Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Livre troisième – La boue, maisl’âme

Chapitre I – Le cloaque et sessurprises

C’est dans l’égout de Paris que se trouvaitJean Valjean.

Ressemblance de plus de Paris avec la mer.Comme dans l’océan, le plongeur peut y disparaître.

La transition était inouïe. Au milieu même dela ville, Jean Valjean était sorti de la ville ; et, en unclin d’œil, le temps de lever un couvercle et de le refermer, ilavait passé du plein jour à l’obscurité complète, de midi à minuit,du fracas au silence, du tourbillon des tonnerres à la stagnationde la tombe, et, par une péripétie bien plus prodigieuse encore quecelle de la rue Polonceau, du plus extrême péril à la sécurité laplus absolue.

Chute brusque dans une cave ; disparitiondans l’oubliette de Paris ; quitter cette rue où la mort étaitpartout pour cette espèce de sépulcre où il y avait la vie ;ce fut un instant étrange. Il resta quelques secondes commeétourdi ; écoutant, stupéfait. La chausse-trape du saluts’était subitement ouverte sous lui. La bonté céleste l’avait enquelque sorte pris par trahison. Adorables embuscades de laprovidence !

Seulement le blessé ne remuait point, et JeanValjean ne savait pas si ce qu’il emportait dans cette fosse étaitun vivant ou un mort.

Sa première sensation fut l’aveuglement.Brusquement il ne vit plus rien. Il lui sembla aussi qu’en uneminute il était devenu sourd. Il n’entendait plus rien. Lefrénétique orage de meurtre qui se déchaînait à quelques piedsau-dessus de lui n’arrivait jusqu’à lui, nous l’avons dit, grâce àl’épaisseur de terre qui l’en séparait, qu’éteint et indistinct, etcomme une rumeur dans une profondeur. Il sentait que c’était solidesous ses pieds ; voilà tout ; mais cela suffisait. Ilétendit un bras, puis l’autre, et toucha le mur des deux côtés, etreconnut que le couloir était étroit ; il glissa, et reconnutque la dalle était mouillée. Il avança un pied avec précaution,craignant un trou, un puisard, quelque gouffre ; il constataque le dallage se prolongeait. Une bouffée de fétidité l’avertit dulieu où il était.

Au bout de quelques instants, il n’était plusaveugle. Un peu de lumière tombait du soupirail par où il s’étaitglissé, et son regard s’était fait à cette cave. Il commença àdistinguer quelque chose. Le couloir où il s’était terré, nul autremot n’exprime mieux la situation, était muré derrière lui. C’étaitun de ces culs-de-sac que la langue spéciale appelle branchements.Devant lui, il y avait un autre mur, un mur de nuit. La clarté dusoupirail expirait à dix ou douze pas du point où était JeanValjean, et faisait à peine une blancheur blafarde sur quelquesmètres de la paroi humide de l’égout. Au delà l’opacité étaitmassive ; y pénétrer paraissait horrible, et l’entrée ysemblait un engloutissement. On pouvait s’enfoncer pourtant danscette muraille de brume, et il le fallait. Il fallait même sehâter. Jean Valjean songea que cette grille, aperçue par lui sousles pavés, pouvait l’être par les soldats, et que tout tenait à cehasard. Ils pouvaient descendre eux aussi dans ce puits et lefouiller. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il avait déposéMarius sur le sol, il le ramassa, ceci est encore le mot vrai, lereprit sur ses épaules et se mit en marche. Il entra résolûmentdans cette obscurité.

La réalité est qu’ils étaient moins sauvés queJean Valjean ne le croyait. Des périls d’un autre genre et nonmoins grands les attendaient peut-être. Après le tourbillonfulgurant du combat, la caverne des miasmes et des pièges ;après le chaos, le cloaque. Jean Valjean était tombé d’un cercle del’enfer dans l’autre.

Quand il eut fait cinquante pas, il falluts’arrêter. Une question se présenta. Le couloir aboutissait à unautre boyau qu’il rencontrait transversalement. Là s’offraient deuxvoies. Laquelle prendre ? fallait-il tourner à gauche ou àdroite ? Comment s’orienter dans ce labyrinthe noir ? Celabyrinthe, nous l’avons fait remarquer, a un fil ; c’est sapente. Suivre la pente, c’est aller à la rivière.

Jean Valjean le comprit sur-le-champ.

Il se dit qu’il était probablement dansl’égout des Halles ; que, s’il choisissait la gauche etsuivait la pente, il arriverait avant un quart d’heure à quelqueembouchure sur la Seine entre le Pont-au-Change et le Pont-Neuf,c’est-à-dire à une apparition en plein jour sur le point le pluspeuplé de Paris. Peut-être aboutirait-il à quelque cagnard decarrefour. Stupeur des passants de voir deux hommes sanglantssortir de terre sous leurs pieds. Survenue des sergents de ville,prise d’armes du corps de garde voisin. On serait saisi avantd’être sorti. Il valait mieux s’enfoncer dans le dédale, se fier àcette noirceur, et s’en remettre à la providence quant àl’issue.

