Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 5

&|160;

Évasion de Geneviève. – Le jardin desoliviers. – Banaïas. – Le tribunal de Caïphe. – La maison dePonce-Pilate. – Le prétoire. – Les soldats romains. – Le roi desJuifs. – La croix. – La Porte Judiciaire. – Le Golgotha. – Les deuxlarrons. – Les pharisiens. – Mort de Jésus.

&|160;

Aurélie, ayant quitté la salle basse, y revintau bout de quelques instants, et trouva Geneviève vêtue en jeunegarçon bouclant la ceinture de cuir de sa tunique.

–&|160;Impossible d’ouvrir la porte&|160;! –dit avec désespoir Aurélie à son esclave&|160;; – la clef n’est pasrestée en dedans à la serrure, comme on l’y laissehabituellement.

–&|160;Chère maîtresse, – dit Geneviève, –venez&|160;; essayons encore. Venez vite.

Et toutes deux, après avoir traversé la cour,arrivèrent auprès de l’entrée de la maison. Les efforts deGeneviève furent aussi vains que ceux de sa maîtresse pour ouvrirla porte. Elle était surmontée d’un demi-cintre à jour&|160;; maisil était impossible d’atteindre sans échelle à cette ouverture…Soudain Geneviève dit à Aurélie&|160;:

–&|160;J’ai lu, dans les récits de famillelaissés à Fergan, qu’une de ses aïeules nommée Méroë, femme d’unmarin, avait pu, à l’aide de son mari, monter sur un arbre assezélevé.

–&|160;Par quel moyen&|160;?

–&|160;Veuillez vous adosser à cette porte,chère maîtresse&|160;; maintenant, enlacez vos deux mains, de sorteque je puisse placer dans leur creux le bout de mon pied&|160;: jemettrai ensuite l’autre sur votre épaule&|160;; peut-être ainsiatteindrai-je le cintre, de là, je tâcherai de descendre dans larue.

Soudain l’esclave entendit au loin la voix duseigneur Grémion, qui, de l’étage supérieur, appelait d’un toncourroucé&|160;:

–&|160;Aurélie&|160;! Aurélie&|160;!

–&|160;Mon mari, s’écria la jeune femme toutetremblante. – Ah&|160;! Geneviève, tu es perdue&|160;!

–&|160;Vos mains, vos mains, chère maîtresse,– dit vivement l’esclave. – Encore un effort&|160;; si je puismonter jusqu’à cette ouverture, je suis sauvée.

Aurélie obéit presque machinalement àGeneviève&|160;; car la voix menaçante du seigneur Grémion serapprochait de plus en plus. L’esclave, après avoir placé l’un deses pieds dans le creux des deux mains de sa maîtresse, appuyalégèrement son autre pied sur son épaule, atteignit ainsi à lahauteur de l’ouverture, parvint à se placer sur l’épaisseur de lamuraille, et resta quelques instants agenouillée sous ledemi-cintre.

–&|160;Mais, en sautant dans la rue, – ditAurélie avec effroi, – tu te briseras, pauvre Geneviève.

À ce moment arrivait le seigneur Grémion,pâle, courroucé, tenant une lampe à la main.

–&|160;Que faites-vous là&|160;? –s’écria-t-il en s’adressant à sa femme, – répondez&|160;!répondez&|160;!

Puis, apercevant l’esclave agenouilléeau-dessus de la porte, il ajouta&|160;:

–&|160;Ah&|160;! scélérate&|160;! tu veuxt’échapper&|160;!… c’est ma femme qui favorise ta fuite&|160;!

–&|160;Oui, – répondit courageusement Aurélie,– oui&|160;; dussiez-vous me tuer sur la place, elle va échapper àvos mauvais traitements.

Geneviève après avoir, du haut de l’ouvertureoù elle était blottie, regardé dans la rue, vit qu’il lui fallaitsauter deux fois sa hauteur&|160;; elle hésita un moment&|160;;mais entendant le seigneur Grémion dire à sa femme qu’il secouaitbrutalement par le bras pour lui faire abandonner les anneaux de laporte auxquels elle se cramponnait&|160;:

–&|160;Par Hercule&|160;! me laisserez-vouspasser&|160;? Oh&|160;! je vais aller dehors attendre votremisérable esclave, et si elle ne se brise pas les membres ensautant dans la rue, moi je lui briserai les os&|160;!

–&|160;Tâche de descendre et de te sauver,Geneviève, – cria Aurélie&|160;; – ne crains rien&|160;!… il faudraque l’on me foule aux pieds avant d’ouvrir cette porte&|160;!

Geneviève leva les yeux au ciel pour invoquerles dieux, s’élança du rebord du cintre en se pelotonnant, et futassez heureuse pour toucher terre sans se blesser. Cependant, elleresta un instant étourdie de sa chute, puis elle prit rapidement lafuite, le cœur navré des cris qu’elle entendait pousser au dedansdu logis par sa maîtresse, que son mari maltraitait.

L’esclave, après avoir d’abord précipité sacourse pour s’éloigner de la maison de son maître, s’arrêtaessoufflée, pour se rappeler dans quelle direction était placée lataverne de l’Onagre, où elle espérait se renseigner sur le jeunemaître de Nazareth, qu’elle voulait prévenir du danger dont ilétait menacé.

Elle apprit dans cette taverne que quelquesheures auparavant il s’était dirigé, avec plusieurs de sesdisciples, du côté du torrent de Cédron, vers un jardin plantéd’oliviers, où, souvent, il se rendait la nuit pour méditer et pourprier.

Geneviève courut en hâte vers ce lieu. Aumoment où elle franchissait la porte de la ville, elle vit au loindans la nuit la lueur de plusieurs torches se reflétant sur lescasques et sur les armures d’un assez grand nombre desoldats&|160;; ils marchaient en désordre et poussaient desclameurs confuses. L’esclave, craignant qu’ils ne fussent envoyéspar les pharisiens pour se saisir du fils de Marie, tâcha de lesdevancer, et d’arriver assez à temps pour donner l’alarme à Jésusou à ses disciples.

Elle n’était plus qu’à une petite distance deces gens armés qu’elle reconnut pour des miliciens de Jérusalem,troupe peu renommée pour son courage, lorsqu’à la lueur desflambeaux qu’ils portaient, elle remarqua en dehors de la route, etsuivant la même direction, un étroit sentier bordé detérébinthes&|160;; elle prit ce chemin, afin de n’être pas vue dessoldats, à la tête desquels elle remarqua Judas, ce disciple dujeune maître qu’elle avait vu à la taverne de l’Onagre une desnuits précédentes. Il disait alors à haute voix à l’officier desmiliciens&|160;:

–&|160;Seigneur, celui que vous me verrezembrasser sera le Nazaréen.

–&|160;Oh&|160;! cette fois, – repritl’officier, – il ne nous échappera pas, et demain, avant le coucherdu soleil, ce séditieux aura subi la peine due à ses crimes…Hâtons-nous… hâtons-nous&|160;; quelqu’un de ses disciples pourraitlui donner l’éveil sur notre arrivée. Soyons aussi très-prudents…de peur de tomber dans une embuscade… et soyons très-prudentsencore lorsque nous serons sur le point de nous saisir du Nazaréen…il peut employer contre nous des moyens magiques et diaboliques… Sije vous recommande la prudence, braves miliciens, – ajoutal’officier d’un ton valeureux, – ce n’est pas que je redoute ledanger… mais c’est pour assurer le succès de notre entreprise…

Les miliciens ne parurent pas très-rassuréspar ces paroles de l’officier&|160;; ils ralentirent leur marche,de crainte sans doute de quelque embuscade. Geneviève profita decette circonstance, et, toujours courant, elle arriva aux bords dutorrent de Cédron. Non loin de là, elle aperçut un monticule plantéd’oliviers&|160;; ce bois, noyé d’ombre, se distinguait à peine desténèbres de la nuit. Elle prêta l’oreille, tout étaitsilencieux&|160;; l’on entendait seulement au loin les pas mesurésdes soldats, qui s’approchaient lentement. Geneviève eut un momentd’espoir, pensant que peut-être le jeune maître de Nazareth,prévenu à temps, avait quitté ce lieu. Elle s’avançait avecprécaution dans l’obscurité, lorsqu’elle trébucha contre un corpsétendu au pied d’un olivier. Elle ne put retenir un cri d’effroi,tandis que l’homme qu’elle avait heurté s’éveillait en sursaut etdisait&|160;:

–&|160;Maître, pardonnez-moi&|160;! mais,cette fois encore, je n’ai pu vaincre le sommeil quim’accablait.

–&|160;Un disciple de Jésus&|160;! – s’écrial’esclave alarmée. – Il est donc ici&|160;?

Puis, s’adressant à cet homme&|160;:

–&|160;Puisque vous êtes un disciple de Jésus,sauvez-le… il en est temps encore… Voyez au loin ces torches…entendez ces clameurs confuses&|160;!… ils s’approchent… ilsveulent le prendre… le faire mourir… Sauvez-le&|160;!sauvez-le&|160;!

–&|160;Qui cela&|160;? – répondit le discipleà demi appesanti par le sommeil&|160;; – qui veut-on fairemourir&|160;?… qui êtes-vous&|160;?…

–&|160;Peu vous importe qui je suis&|160;;mais sauvez votre maître, vous dis-je, on vient le saisir… lessoldats avancent… Voyez-vous ces torches là-bas&|160;?…

–&|160;Oui, – répondit le disciple d’un airsurpris et effrayé en s’éveillant tout à fait&|160;; – je vois auloin briller des casques à la lueur des flambeaux. Mais, –ajouta-t-il en regardant autour de lui, – où sont donc mescompagnons&|160;?

–&|160;Endormis comme vous peut-être, – ditGeneviève. – Et votre maître où est-il&|160;?

–&|160;Là, dans le bois d’oliviers, où ilvient souvent méditer&|160;; ce soir, il s’est senti saisi d’unetristesse insurmontable… il a voulu être seul et s’est retiré sousces arbres, après nous avoir à tous recommandé de veiller…

–&|160;Il prévoyait sans doute le danger quile menace, – s’écria Geneviève. – Et vous n’avez pas eu la force derésister au sommeil&|160;?…

–&|160;Non&|160;; moi et mes compagnons nousavons vainement lutté… notre maître est venu deux fois nousréveiller, nous reprochant doucement de nous endormir ainsi… puisil s’en est allé de nouveau méditer et prier sous ces arbres…

–&|160;Les miliciens&|160;! – s’écriaGeneviève en voyant la lueur des flambeaux se rapprocher de plus enplus&|160;; – les voilà&|160;!… il est perdu&|160;! à moins qu’ilne reste caché dans le bois… ou que vous vous fassiez tuer touspour le défendre… Êtes-vous armés&|160;?

–&|160;Nous n’avons pas d’armes, – répondit ledisciple commençant à trembler&|160;; – et puis, essayer derésister à des soldats, c’est insensé&|160;!…

–&|160;Pas d’armes&|160;! – s’écria Genevièveindignée&|160;; – est-ce qu’il est besoin d’armes&|160;? est-ce queles cailloux du chemin&|160;! est-ce que le courage ne suffisentpas pour écraser ces hommes&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! nous ne sommes pas gensd’épée, – dit le disciple en regardant autour de lui avecinquiétude, car déjà les miliciens étaient assez près de là pourque leurs torches éclairassent en partie Geneviève, le disciple etplusieurs de ses compagnons, qu’elle aperçut alors, çà et là,endormis au pied des arbres. Ils s’éveillèrent en sursaut à la voixde leur camarade, effrayé, qui les appelait, allant de l’un àl’autre.

Les miliciens accouraient en tumulte&|160;;voyant à la lueur des flambeaux plusieurs hommes, les uns encorecouchés, les autres se relevant, les autres debout, ils seprécipitèrent sur eux, les menaçant de leurs épées et de leursbâtons, car quelques-uns n’étaient armés que de bâtons, et touscriaient&|160;:

–&|160;Où est le Nazaréen&|160;?… dis-nous,Judas, où est-il&|160;?…

Le traître et infâme disciple, après avoirexaminé à la lueur des torches ses anciens compagnons, retenusprisonniers, dit à l’officier&|160;:

–&|160;Le jeune maître n’est pas parmiceux-ci.

–&|160;Nous échapperait-il cette fois&|160;? –s’écria l’officier. – Par les colonnes du Temple&|160;! tu nous aspromis de nous le livrer, Judas&|160;; tu as reçu le prix de sonsang, il faut que tu nous le livres&|160;!

Geneviève s’était tenue à l’écart&|160;; toutà coup elle vit à quelques pas, du côté du bois d’oliviers, commeune forme blanche qui, se détachant des ténèbres, s’approchaitlentement vers les soldats. Le cœur de Geneviève se brisa&|160;;c’était sans doute le jeune maître, attiré par le bruit du tumulte.Elle ne se trompait pas. Bientôt elle reconnut Jésus à la clartédes torches&|160;; sur sa figure douce et triste on ne lisait nicrainte ni surprise.

Judas fit un signe d’intelligence àl’officier, courut au devant du jeune homme de Nazareth, et lui diten l’embrassant&|160;:

–&|160;Je vous salue… mon maître[56]&|160;!

À ces mots, ceux des miliciens qui n’étaientpas occupés à retenir prisonniers les disciples, qui tâchaient envain de fuir, se rappelant les recommandations de leur officier ausujet des sortilèges infernaux que Jésus pourrait peut-êtreemployer contre eux, le regardaient avec crainte, hésitant às’approcher de lui pour s’en emparer&|160;; l’officier lui-même, setenant derrière ses soldats, les excitait à se saisir de Jésus,mais il n’osait s’en approcher.

