Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 2

 

Le camp des Franks. – Lesguerriers noirs. – Les écorcheurs. – Les uns veulent fairebouillir Scanvoch, les autres l’écorcher vif. – Moyen de concilierces deux avis proposé par l’un des chefs. – Aspect du camp et desmœurs des Franks. – La clairière. – Divinités infernales. – La cuved’airain. – Elwig, la prêtresse,et Riowag, le chef des guerriers noirs. –Coquetterie sauvage. – Inceste et fratricide. – Le trésor. –Néroweg, l’Aigle terrible. – Message de Victoria. –Comment les Franks traitent un messager de paix. – Invocation auxdieux infernaux. – La caverne.

 

À peine eus-je touché le bord, tenant mabranche d’arbre à la main, que je vis sortir des rochers, où ilsétaient embusqués, un grand nombre de Franks, appartenant à ceshordes de leur armée, qui portent des boucliers noirs, des casaquesde peau de mouton noires, et se teignent les bras, les jambes et lafigure, afin de se confondre avec les ténèbres lorsqu’ils sont enembuscade ou qu’ils tentent une attaque nocturne[104].Leur aspect était d’autant plus étrange et hideux, que les chefs deces hordes noires avaient sur le front, sur les joues et autour desyeux, des tatouages d’un rouge éclatant… Je parlais assez bien lalangue franque, ainsi que plusieurs officiers et soldats del’armée, depuis longtemps habitués dans ces parages.

Les guerriers noirs, poussant des hurlementssauvages, m’entourèrent de tous côtés, me menaçant de leurs longscouteaux, dont les lames étaient noircies au feu.

– La trêve est conclue depuis plusieursjours ! – leur ai-je crié. – Je viens, au nom du chef del’armée gauloise, porter un message aux chefs de vos hordes…Conduisez-moi vers eux… Vous ne tuerez pas un homme désarmé…

Et en disant cela, convaincu de la vanitéd’une lutte, j’ai tiré mon épée et l’ai jetée au loin ;aussitôt ces barbares se précipitèrent sur moi en redoublant leurscris de mort… Quelques-uns détachèrent les cordes de leurs arcs,et, malgré mes efforts, me renversèrent et me garrottèrent ;il me fut impossible de faire un mouvement.

– Écorchons-le, – dit l’un ; – nousporterons sa peau sanglante au grand chef Néroweg ;elle lui servira de bandelettes pour entourer ses jambes.

Je savais qu’en effet les Franks enlevaientsouvent, avec beaucoup de dextérité, la peau de leurs prisonniers,et que les chefs de hordes se paraient triomphalement de cesdépouilles humaines. La proposition de l’écorcheur fut accueilliepar des cris de joie ; ceux qui me tenaient garrottécherchèrent un endroit convenable pour mon supplice, tandis qued’autres aiguisaient leurs couteaux sur les cailloux du rivage…

Soudain le chef de ces écorcheurs s’approchalentement de moi ; il était horrible à voir : un cercletatoué d’un rouge vif entourait ses yeux et rayait ses joues ;on aurait dit des découpures sanglantes sur ce visage noirci. Sescheveux, relevés à la mode franque autour de son front, et noués ausommet de sa tête, retombaient derrière ses épaules comme lacrinière d’un casque, et étaient devenus d’un fauve cuivré, grâce àl’usage de l’eau de chaux dont se servent ces barbares pour donnerune couleur ardente à leurs cheveux et à leur barbe. Il portait aucou et au poignet un collier et des bracelets d’étain grossièrementtravaillés ; il avait pour vêtement une casaque de peau demouton noire ; ses jambes et ses cuisses étaient aussienveloppées de peaux de mouton, assujetties avec des bandelettes depeau croisées les unes sur les autres. À sa ceinture pendaient uneépée et un long couteau. Après m’avoir regardé pendant quelquesinstants, il leva la main, puis l’abaissa sur mon épaule endisant :

– Moi, je prends et garde ce Gaulois pourElwig !

Les sourds murmures de plusieurs guerriersnoirs accueillirent ces paroles de leur chef. Celui-ci reprit d’unevoix plus éclatante encore :

– Riowag prend ce Gaulois pour laprêtresse Elwig ; il faut à Elwig un prisonnier pour sesaugures.

L’avis du chef parut accepté par la majoritédes guerriers noirs, car une foule de voix répétèrent :

– Oui, oui, il faut garder ce Gauloispour Elwig…

– Il faut le conduire à Elwig !…

– Depuis plusieurs jours elle ne nous apas fait d’augures…

– Et nous, nous ne voulons pas livrer ceprisonnier à Elwig ; non, nous ne le voulons pas, nous qui lespremiers nous sommes emparés de ce Gaulois, – s’écria l’un de ceuxqui m’avaient garrotté ; – nous voulons l’écorcher pour fairehommage de sa peau au grand chef Néroweg…

Peu m’importait le choix : être écorchévif ou être mis à bouillir dans une cuve d’airain ; je nesentais pas le besoin de manifester ma préférence, et je ne prisnulle part au débat. Déjà ceux qui me voulaient écorcherregardaient d’un air farouche ceux qui voulaient me faire bouillir,et portaient la main à leurs couteaux, lorsqu’un guerrier noir,homme de conciliation, dit au chef :

– Riowag, tu veux livrer ce Gaulois à laprêtresse Elwig ?

– Oui, – répondit le chef, – oui… je leveux.

– Et vous autres, – poursuivit-il, – vousvoulez offrir la peau de ce Gaulois au grand chefNéroweg ?

– Nous le voulons !…

– Vous pouvez être tous satisfaits…

Un grand silence se fit à ces mots deconciliation ; il continua :

– Écorchez-le vif d’abord, et vous aurezsa peau… Elwig fera bouillir ensuite le corps dans sachaudière.

Ce moyen terme sembla d’abord satisfaire lesdeux partis ; mais Riowag, le chef des guerriers noirs,reprit :

– Ne savez-vous pas qu’il faut à Elwig unprisonnier vivant, pour que ses augures soient certains ? Etvous ne lui donnerez qu’un cadavre en écorchant d’abord ceGaulois…

Puis il ajouta d’une voix éclatante :

– Voulez-vous vous exposer au courrouxdes dieux infernaux en leur dérobant une victime ?

À cette menace, un sourd frémissement courutdans la foule ; le parti des écorcheurs parut lui-même céder àune terreur superstitieuse.

Le même homme de conciliation qui avaitproposé de me faire écorcher et ensuite bouillir reprit :

– Les uns veulent faire offrande de ceGaulois au grand chef Néroweg, les autres à la prêtresseElwig ; mais donner à l’une, c’est donner à l’autre :Elwig n’est-elle pas la sœur de Néroweg ?…

– Et il serait le premier à vouer ceGaulois aux dieux infernaux pour les rendre propices à nos armes, –dit Riowag.

Puis, se tournant vers moi, il ajouta d’un tonimpérieux :

– Enlevez ce Gaulois sur vos épaules, etsuivez-moi…

– Nous voulons ses dépouilles, – dit unde ceux qui s’étaient des premiers emparés de moi, – nous voulonsson casque, sa cuirasse, ses braies, sa ceinture, sa chemise ;nous voulons tout, jusqu’à sa chaussure.

– Ce butin vous appartient, – réponditRiowag. – Vous l’aurez puisqu’Elwig dépouillera ce Gaulois de tousses vêtements pour le mettre dans sa chaudière.

– Nous allons te suivre, Riowag, –reprirent-ils ; – d’autres que nous s’empareraient desdépouilles du Gaulois.

– Oh ! race pillarde ! –m’écriai-je, – il est dommage que ma peau ne soit d’aucune valeur,car au lieu de la vouloir donner à votre chef, vous l’iriez vendresi vous pouviez.

– Oui, nous te l’arracherions, ta peau,si tu ne devais être mis dans la chaudière d’Elwig.

Mes perplexités cessaient, je connaissais monsort, je serais bouilli vif ; je me serais résigné sans motdire à une mort vaillante ou utile, mais cette mort me semblait sistérile, si absurde, que, voulant tenter un dernier effort, je disau chef des guerriers noirs :

– Tu es injuste… plusieurs fois desguerriers franks sont venus dans le camp gaulois demander deséchanges de prisonniers ; ces Franks ont toujours étérespectés ; nous sommes en trêve, et, en temps de trêve, on nemet à mort que les espions qui s’introduisent furtivement dans uncamp… Moi, je suis venu ici à la face du soleil, une branched’arbre à la main, au nom de Victorin, fils de Victoria laGrande ; j’apporte de leur part un message aux chefs del’armée franque… Prends garde ! Si tu agis sans leur ordre,ils regretteront de ne pas m’avoir entendu, et ils pourront tefaire payer cher ta trahison envers ce qui est partoutrespecté : un soldat sans armes qui vient en temps de trêve,en plein jour, le rameau de paix à la main.

À mes paroles, Riowag répondit par un signe,et quatre guerriers noirs, m’enlevant sur leurs épaules,m’emportèrent, suivant les pas de leur chef, qui se dirigea vers lecamp des Franks d’un air solennel.

Au moment où ces barbares me soulevaient surleurs épaules, j’entendis l’un de ceux qui voulaient m’écorcher vifdire à l’un de ses compagnons en termes grossiers :

– Riowag est l’amant d’Elwig ; ilveut lui faire présent de ce prisonnier…

Je compris dès lors que Riowag, le chef desguerriers noirs, étant l’amant de la prêtresse Elwig, lui faisaitgalamment hommage de ma personne, de même que dans notre pays lesfiancés offrent une colombe ou un chevreau à la jeune fille qu’ilsaiment.

(Une chose t’étonnera peut-être dans ce récit,mon enfant, c’est que j’y mêle des paroles presque plaisantes,lorsqu’il s’agit de ces événements redoutables pour ma vie… Nepense pas que ce soit parce qu’à cette heure où j’écris ceci j’aieéchappé à tout danger… non… même au plus fort de ces périls, dontj’ai été délivré comme par prodige, ma liberté d’esprit étaitentière, la vieille raillerie gauloise, naturelle à notre race,mais longtemps engourdie chez nous par la honte et les douleurs del’esclavage, m’était ainsi qu’à d’autres revenue pour ainsi direavec notre liberté… Ainsi les réflexions que tu verras parfois seproduire au moment où la mort me menaçait étaient sincères, et parsuite de ma disposition d’esprit et de ma foi dans cette croyancede nos pères, que l’homme ne meurt jamais… et qu’en quittant cemonde-ci va revivre ailleurs…)

Porté sur les épaules des quatre guerriersnoirs, je traversai donc une partie du camp des Franks ; cecamp immense, mais établi sans aucun ordre, se composait de tentespour les chefs, et de tentes pour les soldats ; c’était unesorte de ville sauvage et gigantesque : çà et là, on voyaitleurs innombrables chariots de guerre, abrités derrière desretranchements construits en terre et renforcés de troncsd’arbres ; selon l’usage de ces barbares, leurs infatigablespetits chevaux maigres, au poil rude, hérissé, ayant un licou decorde pour bride, étaient attachés aux roues des chariots ou arbresdont ils rongeaient l’écorce… Les Franks, à peine vêtus de quelquespeaux de bêtes, la barbe et les cheveux graissés de suif, offraientun aspect repoussant, stupide et féroce : les uns s’étendaientaux chauds rayons de ce soleil qu’ils venaient chercher du fond deleurs sombres et froides forêts ; d’autres trouvaient unpasse-temps à chercher la vermine sur leur corps velu, car cesbarbares croupissaient dans une telle fange, que, bien qu’ilsfussent campés en plein air, leur rassemblement exhalait une odeurinfecte.