Il remonta la pente et prit à droite.

Quand il eut tourné l’angle de la galerie, lalointaine lueur du soupirail disparut, le rideau d’obscuritéretomba sur lui et il redevint aveugle. Il n’en avança pas moins,et aussi rapidement qu’il put. Les deux bras de Marius étaientpassés autour de son cou et les pieds pendaient derrière lui. Iltenait les deux bras d’une main et tâtait le mur de l’autre. Lajoue de Marius touchait la sienne et s’y collait, étant sanglante.Il sentait couler sur lui et pénétrer sous ses vêtements unruisseau tiède qui venait de Marius. Cependant une chaleur humide àson oreille que touchait la bouche du blessé indiquait de larespiration, et par conséquent de la vie. Le couloir où JeanValjean cheminait maintenant était moins étroit que le premier.Jean Valjean y marchait assez péniblement. Les pluies de la veillen’étaient pas encore écoulées et faisaient un petit torrent aucentre du radier, et il était forcé de se serrer contre le mur pourne pas avoir les pieds dans l’eau. Il allait ainsi ténébreusement.Il ressemblait aux êtres de nuit tâtonnant dans l’invisible etsouterrainement perdus dans les veines de l’ombre.

Pourtant, peu à peu, soit que des soupirauxlointains envoyassent un peu de lueur flottante dans cette brumeopaque, soit que ses yeux s’accoutumassent à l’obscurité, il luirevint quelque vision vague, et il recommença à se rendreconfusément compte, tantôt de la muraille à laquelle il touchait,tantôt de la voûte sous laquelle il passait. La pupille se dilatedans la nuit et finit par y trouver du jour, de même que l’âme sedilate dans le malheur et finit par y trouver Dieu.

Se diriger était malaisé.

Le tracé des égouts répercute, pour ainsidire, le tracé des rues qui lui est superposé. Il y avait dans leParis d’alors deux mille deux cents rues. Qu’on se figurelà-dessous cette forêt de branches ténébreuses qu’on nomme l’égout.Le système d’égouts existant à cette époque, mis bout à bout, eûtdonné une longueur de onze lieues. Nous avons dit plus haut que leréseau actuel, grâce à l’activité spéciale des trente dernièresannées, n’a pas moins de soixante lieues.

Jean Valjean commença par se tromper. Il crutêtre sous la rue Saint-Denis, et il était fâcheux qu’il n’y fûtpas. Il y a sous la rue Saint-Denis un vieil égout en pierre quidate de Louis XIII et qui va droit à l’égout collecteur ditGrand Égout, avec un seul coude, à droite, à la hauteur del’ancienne cour des Miracles, et un seul embranchement, l’égoutSaint-Martin, dont les quatre bras se coupent en croix. Mais leboyau de la Petite-Truanderie dont l’entrée était près du cabaretde Corinthe n’a jamais communiqué avec le souterrain de la rueSaint-Denis ; il aboutit à l’égout Montmartre et c’est là queJean Valjean était engagé. Là, les occasions de se perdreabondaient. L’égout Montmartre est un des plus dédaléens du vieuxréseau. Heureusement Jean Valjean avait laissé derrière lui l’égoutdes Halles dont le plan géométral figure une foule de mâts deperroquet enchevêtrés ; mais il avait devant lui plus d’unerencontre embarrassante et plus d’un coin de rue – car ce sont desrues – s’offrant dans l’obscurité comme un pointd’interrogation : premièrement, à sa gauche, le vaste égoutPlâtrière, espèce de casse-tête chinois, poussant et brouillant sonchaos de T et de Z sous l’hôtel des Postes et sous la rotonde de lahalle aux blés jusqu’à la Seine où il se termine en Y ;deuxièmement, à sa droite, le corridor courbe de la rue du Cadranavec ses trois dents qui sont autant d’impasses ;troisièmement, à sa gauche, l’embranchement du Mail, compliqué,presque à l’entrée, d’une espèce de fourche, et allant de zigzag enzigzag aboutir à la grande crypte exutoire du Louvre tronçonnée etramifiée dans tous les sens ; enfin, à droite, le couloircul-de-sac de la rue des Jeûneurs, sans compter de petits réduitsçà et là, avant d’arriver à l’égout de ceinture, lequel seulpouvait le conduire à quelque issue assez lointaine pour êtresûre.

