et qui eûtpu servir de baignoire à Béhémoth. Les grosses bottes des égoutiersne s’aventuraient jamais au delà de certains points connus. Onétait encore très voisin du temps où les tombereaux des boueurs, duhaut desquels Sainte-Foix fraternisait avec le marquis deCréqui[49], se déchargeaient tout simplement dansl’égout. Quant au curage, on confiait cette fonction aux averses,qui encombraient plus qu’elles ne balayaient. Rome laissait encorequelque poésie à son cloaque et l’appelait Gémonies ; Parisinsultait le sien et l’appelait Trou punais. La science et lasuperstition étaient d’accord pour l’horreur. Le Trou punais nerépugnait pas moins à l’hygiène qu’à la légende. Le Moine-Bourruétait éclos sous la voussure fétide de l’égout Mouffetard ;les cadavres des Marmousets avaient été jetés dans l’égout de laBarillerie ; Fagon avait attribué la redoutable fièvre malignede 1685 au grand hiatus de l’égout du Marais qui resta béantjusqu’en 1833 rue Saint-Louis presque en face de l’enseigne duMessager galant. La bouche d’égout de la rue de la Mortellerieétait célèbre par les pestes qui en sortaient ; avec sa grillede fer à pointes qui simulait une rangée de dents, elle était danscette rue fatale comme une gueule de dragon soufflant l’enfer surles hommes. L’imagination populaire assaisonnait le sombre évierparisien d’on ne sait quel hideux mélange d’infini. L’égout étaitsans fond. L’égout, c’était le barathrum[50]. L’idéed’explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police.Tenter cet inconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller à ladécouverte dans cet abîme, qui l’eût osé ? C’était effrayant.Quelqu’un se présenta pourtant. Le cloaque eut son ChristopheColomb.

Un jour, en 1805, dans une de ces raresapparitions que l’empereur faisait à Paris, le ministre del’intérieur, un Decrès ou un Crétet quelconque, vint au petit leverdu maître. On entendait dans le Carrousel le traînement des sabresde tous ces soldats extraordinaires de la grande république et dugrand empire ; il y avait encombrement de héros à la porte deNapoléon ; hommes du Rhin, de l’Escaut, de l’Adige et duNil ; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de Hoche,de Kléber ; aérostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence,pontonniers de Gênes, hussards que les Pyramides avaient regardés,artilleurs qu’avait éclaboussés le boulet de Junot, cuirassiers quiavaient pris d’assaut la flotte à l’ancre dans le Zuyderzée ;les uns avaient suivi Bonaparte sur le pont de Lodi, les autresavaient accompagné Murat dans la tranchée de Mantoue, les autresavaient devancé Lannes dans le chemin creux de Montebello. Toutel’armée d’alors était là, dans la cour des Tuileries, représentéepar une escouade ou par un peloton, et gardant Napoléon aurepos ; et c’était l’époque splendide où la grande armée avaitderrière elle Marengo et devant elle Austerlitz. – Sire, dit leministre de l’intérieur à Napoléon, j’ai vu hier l’homme le plusintrépide de votre empire. – Qu’est-ce que cet homme ? ditbrusquement l’empereur, et qu’est-ce qu’il a fait ? – Il veutfaire une chose, sire. – Laquelle ? – Visiter les égouts deParis.

Cet homme existait et se nommaitBruneseau.

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