À l’aspect de ces hordes indisciplinées, malarmées, mais innombrables, et se recrutant incessamment denouvelles peuplades, émigrant en masse des pays glacés du Nord pourvenir fondre sur notre fertile et riante Gaule, comme sur uneproie, je songeais, malgré moi, à quelques mots de sinistreprédiction échappés à Victoria ; mais bientôt je prenais engrand mépris ces barbares qui, trois ou quatre fois supérieurs ennombre à notre armée, n’avaient jamais pu, depuis plusieurs années,et malgré de sanglantes batailles, envahir notre sol, et s’étaienttoujours vus repoussés au delà du Rhin, notre frontièrenaturelle.

En traversant une partie de ces campements,porté sur les épaules des quatre guerriers noirs, je fus poursuivid’injures, de menaces et de cris de mort par les Franks qui mevoyaient passer ; plusieurs fois l’escorte dont j’étaisaccompagné fut obligée, d’après l’ordre de Riowag, de faire usagede ses armes pour m’empêcher d’être massacré. Nous sommes ainsiarrivés à peu de distance d’un bois épais. Je remarquai, enpassant, une hutte plus grande et plus soigneusement construite queles autres, devant laquelle était plantée une bannière jaune etrouge. Un grand nombre de cavaliers vêtus de peaux d’ours, les unsen selle, les autres à pied à côté de leurs chevaux, et appuyés surleurs longues lances, postés autour de cette habitation,annonçaient qu’un des chefs importants de leurs hordes l’occupait.J’essayai encore de persuader à Riowag, qui marchait à mes côtés,toujours grave et silencieux, de me conduire d’abord auprès decelui des chefs dont j’apercevais la bannière, après quoi l’onpourrait ensuite me tuer ; mes instances ont été vaines, etnous sommes entrés dans un bois touffu, puis arrivés au milieud’une grande clairière. J’ai vu à quelque distance de moi l’entréed’une grotte naturelle, formée de gros blocs de roche grise, entrelesquels avaient poussé, çà et là, des sapins et des châtaigniersgigantesques ; une source d’eau vive, filtrant parmi lespierres, tombait dans une sorte de bassin naturel. Non loin decette caverne se trouvait une cuve d’airain étroite, et de lalongueur d’un homme ; un réseau de chaînes de fer garnissaitl’orifice de cette infernale chaudière ; elles servaient sansdoute à y maintenir la victime que l’on y mettait bouillir vivante.Quatre grosses pierres supportaient cette cuve, au-dessous delaquelle on avait préparé un amas de broussailles et de grosbois ; des os humains blanchis, et dispersés sur le sol,donnaient à ce lieu l’aspect d’un charnier. Enfin, au milieu de laclairière s’élevait une statue colossale à trois têtes, presqueinforme, taillée grossièrement à coups de hache dans un troncd’arbre énorme et d’un aspect repoussant.

Riowag fit signe aux quatre guerriers noirsqui me portaient sur leurs épaules de s’arrêter au pied de lastatue, et il entra seul dans la grotte, pendant que les hommes demon escorte criaient :

– Elwig ! Elwig !…

– Elwig ! prêtresse des dieuxinfernaux !

– Réjouis-toi, Elwig, nous t’apportons dequoi remplir ta chaudière !

– Tu nous diras tes augures !

– Et tu nous apprendras si la terre desGaules ne sera pas bientôt la nôtre !

Après une assez longue attente, la prêtresse,suivie de Riowag, apparut au dehors de la caverne.

Je m’attendais à voir quelque hideuse vieille,je me trompais : Elwig était jeune, grande et d’une sorte debeauté sauvage ; ses yeux gris, surmontés d’épais sourcilsnaturellement roux, de même nuance que ses cheveux, étincelaientcomme l’acier du long couteau dont elle était armée ; son nezen bec d’aigle, son front élevé, lui donnaient une physionomieimposante et farouche. Elle était vêtue d’une longue tunique decouleur sombre ; son cou et ses bras nus étaient surchargés degrossiers colliers et de bracelets de cuivre, qui, dans sa marche,bruissaient, choqués les uns contre les autres, et sur lesquels, ens’approchant de moi, elle jeta plusieurs fois un regard decoquetterie sauvage. Sur son épaisse et longue chevelure rousse,éparse autour de ses épaules, elle portait une espèce de chaperonécarlate, ridiculement imité de la charmante coiffure que lesfemmes gauloises avaient adoptée. Enfin, je crus remarquer (je neme trompais pas) chez cette étrange créature ce mélange de hauteuret de vanité puérile particulier aux peuples barbares.

Riowag, debout à quelques pas d’elle, semblaitla contempler avec admiration ; malgré sa couleur noire et lestatouages rouges sous lesquels son visage disparaissait, ses traitsme parurent exprimer un violent amour, et ses yeux brillèrent dejoie lorsque, par deux fois, Elwig, me désignant du geste, seretourna vers son amant, le sourire aux lèvres, pour le remerciersans doute de sa sanglante offrande. Je remarquai aussi sur lesbras nus de cette infernale prêtresse deux tatouages ; ils merappelèrent un souvenir de guerre.

L’un de ces tatouages représentait deuxserres d’oiseau de proie ; l’autre, un serpentrouge.

Elwig, tournant et retournant son couteau danssa main, attachait sur moi ses grands yeux gris avec unesatisfaction féroce, tandis que les guerriers noirs lacontemplaient d’un air de crainte superstitieuse…

– Femme, – dis-je à la prêtresse, – jesuis venu ici sans armes, le rameau de paix à la main, apportant unmessage aux grands chefs de vos hordes… On m’a saisi et garrotté…Je suis en ton pouvoir… tue-moi, si tu le veux… mais auparavant,fais que je parle à l’un de vos chefs… cet entretien importe autantaux Franks qu’aux Gaulois, car c’est Victorin et sa mère Victoriala Grande qui m’ont envoyé ici.

– Tu es envoyé ici par Victoria ?s’écria la prêtresse d’un air singulier, – Victoria que l’on dit sibelle ?

– Oui.

Elwig réfléchit, et après un assez longsilence, elle leva les bras au-dessus de sa tête, brandit soncouteau en prononçant je ne sais quelles mystérieuses paroles d’unton à la fois menaçant et inspiré ; puis elle fit signe à ceuxqui m’avaient amené de s’éloigner.

Tous obéirent et se dirigèrent lentement versla lisière du bois dont était entourée la clairière.

Riowag resta seul, à quelques pas de laprêtresse. Se tournant alors vers lui, elle désigna d’un gesteimpérieux le bois où avaient disparu les autres guerriers noirs. Lechef n’obéissant pas à cet ordre, elle éleva la voix et redoublason geste en disant :

– Riowag !

Il insistait encore, tendant vers elle sesmains suppliantes ; Elwig répéta d’une voix presquemenaçante :

– Riowag ! Riowag !

Le chef n’insista plus et disparut aussi dansle bois, sans pouvoir contenir un mouvement de colère.

Je restai seul avec la prêtresse, toujoursgarrottée, et couché au pied de la statue des divinités infernales.Elwig s’accroupit alors sur ses talons près de moi, etreprit :

– Tu es envoyé par Victoria pour parleraux chefs des Franks ?

– Je te l’ai déjà dit.

– Tu es l’un des officiers deVictoria ?

– Je suis l’un de ses soldats.

– Elle t’affectionne ?

– C’est ma sœur de lait, je suis pourelle un frère.

Ces mots parurent faire de nouveau réfléchirElwig ; elle garda encore le silence, puis continua :

– Victoria regrettera ta mort ?

– Comme on regrette la mort d’unserviteur fidèle.

– Elle donnerait beaucoup pour te sauverla vie ?

– Est-ce une rançon que tuveux ?

Elwig se tut encore, et me dit avec un mélanged’embarras et d’astuce dont je fus frappé :

– Que Victoria vienne demander ta vie àmon frère, il la lui accordera ; mais, écoute… On dit Victoriatrès-belle, les belles femmes aiment à se parer de ces magnifiquesbijoux gaulois si renommés… Victoria doit avoir de superbesparures, puisqu’elle est la mère du chef des chefs de ton pays…Dis-lui qu’elle se couvre de ses plus riches ornements, celaréjouira les yeux de mon frère… Il en sera plus clément etaccordera ta vie à Victoria.

Je crus dès lors deviner le piège que metendait la prêtresse de l’enfer, avec cette ruse grossièrenaturelle aux sauvages ; voulant m’en assurer je lui dis, sansrépondre à ses dernières paroles :

– Ton frère est donc un puissantchef ?

– Il est plus que chef ! – merépondit orgueilleusement Elwig ; il est ROI !

– Nous aussi, du temps de notre barbarie,nous avons eu des rois ; et ton frère, comments’appelle-t-il ?

– Néroweg, surnommé l’Aigleterrible.

– Tu as sur les bras deux figuresreprésentant un serpent rouge et deux serres d’oiseau deproie : pourquoi cela ?

– Les pères de nos pères ont toujours,dans notre famille de rois, porté ces signes des vaillants et dessubtils : les serres de l’aigle, c’est lavaillance ; le serpent, c’est la subtilité… Maisassez parlé de mon frère, – ajouta Elwig avec une sombreimpatience, car cet entretien semblait lui peser ; – veux-tu,oui ou non, engager Victoria à venir ici ?

– Un mot encore sur ton royal frère… Neporte-t-il pas au front les deux mêmes signes que tu portes sur lesbras ?

– Oui, – reprit-elle avec une impatiencecroissante, – oui, mon frère porte une serre d’aigle bleueau-dessus de chaque sourcil, et le serpent rouge en bandeau sur lefront, parce que les rois portent un bandeau… Mais assez parlé deNéroweg… assez…

Et je crus voir sur les traits d’Elwig unressentiment de haine à peine dissimulé en prononçant le nom de sonfrère ; elle continua :

– Si tu ne veux pas mourir, écris àVictoria de venir dans notre camp parée de ses plus magnifiquesbijoux. Elle se rendra seule dans un lieu que je te dirai… unendroit écarté que je connais… et moi-même je la conduirai auprèsde mon frère, afin qu’elle obtienne ta grâce…

– Victoria venir seule dans cecamp ?… J’y suis venu, moi, comptant sur la franchise de latrêve… le rameau de paix à la main, et l’on a tué un de mescompagnons ; un autre a été blessé, puis l’on m’a livré à toigarrotté, pour être mis à mort…

– Victoria pourra se faire accompagnerd’une petite escorte.

– Qui serait massacrée par tesgens !… L’embûche est trop grossière.

– Tu veux donc mourir ! – s’écria laprêtresse en grinçant les dents de rage et me menaçant de soncouteau ; – on va rallumer le foyer de la chaudière… Je teferai plonger vivant dans l’eau magique, et tu y bouilliras jusqu’àla mort… Une dernière fois, choisis… Ou tu vas mourir dans lessupplices, ou tu vas écrire à Victoria de se rendre au camp paréede ses plus riches ornements… Choisis !… – ajouta-t-elle dansun redoublement de rage, en me menaçant encore de soncouteau ; – choisis… ou tu vas mourir.

Je savais qu’il n’était pas de race pluspillarde, plus cupide, plus vaniteuse, que cette maudite racefranque… Je remarquai que les grands yeux gris d’Elwig étincelaientde convoitise chaque fois qu’elle me parlait des magnifiquesparures que, selon elle, devait posséder la mère des camps.L’accoutrement ridicule de la prêtresse, la profusion d’ornementssans valeur dont elle se couvrait avec une coquetterie sauvage,pour plaire sans doute à Riowag, le chef des guerriers noirs ;et surtout la persistance qu’elle mettait à me demander queVictoria se rendît au camp couverte de riches ornements ; toutme donnait à penser qu’Elwig voulait attirer ma sœur de lait dansun piège pour l’égorger et lui voler ses bijoux. Cette embûchegrossière ne faisait pas honneur à l’invention de l’infernaleprêtresse ; mais sa vaniteuse cupidité pouvait meservir ; je lui répondis d’un air indifférent :

– Femme, tu veux me tuer si je n’engagepas Victoria à venir ici ? Tue-moi donc… fais bouillir machair et mes os… tu y perdras plus que tu ne sais, puisque tu es lasœur de Néroweg, l’Aigle terrible, un des plus grands rois de voshordes !…

– Que perdrai-je ?

– De magnifiques paruresgauloises !

– Des parures… Quelles parures ? –s’écria Elwig d’un air de doute, quoique ses yeux brillassent plusque jamais de convoitise. – De quelles paruresparles-tu ?…

– Crois-tu que Victoria la Grande, enenvoyant ici son frère de lait porter un message aux rois desFranks, ne leur ait pas envoyé, en gage de trêve, de richesprésents pour leurs femmes et leurs sœurs, qui les ont accompagnésou qui sont restées en Germanie ?…

Elwig bondit sur ses talons, se releva d’unsaut, jeta son couteau, frappa dans ses mains, poussa des éclats derire presque insensés, puis s’accroupit de nouveau près de moi, medisant d’une voix entrecoupée, haletante :

– Des présents ? tu apportes desprésents ?… Quels sont-ils ? Où sont-ils ?…

– Oui, j’apporte des présents capablesd’éblouir une impératrice : colliers d’or ornésd’escarboucles, pendants d’oreilles de perles et de rubis,bracelets, ceintures et couronnes d’or, si chargés de pierreries,qu’ils resplendissent de tous les feux de l’arc-en-ciel… Ceschefs-d’œuvre de nos plus habiles orfèvres gaulois… je lesapportais en présent… et puisque ton frère Néroweg, l’Aigleterrible, est le plus puissant roi de vos hordes, tu aurais eu laplus grosse part de ces richesses…

Elwig m’avait écouté la bouche béante, lesmains jointes, sans chercher à cacher l’admiration et l’effrénéecupidité que lui causait l’énumération de ces trésors… Mais soudainses traits prirent une expression de doute et de courroux… Elleramassa son couteau, et le levant sur moi, elle s’écria :

– Tu mens ou tu railles !… Cestrésors, où sont ils ?

– En sûreté… Sage a été maprécaution ; car j’aurais été tué et dépouillé sans avoiraccompli les ordres de Victoria et de son fils.

– Où les as-tu mis en sûreté, cestrésors ?

– Ils sont restés dans la barque qui m’aamené ici… mes compagnons ont regagné le large et se sont ancrésdans les eaux du Rhin, hors de portée des flèches de tes gens.

– Il y a les barques du radeau à l’autreextrémité du camp, je vais faire poursuivre tes compagnons… j’auraites trésors !

– Erreur… Mes compagnons, voyant au loins’avancer vers eux des bateaux ennemis, se défieront, et comme ilsont une longue avance, ils regagneront sans danger l’autre rive duRhin… Tel sera le fruit de la trahison des tiens envers moi…Allons, femme, fais-moi bouillir pour tes augures infernaux !…Mes os, blanchis dans ta chaudière, se changeront peut-être par tamagie en parures magnifiques !…

– Mais ces trésors, – reprit Elwigluttant contre ses dernières défiances, – ces trésors, puisque tune les avais pas apportés avec toi, quand les aurais-tu donnés auxrois de nos hordes ?

– En les quittant ; je croyais êtreaccueilli et reconduit par eux en envoyé de paix… Alors mescompagnons auraient abordé au rivage pour venir me chercher ;j’aurais pris dans la barque les présents pour les distribuer auxrois au nom de Victoria et de son fils.

La prêtresse me regarda encore pendantquelques instants d’un air sombre, paraissant céder tour à tour àla méfiance et à la cupidité. Enfin, vaincue sans doute par cedernier sentiment, elle se leva et appela d’une voix forte, et parun nom bizarre, une personne jusqu’alors invisible.

Presque aussitôt sortit de la caverne unehideuse vieille à cheveux gris, vêtue d’une robe souillée de sang,car elle aidait sans doute la prêtresse dans ses horriblessacrifices. Elle échangea quelques mots à voix basse avec Elwig, etdisparut dans le bois où s’étaient retirés les guerriers noirs.

La prêtresse, s’accroupissant de nouveau prèsde moi, me dit d’une voix basse et sourde :

– Tu veux entretenir mon frère le roiNéroweg, l’Aigle terrible… Je l’envoie chercher… il va venir ;mais tu ne lui parleras pas de ces trésors.

– Pourquoi ?

– Il les garderait…

– Quoi… lui, ton frère, ne partageraitpas les richesses avec toi, sa sœur !…

Un sourire amer contracta les lèvresd’Elwig ; elle reprit :

– Mon frère a failli m’abattre le brasd’un coup de hache parce que j’ai voulu toucher à une part de sonbutin…

– Est-ce ainsi que frères et sœurs setraitent parmi les Franks ?

– Chez les Franks, – répondit Elwig d’unair de plus en plus sinistre, – le guerrier a pour premièresesclaves sa mère, sa sœur et ses femmes…

– Ses femmes ?… En ont-ils doncplusieurs ?…

– Toutes celles qu’ils peuvent enlever etnourrir… de même qu’ils ont autant de chevaux qu’ils en peuventnourrir…

– Quoi ! une sainte et éternelleunion n’attache pas, comme chez nous, l’époux à la mère de sesenfants ?… Quoi ! sœurs, femmes, sont esclaves ?…Bénie des dieux est la Gaule ! mon pays, où nos mères et nosépouses, vénérées de tous, siègent fièrement dans les conseils dela nation, et font prévaloir leurs avis, souvent plus sages quecelui de leurs maris et de leurs fils…

Elwig, palpitante de cupidité, ne répondit pasà mes paroles, et reprit :

– De ces trésors tu ne parleras donc pasà Néroweg ; il les garderait pour lui… Tu attendras la nuitpour quitter le camp… Je te dirai la route ; jet’accompagnerai, tu me donneras tous les présents, à moi seule… àmoi seule !…

Et, poussant de nouveau des éclats de rired’une joie presque insensée, elle ajouta :

– Bracelets d’or ! colliers deperles ! boucles d’oreilles de rubis ! diadèmes depierreries !… Je serai belle comme une impératrice !…oh ! je serai très-belle aux yeux de Riowag !…

Puis, jetant un regard de mépris sur sesgrossiers bracelets de cuivre, qu’elle fit bruire en secouant sesbras, elle répéta :

– Je serai très-belle aux yeux deRiowag !…

– Femme, – lui dis-je, – ton avis estprudent ; il faudra attendre la nuit pour quitter tous deux lecamp et regagner le rivage !…

Puis, voulant mettre davantage Elwig enconfiance avec moi en paraissant m’intéresser à sa vaniteusecupidité, j’ajoutai :

– Mais si ton frère te voit parée de cesmagnifiques bijoux, il te les prendra… peut-être ?…

– Non, – me répondit-elle d’un airétrange et sinistre, – non, il ne me les prendra pas…

– Si Néroweg, l’Aigle terrible, est aussiviolent que tu le dis, s’il a failli une fois t’abattre le braspour avoir voulu toucher à sa part du butin, – lui dis-je surprisde sa réponse, et voulant pénétrer le fond de sa pensée, – quiempêchera ton frère de s’emparer de ces parures ?

Elle me montra son large couteau avec uneexpression de férocité froide qui me fit tressaillir, et medit :

– Quand j’aurai le trésor… cette nuit,j’entrerai dans la hutte de mon frère… je partagerai son lit, commed’habitude… et pendant qu’il dormira, moi, vois-tu, je letuerai…

– Ton frère ! – m’écriai-je enfrémissant, et croyant à peine à ce que j’entendais, quoique lerécit de l’épouvantable dissolution des mœurs des Franks ne fût pasnouveau pour moi. – Ton frère !… tu partages sonlit ?…

La prêtresse ne parut pas surprise de monétonnement, et me répondit d’un air sombre :

– Je partage le lit de mon frère depuisqu’il m’a fait violence… C’est le sort de presque toutes les sœursdes rois franks qui les suivent à la guerre… Ne t’ai-je pas dit queleurs sœurs, leurs mères et leurs filles étaient les premièresesclaves de nos maîtres ? Et quelle est l’esclave qui, de gréou de force, ne partage pas le coucher de son maître ? Monpère a fait violence à sa mère, qui était belle encore… et, unjour, me poursuivant, il a…

– Tais-toi, femme !… – m’écriai-jeen l’interrompant, – tais-toi ! tes monstrueuses parolesattireraient sur nous la foudre des cieux !…

Et, sans pouvoir ajouter un mot, je contemplaicette créature avec horreur… Ce mélange de débauche, de cupidité,de barbarie et de confiance stupide, puisque Elwig s’ouvrait à moi,qu’elle voyait pour la première fois, à moi, un ennemi, sur lefratricide qu’elle voulait commettre… ce fraticide, précédé del’inceste, subi par cette prêtresse d’un culte sanglant, quipartageait le lit de son frère et se donnait à un autre homme… toutcela m’épouvantait, quoique j’eusse entendu, je le répète, souventparler des abominables mœurs de ces barbares dissolus etféroces.

