Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Livre cinquième – Le petit-fils et legrand-père

Chapitre I – Où l’on revoit l’arbre àl’emplâtre de zinc

[61]Quelquetemps après les événements que nous venons de raconter, le sieurBoulatruelle eut une émotion vive.

Le sieur Boulatruelle est ce cantonnier deMontfermeil qu’on a déjà entrevu dans les parties ténébreuses de celivre[62].

Boulatruelle, on s’en souvient peut-être,était un homme occupé de choses troubles et diverses. Il cassaitdes pierres et endommageait des voyageurs sur la grande route.Terrassier et voleur, il avait un rêve ; il croyait auxtrésors enfouis dans la forêt de Montfermeil. Il espérait quelquejour trouver de l’argent dans la terre au pied d’un arbre ; enattendant, il en cherchait volontiers dans les poches despassants.

Néanmoins, pour l’instant, il était prudent.Il venait de l’échapper belle. Il avait été, on le sait[63], ramassé dans le galetas Jondrette avecles autres bandits. Utilité d’un vice : son ivrognerie l’avaitsauvé. On n’avait jamais pu éclaircir s’il était là comme voleur oucomme volé. Une ordonnance de non-lieu, fondée sur son étatd’ivresse bien constaté dans la soirée du guet-apens, l’avait misen liberté. Il avait repris la clef des bois. Il était revenu à sonchemin de Gagny à Lagny faire, sous la surveillance administrative,de l’empierrement pour le compte de l’état, la mine basse, fortpensif, un peu refroidi pour le vol, qui avait failli le perdre,mais ne se tournant qu’avec plus d’attendrissement vers le vin, quivenait de le sauver.

Quant à l’émotion vive qu’il eut peu de tempsaprès sa rentrée sous le toit de gazon de sa hutte de cantonnier,la voici :

Un matin, Boulatruelle, en se rendant commed’habitude à son travail, et à son affût peut-être, un peu avant lepoint du jour, aperçut parmi les branches un homme dont il ne vitque le dos, mais dont l’encolure, à ce qui lui sembla, à travers ladistance et le crépuscule, ne lui était pas tout à fait inconnue.Boulatruelle, quoique ivrogne, avait une mémoire correcte etlucide, arme défensive indispensable à quiconque est un peu enlutte avec l’ordre légal.

– Où diable ai-je vu quelque chose commecet homme-là ? se demanda-t-il.

Mais il ne put rien se répondre, sinon quecela ressemblait à quelqu’un dont il avait confusément la tracedans l’esprit.

Boulatruelle, du reste, en dehors del’identité qu’il ne réussissait point à ressaisir, fit desrapprochements et des calculs. Cet homme n’était pas du pays. Il yarrivait. À pied, évidemment. Aucune voiture publique ne passe àces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute la nuit. D’oùvenait-il ? De pas loin. Car il n’avait ni havre-sac, nipaquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois ?pourquoi y était-il à pareille heure ? qu’y venait-ilfaire ?

Boulatruelle songea au trésor. À force decreuser dans sa mémoire, il se rappela vaguement avoir eu déjà,plusieurs années auparavant, une semblable alerte au sujet d’unhomme qui lui faisait bien l’effet de pouvoir être cethomme-là.

Tout en méditant, il avait, sous le poids mêmede sa méditation, baissé la tête, chose naturelle, mais peu habile.Quand il la releva, il n’y avait plus rien. L’homme s’était effacédans la forêt et dans le crépuscule.

– Par le diantre, dit Boulatruelle, je leretrouverai. Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Cepromeneur de patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n’a pasde secret dans mon bois sans que je m’en mêle.

Il prit sa pioche qui était fort aiguë.

– Voilà, grommela-t-il, de quoi fouillerla terre et un homme.

Et, comme on rattache un fil à un autre fil,emboîtant le pas de son mieux dans l’itinéraire que l’homme avaitdû suivre, il se mit en marche à travers le taillis.

Quand il eut fait une centaine d’enjambées, lejour, qui commençait à se lever, l’aida. Des semelles empreintessur le sable çà et là, des herbes foulées, des bruyères écrasées,de jeunes branches pliées dans les broussailles et se redressantavec une gracieuse lenteur comme les bras d’une jolie femme quis’étire en se réveillant, lui indiquèrent une sorte de piste. Il lasuivit puis il la perdit. Le temps s’écoulait. Il entra plus avantdans le bois et parvint sur une espèce d’éminence. Un chasseurmatinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l’air deGuillery lui donna l’idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux,il était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne deTityre et de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plushaut qu’il put.

L’idée était bonne. En explorant la solitudedu côté où le bois est tout à fait enchevêtré et farouche,Boulatruelle aperçut tout à coup l’homme.

À peine l’eut-il aperçu qu’il le perdit devue.

L’homme entra, ou plutôt se glissa, dans uneclairière assez éloignée, masquée par de grands arbres, mais queBoulatruelle connaissait très bien, pour y avoir remarqué près d’ungros tas de pierres meulières, un châtaignier malade pansé avec uneplaque de zinc clouée à même sur l’écorce. Cette clairière estcelle qu’on appelait autrefois le fonds Blaru[64]. Letas de pierres, destiné à on ne sait quel emploi, qu’on y voyait ily a trente ans, y est sans doute encore. Rien n’égale la longévitéd’un tas de pierres, si ce n’est celle d’une palissade en planches.C’est là provisoirement. Quelle raison pour durer !

Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, selaissa tomber de l’arbre plutôt qu’il n’en descendit. Le gîte étaittrouvé, il s’agissait de saisir la bête. Ce fameux trésor rêvéétait probablement là.

Ce n’était pas une petite affaire d’arriver àcette clairière. Par les sentiers battus, qui font mille zigzagstaquinants, il fallait un bon quart d’heure. En ligne droite, parle fourré, qui est là singulièrement épais, très épineux et trèsagressif, il fallait une grande demi-heure. C’est ce queBoulatruelle eut le tort de ne point comprendre. Il crut à la lignedroite ; illusion d’optique respectable, mais qui perdbeaucoup d’hommes. Le fourré, si hérissé qu’il fût, lui parut lebon chemin.

– Prenons par la rue de Rivoli des loups,dit-il.

Boulatruelle, accoutumé à aller de travers,fit cette fois la faute d’aller droit.

Il se jeta résolument dans la mêlée desbroussailles.

Il eut affaire à des houx, à des orties, à desaubépines, à des églantiers, à des chardons, à des ronces fortirascibles. Il fut très égratigné.

Au bas du ravin, il trouva de l’eau qu’ilfallut traverser.

Il arriva enfin à la clairière Blaru, au boutde quarante minutes, suant, mouillé, essoufflé, griffé, féroce.

Personne dans la clairière.

Boulatruelle courut au tas de pierres. Ilétait à sa place. On ne l’avait pas emporté.

Quant à l’homme, il s’était évanoui dans laforêt. Il s’était évadé. Où ? de quel côté ? dans quelfourré ? Impossible de le deviner.

Et, chose poignante, il y avait derrière letas de pierres, devant l’arbre à la plaque de zinc, de la terretoute fraîche remuée, une pioche oubliée ou abandonnée, et untrou.

Ce trou était vide.

– Voleur ! cria Boulatruelle enmontrant les deux poings à l’horizon.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer