Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 4

 

Geneviève est punie d’être allée écouterles paroles de Jésus. – La prison. – Aurélie vient trouver sonesclave au milieu de la nuit. – Projets.

 

Lorsque Geneviève fut revenue avec samaîtresse au logis du seigneur Chusa, celui-ci dit à sa femme d’unair courroucé :

– Rentrez dans votre chambre.

Aurélie baissa la tête en soupirant, obéit etjeta sur son esclave un triste regard d’adieu.

Grémion prit alors Geneviève par le bras, etla conduisit dans une salle basse, sorte de cave, destinée àconserver les outres remplies d’huile, de vin et d’autresprovisions ; l’on descendait dans ce lieu par quelques marchesrapides. Le maître de Geneviève la poussa si rudement qu’elletrébucha et tomba de marche en marche jusque sur le sol, pendantque Grémion fermait la porte épaisse de cette salle basse.

La jeune femme se releva tout endolorie,s’assit sur la pierre et pleura d’abord amèrement ; puis seslarmes devinrent presque douces, lorsqu’elle songea qu’ellesouffrait pour être allée écouter la parole du jeune maître deNazareth, si tendre pour les pauvres et les esclaves, simiséricordieux pour les repentants, si sévère pour les méchants etles hypocrites.

Élevée dans la foi druidique que sa mère luiavait pour ainsi dire transmise avec la vie, Geneviève n’en avaitpas moins de confiance dans les préceptes du fils de Marie,quoiqu’il professât une autre religion que celle des druides,toujours proscrits et vénérés dans la Gaule. D’ailleurs, Jésuscroyait, disait-on, ainsi que les druides, qu’en sortant de cemonde-ci, on allait revivre ailleurs en âme et en chair, puisque,selon sa religion, il parlait de la résurrection des morts[53]. Enfin, malgré la sublimité de la foidruidique, qui délivrait l’homme de la crainte de mourir en luiapprenant que l’on ne mourait jamais, Geneviève ne trouvait pas,dans les préceptes de la religion gauloise, ce sentiment tendre,fraternel, miséricordieux, dont les paroles du jeune homme deNazareth étaient si souvent empreintes.

L’esclave se livrait à ces réflexions,lorsqu’elle vit s’ouvrir la porte de la cave où elle étaitenfermée ; Grémion, son maître, revenait accompagné de deuxhommes : l’un tenait un paquet de cordes, l’autre un fouet àlanières.

Geneviève n’avait jamais vu ces hommes :ils portaient un vêtement étranger.

Le seigneur Grémion descendit les premièresmarches de l’escalier et dit à Geneviève :

– Déshabille-toi.

L’esclave regarda son maître avec autant desurprise que d’effroi, croyant à peine à ce qu’elle entendait. Ilreprit :

– Déshabille-toi… sinon ces hommes, lesvalets du bourreau de la ville, vont t’ôter tes vêtements… pour tefouailler comme tu le mérites !

Ce supplice indigne, si souvent subi par lesfemmes esclaves, Geneviève, grâce à la bonté des Dieux et de samaîtresse, ne l’avait pas encore enduré ; aussi, dans sonépouvante, elle ne put que joindre ses mains, les tendre vers sonmaître, et, suppliante, tomber à genoux.

Mais le seigneur Grémion,s’effaçant pour donner passage aux deux hommes restés sur lapremière marche de l’escalier, leur dit :

– Déshabillez-la !… fouaillez-larudement jusqu’au sang… Elle se souviendra d’avoir assisté auxprédications de ce Nazaréen maudit.

Geneviève avait alors à peine vingt-trois ans,et son époux, Fergan, lui disait parfois qu’elle était belle. Ellefut, malgré ses pleurs, ses prières et sa résistance impuissante,dépouillée de ses vêtements, garrottée à l’un des piliers de lasalle basse, et bientôt son corps fut sillonné de coups defouet.

Elle avait d’abord espéré que la honte etl’horreur lui feraient perdre tout sentiment… Il n’en futrien ; mais elle oublia la douleur des coups, en se voyant enproie aux regards de ses bourreaux… et en entendant lesplaisanteries infâmes qu’ils échangeaient en la frappant.

Le seigneur Grémion, debout, les bras croisés,disait en riant avec méchanceté :

– Le Nazaréen ! ce fameux messie quise mêle de prophétiser, t’avait-il prédit ce qui t’arrive,Geneviève ? Trouves-tu qu’il ait eu raison de proclamerl’esclave l’égal de son maître ?… Par Jupiter ! jeregrette maintenant de ne t’avoir pas fait fouetter au milieu de laplace publique… C’eût été une bonne leçon donnée sur ton échine àces bandits qui croient aux séditieuses insolences de leur chef etami Jésus !

Lorsque les bourreaux furent las de frapper,l’un d’eux délia Geneviève, et son maître lui dit :

– Tu ne sortiras d’ici que dans huitjours ; durant ce temps, ma femme se passera de tessoins ; elle se servira elle-même : ce sera sapunition.

Et Grémion, sortant avec les bourreaux, laissaGeneviève seule.

Ce ne furent plus alors le souvenir destendres et miséricordieuses paroles du fils de Marie qui vinrent àla pensée de l’esclave, ainsi qu’elles lui étaient venues avant sonsupplice : ce furent les paroles de vengeance, d’anathème,qu’il avait aussi prononcées le matin même contre les méchants etles oppresseurs. Pendant les longues heures qu’elle passa seuleavec le souvenir de sa honte, elle se fit à elle-même le sermentque, si jamais les Dieux voulaient qu’elle fût mère et qu’elle pûtgarder près d’elle son enfant, elle s’efforcerait de lui inspirer àla fois l’amour des faibles et des opprimés, mais de lui inspireraussi l’horreur de la servitude, la haine des Romains, au lieu delaisser dégénérer dans sa jeune âme ces fiers ressentiments, commeils avaient dégénéré chez son époux Fergan, qu’elle aimait tant,malgré la faiblesse son caractère, lui qui descendait pourtant decette forte et indomptable race de Joel, le brenn de la tribu deKarnak.

Geneviève était depuis trois jours renferméedans la salle basse de la maison où Grémion, son maître, lui avait,chaque matin, apporté un peu de nourriture, lorsque, un soir, à uneheure assez avancée de la nuit, la porte de la prison de l’esclaves’ouvrit : elle vit apparaître Aurélie, sa maîtresse, tenantune lampe d’une main, et de l’autre un paquet qu’elle déposa sur ladernière marche de l’escalier.

– Pauvre femme ! tu as bien souffertà cause de moi, dit Aurélie dont les yeux se mouillèrent de larmesen s’approchant de Geneviève.

Celle-ci, malgré la bonté de sa maîtresse, neput s’empêcher de lui dire avec amertume :

– Si vous aviez une fille et que deshommes l’eussent dépouillée de ses vêtements pour la battre à coupsde fouet, par ordre d’un maître, que diriez-vous del’esclavage ?

– Geneviève, tu m’accuses, et je ne suispas cause de ces cruautés !

– Ce n’est pas vous que j’accuse, c’estl’esclavage ; vous êtes douce pour moi. Pourtant, voyez commel’on me traite !

– En vain, depuis trois jours, je demandeta grâce à mon mari, reprit Aurélie d’une voix remplie decompassion : il me l’a refusée ; je l’ai supplié de melaisser venir te voir, il s’est montré impitoyable ; ilemporte d’ailleurs toujours avec lui la clef de ta prison.

– Et comment vous l’êtes-vous procuréecette nuit ?

– Il avait mis cette clef sous sonchevet ; j’ai profité de son sommeil pour la prendre, et jesuis venue.

– J’ai bien souffert !… plus dehonte encore que de douleur, reprit Geneviève vaincue par ladouceur de sa maîtresse ; mais vos paroles me consolent.

– Écoute, Geneviève, je ne suis passeulement ici pour te consoler ; tu peux fuir de cette maisonet rendre un grand service au jeune homme de Nazareth… peut-êtremême lui sauver la vie…

– Que dites-vous, chère maîtresse ?s’écria Geneviève songeant moins à sa liberté qu’au service qu’ellepourrait peut-être rendre au fils de Marie. Oh ! parlez :ma vie, s’il le faut, pour celui qui dit qu’un jour les fers desesclaves seront brisés !