Elwig ne semblait pas se douter de la cause demon silence et du dégoût qu’elle m’inspirait ; elle murmuraitquelques paroles inintelligibles en comptant les bracelets decuivre dont ses bras étaient chargés ; après quoi elle me ditd’un air pensif :

– Aurai-je bien neuf beaux bracelets depierreries pour remplacer ceux-ci ?… Tous tiendront-ils dansun petit sac que je cacherai sous ma robe en revenant à la hutte duroi mon frère pour le tuer pendant son sommeil ?

Cette férocité froide, et pour ainsi direnaïve, redoubla l’aversion que m’inspirait cette créature. Jegardai le silence ; alors elle s’écria :

– Tu ne me réponds pas au sujet de cesbijoux ? Fais-tu le muet ?

Puis, paraissant frappée d’une idée subite,elle ajouta :

– Et j’ai parlé !… S’il allait toutdire à Néroweg !… Il me tuerait, moi et Riowag… La pensée deces trésors m’a rendue folle !

Et elle se mit à appeler de nouveau, en setournant vers la caverne.

Une seconde vieille, non moins hideuse que lapremière, accourut tenant en main un os de bœuf où pendait unlambeau de chair à demi cuite qu’elle rongeait.

– Accours ici, – lui dit la prêtresse, –et laisse là ton os.

La vieille obéit à regret et en grondant,ainsi qu’un chien à qui l’on ôte sa proie, déposa l’os sur l’unedes pierres saillantes de l’entrée de la grotte, et s’approcha ens’essuyant les lèvres.

– Fais du feu sous la cuve d’airain, –dit la prêtresse à la vieille.

Celle-ci retourna dans la caverne, en rapportad’une main quelques brandons enflammés. Bientôt un ardent brasierbrûla sous la chaudière.

– Maintenant, – dit Elwig à la vieille enme montrant, étendu que j’étais toujours à terre, aux pieds de ladivinité infernale, les mains liées derrière le dos et les jambesattachées ; – maintenant, agenouille-toi sur lui.

Je ne pouvais faire un mouvement ; lahideuse vieille se mit à genoux sur la cuirasse dont ma poitrineétait couverte, et dit à la prêtresse :

– Que faut-il faire ?

– Tiens-lui la langue… je la luicouperai.

Je compris alors qu’Elwig, d’abord entraînée àde dangereuse confidences par sa sauvage convoitise, se reprochantd’avoir inconsidérément parlé de ses horribles amours et de sesprojets fratricides, ne trouvait pas de meilleur moyen de me forcerau silence envers son frère qu’en me coupant la langue. Je crus ceprojet facile à concevoir, mais difficile à exécuter, car je serrailes dents de toutes mes forces.

– Serre lui le cou, – dit Elwig à lavieille ; – il ouvrira la bouche, tirera la langue, et je lacouperai.

La vieille, toujours agenouillée sur macuirasse, se pencha si près de moi, que son hideux visage touchaitpresque le mien. De dégoût je fermai les yeux ; bientôt jesentis les doigts crochus et nerveux de la suivante de la prêtresseme serrer la gorge. Pendant quelques instants, je luttai contre lasuffocation et ne desserrai pas les dents ; mais enfin, selonqu’Elwig l’avait prévu, je me sentis prêt à étouffer et j’ouvrismalgré moi la bouche. Elwig y plongea aussitôt ses doigts poursaisir ma langue. Je les mordis si cruellement, qu’elle les retiraen poussant un cri de douleur. À ce cri, je vis sortir du bois, oùils s’étaient retirés par ordre de la prêtresse, les guerriersnoirs et Riowag. Celui-ci accourait ; mais il s’arrêta indécisà la vue d’une troupe de Franks arrivant du côté opposé et entrantdans la clairière ; l’un de ces derniers venus criait d’unevoix rauque et impérieuse :

– Elwig !

– Le roi mon frère ! – murmura laprêtresse, toujours agenouillée près de moi.

Et elle me parut chercher son couteau, tombé àterre pendant notre lutte d’un moment.

– Ne crains rien… je serai muet… Tu aurasle trésor pour toi seule, – dis-je tout bas à Elwig, de crainte quedans sa terreur elle ne me tuât. J’espérais, à tout hasard,m’assurer son appui et me ménager les moyens de fuir en flattant sacupidité.

Soit qu’Elwig crût à ma parole, soit que laprésence de son frère l’empêchât de m’égorger, elle me jeta unregard significatif, et resta agenouillée à mes côtés, la têtepenchée sur sa poitrine d’un air méditatif ; la vieille,s’étant relevée, ne pesait plus sur ma cuirasse ; je pusrespirer librement, et je vis l’Aigle terrible debout, à deux pasde moi, escorté de quelques autres ROIS franks, comme s’appellentces chefs de pillards.

Néroweg était d’une taille colossale ; sabarbe, grâce à l’usage de l’eau de chaux, était devenue d’un rougede cuivre, ainsi que ses cheveux graissés et relevés autour de sonfront ; nouée par une tresse de cuir, au sommet de sa tête,cette chevelure retombait derrière ses épaules, comme la crinièred’un casque ; au-dessus de chacun de ses épais sourcils roux,je vis une serre d’aigle tatouée en bleu, tandis qu’un autretatouage écarlate, représentant les ondulations d’un serpent,ceignait son front ; sa joue gauche était aussi recouverted’un tatouage rouge et bleu, composé de raies transversales ;mais sur la joue droite, ce sauvage ornement disparaissait presqueentièrement dans la profondeur d’une cicatrice commençantau-dessous de l’œil et allant se perdre dans sa barbe hérissée. Delourdes plaques d’or grossièrement travaillées, attachées à sesoreilles, les distendaient et tombaient sur ses épaules ; ungros collier d’argent faisait deux ou trois fois le tour de son couet tombait jusque sur sa poitrine demi-nue. Il avait pour vêtement,par-dessus sa tunique de toile, presque noire, tant elle étaitmalpropre, une casaque de peau de bête. Ses chausses, de mêmeétoffe et de même saleté que sa tunique, la rejoignaient et yétaient assujetties par un large ceinturon de cuir où pendaient,d’un côté, une longue épée, de l’autre une hache de pierretranchante ; de larges bandes de peau tannée (de peau humainepeut-être) se croisaient sur ses chausses, depuis le cou-de-piedjusqu’au-dessus du genou ; il s’appuyait sur une demi-piquearmée d’un fer aigu. Les autres rois qui accompagnaient Nérowegétaient à peu près tatoués, vêtus et armés comme lui ; tousavaient les traits empreints d’une gravité farouche.

Elwig, toujours agenouillée silencieusementprès de moi, avait jusqu’alors caché ma figure à Néroweg. Il touchabrutalement, du bout du manche de sa pique, les épaules de sa sœur,et lui dit durement :

– Pourquoi m’as-tu envoyé quérir avant defaire bouillir pour tes augures ce chien gaulois… dont mesécorcheurs voulaient me donner la peau ?

– L’heure n’est pas propice, – reprit laprêtresse d’un ton mystérieux et saccadé ; – l’heure de lanuit… de la nuit noire, vaut mieux pour sacrifier aux dieuxinfernaux… Ce Gaulois dit avoir été chargé d’un message pour toi, ôpuissant roi ! par Victoria et par son fils.

Néroweg s’approcha davantage et me regardad’abord avec une dédaigneuse indifférence ; puis, m’examinantplus attentivement, et se baissant pour mieux m’envisager, sestraits prirent soudain une expression de haine et de ragetriomphante, et il s’écria, comme s’il ne pouvait en croire sesyeux :

– C’est lui !… c’est le cavalier aucheval gris… c’est lui !…

– Tu le connais, – demanda Elwig à sonfrère. – Tu connais ce prisonnier ?…

– Va-t-en ! reprit brusquementNéroweg. Hors d’ici !

Puis, me contemplant de nouveau, ilrépéta :

– C’est lui… le cavalier au chevalgris !…

– L’as-tu donc rencontré à labataille ? – demanda de nouveau Elwig à son frère. –Réponds…

– T’en iras-tu ! – reprit Néroweg enlevant son bâton sur la prêtresse. – J’ai parlé !va-t-en !…

J’avais les yeux, à ce moment, fixés sur legroupe des guerriers noirs ; je vis Riowag, le roi desguerriers noirs, à peine contenu par ses compagnons, porter la mainà son épée, pour venger sans doute l’insulte faite à Elwig parNéroweg.

Mais la prêtresse, loin d’obéir à son frère,et craignant sans doute qu’en son absence je ne parlasse à l’Aigleterrible des projets fratricides de sa sœur incestueuse, et desriches présent de Victoria, s’écria :

– Non… non… je reste ici… Ce prisonnierm’appartient pour mes augures… Je ne m’éloigne pas de lui… je legarde…

Néroweg, pour toute réponse, asséna plusieurscoups du manche de sa pique sur le dos d’Elwig ; puis il fitun signe, et plusieurs hommes de ceux dont il était accompagnérepoussèrent violemment la prêtresse, ainsi que les deux vieilles,dans la caverne, dont ils gardèrent l’issue l’épée à la main.

Il fallut que les guerriers noirs quientouraient leur roi Riowag fissent de grands efforts pourl’empêcher de se précipiter, l’épée à la main, sur l’Aigleterrible ; mais, celui-ci, ne songeant qu’à moi, ne s’aperçutpas de la fureur de son rival, et me dit d’une voix tremblante decolère, en me crossant du pied :

– Me reconnais-tu, chien ?

– Je te reconnais…

– Cette blessure, – reprit Néroweg enportant son doigt à la profonde cicatrice dont sa joue étaitsillonnée, – cette blessure, la reconnais-tu ?

– Oui, c’est mon œuvre… Je t’ai combattuen soldat…

– Tu mens !… tu m’as combattu enlâche… deux contre un…

– Tu attaquais avec furie le fils deVictoria, la grande ; il était déjà blessé… sa main pouvait àpeine soutenir son épée… je suis venu à son aide…

– Et tu m’as marqué à la face de tonsabre gaulois… chien…

En disant cela, Néroweg m’asséna plusieurscoups du manche de sa pique, à la grande risée des autres rois.

Je me rappelai mon aïeul Guilhern, enchaînécomme esclave, et supportant avec dignité les lâches et cruelstraitements des Romains, après la bataille de Vannes… Je l’imitai,je dis simplement à Néroweg :

– Tu frappes un soldat désarmé, garrotté,qui, confiant dans la trêve, est venu pacifiquement vers toi… c’estune grande lâcheté !… Tu n’oserais pas lever ton bâton surmoi, si j’étais debout, une épée à la main…

Le chef Frank, se mettant à rire d’un rirecruel et grossier, me répondit :

– Fou est celui qui, pouvant tuer sonennemi désarmé, ne le tue pas… Je voudrais pouvoir te tuer deuxfois… Tu es doublement mon ennemi… Je te hais parce que tu esGaulois ; je te hais parce que ta race possède la Gaule, lepays du soleil, du bon vin et des belles femmes… je te hais parceque tu m’as marqué à la face, et que cette blessure fait ma honteéternelle… Je veux donc te faire tant souffrir, que tes souffrancesvaillent deux morts, mille morts, si je peux… chiengaulois !…

– Le chien gaulois est un noble animal dechasse et de guerre, – lui dis-je ; – le loup frank est unanimal de rapine et de carnage ; mais avant peu les braveschiens gaulois auront chassé de leurs frontières cette bande deloups voraces, sortis des forêts du nord… Prends garde !… Situ refuses d’écouter le message de Victoria la Grande et de sonvaillant fils… prends garde !… Entre le loup frank et le chiengaulois, ce sera une guerre à mort, une guerre d’extermination.

Néroweg, grinçant les dents de rage, saisit àson côté sa hache, et la tenant des deux mains, la leva sur moipour me briser la tête… Je me crus à mon heure dernière ; maisdeux des autres rois arrêtèrent le bras du frère d’Elwig, et ilslui dirent quelques mots à voix basse, qui parurent le calmer. Ilse concerta ensuite avec ses compagnons, et me dit :

– Quel est le message dont tu es chargépar Victoria pour les rois des Franks ?

– Le messager de Victorin et de Victoria,la grande, doit parler debout, sans liens, le front haut… et nonétendu à terre et garrotté comme le bœuf qui attend le couteau duboucher… Fais-moi délivrer de mes liens, et je parlerai… sinon,non !…

– Parle à l’instant… sans condition,chien gaulois !…

– Non !

– Je saurai te faire parler !

– Essaie !

Néroweg dit quelques mots à l’un des autresrois. Celui-ci alla prendre sous la cuve d’airain deux tisonsenflammés ; l’on me saisit par les épaules et par les pieds,afin de m’empêcher de faire un mouvement, tandis que le Frank,plaçant et maintenant les tisons sur le fer de ma cuirasse, yétablissait ainsi une sorte de brasier, aux grands éclats de rirede Néroweg, qui me dit :

– Tu parleras ! ou tu sera grillécomme la tortue dans son écaille.

Le fer de ma cuirasse commençait à s’échauffersous ce brasier, que deux rois franks attisaient de leur souffle.Je souffrais beaucoup et je m’écriai :

– Ah ! Néroweg… Néroweg !…lâche bourreau ! j’endurerais ces tortures avec joie pour metrouver une fois encore face à face avec toi, une bonne épée à lamain, et te marquer à l’autre joue !… Oh ! tu l’as dit…entre nos deux races… haine à mort !…

– Quel est le message de Victoria ?– reprit l’Aigle terrible. – Réponds…

Je restai muet, quoique la douleur devînt pourmoi fort grande… le fer de ma cuirasse s’échauffant de plus en pluset dans toutes ses parties.

– Parleras-tu ? – s’écria de nouveaule chef frank, qui parut étonné de ma constance.

– Je te l’ai dit : le messager deVictoria parle debout et libre ! – ai-je répondu, – sinon,non !…

Soit que le roi frank crût de son intérêt deconnaître le message que j’apportais, soit qu’il se rendît auxobservations de ses compagnons, moins féroces que lui, l’un d’euxdéboucla la mentonnière de mon casque, me l’ôta de dessus la têteet alla le remplir d’eau à la fontaine qui sourdait entre lesroches de la caverne, et versa cette eau fraîche sur ma cuirassebrûlante, elle se refroidit ainsi peu à peu.

– Délivrez-le de ses liens, – ditNéroweg, – mais entourez-le… et qu’il tombe percé de coups s’ilveut tenter de fuir…

Je repris mes forces pendant que l’on ôtaitmes liens, car la douleur m’avait fait presque défaillir. Je bus unpeu d’eau restant au fond de mon casque ; puis je me levai aumilieu des rois franks qui m’entouraient, afin de me couper touteretraite.

Néroweg me dit :

– Quel est ton message ?

– Une trêve a été convenue entre nos deuxarmées… Victoria et son fils m’envoient vous dire ceci :Depuis que vous avez quitté vos forêts du Nord, vous possédez toutle pays d’Allemagne qui s’étend sur la rive gauche du Rhin… Ce solest aussi fertile que celui de la Gaule. Avant votre invasion, ilproduisait tout avec abondance ; vos violences, vos cruautésont fait fuir presque tous ses habitants ; mais le sol resteun sol fertile… Pourquoi ne le cultivez-vous pas, au lieu de nousguerroyer sans cesse et de vivre de rapines ? Est-ce l’amourde batailler qui vous pousse ?… Nous comprenons mieux quepersonne, nous autres Gaulois, cette outre-vaillance, et nous yvoulons bien satisfaire ; envoyez à chaque lune nouvelle,mille, deux mille guerriers d’élite, dans une des grandes îles duRhin, notre frontière commune ; nous enverrons pareil nombrede guerriers ; on se combattra rudement, et selon le bonplaisir de chacun ; mais du moins, vous, Franks, d’un côté duRhin, nous Gaulois, de l’autre, nous pourrons en paix cultiver noschamps, travailler, fabriquer, enrichir nos pays, sans êtreobligés, chose mauvaise, d’avoir toujours un œil sur la frontièreet une épée pendue au manche de la charrue. Si vous refusez ceci,nous vous ferons une guerre d’extermination pour vous chasser denos frontières et vous refouler dans vos forêts ! Lorsqu’onest si voisins, et seulement séparés par un fleuve, il faut êtreamis, ou que l’un des deux peuples détruise l’autre…Choisissez !… J’ai dit, au nom de Victoria la Grande, et deson fils Victorin, j’ai dit !

Néroweg se consulta avec plusieurs des roisdont il était entouré, et me répondit insolemment :

– Le Frank n’est pas de race vile, commela race gauloise, qui cultive la terre et travaille : le Frankaime la bataille ; mais il aime surtout le soleil, le bon vin,les belles armes, les belles étoffes, les coupes d’or et d’argent,les riches colliers, les grandes villes bien bâties, les palaissuperbes à la mode romaine, les jolies femmes gauloises, lesesclaves laborieux et soumis au fouet, qui travaillent pour leursmaîtres, tandis que ceux-ci boivent, chantent, dorment, fontl’amour ou la guerre… Mais dans leur sombre pays du Nord, lesFranks ne trouvent ni bon soleil, ni bon vin, ni belles armes, nibelles étoffes, ni coupes d’or et d’argent, ni grandes villes bienbâties, ni palais superbes, ni jolies femmes gauloises… Tout celase trouve chez vous, chiens gaulois… Nous voulons vous le prendre…oui, nous voulons nous établir dans votre pays fertile… jouir detout ce qu’il renferme, tandis que vous travaillerez pour nous,courbés sous notre forte épée, et que vos femmes, vos filles, vossœurs coucheront dans notre lit, fileront la toile de nos chemiseset les laveront au lavoir… Entends-tu cela, chiengaulois ?

Les autres chefs approuvèrent les paroles deNéroweg par leurs rires et leurs clameurs, et tousrépétèrent :

– Oui… voilà ce que nous voulons…entends-tu cela, chien gaulois ?

– J’entends…, – ai-je répondu ne pouvantm’empêcher de railler cette sauvage insolence. – J’entends… vousvoulez nous conquérir et nous asservir comme l’ont fait pendants untemps les Romains, après que notre race a eu dominé, vaincul’univers durant des siècles… Mais, honnêtes barbares, qui aimeztant le soleil, le bien, le pays et les femmes d’autrui, vousoubliez que les Romains, malgré leur puissance universelle et leursinnombrables armées, ont été forcés par nos armes de nous rendreune à une toutes nos libertés, de sorte qu’à cette heure, lesRomains ne sont plus nos conquérants, mais nos alliés… Or, meshonnêtes barbares, qui aimez tant le soleil, le pays, le bien etles femmes d’autrui, écoutez ceci : Nous autres Gaulois, seulset sans l’alliance romaine, nous vous chasserons de nos frontières,ou nous vous exterminerons jusqu’au dernier, si vous persistez àêtre de mauvais voisins, et à prétendre nous larronner notrevieille Gaule !…

– Oui, larrons nous sommes ! –s’écria Néroweg, – et, par les neiges de la Germanie, nouslarronnerons la Gaule !… Notre armée est quatre fois plusnombreuse que la vôtre ; vous avez à défendre vos palais, vosvilles, vos richesses, vos femmes, votre soleil, votre terrefertile… Nous n’avons, nous, rien à défendre et tout àprendre : nous campons sous nos huttes et nous dormons surl’épaule de nos chevaux ; notre seule richesse est notreépée ; nous n’avons rien à perdre, tout à gagner… Nousgagnerons tout, et nous asservirons ta race, chiengaulois !…

– Va demander aux Romains, dont l’arméeétait plus nombreuse que la tienne, combien la vieille terre desGaules a dévoré de cohortes étrangères ! Les plus grandesbatailles qu’ils aient livrées, ces conquérants du monde, ne leuront pas coûté le quart de soldats que nos pères, esclaves insurgés,ont exterminés à coups de faux et de fourche… Prends garde !prends garde !… quand il défend son sol, son foyer, safamille, sa liberté, bien forte est l’épée du soldat gaulois… bientranchante est la faux, bien lourde est la fourche du paysangaulois !… Prenez garde ! prenez garde ! si vousrestez mauvais voisins, la faux et la fourche gauloises suffirontpour vous chasser dans vos neiges, gens de paresse, de rapine et decarnage, qui voulez jouir du travail, du sol, de la femme et dusoleil d’autrui, de par le vol et le massacre !…

– Et c’est toi, chien gaulois, qui osesparler ainsi ? – s’écria Néroweg en grinçant les dents, – toi,prisonnier ! toi, sous la pointe de nos épées !…

– Le moment me paraît bon, à moi, pourdire ceci.

– Et le moment me paraît bon, à moi, pourte faire souffrir mille morts ! – s’écria le chef frank, nonmoins furieux que ses compagnons. – Oui, tu vas souffrir millemorts… après quoi, ma seule réponse à l’audacieux messager de taVictoria sera de lui envoyer ta tête, et de lui faire dire de mapart, à moi Néroweg, l’Aigle terrible, puisqu’elle est belleencore, ta Victoria la grande, qu’avant que le soleil se soit levésix fois, j’irai la prendre au milieu de son camp, qu’ellepartagera mon lit, et qu’après je la livrerai à mes hommes pourqu’ils s’amusent à leur tour de Victoria, la grande et fièreGauloise.

À cette féroce insolence, dite sur la femmeque je vénérais le plus au monde, j’ai perdu, malgré moi, monsang-froid ; j’étais désarmé, mais j’ai ramassé à mes piedsl’un des tisons alors éteints, dont les Franks s’étaient servispour me torturer. J’ai saisi cette lourde bûche, et j’en ai sirudement frappé Néroweg à la tête, qu’étourdi du coup et faisantdeux pas en arrière, il a trébuché et est tombé sans mouvement,sans connaissance.

Aussitôt dix coups d’épée me frappèrent à lafois ; mais mon casque et ma cuirasse me préservèrent ;car, dans leur aveugle rage, les chefs franks me portèrent auhasard les premières atteintes en criant :

– À mort !

Riowag, le chef des guerriers noirs, Riowagseul ne chercha pas à venger sur moi le coup que j’avais porté àson rival Néroweg ; il profita du tumulte pour entrer dans lacaverne où l’on avait repoussé Elwig ; car les deux chefs,qui, l’épée à la main, gardaient l’issue de cette grotte, étaientaccourus au secours de l’Aigle terrible, renversé à quelques pas delà.

Peu d’instants après que Riowag fut entré dansla grotte, la prêtresse et les deux vieilles se précipitèrent horsde leur repaire, les cheveux en désordre, l’air hagard, les mainslevées au ciel en s’écriant :

– L’heure est venue… le soleil baisse… lanuit approche… à mort à mort, le Gaulois !… Il a frappél’Aigle terrible… À mort ! à mort, le Gaulois !…Garrottez-le !… Nous allons lire les augures dans l’eaumagique où il va bouillir…

– Oui… à mort ! – crièrent lesFranks en se précipitant sur moi, et me chargeant de nouveauxliens. – Qu’il périsse dans un long supplice.

– Les prêtresses du supplice, c’estnous ! – s’écrièrent à la fois Elwig et les deux vieilles, enredoublant de contorsions bizarres qui semblaient peu à peu frapperles chefs franks d’une terreur superstitieuse.

– Ô toi, qui as frappé mon frère, le sangde mon sang ! – s’écriait Elwig en se tordant les bras,poussant des hurlements affreux, et se jetant sur moi avec unefurie feinte ou réelle, je ne savais encore, – les dieux infernauxt’ont livré à moi !… Venez, venez… entraînons-le dans lacaverne, – ajouta-t-elle en s’adressant aux deux vieilles ; –il faut le préparer à la mort par les tortures…

Le trouble jeté au milieu des Franks par lecoup que j’avais porté à Néroweg les empêcha d’abord de s’opposerau dessein d’Elwig et des deux vieilles ; plusieurs chefs mêmese joignirent à elles pour me pousser dans la caverne, tandis qued’autres s’empressaient autour de l’Aigle terrible, étendu à terre,pâle, inanimé, le front sanglant.

– Notre grand chef n’est pas mort, –disaient les uns ; – ses mains sont chaudes et son cœurbat.

– Il faut le transporter dans sahutte.

– S’il meurt, nous tirerons au sort sescinq chevaux noirs et sa belle épée gauloise à poignée d’or.

– Les chevaux et les armes de Nérowegappartiennent au plus ancien chef après lui ! – s’écria l’unde ceux qui soutenaient l’Aigle terrible. – Et ce chef, c’est moi…À moi donc les chevaux et les armes !…

– Tu mens !… – dit celui quisoutenait Néroweg de l’autre côté. – Ses chevaux et ses armesm’appartiennent ; je suis son plus ancien compagnon deguerre ; il m’a dit : Si je meurs, mes armes et meschevaux seront à toi.

– Non ! – crièrent les autres chefs,– non ! tout ce qui vient de Néroweg doit être tiré au sortentre nous.

Du seuil de la caverne, où j’entrais alors, jevis la dispute s’animer : les épées brillèrent et secroisèrent au milieu d’un bruyant tumulte, pendant que Néroweg,toujours inanimé, était abandonné et foulé aux pieds pendant cettelutte ; elle allait devenir sanglante, lorsque Elwig, melaissant aux abords de son repaire, s’élança parmi les combattants,qu’elle s’efforça de séparer, en criant d’une voixéclatante :

– Honte et malheur aux lâches qui sedisputent les dépouilles celui qui n’est ni mort ni vengé !…Honte et malheur aux lâches qui se disputent les dépouilles dufrère devant sa sœur !… Honte et malheur aux impies quitroublent le repos des lieux consacrés aux dieuxinfernaux !

Puis, l’air inspiré, terrible, elle se dressade toute sa hauteur, leva ses mains fermées au-dessus de sa tête ens’écriant :

– J’ai les deux mains remplies demalheurs redoutables… Faut-il que je les ouvre sur vous ?…Tremblez ! tremblez !…

À cette menace, les barbares effrayéscourbèrent involontairement la tête, comme s’ils eussent craintd’être atteints par ces mystérieux malheurs, qui allaients’échapper des mains de la prêtresse. Ils remirent leurs épées dansle fourreau : un grand silence se fit.

– Emportez l’Aigle terrible dans sahutte, – dit alors Elwig, – la sœur va accompagner son frèreblessé… le prisonnier gaulois sera gardé dans cette caverne parMap et Mob, qui m’aident aux sacrifices… Deuxd’entre vous resteront à l’entrée de la caverne, l’épée à la main…La nuit approche… quand elle sera venue, Elwig reviendra ici avecNéroweg… Le supplice du prisonnier commencera, et je lirai lesaugures dans les eaux magiques où il doit bouillir jusqu’à lamort !…

Mon dernier espoir m’abandonna : Elwig,devant revenir avec son frère, renonçait sans doute au dessein quelui avait inspiré sa cupidité, dessein où je voyais mon salut…J’étais solidement garrotté, les mains fixées derrière le dos, unceinturon enlaçant mes jambes me permettait à peine de marcher àtrès-petits pas. Je suivis les deux vieilles dans la grotte, dontl’entrée fut gardée par plusieurs chefs armés. Plus j’avançais dansl’intérieur de ce souterrain, plus il devenait obscur. Après avoirainsi assez longtemps marché sous la conduite des deux vieilles,l’une d’elles me dit :

– Couche-toi à terre si tu veux ; lesoleil a disparu ; je vais, avec ma compagne, en attendant leretour d’Elwig, entretenir le feu sous la chaudière… tu n’attendraspas beaucoup.

Les vieilles me quittèrent… je restaiseul.

Je voyais au loin l’entrée de la cavernedevenir de plus en plus sombre, à mesure que le crépuscule faisaitplace à la nuit. Bientôt, de ce côté, les ténèbres furentcomplètes ; seulement, de temps à autre, le feu avivé par lesvieilles sous la cuve d’airain jetait dans la nuit noire desclartés rougeâtres, qui venaient mourir au seuil de la grotte.

J’essayai de rompre mes liens ; une foisles jambes et les mains libres, j’aurais tenté de désarmer l’un desFranks, gardiens de l’antre, et l’épée à la main, protégé parl’obscurité, je me serais dirigé vers les bords du Rhin, guidé parle bruit des grandes eaux du fleuve. Peut-être Douarnek, malgré mesordres, ne se serait-il pas encore éloigné de la rive pour regagnernotre camp ; mais, malgré mes efforts, je ne pus rompre lescordes d’arc et les ceinturons dont j’étais garrotté. Déjà unesourde et croissante rumeur m’annonçait qu’un grand nombre d’hommesarrivaient et se rassemblaient aux abords de la caverne, sans douteafin d’assister à mon supplice et d’entendre les augures de laprêtresse.

Je crus n’avoir plus qu’à me résigner à monsort ; je donnai une dernière pensée à ma femme et à monenfant, à Victorin et à Victoria.

Soudain, au milieu des ténèbres dont j’étaisentouré, j’entendis, à deux pas derrière moi, la voix d’Elwig. Jetressaillis de surprise ; j’étais certain qu’elle n’étaitpoint venue par l’entrée de la caverne.

– Suis-moi, – me dit-elle.

Et en même temps sa main brûlante saisit lamienne.

– Comment es-tu ici ? – lui dis-jestupéfait, en renaissant à l’espérance et m’efforçant demarcher.

– La caverne a deux issues, – réponditElwig : – l’une d’elles est secrète et connue de moi seule…c’est par là que je viens d’arriver jusqu’à toi, tandis que lesrois m’attendent autour de la chaudière… Viens ! viens !…conduis-moi à la barque où est le trésor !

– J’ai les jambes liées, – lui dis-je, –je peux à peine mettre un pied devant l’autre.

Elwig ne répondit rien ; mais je sentisqu’à l’aide de son couteau elle tranchait le cuir des ceinturons etles cordes d’arc qui me garrottaient aux coudes et aux jambes…J’étais libre…

– Et ton frère, lui dis-je en marchantsur ses pas, – est-il revenu à lui ?

– Néroweg est encore à demi étourdi,comme le bœuf mal atteint par l’assommoir… Il attend dans sa huttele moment de ton supplice. Je dois aller lui annoncer l’heure desaugures ; il veut te voir longtemps souffrir… Viens,viens !…

– L’obscurité est si grande que je nevois pas devant moi.

– Donne-moi ta main.

– Si ton frère, lassé d’attendre, – luidis-je en me laissant conduire, – entre avec les chefs dans cettecaverne par l’autre issue, et qu’ils ne trouvent ici ni toi ni moi,ne se mettront-ils pas à notre poursuite ?