Le jeune maître, calme, pensif, fit quelquespas au devant de ces gens armés, et leur dit&|160;:

«&|160;– Qui cherchez-vous&|160;?&|160;»

–&|160;Nous cherchons Jésus, – réponditl’officier restant toujours derrière ses soldats&|160;; – nouscherchons Jésus de Nazareth.

«&|160;– C’est moi,&|160;» – dit le jeunemaître en faisant un pas vers les soldats. – C’est moi.

Mais les miliciens reculèrent effrayés.

Jésus reprit&|160;:

«&|160;– Encore une fois, quicherchez-vous&|160;?&|160;»

–&|160;Jésus de Nazareth&|160;! –reprirent-ils tous d’une voix&|160;; – nous voulons prendre Jésusde Nazareth&|160;!

Et ils reculèrent de nouveau.

«&|160;– Je vous ai déjà dit que c’était moi,– répondit le jeune maître en allant à eux&|160;; – puisque vous mecherchez, prenez-moi, mais laissez aller ceux-ci[57],&|160;» – ajouta-t-il en montrant dugeste ses disciples, toujours retenus prisonniers.

L’officier fit un signe aux miliciens, qui nesemblaient pas encore tout à fait rassurés&|160;; cependant ilsentourèrent Jésus pour le garrotter, tandis qu’il leur disaitdoucement&|160;:

«&|160;– Vous êtes venus ici armés d’épées, debâtons, pour me prendre, comme si j’étais un malfaiteur&|160;?…J’étais pourtant tous les jours assis au milieu de vous, priantdans le temple… et vous ne m’avez pas arrêté[58]…&|160;»

Puis, de lui-même, il tendit ses mains auxliens dont on les garrotta. Les lâches disciples du jeune maîtren’avaient pas eu le courage de le défendre&|160;; ils n’osèrent pasmême l’accompagner jusqu’à sa prison, dès qu’ils ne furent pluscontenus par les soldats, ils s’enfuirent de tous côtés[59].

Un triste sourire effleura les lèvres de Jésuslorsqu’il se vit ainsi trahi, délaissé par ceux-là qu’il avait tantaimés et qu’il croyait ses amis.

Geneviève, cachée dans l’ombre par le troncd’un olivier, ne put retenir des larmes de douleur et d’indignationà la vue de ces hommes abandonnant si misérablement le jeunemaître&|160;; elle comprit pourquoi les docteurs de la loi et lesprinces des prêtres, au lieu de le faire arrêter en plein jour, lefaisaient arrêter durant la nuit&|160;: ils craignaient les colèresdu peuple et des gens résolus comme Banaïas&|160;; ceux-làn’auraient pas laissé enlever sans résistance l’ami des pauvres etdes affligés.

Les miliciens quittèrent le bois des oliviers,emmenant au milieu d’eux leur prisonnier&|160;; ils se dirigeaientvers la ville. Au bout de quelque temps, Geneviève s’aperçut qu’unhomme, dont elle ne pouvait distinguer les traits dans lesténèbres, marchait derrière elle, et plusieurs fois elle entenditcet homme soupirer en sanglotant.

Après être rentrés dans Jérusalem à traversles rues désertes et silencieuses, comme elles le sont à cetteheure de la nuit, les soldats se rendirent à la maison du princedes prêtres, où ils conduisirent Jésus. L’esclave, remarquant à laporte de Caïphe un grand nombre de serviteurs, se glissa parmi euxlors de l’entrée des soldats, et resta d’abord sous le vestibule,éclairé par des flambeaux. À cette lueur, elle reconnut l’hommequi, comme elle, avait, depuis le bois des oliviers, suivi l’amides opprimés&|160;: c’était Pierre, un de ses disciples. Ilsemblait aussi chagrin qu’effrayé, les larmes inondaient sonvisage&|160;; Geneviève crut d’abord que cet homme serait du moinsfidèle à Jésus, et qu’il témoignerait de son dévouement enaccompagnant le jeune maître devant le tribunal de Caïphe.Hélas&|160;! l’esclave se trompait. À peine Pierre eut-il dépasséle seuil de la porte, qu’au lieu d’aller rejoindre le fils deMarie, il s’assit sur l’un des bancs du vestibule, au milieu desserviteurs de Caïphe[60], cachantsa figure entre ses mains.

Geneviève, apercevant alors au fond de la courune vive lumière s’échapper d’une porte au dehors de laquelle sepressaient les soldats de l’escorte, se rapprocha d’eux. Cetteporte était celle d’une vaste salle, au milieu de laquelles’élevait un tribunal éclairé par de nombreux flambeaux. Assisesderrière ce tribunal, elle reconnut plusieurs des personnes qu’elleavait vues au souper chez Ponce-Pilate&|160;: les seigneurs Caïphe,prince des prêtres, Baruch, docteur de la loi&|160;; Jonas,sénateur et banquier, se trouvaient parmi les juges du jeune maîtrede Nazareth. Il fut conduit devant eux les mains liées, la figuretoujours calme, triste et douce&|160;; à peu de distance de lui setenaient les huissiers, derrière eux, mêlés aux miliciens et auxgens de la maison de Caïphe, les deux émissaires mystérieux queGeneviève avait remarqués à la taverne de l’Onagre.

Autant la contenance de l’ami des affligésétait tranquille et digne, autant ses juges paraissaient violemmentirrités&|160;; leurs traits exprimaient le triomphe d’une joiehaineuse&|160;; ils se parlaient à voix basse, et, de temps àautre, ils désignaient d’un geste menaçant le fils de Marie, quiattendait patiemment son interrogatoire. Geneviève, confondue parmiceux qui remplissaient la salle, les entendait se dire&|160;:

–&|160;Le voici donc enfin pris, ce Nazaréenqui prêchait la révolte&|160;!

–&|160;Oh&|160;! il est moins hautain à cetteheure que lorsqu’il était à la tête de sa troupe de scélérats et defemmes de mauvaise vie&|160;!

–&|160;Il prêche contre les riches, – dit undes serviteurs du prince des prêtres. – Il commande le renoncementdes richesses… mais si nos maîtres faisaient maigre chère, nousserions donc, nous autres serviteurs, réduits au sort des mendiantsaffamés, au lieu de nous engraisser des abondants reliefs desfestins délicats de nos maîtres&|160;!

–&|160;Et ce n’est pas tout, – reprit un autreserviteur. – Si l’on écoutait ce Nazaréen maudit, nos maîtres,volontairement appauvris, renonceraient à toutes les magnificences,à tous les plaisirs… ils ne mettraient pas chaque jour au rebut desuperbes robes ou tuniques parce que la broderie ou la couleur deces vêtements ne leur plaît plus… Or, qui profite de ces capricesde nos fastueux seigneurs, sinon nous autres, puisque tuniques etrobes nous reviennent&|160;?

–&|160;Et si nos maîtres renonçaient auxplaisirs, pour vivre de jeûne et de prières, ils n’auraient plus debelles maîtresses, ils ne nous chargeraient plus de ces amoureuxcourtages, récompensés si magnifiquement en cas desuccès&|160;!

–&|160;Oui, oui, – criaient-ils tous ensemble,– à mort ce Nazaréen, qui veut faire de nous, qui vivons dans laparesse, l’abondance et la joyeuseté, des mendiants ou des animauxde travail&|160;!

Geneviève entendit encore d’autres propos,tenus à demi-voix, et menaçants pour la vie de l’ami desaffligés&|160;; l’un des deux mystérieux émissaires derrière lequelelle se trouvait, dit à son compagnon&|160;:

–&|160;Maintenant notre témoignage suffirapour faire condamner ce maudit&|160;; je me suis entendu avec leseigneur Caïphe.

À ce moment, l’un des huissiers du prince desprêtres placé à côté du jeune maître de Nazareth et chargé deveiller sur lui, frappa de sa masse sur les dalles de lasalle&|160;; un grand silence se fit.

Caïphe, après quelques paroles échangées àvoix basse avec les autres pharisiens composant le tribunal, dit àl’assistance&|160;:

–&|160;Quels sont ceux qui peuvent déposer icicontre le nommé Jésus de Nazareth&|160;?

L’un des deux émissaires s’avança au pied dutribunal, et dit d’une voix solennelle&|160;:

–&|160;Je jure avoir entendu cet hommeaffirmer que les princes des prêtres et les docteurs de la loiétaient tous des hypocrites, et les traiter de race de serpents etde vipères.

Un murmure d’indignation s’éleva parmi lesmiliciens et les serviteurs du grand-prêtre&|160;; les jugess’entre-regardèrent, ayant l’air de se demander si d’aussihorribles paroles avaient pu être prononcées.

L’autre émissaire s’avançant auprès de soncomplice, ajouta d’une voix non moins solennelle&|160;:

–&|160;Je jure avoir entendu cet homme-ciaffirmer qu’il fallait se révolter contre le prince Hérode etcontre l’empereur Tibère, auguste protecteur de la Judée, afin dele proclamer, lui, Jésus de Nazareth, roi des Juifs.

Tandis qu’un sourire de pitié effleurait leslèvres du fils de Marie à ces accusations mensongères, puisqu’ilavait dit&|160;: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieuce qui est à Dieu, les pharisiens du tribunal levèrent lesmains au ciel comme pour le prendre à témoin de tantd’énormités.

Un des serviteurs de Caïphe, s’avançant à sontour, dit aux juges&|160;:

–&|160;Je jure avoir entendu cet homme-cidire, qu’il fallait massacrer tous les pharisiens, piller leursmaisons et violenter leurs femmes et leurs filles&|160;!

Un nouveau mouvement d’horreur se manifestaparmi les juges et l’assistance qui leur était dévouée.

–&|160;Le pillage&|160;! le massacre&|160;!les violences&|160;! – s’écrièrent les uns, – voilà ce que voulaitce Nazaréen&|160;!

–&|160;C’est pour cela qu’il traînait toujoursaprès lui sa bande de scélérats.

–&|160;Il voulait un jour, à leur tête, mettreJérusalem à feu, à sac et à sang.

Le prince des prêtres, Caïphe, présidant letribunal, fit signe à l’un des huissiers de commander lesilence&|160;; l’huissier frappa de sa masse les dalles de lasalle&|160;; tout le monde se tut, Caïphe s’adressant au jeunemaître d’une voix menaçante, lui dit&|160;:

–&|160;Pourquoi ne répondez-vous pas à ce queces personnes déposent contre vous[61]&|160;?

Jésus lui dit avec un accent rempli de douceuret de dignité&|160;:

–&|160;«&|160;J’ai parlé publiquement à toutle monde, j’ai toujours enseigné dans le temple et dans lasynagogue où tous les Juifs s’assemblent&|160;; je n’ai rien dit ensecret… pourquoi donc m’interrogez-vous&|160;? Interrogez ceux quim’ont entendu, pour savoir ce que je leur ai dit… ceux-là savent ceque j’ai enseigné[62].&|160;»

À peine eut-il parlé de la sorte que Genevièvevit un des huissiers, furieux de cette réponse si juste et sicalme, lever la main sur Jésus et le frapper au visage, ens’écriant&|160;:

–&|160;Est-ce ainsi que tu parles augrand-prêtre[63].

À cet outrage infâme&|160;!… frapper un hommegarrotté, Geneviève sentit son cœur bondir, ses larmes couler,tandis qu’au contraire de grands éclats de rire s’élevèrent parmiles soldats et les serviteurs du grand-prêtre.

Le fils de Marie resta toujours placide&|160;;seulement, il se retourna vers l’huissier et lui dit avecdouceur&|160;:

–&|160;«&|160;Si j’ai mal parlé, faites-moivoir le mal que j’ai dit… mais si j’ai bien parlé… pourquoi mefrappez-vous[64]&|160;?&|160;»

Ces paroles, cette mansuétude angélique nedésarmèrent pas les persécuteurs du jeune maître&|160;; des riresgrossiers éclatèrent de nouveau dans la salle, et les insultesrecommencèrent ainsi de toutes parts.

–&|160;Oh&|160;! le Nazaréen, l’homme de paix,l’ennemi de la guerre ne se dément pas, il est lâche et se laissefrapper au visage&|160;!

–&|160;Appelle donc à toi tes disciples.Qu’ils viennent te venger si tu n’en as pas le courage&|160;!

–&|160;Ses disciples&|160;! – reprit un desmiliciens qui avaient arrêté Jésus, – ses disciples&|160;!ah&|160;! si vous les aviez vus&|160;! À l’aspect de nos lances etde nos flambeaux ils se sont sauvés, les misérables, comme unenichée de hiboux&|160;!

–&|160;Ils étaient très-contents d’échapper àla tyrannie du Nazaréen, qui les retenait auprès de lui parmagie&|160;!

–&|160;La preuve qu’ils le haïssent et leméprisent, c’est que pas un d’eux, pas un seul n’a osél’accompagner ici.

–&|160;Oh&|160;! – pensait Geneviève, –combien Jésus doit souffrir de cette lâche ingratitude de sesamis&|160;! elle doit lui être plus cruelle que les outrages dontil est l’objet.

Et tournant la tête du côté de la porte de larue, elle vit au loin Pierre, toujours assis sur un banc, la figurecachée entre ses mains et n’ayant pas même le courage de venirassister et défendre son doux maître devant ce tribunal desang.

Le tumulte soulevé par la violence del’huissier étant un peu apaisé, l’un des émissaires reprit d’unevoix éclatante&|160;:

–&|160;Je jure, enfin, que cet homme-ci aépouvantablement blasphémé en disant qu’il était le Christ, le filsde Dieu&|160;!

Alors Caïphe s’adressant à Jésus, reprit d’unton plus menaçant encore&|160;:

–&|160;Vous ne répondez rien à ce que cespersonnes disent de vous[65]&|160;?

Mais le jeune maître haussa légèrement lesépaules et continua de garder le silence.

Ce silence irrita Caïphe, il se leva de sonsiège et s’écria, en montrant le poing au fils de Marie&|160;:

–&|160;De la part du Dieu vivant, je vousordonne de nous dire si vous êtes le Christ, le fils deDieu[66].

–&|160;«&|160;Vous l’avez dit… je lesuis[67].&|160;» – répondit le jeune maître ensouriant.

Geneviève avait entendu Jésus dire, qu’ainsique tous les hommes, ses frères, il était fils de Dieu&|160;; demême aussi que les druides nous enseignent que tous les hommes sontfils d’un même Dieu. Quelle fut donc la surprise de l’esclave,lorsqu’elle vit le prince des prêtres, dès que Jésus lui eutrépondu qu’il était fils de Dieu, se lever, déchirer sa robe avectoutes les marques de l’épouvante et de l’horreur, s’écriant ens’adressant aux membres du tribunal&|160;:

–&|160;Il a blasphémé… qu’avons-nous plusbesoin de témoins&|160;? Vous venez vous-mêmes de l’entendreblasphémer, qu’en jugez-vous&|160;?

–&|160;Il a mérité la mort[68]&|160;!

Telle fut la réponse de tous les juges de cetribunal d’iniquité… Mais les voix du docteur Baruch et du banquierJonas dominaient toutes les voix, ils criaient en frappant du poingle marbre du tribunal&|160;:

–&|160;À mort le Nazaréen&|160;! il a méritéla mort&|160;!

–&|160;Oui, oui&|160;! – répétèrent lesmiliciens et les serviteurs du grand-prêtre, – il a mérité lamort&|160;! À mort le maudit&|160;!

–&|160;Conduisez à l’instant le crimineldevant le seigneur Ponce-Pilate, gouverneur de Judée, pourl’empereur Tibère, – dit Caïphe aux soldats, – lui seul peutordonner le supplice du condamné.

À ces mots du prince des prêtres, on entraînale fils de Marie hors de la maison de Caïphe pour le conduiredevant Pilate.

Geneviève, confondue parmi les serviteurs,suivit les soldats. En passant sous la voûte de la porte, elle vitPierre, ce lâche disciple du jeune maître (le moins lâche de tous,cependant, pensait-elle, puisque seul, du moins, il l’avait suivijusque-là), elle vit Pierre détourner les yeux, lorsque Jésus,cherchant le regard de son disciple, passa devant lui emmené parles soldats… Une des servantes de la maison reconnaissant Pierre,lui dit&|160;:

–&|160;Vous étiez aussi avec Jésus leGaliléen[69]&|160;?

Et Pierre, rougissant et baissant les yeux,répondit&|160;:

–&|160;Je ne sais ce que vous dites[70].

Un autre serviteur, entendant la réponse dePierre, reprit en le désignant aux autres assistants&|160;:

–&|160;Je vous dis, moi, que celui-ci étaitaussi avec Jésus de Nazareth[71].

–&|160;Je jure&|160;! – s’écria Pierre, – jejure que je ne connais pas Jésus de Nazareth[72].

Le cœur de Geneviève se soulevaitd’indignation et de dégoût&|160;; ce Pierre, par lâche faiblesse oupar peur de partager le sort de son maître, le reniant deux fois etse parjurant pour cette indignité, était à ses yeux le dernier deshommes&|160;; plus que jamais elle plaignait le fils de Maried’avoir été trahi, livré, abandonné, renié par ceux-là qu’il aimaittant. Elle s’expliquait ainsi la tristesse navrante qu’elle avaitremarquée sur ses traits. Une grande âme comme la sienne ne devaitpas redouter la mort, mais se désespérer de l’ingratitude de ceuxqu’il croyait ses amis les plus chers.

L’esclave quitta la maison du prince desprêtres où était resté Pierre, le renégat, et rejoignit bientôt lessoldats qui emmenaient Jésus. Le jour commençait à poindre&|160;;plusieurs mendiants et vagabonds qui avaient dormi sur des bancsplacés de chaque côté de la porte des maisons, s’éveillèrent aubruit des pas des soldats qui emmenaient le jeune maître. Un momentGeneviève espéra que ces pauvres gens, qui le suivaient en touslieux, l’appelaient leur ami, et sur le malheur desquels ilss’apitoyait si tendrement, allaient avertir leurs compagnons afinde les rassembler pour délivrer Jésus&|160;; aussi dit-elle à l’unde ces hommes&|160;:

–&|160;Ne savez-vous pas que ces soldatsemmènent le jeune maître de Nazareth, l’ami des pauvres et desaffligés&|160;? On veut le faire mourir, courez le défendre…délivrez-le&|160;! soulevez le peuple&|160;! ces soldats fuirontdevant lui.

Mais cet homme répondit d’un aircraintif&|160;:

–&|160;Les miliciens de Jérusalem fuiraientpeut-être&|160;; mais les soldats de Ponce-Pilate sont aguerris,ils ont de bonnes lances, d’épaisses cuirasses, des épées bientranchantes… que pouvons-nous tenter&|160;?

–&|160;Mais l’on se soulève en masse, ons’arme de pierres, de bâtons&|160;! – s’écria Geneviève, – et dumoins vous mourrez pour venger celui qui a consacré sa vie à votrecause&|160;!

Le mendiant secoua la tête, et réponditpendant qu’un de ses compagnons se rapprochait de lui&|160;:

–&|160;Si misérable que soit la vie, on ytient… et c’est vouloir courir à la mort que d’aller frotter noshaillons aux cuirasses des soldats romains.

–&|160;Et puis, – reprit l’autre vagabond, –si Jésus de Nazareth est un messie, comme tant d’autres l’ont étéavant lui, et comme tant d’autres le seront après lui… c’est unmalheur si on le tue… mais l’on ne manque jamais de messies dansIsraël…

–&|160;Et si on le met à mort&|160;! – s’écriaGeneviève, – c’est parce qu’il vous a aimés… c’est parce qu’il aplaint vos malheurs… c’est parce qu’il a fait honte aux riches deleur hypocrisie et de leur dureté de cœur envers ceux quisouffrent&|160;!

–&|160;C’est vrai&|160;; il nous prédit sanscesse le royaume de Dieu sur la terre, – répondit le vagabond en serecouchant sur son banc ainsi que son camarade, afin de seréchauffer aux rayons du soleil levant&|160;; – cependant ces beauxjours qu’il nous promet n’arrivent pas… et nous sommes aussi gueuxaujourd’hui que nous l’étions hier.

–&|160;Eh&|160;! qui vous dit que ces beauxjours, promis par lui, n’arriveront pas demain&|160;? – repritGeneviève&|160;?… – ne faut-il pas à la moisson le temps de germer,de grandir, de mûrir&|160;?… Pauvres aveugles impatients que vousêtes&|160;!… Songez donc que laisser mourir celui que vous appeliezvotre ami, avant qu’il ait fécondé les bons germes qu’il a semésdans tant de cœurs, c’est fouler aux pieds, c’est anéantir en herbeune moisson peut-être magnifique…

Les deux vagabonds gardèrent le silence ensecouant la tête, et Geneviève s’éloigna d’eux, se disant avec unredoublement de douleur profonde&|160;:

–&|160;Ne rencontrerai-je donc partoutqu’ingratitude, oubli, lâcheté, trahison&|160;! Oh&|160;! ce n’estpas le corps de Jésus qui sera crucifié, ce sera son cœur…

L’esclave se hâta de rejoindre les soldats,qui se rapprochaient de plus en plus du palais de Ponce-Pilate. Aumoment où elle doublait le pas, elle remarqua une sorte de tumulteparmi les miliciens de Jérusalem qui s’arrêtèrent brusquement. Ellemonta sur un banc de pierre, et vit Banaïas seul, à l’entrée d’unearcade assez étroite que les soldats devaient traverser pour serendre chez le gouverneur, leur barrant audacieusement le passage,en faisant tournoyer autour de lui son long bâton terminé par unemasse de fer.

–&|160;Ah&|160;! celui-là, du moins,n’abandonne pas celui qu’il appelait son ami&|160;! – pensaGeneviève.

–&|160;Par les épaules de Samson&|160;! –criait Banaïas de sa voix retentissante, si vous ne mettez pas surl’heure notre ami en liberté, miliciens de Belzébuth&|160;! je vousbats aussi dru que le fléau bat le blé sur l’aire de lagrange&|160;!… Ah&|160;! si j’avais eu le temps de rassembler unebande de compagnons aussi résolus que moi à défendre notre ami deNazareth, c’est un ordre que je vous adresserais au lieu d’unesimple prière, et cette simple prière, je la répète&|160;: Laissezlibre notre ami, ou sinon, par la mâchoire dont se servit Samson,je vous assomme tous comme il a assommé les Philistins&|160;!

–&|160;Entendez-vous ce scélérat&|160;? Ilappelle cette audacieuse menace une prière&|160;! – s’écrial’officier commandant les miliciens, qui se tenait prudemment aumilieu de sa troupe&|160;; – percez ce misérable de vos lances…Frappez-le de vos épées s’il ne livre passage&|160;!

Les miliciens de Jérusalem n’étaient pas unetroupe très-vaillante, car ils avaient hésité avant d’oser arrêterJésus qui s’avançait vers eux, seul et désarmé&|160;; aussi, malgréles ordres de leur chef, ils restèrent un moment indécis devantl’attitude menaçante de Banaïas. En vain Jésus, dont Genevièveentendant la voix douce et ferme, tâchait d’apaiser son défenseuret le suppliait de se retirer. Banaïas reprit d’un ton plusmenaçant encore, répondant ainsi aux supplications du jeunemaître&|160;:

–&|160;Ne t’occupe pas de moi, notreami&|160;: tu es un homme de paix et de concorde&|160;; moi, jesuis un homme de violence et de bataille. Lorsqu’il faut protégerun faible&|160;! laisse-moi faire… J’arrêterai ici ces mauvaissoldats, jusqu’à ce que le bruit du tumulte ait averti et faitaccourir mes compagnons&|160;; et alors, par les cinq centsconcubines de Salomon qui dansaient devant lui, tu verras la dansede ces miliciens du diable, au son de nos bâtons ferrés battant lamesure sur leurs casques et sur leurs cuirasses&|160;!

–&|160;Vous laisserez-vous insulter pluslongtemps par un seul homme, gens sans courage&|160;? – s’écrial’officier à ses miliciens… – Oh&|160;! si je n’avais l’ordre de nepas quitter le Nazaréen plus que son ombre, je vous donneraisl’exemple, et ma grande épée aurait déjà coupé la gorge de cebandit&|160;!

–&|160;Par le nombril d’Abraham&|160;! c’estmoi qui vais aller te percer le ventre, à toi qui parles si bien,et t’arracher notre ami&|160;! – s’écria Banaïas… – Je suis seul…mais un faucon vaut mieux que cent merles.

Et Banaïas se précipita sur les miliciens, enfaisant tournoyer avec furie son bâton ferré, malgré les prières deJésus.

D’abord surpris et ébranlés par tant d’audace,quelques soldats du premier rang de l’escorte lâchèrent pied&|160;;mais bientôt, honteux de ne pas résister à un seul homme, ils serallièrent, attaquèrent à leur tour Banaïas, qui, accablé par lenombre, malgré son courage héroïque, tomba mort percé de coups.Geneviève vit alors les soldats dans leur rage, jeter au fond d’unpuits, voisin de l’arcade, le corps ensanglanté du seul défenseurdu fils de Marie. Après cet exploit, l’officier, brandissant salongue épée, se mit à la tête de sa troupe, et ils arrivèrentdevant la maison du seigneur Ponce-Pilate, où Geneviève avaitaccompagné sa maîtresse Aurélie plusieurs jours auparavant.

Le soleil était déjà haut. Attirés par lebruit de la lutte de Banaïas contre les soldats, beaucoupd’habitants de Jérusalem, sortant de leurs maisons, avaient suiviles miliciens. La maison du gouverneur romain se trouvait dans l’undes plus riches quartiers de la ville&|160;; les personnes qui, parcuriosité, accompagnèrent Jésus, loin de le prendre en pitié,l’accablaient d’injures et de huées.

–&|160;Enfin, – criaient les uns, – le voilàdonc pris ce Nazaréen qui portait le trouble et l’inquiétude dansnotre ville&|160;!

–&|160;Ce séditieux qui ameutait les gueuxcontre les riches&|160;!

–&|160;Cet impie qui blasphémait notre saintereligion&|160;!

–&|160;Cet audacieux qui portait le troubledans nos familles en glorifiant les fils prodigues et débauchés, –dit un des deux émissaires qui avait suivi la troupe&|160;!

–&|160;Cet infâme qui voulait pervertir nosépouses, – dit l’autre émissaire, – en glorifiant l’adultère,puisqu’il a arraché une de ces indignes pécheresses au supplicequ’elle méritait&|160;!

–&|160;Grâce au Seigneur, – ajouta un vendeurd’argent, – si ce Nazaréen est mis à mort, ce qui sera justice,nous pourrons aller rouvrir nos comptoirs sous la colonnade duTemple, dont ce profanateur et sa bande de vagabonds nous avaientchassés, et où nous n’osions retourner.

–&|160;Combien nous étions fous de craindreson entourage de mendiants&|160;! – ajoutait un autre&|160;; –voyez si l’un d’eux a seulement osé se révolter pour défendre ceNazaréen, par le nom duquel ils juraient sans cesse… Lui qu’ilsappelaient leur ami&|160;!

–&|160;Qu’on en finisse donc avec cetabominable séditieux&|160;! Qu’on le crucifie, et qu’il n’en soitplus question&|160;!

–&|160;Oui… oui, mort au Nazaréen&|160;! –criait la foule parmi laquelle se trouvait Geneviève&|160;; et cerassemblement, allant toujours grossissant, répétait, avec unefureur croissante, ces cris funestes&|160;:

–&|160;Mort au Nazaréen&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – se disait l’esclave, –est-il un sort plus affreux que celui de ce jeune homme, abandonnédes pauvres qu’il chérissait, haï des riches auxquels il prêchaitle renoncement et la charité&|160;! combien doit être profondel’amertume de son cœur&|160;!

Les miliciens, suivis de la foule, étaientarrivés en face de la maison de Ponce-Pilate&|160;; plusieursprinces des prêtres, docteurs de la loi, sénateurs et autrespharisiens, parmi lesquels se trouvaient Caïphe, le docteur Baruchet le banquier Jonas, avaient rejoint la troupe et marchaient à satête. L’un de ces pharisiens ayant crié&|160;:

–&|160;Seigneurs, entrons chez Ponce-Pilate,afin qu’il condamne tout de suite le Nazaréen à mort&|160;!

Le prêtre Caïphe répondit d’un airpieux&|160;:

–&|160;Mes seigneurs, nous ne pouvons entrerdans la maison d’un païen&|160;; cette souillure nous empêcheraitde manger la pâque aujourd’hui[73].

–&|160;Non, – ajouta le docteur Baruch, – nousne pouvons commettre cette impiété abominable.

–&|160;Les entendez-vous&|160;? – dit à lafoule l’un des émissaires avec un accent d’admiration, – lesentendez-vous les saints hommes&|160;? quel respect ils professentpour les commandements de notre religion&|160;!… Ah&|160;! ceux-làne sont pas comme cet impie Nazaréen, qui raille et blasphème leschoses les plus sacrées, en osant déclarer qu’il ne faut pasobserver le sabbat.

–&|160;Oh&|160;! les infâmes hypocrites&|160;!– se dit Geneviève&|160;; – combien Jésus les connaissait, comme ilavait raison de les démasquer&|160;! Les voilà qui craignent desouiller leurs sandales en entrant dans la maison d’un païen, etils ne craignent pas de souiller leur âme en demandant à ce païende verser le sang d’un juste, leur compatriote&|160;! Ah&|160;!pauvre jeune maître de Nazareth&|160;! ils vont te faire payer deta vie le courage que tu as montré en attaquant ces méchantsfourbes.

L’officier des miliciens étant entré dans lepalais de Ponce-Pilate, tandis que l’escorte demeurait au dehorsgardant le prisonnier, Geneviève monta derrière un chariot atteléde bœufs arrêté par la foule, et tâcha d’apercevoir encore le jeunehomme de Nazareth.

Elle le vit debout au milieu des soldats, lesmains liées derrière le dos, la tête nue, ses longs cheveux blondstombant sur ses épaules, le regard toujours calme et doux, unsourire de résignation sur les lèvres. Il contemplait cette fouletumultueuse, menaçante, avec une sorte de commisérationdouloureuse, comme s’il eût plaint ces hommes de leur aveuglementet de leur iniquité. De tous côtés on lui adressait desinjures&|160;; les miliciens eux-mêmes le traitaient avec tant debrutalité, que le manteau bleu qu’il portait sur sa tunique blancheétait déjà presque déchiré en lambeaux. Jésus à tant d’outrages etde mauvais traitements opposait une inaltérable placidité&|160;;seulement, de temps à autre il levait tristement les yeux auxciel&|160;; mais sur son pâle et beau visage, Geneviève ne vit passe trahir la moindre impatience, la moindre colère.

Soudain on entendit ces mots circuler dans lafoule&|160;:

–&|160;Ah&|160;! voici le seigneurPonce-Pilate&|160;!

–&|160;Il va enfin prononcer la sentence demort de ce Nazaréen maudit.

–&|160;Heureusement d’ici au Golgotha, où l’onsupplicie les criminels, il n’y a pas loin&|160;; nous pourronsaller le voir crucifier.

En effet, Geneviève vit bientôt paraître leseigneur Ponce-Pilate à la porte de sa maison[74]&|160;; il venait sans doute d’êtrearraché au sommeil, car il s’enveloppait d’une longue robe dumatin&|160;: sa chevelure et sa barbe étaient en désordre&|160;;ses yeux, rougis, gonflés, semblaient éblouis des rayons du soleillevant, il put à peine dissimuler plusieurs bâillements, etsemblait vivement contrarié d’avoir été réveillé de si bon matin,lui qui peut-être avait, selon son habitude, prolongé son souperjusqu’à l’aube. Aussi, s’adressant au docteur Baruch avec un ton debrusquerie et de mauvaise humeur, ainsi que quelqu’untrès-impatient d’abréger une corvée qui lui pèse, il luidit&|160;:

«&|160;– Quel est le crime dont vous accusezce jeune homme[75]&|160;?&|160;»

Le docteur Baruch paraissant, de son côté,blessé de la brusquerie et de la mauvaise humeur de Ponce-Pilate,lui répondit avec aigreur&|160;:

«&|160;– Si ce n’était pas un malfaiteur, nousne vous l’aurions pas amené[76].&|160;»

Le seigneur Ponce-Pilate, choqué à son tour del’aigreur du docteur Baruch, reprit impatiemment et en étouffant unnouveau bâillement&|160;:

«&|160;– Eh bien&|160;! puisque vous ditesqu’il a péché contre la loi, prenez-le et jugez-le selon votreloi[77].&|160;»

Et le gouverneur tourna le dos au docteurBaruch en haussant les épaules, et rentra dans sa maison.

Un moment Geneviève crut le jeune homme deNazareth sauvé, car la réponse de Ponce-Pilate souleva de nombreuxmurmures dans la foule.

–&|160;Voilà bien les Romains, – disaient lesuns&|160;; – ils ne cherchent qu’à entretenir l’agitation dansnotre pauvre pays pour le dominer plus sûrement.

–&|160;Ce Ponce-Pilate semble évidemmentprotéger ce maudit Nazaréen&|160;!…

–&|160;Moi, je suis certain que ce Nazaréenest un secret affidé des Romains, – ajouta l’un des émissaires, –ils se servent de ce misérable séditieux pour de ténébreuxprojets.

–&|160;Il n’y a pas à en douter, – repritl’autre émissaire, – le Nazaréen est vendu aux Romains.

À ce dernier outrage, qui sembla pénible àJésus, Geneviève le vit lever de nouveau les yeux au ciel d’un airnavré, tandis que la foule répétait&|160;:

–&|160;Oui, oui, c’est un traître&|160;!…

–&|160;C’est un agent des Romains&|160;!…

–&|160;À mort le traître&|160;! àmort&|160;!…

Le docteur Baruch n’avait pas voulu lâcher saproie&|160;; lui et plusieurs princes des prêtres, voyantPonce-Pilate rentrer dans sa maison, coururent après lui, etl’ayant supplié de revenir, ils le ramenèrent dehors aux grandsapplaudissements de la foule.

Le seigneur Ponce-Pilate semblait continuerpresque malgré lui cet interrogatoire&|160;; il dit avec impatienceau docteur Baruch en désignant Jésus du geste&|160;:

«&|160;– De quoi accusez-vous cethomme&|160;?&|160;»

Le docteur de la loi répondit à hautevoix&|160;:

«&|160;– Cet homme soulève le peuple par ladoctrine qu’il enseigne dans toute la Judée, depuis la Galilée, oùil a commencé, jusqu’ici[78]&|160;»

À cette accusation, Geneviève entendit l’undes émissaires dire à demi-voix à son compagnon&|160;:

–&|160;Le docteur Baruch est un finrenard&|160;; par cette accusation de sédition, il va forcer legouverneur à condamner le Nazaréen.

Ponce-Pilate ayant fait signe à Jésus des’approcher, ils échangèrent entre eux quelques paroles&|160;; àchaque réponse du jeune maître de Nazareth, toujours calme etdigne, Ponce-Pilate semblait de plus en plus convaincu de soninnocence&|160;; il reprit à haute voix, s’adressant aux princesdes prêtres et aux docteurs de la loi&|160;:

«&|160;– Vous m’avez présenté cet homme commepoussant le peuple à la révolte&|160;; néanmoins, l’ayant interrogéen votre présence, je ne le trouve coupable d’aucun des crimes dontvous l’accusez. Je ne le juge pas digne de la mort… je m’en vaisdonc le renvoyer après l’avoir fait châtier[79].&|160;»

Et Ponce-Pilate, étouffant un dernierbâillement, fit signe à un de ses serviteurs qui partit encourant.

La foule, non satisfaite de l’arrêt dePonce-Pilate, murmura d’abord, puis se plaignit tout haut.

–&|160;Ce n’est pas pour faire châtier leNazaréen qu’on l’a conduit ici, – disaient-les uns, – mais pour lefaire condamner à mort…

–&|160;Après son châtiment, il recommencerases séditions et à soulever le peuple…

–&|160;Ce n’est pas le châtiment de Jésus quenous voulons, c’est sa mort&|160;!…

–&|160;Oui, oui&|160;! – crièrent plusieursvoix, – la mort&|160;! la mort&|160;!…

Ponce-Pilate ne répondit à ces murmures, à cescris, qu’en haussant les épaules et en rentrant chez lui.

–&|160;Si le gouverneur est convaincu del’innocence du jeune maître, – se disait Geneviève, – pourquoi lefait-il châtier&|160;?… C’est à la fois lâche et cruel… Il espèrepeut-être calmer, par cette concession, la rage des ennemis deJésus… Hélas&|160;! il s’est trompé&|160;; il ne les apaisera quepar la mort de ce juste&|160;!…

À peine Ponce-Pilate eut-il donné l’ordre dechâtier le fils de Marie, que les miliciens s’en emparèrent, luiarrachèrent les derniers lambeaux de son manteau, le dépouillèrentde sa tunique de toile et de sa tunique de laine, qu’ilsrabattirent sur sa ceinture de cuir, et mirent ainsi à nu le hautde son corps&|160;; puis ils le garrottèrent à l’une des colonnesqui ornaient la porte d’entrée de la maison du gouverneurromain.

Jésus n’opposa aucune résistance, ne proférapas une plainte, tourna vers la foule son céleste visage, et lacontempla tristement sans paraître entendre les injures et leshuées qui redoublèrent.

On était allé quérir le bourreau de la villepour battre Jésus de verges&|160;; aussi, en attendant la venue del’exécuteur, les vociférations continuèrent, toujours excitées parles émissaires des pharisiens.

–&|160;Ponce-Pilate espère nous satisfaire parle châtiment de ce maudit, mais il se trompe, – disaient lesuns.

–&|160;La coupable indulgence du gouverneurromain, – ajouta l’un des émissaires, – ne prouve que trop qu’ils’entend secrètement avec le Nazaréen…

–&|160;Ah&|160;! mes amis… de quoi vousplaignez-vous&|160;? – disait un autre&|160;; – Ponce-Pilate nousdonne plus que nous ne lui demandions&|160;: nous ne voulions quela mort du Nazaréen, et il sera châtié avant d’être mis à mort…Gloire au généreux Ponce-Pilate&|160;!…

–&|160;Oui, oui&|160;! car il faudra bienqu’il le condamne… nous l’y forcerons…

–&|160;Ah&|160;! voici le bourreau&|160;! –crièrent plusieurs voix&|160;; – voici le bourreau et son aide…

Geneviève reconnut les deux mêmes hommes qui,trois jours auparavant, l’avaient battue à coups de fouet chez sonmaître&|160;; elle ne put retenir ses larmes à cette pensée, que cejeune homme, qui n’était qu’amour et miséricorde, allait subirl’ignominieux châtiment réservé aux esclaves.

Les deux bourreaux portaient sous leur bras unpaquet de baguettes de coudrier, longues, flexibles et grossescomme le pouce. Chacun des exécuteurs en prit une, et, à un signede Caïphe, les coups commencèrent à pleuvoir, violents et rapides,sur les épaules du jeune maître de Nazareth… Lorsqu’une baguetteétait brisée, les bourreaux en prenaient une autre.

D’abord Geneviève détourna la vue de ce cruelspectacle&|160;; mais elle fut forcée d’entendre les railleriesféroces de la foule, qui devaient paraître au fils de Marie unsupplice plus affreux que le supplice même.

–&|160;Toi qui disais&|160;: Aimez-vous lesuns les autres, Nazaréen maudit&|160;! – criaient les uns, – voiscomme l’on t’aime&|160;!…

–&|160;Toi qui disais&|160;: Partagez votrepain et votre manteau avec qui n’a ni pain ni manteau, ces honnêtesbourreaux suivent tes préceptes, ils partagent fraternellementleurs baguettes pour les briser sur ton échine…

–&|160;Toi qui disais&|160;: Qu’il était plusfacile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à unriche d’entrer au Paradis, ne trouves-tu pas qu’il te serait plusfacile de passer par le trou d’une aiguille que d’échapper auxbaguettes dont on caresse ton dos&|160;?

–&|160;Toi qui glorifiais les vagabonds, lesvoleurs, les courtisanes, et autres gibiers de houssines, tu lesaimais sans doute, ces scélérats, parce que tu savais devoir êtreun jour fouetté comme eux, ô grand prophète&|160;!…

Geneviève, malgré sa répugnance à voir lesupplice de Jésus, ne l’entendant pas pousser un cri ou uneplainte, craignit qu’il ne se fût évanoui de douleur, et jeta surlui les yeux avec angoisse.

Hélas&|160;! ce fut pour elle un spectaclehorrible.

Le dos du jeune maître n’était qu’une largeplaie saignante, interrompue çà et là par quelques sillonsbleuâtres de meurtrissures… à ces endroits seulement la peaun’avait pas été enlevée. Jésus tournait la tête vers le ciel etfermait les yeux, pour échapper sans doute à la vision de cettefoule impitoyable. Son visage, livide, baigné de sueur, trahissaitune souffrance horrible à chaque nouvelle flagellation fouettant sachair meurtrie à vif… Et pourtant, parfois, il essayait encore desourire avec une résignation angélique&|160;!

Les princes des prêtres, les docteurs de laloi, les sénateurs et tous ces méchants pharisiens, suivaient d’unregard triomphant et avide l’exécution du supplice… Parmi les plusacharnés à se repaître de cette torture, Geneviève remarqua ledocteur Baruch, Caïphe et le banquier Jonas… Les bourreauxcommençaient à se lasser de frapper&|160;; ils avaient brisé surles épaules de Jésus presque toutes leurs baguettes&|160;: ilsinterrogèrent d’un coup d’œil le docteur Baruch, comme pour luidemander s’il n’était pas temps de mettre fin au supplice&|160;;mais le docteur de la loi s’écria&|160;:

–&|160;Non, non… usez jusqu’à la dernière devos baguettes…

L’ordre du pharisien fut exécuté… lesdernières verges furent brisées sur les épaules du jeune maître, etéclaboussèrent de sang le visage des bourreaux… ce n’était plus lapeau qu’ils flagellaient, mais une plaie saignante… Le martyredevint alors si atroce, que Jésus, malgré son courage, défaillit,et laissa tomber sa tête appesantie sur son épaule gauche&|160;;les genoux fléchirent, il fût tombé à terre sans les liens qui legarrottaient à la colonne par le milieu du corps.

Ponce-Pilate, après avoir ordonné lechâtiment, était rentré dans sa maison&|160;; il ressortit alors dechez lui, et fit signe aux bourreaux de délier le condamné… Ils ledélièrent et le soutinrent&|160;; l’un d’eux lui jeta sur lesépaules sa tunique de laine. Le contact de cette rude étoffe sur sachair vive causa sans doute une nouvelle et si cruelle douleur àJésus, qu’il tressaillit de tous ses membres. L’excès même de lasouffrance le fit revenir à lui&|160;; il releva la tête, tâcha dese raffermir assez sur ses jambes pour n’avoir plus besoin dusoutien des bourreaux, ouvrit les yeux et jeta sur la foule unregard miséricordieux…

Ponce-Pilate, croyant avoir satisfait à lahaine des pharisiens, dit à la foule, après avoir fait délierJésus&|160;:

«&|160;– Voilà l’homme[80]…&|160;»

Et il fit signe à ses officiers de rentrerdans sa maison&|160;; il se disposait à les suivre, lorsque leprince des prêtres, Caïphe, après s’être consulté à voix basse avecle docteur Baruch et le banquier Jonas, s’écria en arrêtant legouverneur par sa robe, au moment où il rentrait chezlui&|160;:

«&|160;– Seigneur Pilate, si vous délivrezJésus, vous n’êtes pas ami de l’empereur&|160;; car le Nazaréens’est dit roi, et quiconque se dit roi se déclare contrel’empereur[81].&|160;»

–&|160;Ponce-Pilate va craindre de passer pourtraître à son maître, l’empereur Tibère, – dit à son complice l’undes émissaires placés non loin de Geneviève. – Il sera forcé delivrer le Nazaréen.

Puis ce méchant homme s’écria d’une voixéclatante&|160;:

–&|160;Mort au Nazaréen&|160;! l’ennemi del’empereur Tibère, le protecteur de la Judée&|160;!…

–&|160;Oui, oui&|160;! – reprirent plusieursvoix, – le Nazaréen s’est dit roi des Juifs&|160;!

–&|160;Il veut renverser la domination del’empereur Tibère&|160;!

–&|160;Il veut se déclarer roi en soulevant lapopulace contre les Romains, nos amis et alliés.

–&|160;Réponds à cela, Ponce-Pilate&|160;! –cria du milieu de la foule l’un des deux émissaires. – Comment sefait-il que nous autres Hébreux, nous nous montrions plus dévouésque toi au pouvoir de l’empereur, ton maître&|160;?… Comment sefait-il que ce soit nous autres Hébreux, qui demandions la mort duséditieux qui veut renverser l’autorité romaine, et que ce soittoi, gouverneur pour Tibère, qui veuilles gracier ceséditieux&|160;?…

Cette apostrophe parut d’autant plus troublerPonce-Pilate, que de tous côtés on cria dans la foule&|160;:

–&|160;Oui, oui… ce serait trahir l’empereurque de délivrer le Nazaréen&|160;!

–&|160;Ou prouver peut-être que l’on est soncomplice.

Ponce-Pilate, malgré le désir qu’il avaitpeut-être de sauver le jeune maître de Nazareth, parut de plus enplus troublé de ces reproches partis de la foule, reproches quimettaient en doute sa fidélité à l’empereur Tibère[82]. Il alla vers les pharisiens ets’entretint avec eux à voix basse, tandis que les miliciensgardaient toujours au milieu d’eux Jésus garrotté.

Alors, Caïphe, prince des prêtres, reprit touthaut en s’adressant à Pilate, afin d’être entendu de la foule et enmontrant Jésus&|160;:

«&|160;– Nous avons trouvé que cet hommepervertit notre nation, qu’il l’empêche de payer le tribut à César,et qu’il se dit le roi des Juifs comme étant le fils deDieu[83].&|160;»

Alors, Ponce-Pilate, se tournant vers le jeunemaître de Nazareth, lui dit&|160;:

–&|160;Êtes-vous roi des Juifs&|160;?

–&|160;«&|160;Dites-vous cela devous-même&|160;?&|160;» – répondit Jésus d’une voix affaiblie parla souffrance, – «&|160;ou bien me le demandez-vous parce qued’autres vous l’ont dit avant moi&|160;?&|160;»

–&|160;Les princes des prêtres et lessénateurs vous ont livré à moi… – reprit Ponce-Pilate. –Qu’avez-vous fait&|160;?… Vous prétendez-vous roi desJuifs&|160;?…

Jésus secoua doucement la tête etrépondit&|160;:

«&|160;– Mon royaume n’est pas de ce monde… simon royaume était de ce monde, mes amis eussent combattu pourempêcher que je vous fusse livré… mais, je vous le répète, monroyaume n’est pas d’ici[84].&|160;»

Ponce-Pilate se retourna de nouveau vers lespharisiens, comme pour les prendre eux-mêmes à témoignage de laréponse de Jésus, qui devait l’innocenter, puisqu’il proclamait queson royaume n’était pas de ce monde-ci.

–&|160;Son royaume, – pensa Geneviève, – estsans doute dans ces mondes inconnus où nous allons, selon notre foidruidique, retrouver ceux que nous avons aimés ici… Commentoseraient-ils condamner Jésus comme rebelle à l’empereur&|160;? luiqui a tant de fois répété&|160;: «&|160;Rendez à César ce qui est àCésar&|160;? à Dieu ce qui est à Dieu&|160;!&|160;»

Mais, hélas&|160;! Geneviève oubliait que lahaine des pharisiens était implacable… Les seigneurs Baruch, Jonaset Caïphe, ayant de nouveau parlé bas à Ponce-Pilate, celui-ci dità Jésus&|160;:

«&|160;– Êtes-vous, oui ou non, le fils deDieu&|160;?&|160;»

«&|160;– Oui,&|160;» – répondit Jésus de savoix douce et ferme, – «&|160;oui, je le suis[85]…&|160;»

À ces mots, les princes des prêtres, lesdocteurs et sénateurs, indignés, poussèrent des exclamations quifurent répétées par la foule.

–&|160;Il a blasphémé&|160;!… il a dit qu’ilétait le fils de Dieu&|160;!…

–&|160;Et celui-là qui se dit le fils de Dieu,– cria l’émissaire, – celui-là qui se dit le fils de Dieu se ditaussi roi des Juifs…

–&|160;C’est un ennemi del’empereur&|160;!

–&|160;À mort&|160;! À mort&|160;! leNazaréen&|160;!… crucifiez-le.

Ponce-Pilate, singulier mélange de lâchefaiblesse et d’équité, voulant sans doute tenter un dernier effortpour sauver Jésus, qu’il ne trouvait pas coupable, dit à la foulequ’il était d’usage pour la fête de ce jour de donner la liberté àun criminel, et que le peuple avait à choisir pour cet acte declémence entre un prisonnier, nommé Barrabas, et Jésus, qui avaitété déjà battu de verges, puis il ajouta&|160;:

«&|160;– Lequel des deux voulez-vous que jedélivre&|160;? Jésus, ou Barrabas[86]&|160;?&|160;»

Geneviève vit les émissaires des pharisienscourir dans la foule de groupe en groupe, et disant&|160;:

–&|160;Demandons la liberté de Barrabas… quel’on délivre Barrabas.

Et bientôt la foule cria de toutesparts&|160;:

–&|160;Délivrez Barrabas et gardezJésus&|160;!…

–&|160;Mais, – reprit Ponce-Pilate, – queferai-je de Jésus&|160;?

–&|160;Crucifiez-le&|160;!… – répondirent lesmille voix de la foule, – crucifiez-le&|160;!…

–&|160;Mais, – reprit encore Ponce-Pilate, –quel mal a-t-il fait&|160;?

–&|160;Crucifiez-le&|160;!… – reprit la foulede plus en plus furieuse. – Crucifiez-le&|160;!… Mort auNazaréen&|160;!…

Ponce-Pilate, n’ayant pas le courage dedéfendre Jésus, qu’il trouvait innocent, fit signe à l’un de sesserviteurs&|160;: celui-ci rentra dans la maison du gouverneur,pendant que la foule criait avec une furie croissante&|160;:

–&|160;Crucifiez le Nazaréen&|160;!…crucifiez-le&|160;!…

Jésus, toujours calme, triste, pensif,semblait étranger à ce qui se passait autour de lui.

–&|160;Sans doute, – se dit Geneviève, – ilsonge déjà aux mondes mystérieux, où l’on va renaître et revivre enquittant ce monde-ci.

Le serviteur de Ponce-Pilate revint, tenant unvase d’argent d’une main et de l’autre un bassin&|160;; un secondserviteur prit ce bassin, et, pendant que le premier serviteur yversait de l’eau, Ponce-Pilate trempa ses mains dans cette eau, endisant à haute voix&|160;:

«&|160;– Je suis innocent de la mort de cejuste&|160;; c’est à vous d’y prendre garde… Quant à moi, je m’enlave les mains[87]…&|160;»

–&|160;Que le sang du Nazaréen retombe surnous&|160;!… – cria l’un des émissaires.

–&|160;Oui… que son sang retombe sur nous etsur nos enfants[88]&|160;!…

–&|160;Prenez donc Jésus, et crucifiez-levous-mêmes… – répondit Ponce-Pilate. – On va, puisque vousl’exigez, délivrer Barrabas.

Et Ponce-Pilate rentra dans sa maison au bruitdes acclamations de la foule, tandis que Caïphe, le docteur Baruch,le banquier Jonas et les autres pharisiens triomphants montraientle poing à Jésus.

L’officier qui avait commandé l’escorte demiliciens chargés d’arrêter le fils de Marie dans le jardin desOliviers, s’approchant de Caïphe, lui dit&|160;:

–&|160;Seigneur, pour conduire le Nazaréen auGolgotha, lieu de l’exécution des criminels, nous aurons àtraverser le quartier populeux de la porte Judiciaire&|160;; il sepourrait que le calme des partisans de ce séditieux ne fûtqu’apparent… et qu’une fois arrivés dans ce quartier de vilepopulace, elle ne se soulevât pour délivrer le Nazaréen… Je répondsdu courage de mes braves miliciens&|160;; ils ont déjà, ce matin,après un combat acharné, mis en fuite une grosse troupe descélérats déterminés, commandée par un bandit nommé Banaïas, quivoulaient nous forcer à leur livrer Jésus… Pas un de ces misérablesn’a échappé… malgré leur furieuse résistance…

–&|160;Le lâche menteur&|160;! – se ditGeneviève en entendant cette vanterie de l’officier des miliciens,qui reprit&|160;:

–&|160;Cependant, seigneur Caïphe, malgré lavaillance éprouvée de notre milice, il serait peut-être plusprudent de confier l’escorte du Nazaréen, jusqu’au lieu dusupplice, à la garde romaine.

–&|160;Je suis de votre avis, – répondit leprince des prêtres&|160;; – je vais demander à l’un des officiersde Ponce-Pilate de faire garder le Nazaréen dans le prétoire de lacohorte romaine jusqu’à l’heure du supplice.