Si Jean Valjean eût eu quelque notion de toutce que nous indiquons ici, il se fût vite aperçu, rien qu’en tâtantla muraille, qu’il n’était pas dans la galerie souterraine de larue Saint-Denis. Au lieu de la vieille pierre de taille, au lieu del’ancienne architecture, hautaine et royale jusque dans l’égout,avec radier et assises courantes en granit et mortier de chauxgrasse, laquelle coûtait huit cents livres la toise, il eût sentisous sa main le bon marché contemporain, l’expédient économique, lameulière à bain de mortier hydraulique sur couche de béton quicoûte deux cents francs le mètre, la maçonnerie bourgeoise dite àpetits matériaux ; mais il ne savait rien de toutcela.

Il allait devant lui, avec anxiété, mais aveccalme, ne voyant rien, ne sachant rien, plongé dans le hasard,c’est-à-dire englouti dans la providence.

Par degrés, disons-le, quelque horreur legagnait. L’ombre qui l’enveloppait entrait dans son esprit. Ilmarchait dans une énigme. Cet aqueduc du cloaque estredoutable ; il s’entre-croise vertigineusement. C’est unechose lugubre d’être pris dans ce Paris de ténèbres. Jean Valjeanétait obligé de trouver et presque d’inventer sa route sans lavoir. Dans cet inconnu, chaque pas qu’il risquait pouvait être ledernier. Comment sortirait-il de là ? Trouverait-il uneissue ? La trouverait-il à temps ? Cette colossale épongesouterraine aux alvéoles de pierre se laisserait-elle pénétrer etpercer ? Y rencontrerait-on quelque nœud inattendud’obscurité ? Arriverait-on à l’inextricable et àl’infranchissable ? Marius y mourrait-il d’hémorragie, et luide faim ? Finiraient-ils par se perdre là tous les deux, etpar faire deux squelettes dans un coin de cette nuit ? Ill’ignorait. Il se demandait tout cela et ne pouvait se répondre.L’intestin de Paris est un précipice. Comme le prophète, il étaitdans le ventre du monstre.

Il eut brusquement une surprise. À l’instantle plus imprévu, et sans avoir cessé de marcher en ligne droite, ils’aperçut qu’il ne montait plus ; l’eau du ruisseau luibattait les talons au lieu de lui venir sur la pointe des pieds.L’égout maintenant descendait. Pourquoi ? Allait-il doncarriver soudainement à la Seine ? Ce danger était grand, maisle péril de reculer l’était plus encore. Il continua d’avancer.

Ce n’était point vers la Seine qu’il allait.Le dos d’âne que fait le sol de Paris sur la rive droite vide un deses versants dans la Seine et l’autre dans le Grand Égout. La crêtede ce dos d’âne qui détermine la division des eaux dessine uneligne très capricieuse. Le point culminant, qui est le lieu departage des écoulements, est, dans l’égout Sainte-Avoye, au delà dela rue Michel-le-Comte, dans l’égout du Louvre, près desboulevards, et dans l’égout Montmartre, près des Halles. C’est à cepoint culminant que Jean Valjean était arrivé. Il se dirigeait versl’égout de ceinture ; il était dans le bon chemin. Mais iln’en savait rien.

Chaque fois qu’il rencontrait unembranchement, il en tâtait les angles, et s’il trouvaitl’ouverture qui s’offrait moins large que le corridor où il était,il n’entrait pas et continuait sa route, jugeant avec raison quetoute voie plus étroite devait aboutir à un cul-de-sac et nepouvait que l’éloigner du but, c’est-à-dire de l’issue. Il évitaainsi le quadruple piège qui lui était tendu dans l’obscurité parles quatre dédales que nous venons d’énumérer.

À un certain moment il reconnut qu’il sortaitde dessous le Paris pétrifié par l’émeute, où les barricadesavaient supprimé la circulation et qu’il rentrait sous le Parisvivant et normal. Il eut subitement au-dessus de sa tête comme unbruit de foudre, lointain, mais continu. C’était le roulement desvoitures.

Il marchait depuis une demi-heure environ, dumoins au calcul qu’il faisait en lui-même, et n’avait pas encoresongé à se reposer ; seulement il avait changé la main quisoutenait Marius. L’obscurité était plus profonde que jamais, maiscette profondeur le rassurait.

Tout à coup il vit son ombre devant lui. Ellese découpait sur une faible rougeur presque indistincte quiempourprait vaguement le radier à ses pieds et la voûte sur satête, et qui glissait à sa droite et à sa gauche sur les deuxmurailles visqueuses du corridor. Stupéfait, il se retourna.

Derrière lui, dans la partie du couloir qu’ilvenait de dépasser, à une distance qui lui parut immense,flamboyait, rayant l’épaisseur obscure, une sorte d’astre horriblequi avait l’air de le regarder.

C’était la sombre étoile de la police qui selevait dans l’égout.

Derrière cette étoile remuaient confusémenthuit ou dix formes noires, droites, indistinctes, terribles.

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