Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Chapitre IV – Immortale jecur

[100]Lavieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases,recommença.

Jacob ne lutta avec l’ange qu’une nuit.Hélas ! combien de fois avons-nous vu Jean Valjean saisi corpsà corps dans les ténèbres par sa conscience et luttant éperdumentcontre elle !

Lutte inouïe ! À de certains moments,c’est le pied qui glisse ; à d’autres instants, c’est le solqui croule. Combien de fois cette conscience, forcenée au bien,l’avait-elle étreint et accablé ! Combien de fois la vérité,inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la poitrine !Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il criégrâce ! Combien de fois cette lumière implacable, allumée enlui et sur lui par l’évêque, l’avait-elle ébloui de force alorsqu’il souhaitait être aveuglé ! Combien de fois s’était-ilredressé dans le combat, retenu au rocher, adossé au sophisme,traîné dans la poussière, tantôt renversant sa conscience sous lui,tantôt renversé par elle ! Combien de fois, après uneéquivoque, après un raisonnement traître et spécieux de l’égoïsme,avait-il entendu sa conscience irritée lui crier à l’oreille :Croc-en-jambe ! misérable ! Combien de fois sa penséeréfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l’évidence dudevoir ! Résistance à Dieu. Sueurs funèbres. Que de blessuressecrètes, que lui seul sentait saigner ! Que d’écorchures à salamentable existence ! Combien de fois s’était-il relevésanglant, meurtri, brisé, éclairé, le désespoir au cœur, lasérénité dans l’âme ! et, vaincu, il se sentait vainqueur. Et,après l’avoir disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience, deboutau-dessus de lui, redoutable, lumineuse, tranquille, luidisait : Maintenant, va en paix !

Mais, au sortir d’une si sombre lutte, quellepaix lugubre, hélas !

Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentitqu’il livrait son dernier combat.

Une question se présentait, poignante.

Les prédestinations ne sont pas toutesdroites ; elles ne se développent pas en avenue rectilignedevant le prédestiné ; elles ont des impasses, des cæcums, destournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant plusieursvoies. Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux deces carrefours.

Il était parvenu au suprême croisement du bienet du mal. Il avait cette ténébreuse intersection sous les yeux.Cette fois encore, comme cela lui était déjà arrivé dans d’autrespéripéties douloureuses, deux routes s’ouvraient devant lui ;l’une tentante, l’autre effrayante. Laquelle prendre ?

Celle qui effrayait était conseillée par lemystérieux doigt indicateur que nous apercevons tous chaque foisque nous fixons nos yeux sur l’ombre.

Jean Valjean avait, encore une fois, le choixentre le port terrible et l’embûche souriante.

Cela est-il donc vrai ? l’âme peutguérir ; le sort, non. Chose affreuse ! une destinéeincurable !

La question qui se présentait, lavoici :

De quelle façon Jean Valjean allait-il secomporter avec le bonheur de Cosette et de Marius ? Cebonheur, c’était lui qui l’avait voulu, c’était lui qui l’avaitfait ; il se l’était lui-même enfoncé dans les entrailles, età cette heure, en le considérant, il pouvait avoir l’espèce desatisfaction qu’aurait un armurier qui reconnaîtrait sa marque defabrique sur un couteau, en se le retirant tout fumant de lapoitrine.

Cosette avait Marius, Marius possédaitCosette. Ils avaient tout, même la richesse. Et c’était sonœuvre.

Mais ce bonheur, maintenant qu’il existait,maintenant qu’il était là, qu’allait-il en faire, lui JeanValjean ? S’imposerait-il à ce bonheur ? Le traiterait-ilcomme lui appartenant ? Sans doute Cosette était à unautre ; mais lui Jean Valjean retiendrait-il de Cosette toutce qu’il en pourrait retenir ? Resterait-il l’espèce de père,entrevu, mais respecté, qu’il avait été jusqu’alors ?S’introduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette ?Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir ? Seprésenterait-il là comme ayant droit, et viendrait-il s’asseoir,voilé, à ce lumineux foyer ? Prendrait-il, en leur souriant,les mains de ces innocents dans ses deux mains tragiques ?Poserait-il sur les paisibles chenets du salon Gillenormand sespieds qui traînaient derrière eux l’ombre infamante de laloi ? Entrerait-il en participation de chances avec Cosette etMarius ? Épaissirait-il l’obscurité sur son front et le nuagesur le leur ? Mettrait-il en tiers avec leurs deux félicitéssa catastrophe ? Continuerait-il de se taire ? En un motserait-il, près de ces deux êtres heureux, le sinistre muet de ladestinée ?

Il faut être habitué à la fatalité et à sesrencontres pour oser lever les yeux quand de certaines questionsnous apparaissent dans leur nudité horrible. Le bien ou le mal sontderrière ce sévère point d’interrogation. Que vas-tu faire ?demande le sphinx.