– Moi seule connais cette issuesecrète : mon frère et les chefs croiront, en ne nous trouvantplus ici, que je t’ai fait descendre chez les dieux infernaux… Ilsme craindront davantage… Viens, viens !…

Pendant qu’Elwig me parlait ainsi, je lasuivais à travers un chemin si étroit, que je sentais de chaquecôté les parois des roches… Puis ce sentier sembla s’enfoncer dansles entrailles de la terre ; ensuite il devint, au contraire,si rude à gravir pour mes jambes encore engourdies par la violentepression de mes liens, que j’avais peine à suivre les pasprécipités de la prêtresse. Bientôt un courant d’air frais mefrappa au visage : je supposai que nous allions bientôt sortirde ce souterrain.

– Cette nuit, lorsque j’aurai eu tué monfrère, pour me venger de ses outrages et de ses violences, – me ditElwig d’une voix brève, haletante, – je fuirai avec un roi quej’aime… Il nous attend au dehors de cette caverne. Ce chef estrobuste, vaillant, bien armé ; il nous accompagnera jusqu’àton bateau… Si tu m’as trompée, Riowag te tuera… entends-tu,Gaulois ?…

Cette menace m’effraya peu… j’avais les mainset les jambes libres… Ma seule inquiétude était de ne plusretrouver Douarnek et la barque.

Au bout de quelques instants nous étionssortis de la grotte… Les étoiles brillaient si vivement au ciel,qu’une fois hors du bois où nous nous trouvions encore, l’on devaitvoir à quelques pas devant soi.

La prêtresse s’arrêta un moment etappela :

– Riowag !…

– Riowag est là…, répondit une voix siproche, que le roi des guerriers noirs, qui venait de répondre àl’appel de la prêtresse, était sans doute tout près de moi, à metoucher… pourtant ce fut en vain que j’essayai de distinguer saforme noire au milieu de la nuit. Je compris plus que jamaiscombien ces guerriers, se confondant avec l’ombre, devaient êtreredoutables pour les embuscades nocturnes.

– Y a-t-il loin d’ici les bords duRhin ? – demandai-je à Riowag. – Tu dois connaître l’endroitoù j’ai débarqué, puisque tu étais le chef de ceux qui nous ontenvoyé une grêle de flèches.

– Nous n’avons pas longtemps à marcherpour regagner l’endroit où tu as pris terre, – me réponditRiowag.

– Nous faudra-t-il traverser lecamp ? – lui dis-je, en voyant à peu de distance la lueur desfeux allumés par les Franks.

Mes deux conducteurs ne me répondirent pas,échangèrent à voix basse quelques paroles, me prirent chacun par unbras, et nous suivîmes un chemin qui s’éloignait du camp. Bientôtle bruit des grandes eaux du Rhin arriva jusqu’à moi. Nousapprochions de plus en plus du rivage ; enfin j’aperçus, duhaut de l’escarpement où je me trouvais, une sorte de nappeblanchâtre à travers l’obscurité de la nuit… c’était lefleuve !

– Nous allons remonter maintenant deuxcents pas sur la grève, – me dit Riowag ; – nous atteindronsainsi l’endroit où tu as débarqué sous nos flèches… Ton bateau doitt’attendre à peu de distance de là… Si tu nous as trompés, ton sangrougira la grève, et les eaux du Rhin entraîneront ton cadavre…

– Peut-on crier du rivage vers le large,– demandai-je au Frank, – sans être entendu des avant-postes de toncamp ?

– Le vent souffle de la rive vers leRhin, – me dit Riowag avec sa sagacité de sauvage, – tu peuxcrier ; l’on ne t’entendra pas du camp et l’on t’entendrajusque vers le milieu du fleuve.

Après avoir encore marché pendant quelquetemps, Riowag s’arrêta et me dit :

– C’est ici que tu as débarqué… tonbateau devrait être ancré non loin d’ici… Moi, guerrier de nuit,j’ai l’habitude de voir à travers les ténèbres, et ce bateau, je nele vois pas…

– Oh ! tu nous as trompés ! tunous as trompés ! – murmura Elwig d’une voix sourde, – tumourras…

– Peut-être, – leur dis-je, – la barque,après m’avoir vainement attendu, n’a quitté son ancrage que depuispeu de temps… Le vent porte au loin la voix, je vais appeler.

Et je poussai notre cri de ralliement deguerre, bien connu de Douarnek.

Le bruit du vent et des grandes eaux merépondit seul.

Douarnek avait sans doute suivi mes ordres etregagné notre camp au coucher du soleil.

Je poussai une seconde fois notre cri deguerre.

Le bruit du vent et des grandes eaux merépondit encore.

Voulant gagner du temps et me mettre endéfense, je dis à Elwig :

– Le vent souffle de la rive ; ilporte ma voix au large ; mais il repousse les voix qui ontpeut-être répondu à mon signal… Attendons…

En parlant ainsi, je tâchais de voir à traversles ténèbres de quelle manière Riowag était armé. Il portait à saceinture un poignard, et tenait sa courte et large épée, qu’ilvenait de tirer du fourreau ; Elwig avait son couteau à lamain… Quoiqu’ils fussent côte à côte et près de moi, je pouvaisd’un bond leur échapper… j’attendis encore. Soudain j’entendis auloin le bruit cadencé des rames… mon appel était parvenu auxoreilles de Douarnek.

À mesure que l’heure décisive approchait,l’angoisse d’Elwig et de son compagnon devait augmenter… Me tuer,c’était pour eux renoncer aux trésors que mes soldats, leuravais-je dit, n’apporteraient qu’à ma voix ; permettre àceux-ci de débarquer, c’était laisser venir à moi des auxiliairesqui mettaient la force de mon côté. Elwig s’aperçut alors, sansdoute, que sa cupidité sauvage l’avait menée trop loin, car voyantla barque s’approcher de plus en plus, elle me dit d’une voixaltérée :

– On vante la parole gauloise… Tu me doisla vie… m’aurais-tu trompée par une fausse promesse ?

Cette prêtresse de l’enfer, incestueuse,féroce, qui avait eu la pensée de me couper la langue pours’assurer de mon silence, et qui pensait froidement à ajouter lefratricide à ses autres crimes, ne m’avait sauvé la vie que par unsentiment de basse cupidité ; cependant je ne pus resterinsensible à son appel à la loyauté gauloise ; je regrettaipresque mon mensonge, quoiqu’il pût être excusé par la trahison desFranks ; mais, en ce moment, je dus songer à mon salut… Jesautai sur Riowag, et je parvins à le désarmer après une lutteviolente dans laquelle Elwig n’osa pas intervenir, de peur deblesser son amant en voulant me frapper… Me mettant alors endéfense, l’épée à la main, je m’écriai :

– Non, je n’ai pas de trésors à telivrer, Elwig ; mais si tu crains de retourner chez ton frère,suis-moi, Victoria te traitera avec bonté ; tu ne seras pasprisonnière… je t’en donne ma parole… fie-toi à la foigauloise…

La prêtresse et Riowag, sans vouloirm’entendre, éclatèrent en rugissements de rage et se précipitèrentsur moi avec furie. Dans cet engagement, je tuai le chef desguerriers noirs, qui voulut me frapper de son poignard, et je fusblessé au bras par Elwig, en lui arrachant son couteau, que jejetai dans le fleuve, au moment où Douarnek et un autre soldat,attirés par le bruit de la lutte, s’élançaient sur le rivage.

– Scanvoch – me dit Douarnek, – nousn’avons pas, selon tes ordres, regagné notre camp au soleilcouché ; nous sommes restés à notre ancrage, décidés àt’attendre jusqu’au jour ; mais, pensant que peut-être tuviendrais à un autre endroit du rivage, nous l’avons longé,retournant de temps à autre à notre point de départ ; c’est àl’un de ces retours que nous avons entendu ton appel et, il n’y aqu’un instant, le bruit d’une lutte ; nous avons débarqué pourvenir à ton aide. Ce matin, lorsque nous t’avons vu enveloppé parces diables noirs, notre premier mouvement a été de ramer droit àterre et d’aller nous faire tuer à tes côtés… mais je me suisrappelé tes ordres, et nous avons réfléchi que nous faire tuer,c’était t’ôter tout moyen de retraite… Enfin, te voici ;crois-moi, regagnons le camp. Mauvais voisinage est celui de cesécorcheurs.

Pendant que Douarnek m’avait ainsi parlé,Elwig s’était jetée sur le corps de Riowag en poussant desrugissements de fureur mêlés de sanglots déchirants. Si détestableque fût cette créature, son accès de douleur me toucha… Jem’apprêtais à lui parler, lorsque Douarnek s’écria.

– Scanvoch, vois-tu au loin cestorches ?

Et il me montra, dans la direction du camp desFranks, plusieurs lueurs rougeâtres qui semblaient approcher avecrapidité.

– On s’est aperçu de ta fuite, Elwig, –lui dis-je en tâchant de l’arracher du corps de son amant, qu’elletenait étroitement embrassé en redoublant ses cris ; – tonfrère est à ta poursuite… il n’y a pas un instant à perdre…viens ! viens !…

– Scanvoch, – me dit Douarnek pendant quej’essayais en vain d’entraîner Elwig, qui ne me répondait que pardes sanglots, – ces torches sont portées par des cavaliers…Entends-tu leurs hurlements de guerre ? entends-tu le rapidegalop de leurs chevaux ?… Ils ne sont plus à six portées deflèche de nous… J’ai fait échouer notre barque pour arriver plusvite près de toi ; à peine aurons-nous le temps de la remettreà flot… Veux-tu nous faire tuer ici ? soit… faisons-nousbravement tuer ; mais si tu veux fuir, fuyons…

– C’est ton frère ! c’est la mortqui vient ! – criai-je une dernière fois à Elwig, – que je nepouvais abandonner sans regret ; car elle m’avait, après tout,sauvé la vie. Dans un instant il sera trop tard…

Et comme la prêtresse ne me répondait pas, jecriai à Douarnek :

– Aide-moi… enlevons-la deforce !

Pour arracher Elwig du cadavre de Riowag,qu’elle enlaçait avec une force convulsive, il eût fallu emporterles deux corps : Douarnek et moi, nous y avons renoncé.

Les cavaliers franks s’approchaient sirapidement, que la lueur de leurs torches, faites de brandonsrésineux, se projetait jusque sur la grève… Il n’était plus tempsde sauver Elwig… Notre barque, grâce à nos efforts, fut remise àflot : je saisis le gouvernail ; Douarnek et les deuxautres soldats ramèrent avec vigueur.