– Depuis que nous avons passé la nuithors du logis pour aller entendre les prédications de Jésus, Jeaneet moi nous ne nous étions pas revues : le seigneur Chusal’avait empêchée de sortir de chez elle pour venir ici ;cependant, ce soir, cédant à sa prière, il l’a amenée ici… etpendant qu’il causait avec mon mari, sais-tu ce que Jeane m’aappris ?

– Sur le jeune maître deNazareth ?

– Oui…

– Hélas ! quelque nouvellepersécution ?

– Il est trahi… On veut l’arrêter cettenuit même et le faire mourir.

– Trahi… lui ! Et par qui ?

– Par un de ses disciples.

– Oh ! l’infâme !

– Le seigneur Chusa, triomphant déjà dela mort de ce pauvre Nazaréen, a tout révélé ce soir à Jeane, pourjouir méchamment de l’affliction que lui causerait cette tristenouvelle ; voici donc ce qui s’est passé : Lespharisiens, docteurs de la loi, sénateurs et princes des prêtres,tous exaspérés par les prédications de ce jeune homme, et surtoutpar les dernières (celles que nous avons entendues), se sont réunischez le grand prêtre Caïphe et ont cherché les moyens de surprendrele Nazaréen ; mais, craignant un soulèvement populaire si onl’arrêtait hier, jour de fête, dans Jérusalem, ils ont remis àcette nuit l’exécution de leurs mauvais desseins[54].

– Quoi ! cette nuit… même ?

– Oui, un traître, un de ses disciples,nommé Judas, doit le livrer.

– L’un de ceux qui, l’autre nuit,l’accompagnaient à la taverne de l’Onagre ?

– Celui-là même dont tu avais remarqué lafigure sombre et sournoise… Judas est donc allé trouver les princesdes prêtres et les docteurs de la loi, et leur a dit :« Donnez-moi de l’argent, et je vous livrerai leNazaréen[55]. »

– Le misérable !

– Il est convenu de trente piècesd’argent avec les pharisiens, et, à l’heure qu’il est, peut-être,ce pauvre jeune homme, qui ne se défie de rien, est victime decette trahison.

– Hélas ! s’il en est ainsi, quelservice pourrai-je lui rendre ?

– Écoute encore… voici ce que Jeane m’adit ce soir :

– C’est en nous rendant chez vous, chèreAurélie, que mon mari m’a appris avec une joie cruelle le malheurdont est menacé Jésus. Sachant que, surveillée comme je le suis, jen’ai aucun moyen de le faire prévenir, car nos serviteurs redoutenttellement le seigneur Chusa, que, malgré mes prières ou des offresd’argent, aucun n’oserait sortir de la maison pour aller à larecherche du fils de Marie et l’avertir du danger ; d’ailleursla soirée s’avance ; une idée m’est venue : votre esclaveGeneviève paraît avoir autant de courage que de dévouement… Nepourrait-elle pas nous servir en cettecirconstance ?… »

» J’ai aussitôt appris à Jeane ma cruellevengeance que mon mari avait exercée sur toi ; mais Jeane,loin de renoncer à son projet, m’a demandé où Grémion mettait laclef de ta prison.

» – Sous son chevet, lui ai-jerépondu.

» – Tâchez de la prendre pendant qu’ildormira, m’a dit Jeane. Si vous réussissez à vous en emparer, allezdélivrer Geneviève ; il vous sera facile de la faire ensuitesortir du logis ; elle ira vite à la taverne de l’Onagre, etlà, peut-être, on lui dira où se trouve le jeune maître. »

– Oh ! chère maîtresse !s’écria Geneviève, je n’oublierai jamais la confiance que vous etvotre amie vous avez en moi. Tâchons d’ouvrir à l’instant la portede la maison.

– Un moment encore ; car, enfin,avant de te décider, il faut songer à la colère de mon mari. Cen’est pas pour moi que je la redoute, mais pour toi… Lorsque tureviendras ici, pauvre Geneviève, juge, d’après ce que tu assouffert, ce que tu aurais à souffrir encore !