Geneviève vit alors, pendant que le prince desprêtres allait s’entretenir avec un des officiers de Ponce-Pilate,le chef des miliciens se rapprocher de Jésus… Bientôt elle entenditcet officier, répondant sans doute à quelques mots du jeune maître,lui dire d’un air railleur et cruel&|160;:

–&|160;Tu es bien pressé de t’étendre sur lacroix… Il faut d’abord qu’on la construise, et ce n’est pas fait enun tour de main… Tu dois le savoir mieux que personne, toi, en taqualité d’ancien ouvrier charpentier.

L’un des officiers de Ponce-Pilate, à qui leprince des prêtres avait parlé, vint alors trouver Jésus, et luidit&|160;:

–&|160;Je vais te conduire dans le prétoire denos soldats&|160;; lorsque ta croix sera prête, on l’apportera, etsous notre escorte tu te mettras en route pour le Calvaire…Suis-nous&|160;!

Jésus, toujours garrotté, fut conduit à peu dedistance de là, par les miliciens, dans la cour où logeaient lessoldats romains&|160;; la porte, devant laquelle se promenait unfactionnaire, restant ouverte, plusieurs personnes qui avaient,ainsi que Geneviève, suivi le Nazaréen, demeurèrent en dehors pourvoir ce qui allait advenir.

Lorsque le jeune maître fut amené dans la courdu prétoire (on appelle ainsi les bâtiments où logent les soldatsromains), ceux-ci étaient disséminés en plusieurs groupes&|160;:les uns nettoyaient leurs armes&|160;; les autres jouaient àplusieurs jeux&|160;; ceux-ci maniaient la lance sous les ordresd’un officier&|160;; ceux-là, étendus sur des bancs au soleil,chantaient ou causaient entre eux. On reconnaissait, à leursfigures bronzées par le soleil, à leur air martial et farouche, àla tenue militaire de leurs armes et de leurs vêtements, cessoldats courageux, aguerris, mais impitoyables, qui avaient conquisle monde, laissant derrière eux, comme en Gaule, le massacre, laspoliation et l’esclavage.

Dès que ces Romains eurent entendu le nom deJésus de Nazareth, et qu’ils le virent amené par l’un de leursofficiers dans la cour du prétoire, tous abandonnèrent leurs jeuxet accoururent autour de lui.

Geneviève pressentit, en remarquant l’airrailleur et endurci de cette soldatesque, que le fils de Marieallait subir de nouveaux outrages. L’esclave se souvint d’avoir ludans les récits laissés par les aïeux de son mari, Fergan, leshorreurs commises par les soldats de César, le fléau des Gaules,elle ne doutait pas que ceux-là dont le jeune maître était entouréne fussent aussi cruels que ceux des temps passés.

Il y avait au milieu de la cour du prétoire unbanc de pierre où ces Romains firent d’abord asseoir Jésus,toujours garrotté&|160;; puis, s’approchant de lui, ilscommencèrent à le railler et à l’injurier&|160;:

–&|160;Le voilà donc, ce fameuxprophète&|160;! – dit l’un d’eux. – Le voilà donc, celui quiannonce que le temps viendra où l’épée se changera en serpe, et oùil n’y aura plus de guerre&|160;! plus de bataille&|160;!

–&|160;Plus de guerre&|160;! Par le vaillantdieu Mars, plus de guerre&|160;! – s’écrièrent d’autres soldatsavec indignation. – Ah&|160;! ce sont là tes prophéties, prophètede malheur&|160;!

–&|160;Plus de guerre&|160;! c’est-à-dire plusde clairons, plus d’enseignes flottantes, plus de brillantescuirasses, plus de casques à aigrettes, qui attirent les regardsdes femmes&|160;!

–&|160;Plus de guerre&|160;! c’est-à-dire plusde conquêtes&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! ne pouvoir plus essuyer nosbottines ferrées sur la tête des peuples conquis&|160;!

–&|160;Ne plus boire leur vin en courtisantleurs filles comme ici, comme en Gaule, comme dans laGrande-Bretagne, comme en Espagne, comme dans tout l’univers,enfin&|160;!

–&|160;Plus de guerre&|160;! ParHercule&|160;! et que deviendraient donc les forts et lesvaillants, Nazaréen maudit&|160;? ils iraient, selon toi, depuisl’aube jusqu’à la nuit, labourer la terre où tisser la toile commede lâches esclaves, au lieu de partager leur temps entre labataille, la paresse, la taverne et l’amour&|160;?

–&|160;Toi, qui te fais appeler le fils deDieu, – dit un de ces Romains en menaçant du poing le jeune maître,– tu es donc le fils du dieu la Peur, lâche que tues&|160;!

–&|160;Toi, qui te fais appeler le roi desJuifs, tu veux donc être acclamé le roi de tous les poltrons del’univers&|160;?

–&|160;Camarades&|160;! – s’écria l’un dessoldats en éclatant de rire, – puisqu’il est roi des poltrons, ilfaut le couronner.

Cette proposition fut accueillie avec une joieinsultante, plusieurs voix s’écrièrent aussitôt&|160;:

–&|160;Oui, oui, puisqu’il est roi, il faut lerevêtir de la pourpre impériale.

–&|160;Il faut lui mettre le sceptre à lamain, alors nous le glorifierons, nous l’honorerons à l’instar denotre auguste empereur Tibère.

Et pendant que leurs compagnons continuaientd’entourer et d’injurier le jeune maître de Nazareth, insouciant deces outrages, plusieurs soldats s’éloignèrent&|160;; l’un allaprendre le manteau rouge d’un cavalier&|160;; l’autre la canne d’uncenturion, un troisième, avisant dans un coin de la cour un tas debroussailles destinées à être brûlées, y choisit quelques brinsd’une plante épineuse, et se mit à en tresser une couronne. Alorsplusieurs voix s’écrièrent&|160;:

–&|160;Maintenant, il faut procéder aucouronnement du roi des Juifs.

–&|160;Oui, couronnons le roi deslâches&|160;!

–&|160;Le fils de Dieu&|160;!

–&|160;Le fils du dieu laPeur&|160;!

–&|160;Compagnons, il faut que ce couronnementse fasse avec pompe, comme s’il s’agissait d’un vrai César.

–&|160;Moi, je suis le porte-couronne.

–&|160;Moi, le porte-sceptre.

–&|160;Moi, le porte-manteau impérial…

Et au milieu des huées, des railleriesgrossières, ces Romains formèrent une espèce de cortègedérisoire&|160;: le porte-couronne s’avançait le premier, tenant lacouronne d’épines d’un air solennel, et suivi d’un certain nombrede soldats&|160;; venait ensuite le porte-sceptre&|160;; puisd’autres soldats&|160;; puis enfin celui qui tenait lemanteau&|160;; et tous chantaient en chœur&|160;:

–&|160;Salut au roi des Juifs&|160;!

–&|160;Salut au Messie&|160;!

–&|160;Salut au fils de Dieu&|160;!

–&|160;Salut au César des poltrons,salut&|160;!

Jésus, assis sur son banc, regardait lespréparatifs de cette cérémonie insultante avec une inaltérableplacidité&|160;; le porte-couronne, s’étant approché le premier,leva la tresse épineuse au-dessus de la tête du jeune homme deNazareth, et lui dit&|160;:

–&|160;Je te couronne, ô roi[89]&|160;!

Et le Romain enfonça si brutalement cettecouronne sur la tête de Jésus, que les épines lui déchirèrent lefront&|160;; de grosses gouttes de sang coulèrent comme des larmessanglantes sur le pâle visage de la victime&|160;; mais, sauf lepremier tressaillement involontaire causé par la douleur, lestraits du jeune maître reprirent leur mansuétude ordinaire et netrahirent ni ressentiment ni courroux.

–&|160;Et moi, je te revêts de la pourpreimpériale, ô roi&|160;! – ajouta un autre Romain pendant qu’un deses compagnons arrachait la tunique que l’on avait rejetée sur ledos de Jésus. Sans doute la laine de ce vêtement s’était déjàcollée à la chair vive, car, au moment où il fut violemment arrachédes épaules de Jésus, il poussa un grand cri de douleur, mais cefut tout, il se laissa patiemment revêtir du manteau rouge.

–&|160;Maintenant, prends ton sceptre, ô grandroi&|160;! – ajouta un autre soldat en s’agenouillant devant lejeune maître et lui mettant dans la main le cep de vigne ducenturion&|160;; puis tous, avec de grands éclats de rire,répétèrent&|160;:

–&|160;Salut, ô roi des Juifs,salut&|160;!

Un grand nombre d’entre eux s’agenouillèrentmême devant lui par dérision en répétant&|160;:

–&|160;Salut&|160;! ô grand roi&|160;!

Jésus garda dans sa main ce sceptre dérisoireet ne prononça pas un mot&|160;; cette résignation inaltérable,cette douceur angélique frappèrent tellement les Romains, qu’ilsrestèrent d’abord stupéfaits&|160;; puis, leur colère s’exaltant enraison de la patience du jeune maître de Nazareth, ils s’irritèrentà l’envi, s’écriant&|160;:

–&|160;Ce n’est pas un homme, c’est unestatue.

–&|160;Tout le sang qu’il avait dans lesveines est sorti sous les baguettes du bourreau.

–&|160;Le lâche&|160;! il n’ose pas seulementse plaindre.

–&|160;Lâche&|160;? – dit un vétéran, d’un airpensif, après avoir longtemps contemplé Jésus, quoiqu’il eût étéd’abord l’un de ses tourmenteurs acharnés. – Non, celui-là n’estpas un lâche&|160;! non, pour endurer patiemment tout ce que nouslui faisons souffrir, il faut plus de courage que pour se jeter,tête baissée, l’épée à la main, sur l’ennemi… Non, – répéta-t-il ense retirant à l’écart, – non, cet homme-là n’est pas unlâche&|160;!

Et Geneviève crut voir une larme tomber surles moustaches grises du vieux soldat.

Mais les autres Romains se moquèrent del’attendrissement de leur compagnon, et s’écrièrent&|160;:

–&|160;Il ne voit pas que ce Nazaréen feint larésignation pour nous apitoyer.

–&|160;C’est vrai&|160;! il est au dedans rageet haine, tandis qu’au dehors il se montre bénin et pâtissant.

–&|160;C’est un tigre honteux qui se revêtd’une peau d’agneau…

À ces paroles insensées, Jésus se contenta desourire tristement en secouant la tête&|160;; ce mouvement fitpleuvoir autour de lui une rosée de sang, car les blessures faitesà son front par les épines saignaient toujours…

À la vue du sang de ce juste, Geneviève ne puts’empêcher de murmurer tout bas le refrain du chant des Enfantsdu Gui cité dans les écrits des aïeux de son mari&|160;:

«&|160;Coule, coule, sang ducaptif&|160;! – Tombe, tombe, rosée sanglante&|160;! – Germe,grandis, moisson vengeresse&|160;!…&|160;»

–&|160;Oh&|160;! – se disait Geneviève, – lesang de cet innocent, de ce martyr, si indignement abandonné parses amis, par ce peuple de pauvres et d’opprimés qu’il chérissait…ce sang retombera sur eux et sur leurs enfants… Mais qu’il fécondeaussi la sanglante moisson de la vengeance&|160;!

Les Romains, exaspérés par la céleste patiencede Jésus, ne savaient qu’imaginer pour la vaincre… Les injures, lesmenaces ne pouvant l’ébranler, un des soldats lui arracha des mainsle cep de vigne qu’il continuait de tenir machinalement et le luibrisa sur la tête[90], ens’écriant&|160;:

–&|160;Tu donneras peut-être signe de vie,statue de chair et d’os&|160;!

Mais Jésus ayant d’abord courbé sous le coupsa tête endolorie, la releva en jetant un regard de pardon surcelui qui venait de le frapper.

Sans doute cette ineffable douceur intimida ouembarrassa ces barbares, car l’un d’eux, détachant son écharpe,banda les yeux du jeune maître de Nazareth[91], en luidisant&|160;:

–&|160;Ô grand roi&|160;! tes respectueuxsujets ne sont pas dignes de supporter tes regards&|160;!

Lorsque Jésus eut ainsi les yeux bandés, uneidée d’une lâcheté féroce vint à l’esprit de ces Romains&|160;;l’un d’eux s’approcha de la victime, lui donna un soufflet, et luidit en éclatant de rire&|160;:

–&|160;Ô grand prophète&|160;! devine le nomde celui qui t’a frappé[92]&|160;!

Alors un horrible jeu commença…

Ces hommes robustes et armés vinrent tour àtour, riant aux éclats, souffleter ce jeune homme garrotté, brisépar tant de tortures, lui disant chaque fois qu’ils le frappaient àla figure&|160;:

–&|160;Devineras-tu cette fois qui t’afrappé&|160;?

Jésus (et ce furent les seules paroles queGeneviève lui entendit prononcer durant ce long martyre), Jésus ditd’une voix miséricordieuse, en levant vers le ciel sa tête toujourscouverte d’un bandeau&|160;:

«&|160;– Seigneur, mon Dieu&|160;!pardonnez-leur… Ils ne savent ce qu’ils font[93]&|160;!&|160;»

Telle fut l’unique et tendre plainte que fitentendre la victime, et ce n’était pas même une plainte… c’étaitune prière qu’il adressait aux dieux, implorant leur pardon pourses tourmenteurs…

Les Romains, loin d’être apaisés par cettedivine mansuétude, redoublèrent de violences et d’outrages…

Des infâmes crachèrent au visage deJésus…[94]

Geneviève n’aurait pu supporter plus longtempsla vue de ces monstruosités si les dieux n’y eussent mis unterme&|160;; elle entendit dans la rue un grand tumulte, et vitarriver le docteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe, prince desprêtres. Deux hommes de leur suite portaient une lourde croix debois, un peu plus haute que la grandeur d’un homme. À la vue de cetinstrument de supplice, les personnes arrêtées au dehors de laporte du prétoire, et parmi lesquelles se trouvait Geneviève,crièrent d’une voix triomphante&|160;:

–&|160;Enfin, voici la croix&|160;!… voici lacroix&|160;!