Cette habitude de l’épreuve, Jean Valjeanl’avait. Il regarda le sphinx fixement.

Il examina l’impitoyable problème sous toutesses faces.

Cosette, cette existence charmante, était leradeau de ce naufragé. Que faire ? S’y cramponner, ou lâcherprise ?

S’il s’y cramponnait, il sortait du désastre,il remontait au soleil, il laissait ruisseler de ses vêtements etde ses cheveux l’eau amère, il était sauvé, il vivait.

Allait-il lâcher prise ?

Alors, l’abîme.

Il tenait ainsi douloureusement conseil avecsa pensée. Ou, pour mieux dire, il combattait ; il se ruait,furieux, au dedans de lui-même, tantôt contre sa volonté, tantôtcontre sa conviction.

Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d’avoir pupleurer. Cela l’éclaira peut-être. Pourtant le commencement futfarouche. Une tempête, plus furieuse que celle qui autrefoisl’avait poussé vers Arras, se déchaîna en lui. Le passé luirevenait en regard du présent ; il comparait et il sanglotait.Une fois l’écluse des larmes ouvertes, le désespéré se tordit.

Il se sentait arrêté.

Hélas, dans ce pugilat à outrance entre notreégoïsme et notre devoir, quand nous reculons ainsi pas à pas devantnotre idéal incommutable, égarés, acharnés, exaspérés de céder,disputant le terrain, espérant une fuite possible, cherchant uneissue, quelle brusque et sinistre résistance derrière nous que lepied du mur !

Sentir l’ombre sacrée qui faitobstacle !

L’invisible inexorable, quelleobsession !

Donc avec la conscience on n’a jamais fini.Prends-en ton parti, Brutus ; prends-en ton parti, Caton. Elleest sans fond, étant Dieu. On jette dans ce puits le travail detoute sa vie, on y jette sa fortune, on y jette sa richesse, on yjette son succès, on y jette sa liberté ou sa patrie, on y jetteson bien-être, on y jette son repos, on y jette sa joie.Encore ! encore ! encore ! Videz le vase !penchez l’urne ! Il faut finir par y jeter son cœur.

Il y a quelque part dans la brume des vieuxenfers un tonneau comme cela.

N’est-on pas pardonnable de refuserenfin ? Est-ce que l’inépuisable peut avoir un droit ?Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la forcehumaine ? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean dedire : c’est assez !

L’obéissance de la matière est limitée par lefrottement ; est-ce qu’il n’y a pas une limite à l’obéissancede l’âme ? Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ceque le dévouement perpétuel est exigible ?

Le premier pas n’est rien ; c’est ledernier qui est difficile. Qu’était-ce que l’affaire Champmathieu àcôté du mariage de Cosette et de ce qu’il entraînait ?Qu’est-ce que ceci : rentrer au bagne, à côté de ceci :entrer dans le néant ?

Ô première marche à descendre, que tu essombre ! Ô seconde marche, que tu es noire !

Comment ne pas détourner la tête cettefois ?

Le martyre est une sublimation, sublimationcorrosive. C’est une torture qui sacre. On peut y consentir lapremière heure ; on s’assied sur le trône de fer rouge, on metsur son front la couronne de fer rouge, on accepte le globe de ferrouge, on prend le sceptre de fer rouge, mais il reste encore àvêtir le manteau de flamme, et n’y a-t-il pas un moment où la chairmisérable se révolte, et où l’on abdique le supplice[101] ?

Enfin Jean Valjean entra dans le calme del’accablement.

Il pesa, il songea, il considéra lesalternatives de la mystérieuse balance de lumière et d’ombre.

Imposer son bagne à ces deux enfantséblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiableengloutissement. D’un côté le sacrifice de Cosette, de l’autre lesien propre.

À quelle solution s’arrêta-t-il ? Quelledétermination prit-il ? Quelle fut, au dedans de lui-même, saréponse définitive à l’incorruptible interrogatoire de lafatalité ? Quelle porte se décida-t-il à ouvrir ? Quelcôté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner ?Entre tous ces escarpements insondables qui l’entouraient, quel futson choix ? Quelle extrémité accepta-t-il ? Auquel de cesgouffres fit-il un signe de tête ?

Sa rêverie vertigineuse dura toute lanuit.

Il resta là jusqu’au jour, dans la mêmeattitude, ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l’énormité dusort, écrasé peut-être, hélas ! les poings crispés, les brasétendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jetéla face contre terre. Il demeura douze heures, les douze heuresd’une longue nuit d’hiver, glacé, sans relever la tête et sansprononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendantque sa pensée se roulait à terre et s’envolait, tantôt commel’hydre, tantôt comme l’aigle. À le voir ainsi sans mouvement oneût dit un mort ; tout à coup il tressaillait convulsivementet sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait[102] ; alors on voyait qu’ilvivait.

Qui ? on ? puisque Jean Valjeanétait seul et qu’il n’y avait personne là ?

Le On qui est dans les ténèbres.

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