– Ne pensons pas à moi !

– Nous y avons pensé, au contraire.Écoute encore : La nourrice de mon amie demeure près de laporte Judiciaire ; elle vend des étoffes de laine et s’appelleVéronique, femme de Samuel… Te rappelleras-tu ces noms ?

– Oui, oui ; Véronique, femme deSamuel, marchande d’étoffes près la porte Judiciaire… Mais, chèremaîtresse, hâtons-nous, l’heure s’avance ; chaque instantperdu peut être funeste au jeune maître… Oh ! je vous ensupplie, tâchez d’ouvrir la porte de la rue.

– Non, pas avant que je t’aie dit aumoins où tu pourras trouver un refuge ; il te sera impossiblede revenir ici car je frémis des traitements que te ferait endurermon mari.

– Quoi ! vous quitter… vous quitterpour toujours ?…

– Aimes-tu mieux subir un suppliceinfâme, et de pires tortures peut-être ?

– Je préférerais la mort à tant dehonte !

– Mon mari ne te tuera pas, parce que tuvaux de l’argent… Cette séparation est donc indispensable ;elle me coûte beaucoup… parce que jamais, peut-être, je neretrouverai une esclave en qui j’aie autant de confiance qu’en toi…Mais que veux-tu ? depuis que j’ai entendu les paroles de cejeune homme, je partage l’enthousiasme qu’il inspire à Jeane ;et si tu consens à tâcher de le sauver…

– En doutez-vous, chèremaîtresse ?

– Non ; je sais ton dévouement, toncourage… Voici donc ce qu’il faudrait faire. Si tu peux parvenir àtrouver le jeune maître de Nazareth, tu l’avertiras qu’il est trahipar Judas, l’un de ses disciples, et qu’il n’a plus qu’à fuir deJérusalem pour échapper aux pharisiens ; ils ont juré samort !… Jeane pense qu’en se retirant en Galilée, son paysnatal, le fils de Marie sera sauvé, car ses ennemis n’oseront pasle poursuivre jusque-là…

– Mais, chère maîtresse, même ici, àJérusalem, il n’aurait cette nuit qu’à appeler le peuple à sadéfense ; ses disciples, dont il est adoré, se mettraient à latête de la révolte, et tous les pharisiens du monde seraientimpuissants à l’arrêter !

– Jeane avait aussi songé à cemoyen : mais, pour qu’il soulève le peuple on sa faveur, ilfaut que Jésus ou ses disciples soient avertis du danger dont ilest menacé.

– Aussi, chère maîtresse, n’avons-nouspas un moment à perdre.

– Encore une fois, pauvre Geneviève, tuoublies les périls qui te menacent !… Lors donc que tu aurasprévenu le jeune maître ou quelqu’un de ses disciples, tu terendras chez Véronique, femme de Samuel ; tu lui diras que tuviens de la part de Jeane, et, pour preuve de la vérité, tu luiremettras cet anneau, que mon amie a ôté de son doigt ; tuprieras Véronique de te cacher dans sa maison et de se rendreaussitôt chez Jeane, qui l’instruira de ce qu’elle et moi comptonsensuite faire pour toi. « Véronique, m’a dit mon amie, estbonne et serviable ; elle conserve, ainsi que son mari, pourle jeune homme de Nazareth, une grande reconnaissance, parce qu’ila guéri un de leurs enfants. » Tu seras donc sûrement cachéedans cette maison jusqu’à ce que Jeane et moi ayons résolu quelquechose à ton égard. Ce n’est pas tout : j’ai apporté dans cettetoile ton déguisement de jeune garçon, que j’ai été prendretout-à-l’heure dans l’endroit où tu couches ; il sera plusprudent de revêtir ces habits d’homme. Il te coûtera moins decourir de nuit, ainsi déguisée, les rues de Jérusalem, et d’entrerà la taverne de l’Onagre.

– Chère… chère maîtresse, toujours bonne…vous pensez à tout !

– Hâte-toi, de t’habiller… Pendant cetemps-là je vais aller voir s’il est possible d’ouvrir la porte dela rue.

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