–&|160;Une croix toute neuve et digne d’unroi&|160;!

–&|160;Et comme roi… le Nazaréen ne dira pasqu’on le traite en mendiant…

Lorsque les Romains entendirent annoncer qu’onapportait la croix, ils parurent contrariés de ce que leur victimeallait leur échapper. Jésus, au contraire, à ces mots&|160;: –Voici la croix&|160;!… voici la croix&|160;! – se leva avec unesorte d’allégement, espérant sans doute sortir bientôt de cemonde-ci… Des soldats lui débandèrent les yeux, lui ôtèrent lemanteau rouge, lui laissant seulement la couronne d’épines sur latête&|160;; de sorte qu’il resta demi-nu&|160;; on le conduisitainsi jusqu’à la porte du prétoire, où se tenaient les hommes quivenaient d’apporter la croix.

Le docteur Baruch, le banquier Jonas et leprince des prêtres, Caïphe, dans leur haine toujours inassouvie,échangeaient des regards triomphants, en se montrant le jeunemaître de Nazareth, pâle, sanglant et dont les forces semblaientêtre à bout. Ces pharisiens impitoyables ne purent résister aucruel plaisir d’outrager encore la victime, le banquier Jonas luidit&|160;:

–&|160;Tu vois, audacieux insolent, à quoimènent les injures contre les riches&|160;; tu ne les railles plusà cette heure&|160;? tu ne les compares plus à des chameauxincapables de passer par le trou d’une aiguille&|160;! C’est granddommage que l’envie de plaisanter te soit passée&|160;!

–&|160;Es-tu satisfait, à cette heure, –ajouta le docteur Baruch, – d’avoir traité les docteurs de la loide fourbes et d’hypocrites, aimant à avoir la première place auxfestins&|160;?… Ils ne te disputeront pas du moins ta place sur lacroix.

–&|160;Et les prêtres&|160;! – ajouta leseigneur Caïphe, – c’étaient aussi des fourbes qui dévoraient lesmaisons des veuves, sous prétexte de longues prières… des hommesendurcis, moins pitoyables que les païens samaritains… des stupidesà l’esprit assez étroit pour observer pieusement le sabbat… desorgueilleux qui faisaient devant eux sonner les trompettes pourannoncer leurs aumônes&|160;!… Tu te croyais bien fort, tu faisaisl’audacieux… à la tête de ta bande de gueux, de scélérats et deprostituées que tu recrutais dans les tavernes, où tu passais tesjours et tes nuits&|160;! Où sont-ils à cette heure tespartisans&|160;? Appelle-les donc&|160;! qu’ils viennent tedélivrer&|160;!

La foule n’avait pas la haine aussi patienteque les pharisiens, qui se plaisaient à torturer lentement leurvictime&|160;; aussi l’on entendit bientôt crier avecfureur&|160;:

–&|160;À mort… le Nazaréen&|160;! àmort&|160;!

–&|160;Hâtons-nous&|160;!… Est-ce qu’onvoudrait lui faire grâce en retardant ainsi son supplice&|160;?

–&|160;Il n’expirera pas tout de suite… onaura encore le temps de lui parler lorsqu’il sera cloué sur lacroix.

–&|160;Oui, hâtons-nous&|160;!… sa bande descélérats, un moment effrayée, pourrait tenter de venirl’enlever…

–&|160;À quoi bon d’ailleurs lui adresser laparole&|160;? on voit bien qu’il ne veut pas répondre.

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;!

–&|160;Et il faut qu’il porte lui-même sacroix jusqu’au lieu du supplice…

La proposition de cette nouvelle barbarie futaccueillie par les applaudissements de tous. On fit sortir Jésus dela cour du prétoire, et l’on plaça la croix sur l’une de sesépaules saignantes… La douleur fut si aiguë, le poids de la croixsi lourd, que le malheureux fléchit d’abord les genoux et faillittomber à terre&|160;; mais trouvant de nouvelles forces dans soncourage et sa résignation, il parut se raidir contre la souffrance,et, courbé sous le fardeau, il commença de cheminer péniblement. Lafoule et l’escorte de soldats romains criaient en lesuivant&|160;:

–&|160;Place&|160;! place au triomphe du roides Juifs&|160;!…

Le triste cortège se mit en marche pour lelieu du supplice, situé en dehors de la porte Judiciaire, quitta leriche quartier du Temple, et poursuivit sa route à travers unepartie de la ville beaucoup moins riche et très-populeuse&|160;;aussi, à mesure que l’escorte pénétrait dans le quartier despauvres gens, Jésus recevait du moins quelques marques d’intérêt deleur part.

Geneviève vit grand nombre de femmes, deboutau seuil de leur porte, gémir sur le sort du jeune maître deNazareth&|160;; elles se ressouvenaient qu’il était l’ami despauvres mères et des enfants&|160;; aussi, beaucoup de cesinnocents envoyèrent en pleurant des baisers à ce bonJésus, dont ils savaient par cœur les simples et touchantesparaboles.

Mais, hélas&|160;! presque à chaque pas,vaincu par la douleur, écrasé sous le poids qu’il portait, le filsde Marie s’arrêtait en trébuchant… enfin, les forces lui manquanttout à fait, il tomba sur les genoux, puis sur les mains, et sonfront heurta la terre.

Geneviève le crut mort ou expirant&|160;; ellene put retenir un cri de douleur et d’effroi&|160;; mais il n’étaitpas mort… Son martyre et son agonie devaient se prolongerencore&|160;; les soldats romains qui le suivaient, ainsi que lespharisiens, lui crièrent&|160;:

–&|160;Debout&|160;! debout, fainéant&|160;!tu feins de tomber pour ne pas porter ta croix jusqu’aubout&|160;!…

–&|160;Toi qui reprochais aux princes desprêtres de lier sur le dos de l’homme des fardeaux insupportablesauxquels ils ne touchaient pas du bout du doigt, – dit le docteurBaruch, – voici que tu fais comme eux en refusant de porter tacroix&|160;!

Jésus, toujours agenouillé, et le front penchévers la terre, s’aida de ses deux mains pour tâcher de se relever,ce qu’il fit à grand’peine&|160;; puis, encore tout chancelant, ilattendit qu’on lui eût placé la croix sur les épaules&|160;; mais àpeine fut-il de nouveau chargé de ce fardeau, que, malgré soncourage et sa bonne volonté, il ploya et tomba une seconde foiscomme écrasé sous ce poids.

–&|160;Allons, – dit brutalement l’officierromain, – il est fourbu&|160;!

–&|160;Seigneur Baruch, – s’écria un desémissaires, qui n’avait, non plus que les pharisiens, quitté lavictime, – voyez-vous cet homme en manteau brun, qui passe si viteen détournant la tête comme s’il ne voulait pas être reconnu&|160;?je l’ai souvent vu aux prêches du Nazaréen… si on le forçait deporter la croix[95]&|160;?

–&|160;Oui, – dit Baruch, – appelez-le…

–&|160;Eh&|160;! Simon&|160;! – crial’émissaire, – eh&|160;! Simon le Cyrénéen&|160;! vous qui preniezvotre part des prédications du Nazaréen, venez donc à cette heureprendre part du fardeau qu’il porte…

À peine cet homme eut-il appelé Simon, quebeaucoup de gens parmi la foule crièrent comme lui&|160;:

–&|160;Eh&|160;! Simon… Simon&|160;!…

Celui-ci, au premier appel de l’émissaire,avait hâté sa marche, comme s’il n’eût rien entendu&|160;; maislorsqu’un grand nombre de voix crièrent son nom, il revint sur sespas, se dirigea vers l’endroit où se tenait Jésus, et s’approchad’un air troublé.

–&|160;On va crucifier Jésus de Nazareth, dequi tu aimais tant à écouter la parole, – lui dit le banquier Jonasen raillant&|160;; – c’est ton ami, ne l’aideras-tu pas à porter sacroix&|160;?

–&|160;Je la porterai seul, – répondit leCyrénéen, ayant le courage de jeter un coup d’œil de pitié sur lejeune maître, qui toujours agenouillé, semblait prêt àdéfaillir.

Simon, s’étant chargé de la croix, marchadevant Jésus, et le cortège poursuivit sa route.

À cent pas plus loin, au commencement de larue qui conduit à la porte Judiciaire, en passant devant uneboutique de marchand d’étoffes de laine, Geneviève vit sortir decette boutique une femme, d’une figure vénérable… Cette femme, à lavue de Jésus, pâle, affaibli, sanglant, ne put retenir seslarmes&|160;; seulement alors, l’esclave, qui jusqu’alors avaitoublié qu’elle pouvait être recherchée par les ordres du seigneurGrémion, son maître, se souvint de l’adresse que sa maîtresseAurélie lui avait donnée de la part de Jeane, lui disant queVéronique, sa nourrice, tenant une boutique près la porteJudiciaire, pourrait lui donner un asile.

Mais Geneviève en ce moment ne songea pas àprofiter de cette chance de salut. Une force invincible l’attachaitaux pas du jeune maître de Nazareth, qu’elle voulait suivre jusqu’àla fin. Elle vit alors Véronique s’approcher en pleurant de Jésus,dont le front était baigné d’une sueur ensanglantée, et essuyerd’une toile de lin le visage du pauvre martyr, qui remerciaVéronique par un sourire d’une bonté céleste.

À plusieurs pas de là, et toujours dans la ruequi conduisait à la porte Judiciaire, Jésus passa devant plusieursfemmes qui pleuraient&|160;; il s’arrêta un moment, et dit à cesfemmes, avec un accent de tristesse profonde&|160;:

«&|160;– Filles de Jérusalem, ne pleurez passur moi&|160;! mais pleurez sur vous-mêmes, pleurez sur vosenfants&|160;; car il viendra un temps où l’on dira&|160;:Heureuses les stériles&|160;! Heureuses les entrailles qui n’ontpas porté d’enfants&|160;! Heureuses les mamelles qui n’ont pointallaité[96]&|160;!&|160;»

Puis Jésus, quoique brisé par la souffrance,se redressant d’un air inspiré, les traits empreints d’une douleurnavrante, comme s’il avait conscience des effroyables malheursqu’il prévoyait, s’écria d’un ton prophétique, qui fit tressaillirles pharisiens eux mêmes&|160;:

«&|160;– Oui, les temps approchent où leshommes, dans leur effroi, diront aux montagnes&|160;: Tombez surnous&|160;!… et aux collines&|160;: Couvrez nous[97]&|160;!&|160;»

Et Jésus, baissant la tête sur sa poitrine,poursuivit péniblement sa marche au milieu du silence de stupeur etd’épouvante qui avait succédé à ses paroles prophétiques. Lecortège continuait de gravir la rue rapide qui conduit à la porteJudiciaire, sous laquelle on passe pour monter au Golgotha, collinesituée hors de la ville et au sommet de laquelle sont dressées lescroix des suppliciés.

Geneviève remarqua que la foule, d’abord silâchement hostile à Jésus, commençait, à mesure qu’approchaitl’heure du supplice, à s’émouvoir et à gémir sur le sort de lavictime&|160;; ces malheureux comprenaient sans doute, mais,hélas&|160;! trop tard, qu’en laissant mettre à mort l’ami despauvres et des affligés, non-seulement ils se privaient d’undéfenseur, mais que, par leur honteuse ingratitude, ils glaceraientpeut-être à l’avenir les âmes généreuses qui se seraient dévouéespour eux.

Lorsque l’on eut passé sous la voûte de laporte Judiciaire, on commença de gravir la montée duCalvaire&|160;; cette pente était si rapide que souvent Simon, leCyrénéen, toujours chargé de la croix de Jésus, fut obligé des’arrêter, ainsi que le jeune maître lui-même… Celui-ci semblaitavoir à peine conservé assez de forces pour pouvoir atteindre ausommet de cette colline aride, couverte de pierres roulantes, et oùcroissaient çà et là quelques buissons d’une pâle verdure… Le ciels’était couvert de nuages épais, un jour sombre, lugubre, jetaitsur toutes choses un voile de tristesse… Geneviève, à sa grandesurprise, remarqua vers le sommet du Calvaire deux autres croixdressées en outre de celle qui devait être élevée pour Jésus. Dansson étonnement, elle s’informa à une personne de la foule, qui luirépondit&|160;:

–&|160;Ces croix sont destinées à deuxvoleurs, qui doivent être crucifiés en même temps que leNazaréen.

–&|160;Et pourquoi supplicie-t-on ces voleursen même temps que le jeune maître&|160;? – demanda l’esclave.

–&|160;Parce que les pharisiens, hommes dejustice, de sagesse et de piété, ont voulu que le Nazaréen fûtaccompagné jusqu’à la mort par ces misérables qu’il fréquentaitdurant sa vie.

Geneviève se retourna pour savoir qui luifaisait cette réponse&|160;; elle reconnut un des deuxémissaires.

–&|160;Oh&|160;! les hommesimpitoyables&|160;! – pensa l’esclave. – ils trouvent moyend’outrager Jésus jusque dans sa mort.