Nous n’étions qu’à une portée de trait durivage, lorsqu’à la clarté de leurs flambeaux, nous vîmes lespremiers cavaliers franks accourir ; et, à leur tête, jereconnus Néroweg, l’Aigle terrible, remarquable par sastature colossale. Suivi de plusieurs cavaliers qui, comme lui,hurlaient de rage, il poussa jusqu’au poitrail son cheval dans lefleuve ; ses compagnons l’imitèrent, agitant d’une main leurslongues lances, et de l’autre les torches dont les rouges refletséclairaient au loin les eaux du fleuve et notre barque quis’éloignait à force de rames…

Assis au gouvernail, je tournai bientôt le dosau rivage, et je dis tristement à Douarnek :

– À cette heure, la misérable créatureest égorgée par ces barbares !…

Et notre barque continua de voler sur leseaux.

– Est-ce un homme, une femme, un démonqui nous suit ? – s’écria Douarnek au bout de quelquesinstants en abandonnant ses rames et se dressant pour regarder dansle sillage de notre barque, que la lueur lointaine des torches,agitées par les cavaliers qui renonçaient à nous poursuivre,éclairait encore.

Je me levai aussi, regardant du mêmecôté ; puis, après un moment d’observation, jem’écriai :

– Haut les rames, enfants !… neramez plus… c’est elle… c’est Elwig !… Douarnek, donne-moi unaviron ! je vais le lui tendre… ses forces semblentépuisées !…

En parlant ainsi, j’avais agi. La prêtresse,fuyant son frère et une mort certaine, avait dû, pour nousrejoindre, nager avec une énergie extraordinaire. Elle saisitl’extrémité de la rame d’une main crispée : deux coupsd’aviron firent reculer le canot jusqu’à elle, et à l’aide d’unsoldat je pus recueillir Elwig à bord de notre barque.

– Bénis soient les dieux ! –m’écriai-je ; – je me serais toujours reproché tamort !

La prêtresse ne me répondit rien, se laissatomber sur le banc de l’un des rameurs, et, repliée sur elle-même,la figure cachée entre ses genoux, elle garda un silencefarouche ; pendant que les soldats ramaient vigoureusement, jeregardai au loin derrière moi : les torches des cavaliersfranks n’apparaissaient plus que comme des lueurs incertaines àtravers la brume de la nuit et l’humide vapeur des eaux du fleuve.Le terme de notre traversée approchait, déjà nous apercevions lesfeux de notre camp sur l’autre rive. Plusieurs fois j’avais adresséla parole à Elwig, sans qu’elle m’eût répondu… Je jetai sur sesépaules et sur ses habits trempés de l’eau glacée du Rhin l’épaissecasaque de nuit d’un des soldats. En m’occupant de ce soin, jetouchai l’un de ses bras, il était brûlant ; étrangère à cequi se passait dans le bateau, elle ne sortait pas de son farouchesilence. En abordant au rivage, je dis à la sœur deNéroweg :

– Demain, je te conduirai près deVictoria ; jusque-là je t’offre l’hospitalité dans ma maison,ma femme et la sœur de ma femme te traiteront en amie.

Elle me fit signe de marcher devant elle et mesuivit. Alors Douarnek me dit à demi-voix :

– Si tu m’en crois, Scanvoch, après quecette diablesse qui t’a suivi à la nage, je ne sais pourquoi, sesera essuyée et réchauffée à ton foyer, enferme-la jusqu’aujour ; elle pourrait, cette nuit, étrangler ta femme et tonenfant… Rien n’est plus sournois et plus féroce que les femmesfranques.

– Cette précaution sera bonne à prendre,– dis-je à Douarnek.

Et je me dirigeai vers ma demeure, accompagnéd’Elwig, qui me suivait comme un spectre.

La nuit était avancée ; je n’avais plusque quelques pas à faire pour arriver à la porte de mon logis,lorsqu’à travers l’obscurité je vis un homme monté sur le rebordd’une des fenêtres de ma maison : il semblait examiner lesvolets. Je tressaillis… cette croisée était celle de la chambreoccupée par ma femme Ellèn.

Je dis tout bas à Elwig en lui saisissant lebras :

– Ne bouge pas… attends…

Elle s’arrêta immobile… Maîtrisant monémotion, je m’approchai avec précaution, tâchant de ne pas fairecrier le sable sous mes pieds… Mon attente fut trompée, mes pasfurent entendus ; l’homme, averti, sauta du rebord de lafenêtre, et prit la fuite. Je m’élançais à sa poursuite, lorsqueElwig, croyant que je voulais l’abandonner, courut après moi, merejoignit, se cramponna à mon bras, me disant avecterreur :

– Si l’on me trouve seule dans le campgaulois, on me tuera.

Malgré mes efforts, je ne pus me débarrasserde l’étreinte d’Elwig que lorsque l’homme eut disparu dansl’obscurité. Il avait trop d’avance sur moi, la nuit était tropsombre, pour qu’il me fût possible de l’atteindre. Surpris etinquiet de cette aventure, je frappai à la porte de ma demeure.

Presque aussitôt j’entendis au dedans du logisles voix de ma femme et de sa sœur, inquiètes sans doute de ladurée de mon absence ; quoiqu’elles ignorassent que j’étaisallé au camp des Franks, elles ne s’étaient pas couchées.

– C’est moi ! – leur criai-je, –c’est moi Scanvoch !

À peine la porte fut-elle ouverte qu’à laclarté de la lampe que tenait Sampso, ma femme se jeta dans mesbras, en me disant d’un ton doux et de tendre reproche :

– Enfin, te voilà !… nouscommencions à nous alarmer, ne te voyant pas revenir depuis cematin…

– Nous, qui comptions sur vous pour notrepetite fête, – ajouta Sampso ; – mais vous vous êtes trouvéavec d’anciens compagnons de guerre… et les heures ont vitepassé.

– Oui, l’on aura longuement parlébatailles, – ajouta Ellèn, toujours suspendue à mon cou, et monbien-aimé Scanvoch a un peu oublié sa femme…

Ellèn fut interrompue par un cri de Sampso…Elle n’avait pas d’abord aperçu Elwig, restée dans l’ombre à côtéde la porte ; mais à la vue de cette sauvage créature, pâle,sinistre, immobile, la sœur de ma femme ne put cacher sa surpriseet son effroi involontaire. Ellèn se détacha brusquement de moi,remarqua aussi la présence de la prêtresse, et, me regardant nonmoins étonnée que sa sœur, elle me dit :

– Scanvoch, cette femme, quelleest-elle ?

– Ma sœur ! – s’écria Sampsooubliant la présence d’Elwig, et me considérant plus attentivement,– vois donc, les manches de la saie de Scanvoch sont ensanglantées…il est blessé !…

Ma femme pâlit, se rapprocha vivement de moi,et me regarda avec angoisse.

– Rassure-toi, – lui dis-je, – cesblessures sont légères… je vous avais caché, à toi et à ta sœur, lebut de mon absence : j’étais allé au camp des Franks, chargéd’un message de Victoria.

– Aller au camp des Franks ! –s’écrièrent Ellèn et Sampso avec terreur, – c’était lamort !

– Et voilà celle qui m’a sauvé de lamort, – dis-je à ma femme en lui montrant Elwig, toujours immobile.– Je vous demande à toutes deux vos soins pour elle jusqu’à demain…Je la conduirai chez Victoria.

En apprenant que je devais la vie à cetteétrangère, ma femme et sa sœur allèrent vivement à elle dansl’expansion de leur reconnaissance ; mais presque aussitôtelles s’arrêtèrent, intimidées, effrayées par la sinistre etimpassible physionomie d’Elwig, qui semblait ne pas les apercevoiret dont l’esprit devait être ailleurs.

– Donnez-lui seulement quelques vêtementssecs, les siens sont trempés d’eau, – dis-je à ma femme et à sasœur. – Elle ne comprend pas le gaulois, vos remerciements seraientinutiles.

– Si elle ne t’avait sauvé la vie, – medit Ellèn, – je trouverais à cette femme l’air sombre etmenaçant.

– Elle est sauvage comme ses sauvagescompatriotes… Lorsque vous lui aurez donné des vêtements, je laconduirai dans la petite chambre basse, où je l’enfermerai pourplus de prudence.

Sampso étant allée chercher une tunique et unemante pour Elwig, je dis à ma femme :

– Cette nuit… peu de temps avant monretour… tu n’as entendu aucun bruit à la fenêtre de tachambre ?

– Aucun… ni Sampso non plus, car elle nem’a pas quittée de la soirée, tant nous étions inquiètes de ladurée de ton absence… Mais pourquoi me fais-tu cettequestion ?

Je ne répondis pas tout d’abord à ma femme,car, voyant sa sœur revenir avec des vêtements, je dis à Elwig enles lui remettant :

– Voici des habits que ma femme et sasœur t’offrent pour remplacer les tiens qui sont mouillés… As-tubesoin d’autre chose ?… As-tu faim ?… as-tu soif ?…Enfin, que veux-tu ?

– Je veux la solitude, – me réponditElwig en repoussant les vêtements du geste, – je veux la nuitnoire…

– Suis-moi donc, – lui dis-je.

Et marchant devant elle, j’ouvris la ported’une petite chambre, et j’ajoutai en élevant la lampe afin de luimontrer l’intérieur de ce réduit :

– Tu vois cette couche… repose toi… etque les dieux te rendent paisible la nuit que tu vas passer dans mademeure.

Elwig ne répondit rien et se jeta sur le liten se cachant la figure entre les mains.

– Maintenant, – dis-je en fermant laporte, – ce devoir hospitalier accompli, je brûle d’aller embrassermon petit Aëlguen.

Je le trouvai, mon enfant, dans ton berceau,dormant d’un paisible sommeil ; je te couvris de millebaisers, dont je sentis d’autant mieux la douceur que j’avais unmoment craint de ne te revoir jamais. Ta mère et sa sœurexaminèrent et pansèrent mes blessures… elles étaient légères.

Pendant qu’Ellèn et Sampso me donnaient cessoins, je leur parlai de l’homme qui, monté sur le rebord de lafenêtre, m’avait paru examiner sa fermeture. Elles furenttrès-surprises de mes paroles ; elles n’avaient rien entendu,ayant toutes deux passé la soirée auprès du berceau de mon fils. Encausant ainsi, Ellèn me dit :

– Sais-tu, Scanvoch, la nouvelled’aujourd’hui ?

– Non.

– Tétrik, gouverneur d’Aquitaine etparent de Victoria, est arrivé ce soir… La mère des camps est alléeà cheval à sa rencontre… nous l’avons vue passer.

– Et Victorin, – dis-je à ma femme, –accompagnait-il sa mère ?

– Il était à ses côtés… c’est pour celasans doute que nous ne l’avons pas vu dans la journée.

L’arrivée de Tétrik me donna beaucoup àréfléchir.

Sampso me laissa seul avec Ellèn… la nuitétait avancée… je devais, le lendemain, dès l’aube, aller rendrecompte à Victoria et à son fils du résultat de mon message auprèsdes chefs franks.

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