Lorsque les soldats romains qui escortaient lejeune maître arrivèrent, suivis de la foule de plus en plussilencieuse et attristée, au sommet du Calvaire, ainsi que ledocteur Baruch, le banquier Jonas et le grand-prêtre Caïphe, toustrois jaloux d’assister à l’agonie et à la mort de leur victime,Geneviève aperçut les deux voleurs destinés au supplice, garrottéset entourés de gardes&|160;; ils étaient livides, et attendaientleur sort avec une terreur mêlée de rage impuissante.

À un signe de l’officier romain, chef del’escorte, les bourreaux ôtèrent les deux croix des trous où ellesavaient été d’abord placées et dressées, les couchèrent parterre&|160;; puis, se saisissant des condamnés, malgré leurs cris,leurs blasphèmes et leur résistance désespérée, ils lesdépouillèrent de leurs vêtements et les étendirent sur lescroix&|160;; puis, tandis que des soldats les y maintenaient, lesbourreaux, armés de longs clous et de lourds marteaux, clouaientsur la croix, par les pieds et par les mains, ces malheureux quipoussaient des hurlements de douleur. Par ce raffinement debarbarie on rendait le jeune maître de Nazareth témoin du sortqu’il allait bientôt subir lui-même&|160;; aussi, à la vue dessouffrances de ces deux compagnons de supplice, Jésus ne putretenir ses larmes&|160;; puis il cacha son visage entre ses mains,pour échapper à cette pénible vision.

Les deux voleurs crucifiés, on redressa leurscroix, sur lesquelles ils se tordaient en gémissant, elles furentenfoncées en terre et affermies au moyen de pierres et depieux.

–&|160;Allons, Nazaréen, – dit l’un desbourreaux à Jésus en s’approchant de lui, tenant d’une main sonlourd marteau, de l’autre plusieurs grands clous, – allons, es-tuprêt&|160;? Va-t-il falloir user de violence envers toi commeenvers tes deux compagnons&|160;?

–&|160;De quoi se plaignent-ils&|160;? –répondit l’autre bourreau&|160;; – l’on est pourtant si à l’aisesur une croix… les bras étendus, comme un homme qui se détire aprèsun long sommeil&|160;!…

Jésus ne répondit pas&|160;; il se dépouillade ses vêtements, se plaça lui-même sur l’instrument de sonsupplice, étendit ses bras en croix, et tourna vers le ciel sesyeux noyés de larmes…

Geneviève vit alors les deux bourreauxs’agenouiller de chaque côté du jeune maître de Nazareth, et saisirleurs longs clous, leurs lourds marteaux… L’esclave ferma les yeux…mais elle entendit les coups sourds des marteaux faisant pénétrerles clous dans la chair vive, tandis que les deux voleurs crucifiéscontinuaient de pousser des hurlements de douleur… Le bruit descoups de marteau cessa&|160;; Geneviève ouvrit les yeux… La croix àlaquelle on avait attaché le jeune maître de Nazareth venait d’êtredressée et placée au milieu de celles des deux autrescrucifiés.

Jésus, le front couronné d’épines, ses longscheveux blonds collés à ses tempes par une sueur mêlée de sang, lafigure livide et empreinte d’une douleur effrayante, les lèvresbleuâtres, tremblait au moment d’expirer&|160;; tout le poids deson corps pesant sur ses deux mains clouées à la croix, ainsi queses pieds, et d’où le sang ruisselait, ses bras se raidissaient parde violents mouvements convulsifs, tandis que ses genoux à demifléchis s’entre-choquaient de temps à autre.

Alors Geneviève entendit la voix déjà presqueagonisante des deux voleurs qui, s’adressant à Jésus, luidisaient&|160;:

–&|160;Maudit sois-tu… Nazaréen&|160;! mauditsois-tu, toi, qui nous disais que les premiers seraient lesderniers… et les derniers les premiers&|160;!… nous voicicrucifiés… que peux-tu faire pour nous&|160;?

–&|160;Maudit sois-tu, toi, qui promettais laconsolation aux affligés&|160;! – reprit l’autre voleur… – nousvoici crucifiés, où est notre consolation&|160;?

–&|160;Maudit sois-tu… toi qui nous disais queceux-là seuls qui sont malades ont besoin de médecin&|160;!… nousvoici malades… où est le médecin&|160;?

–&|160;Maudit sois-tu… toi qui nous disais quele bon pasteur abandonne son troupeau pour chercher une seulebrebis égarée&|160;!… nous sommes égarés, et toi, le bon pasteur,tu nous laisses aux mains des bouchers[98]&|160;!

Et ces misérables ne furent pas les seuls àinsulter l’agonie de Jésus&|160;; car, chose horrible, à laquelleGeneviève, à l’heure où elle écrit ceci, peut à peine croire, ledocteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe le prince des prêtres,se joignirent aux deux voleurs pour railler et outrager le jeunemaître de Nazareth au moment où il allait rendre l’âme[99].

–&|160;Oh&|160;! Jésus de Nazareth&|160;!Jésus le messie&|160;! Jésus le prophète&|160;! Jésus le sauveur dumonde&|160;! – disait Caïphe en raillant, – comment n’as-tu pasprophétisé ton sort&|160;?… Pourquoi ne commences-tu pas par tesauver toi-même, toi qui devais sauver le monde&|160;?

–&|160;Tu te dis le fils de Dieu, ô Nazaréenle divin&|160;! – ajoutait le banquier Jonas&|160;; – nous croironsà ta céleste puissance si tu descends de ta croix… Nous ne tedemandons que ce petit prodige&|160;!… Voyons, fils de Dieu…descends&|160;! descends donc&|160;! Quoi&|160;! tu préfères restercloué sur cette poutre, comme un oiseau de nuit à la porte d’unegrange&|160;?… Libre à toi… on pourra t’appeler Jésus le crucifié…mais jamais Jésus le fils de Dieu…

–&|160;Tu te montrais si confiant dans leSeigneur&|160;! – ajouta le docteur Baruch&|160;; – appelle-le doncà ton secours&|160;! S’il te protège, si tu es véritablement sonfils, que ne tonne-t-il contre nous, tes meurtriers&|160;? Que nechange-t-il cette croix en un buisson de roses, d’où tut’élancerais radieux vers le ciel&|160;?

Les huées, les railleries des soldats romainsaccompagnaient ces lâches outrages des pharisiens&|160;; soudainGeneviève vit Jésus se raidir de tous ses membres, faire un derniereffort pour lever vers le ciel sa tête appesantie… Une dernièrelueur illumina son céleste regard, un sourire navrant contracta seslèvres, et il murmura d’une voix éteinte&|160;:

–&|160;«&|160;Seigneur&|160;!… Seigneur&|160;!ayez pitié de moi&|160;!&|160;»

Puis sa tête retomba sur sa poitrine… l’amides pauvres et des affligés avait cessé de vivre&|160;!

Geneviève s’agenouilla et fondit en larmes. Àce moment elle entendit une voix s’écrier derrière elle&|160;:

–&|160;La voici, l’esclave fugitive&|160;!Oh&|160;! j’étais certain de la retrouver sur les traces de cemaudit Nazaréen, dont on vient enfin de faire bonne justice.Saisissez-la&|160;! liez-lui les mains derrière le dos&|160;;oh&|160;! cette fois, ma vengeance sera terrible.

Geneviève se retourna et vit son maître, leseigneur Grémion.

–&|160;Maintenant, – dit Geneviève, – je peuxmourir… puisqu’il est mort, celui-là qui avait promis aux esclavesde briser leurs fers.

**

*

Geneviève, quoiqu’elle ait eu à endurer lesplus cruels traitements de la part de son maître, Geneviève n’estpas morte, puisqu’elle a écrit ce récit pour son mari Fergan.

Après avoir ainsi raconté ce qu’elle a su etce qu’elle a vu de la vie et de la mort du jeune maître deNazareth, elle croirait téméraire d’oser parler de ce qui lui estarrivé à elle-même, depuis le triste jour où elle a vu expirer surla croix l’ami des pauvres et des affligés&|160;; Geneviève diraseulement que, prenant exemple sur la résignation de Jésus, elleendura patiemment les cruautés du seigneur Grémion, par attachementpour sa maîtresse Aurélie, souffrant tout afin de ne pas laquitter&|160;; aussi elle est restée l’esclave de la femme deGrémion, pendant les deux ans qu’elle a demeuré en Judée.

Grâce à l’ingratitude humaine, six mois aprèsla mort du pauvre jeune homme de Nazareth, son souvenir étaiteffacé de la mémoire des hommes[100].Quelques-uns de ses disciples seulement conservèrent pieusement sasouvenance&|160;; aussi, bien souvent Geneviève se disait ensoupirant&|160;:

–&|160;Pauvre jeune maître de Nazareth&|160;!lorsqu’il annonçait qu’un jour les fers des esclaves seraientbrisés, il écoutait le vœu de son âme angélique&|160;; maisl’avenir devait démentir cette généreuse espérance.

En effet, lorsque, après deux années passéesen Judée avec sa maîtresse Aurélie, Geneviève revint dans lesGaules, elle y retrouva l’esclavage, aussi affreux, plus affreuxpeut-être que par le passé.

Geneviève a joint à ce récit, qu’elle a écritpour son mari Fergan, une petite croix d’argent qui lui a étédonnée par Jeane, femme du seigneur Chusa, peu de temps après lamort du jeune homme de Nazareth. Quelques personnes (et Jeane étaitde ce nombre) qui conservaient un pieux respect pour le souvenir del’ami des affligés, firent fabriquer de ces petites croix encommémoration de l’instrument du supplice de Jésus, et lesportèrent ou les distribuèrent, après être allées les déposer ausommet du Calvaire, sur la terre où avait coulé le sang de cejuste.

Geneviève ne sait si elle doit être mère unjour&|160;; si elle a ce bonheur (est-ce un bonheur pour l’esclavede mettre au jour d’autres esclaves&|160;?), elle aura ajouté cettepetite croix d’argent aux reliques de famille que doit setransmettre de génération en génération la descendance de Joel, lebrenn de la tribu de Karnak.

Puisse cette petite croix être le symbole dufutur affranchissement de cette vieille et héroïque racegauloise&|160;!… Puissent se réaliser un jour pour les enfants denos enfants ces paroles de Jésus&|160;: – Les fers des esclavesseront brisés&|160;!

FIN DE LA CROIX D’ARGENT.

Moi, Fergan, époux de Geneviève, j’ajoute cepeu de mots à ce récit&|160;:

Quarante ans se sont passés depuis que mabien-aimée femme, toujours regrettée, a raconté dans cet écrit cequ’elle avait vu pendant son séjour en Judée.

L’espoir que Geneviève avait conçu, d’aprèsces paroles de Jésus&|160;: – Les fers des esclaves serontbrisés, – ne s’est pas réalisé… ne se réalisera sans doutejamais&|160;; car depuis quarante ans l’esclavage subsistetoujours… Depuis quarante ans je tourne incessamment ma navettepour mes maîtres, de même que mon fils Judicaël tourne la sienne,puisqu’il est, comme son père, esclave tisserand.

Pauvre enfant de ma vieillesse (car il y adouze ans que Geneviève est morte en te mettant au monde), tu espeut-être encore plus chétif et plus craintif que moi… Hélas&|160;!ainsi que l’avait prévu mon aïeul Sylvest, notre race a de plus enplus dégénéré. Je n’aurai donc pas à te faire, comme nos ancêtresde race libre ou esclave, mais toujours vaillante, d’héroïques outragiques récits sur ma vie… Ma vie, tu la connais, mon fils, etdussé-je vivre cent ans, elle serait ce qu’elle a été jusqu’ici etdu plus loin qu’il m’en souvienne&|160;:

«&|160;Chaque matin me lever à l’aube pourtisser la toile, et me coucher le soir&|160;; interrompre leslongues heures de mon travail monotone pour manger une maigrepitance&|160;; être parfois battu, par suite du caprice ou de lacolère du maître.&|160;»

Telle a été ma condition depuis que je meconnais, mon pauvre enfant&|160;! telle sera sans doute latienne…

Hélas&|160;! Gaulois dégénérés, ni toi, nimoi, nous n’aurons rien à ajouter à la tradition de nos aïeux.

J’écris et je signe ceci quarante ans aprèsque ma femme Geneviève a vu mettre à mort ce jeune homme deNazareth.

À toi, mon fils Judicaël, moi Fergan, fils dePéaron, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettes à tadescendance, ces récits de notre famille et ces reliques&|160;: –la faucille d’or de notre aïeule Hêna, – laclochette d’airain de mon aïeul Guilhern, – lecollier de fer de notre aïeul Sylvest, – et lapetite croix d’argent que m’a laissée Geneviève.

*

**

Moi, Gomer, fils de Judicaël, j’avais dix-septans lorsque mon père est mort… il y a de cela (aujourd’hui oùj’écris ceci) cinquante ans.

Ainsi que mon père l’avait prévu, ma vied’esclavage a été, comme la sienne, monotone et morne, ainsi quecelle d’une bête de somme ou de labour.

Je rougis de honte en songeant que ni moi, nitoi sans doute, mon fils Médérik, nous n’aurons rien à ajouter auxrécits de nos aïeux&|160;; car, hélas&|160;! ils ne sont pas encorevenus, et ils ne viendront peut-être jamais, ces temps dont parlaitnotre aïeule Geneviève, sur la foi de celui qu’elle appelle dansses récits le jeune maître de Nazareth, et qui prophétisait qu’unjour les fers des esclaves seraient brisés.

À toi donc, mon fils Médérik, moi, Gomer, filsde Judicaël, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettesà notre descendance, ces reliques et ces récits de notrefamille.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer