Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 3

 

Jésus de Nazareth arrive dans la tavernede l’Onagre. – Il appelle à lui les petits enfants. – Il secourtles malades. – Il console les pauvres mères. – Il vide sonaumônière. – Paraboles. – L’enfant prodigue. – Madeleine,la riche courtisane, entre à la taverne. – Anathème et satire deJésus sur les princes des prêtres, les docteurs de la loi et autrespharisiens hypocrites. – Le bon Pasteur. – Le soleil selève. – La foule suit Jésus dans la campagne. – Rencontre depharisiens et de la femme adultère. – Discours sur lamontagne, interrompu par le passage du seigneur Chusa et duseigneur Grémion, accompagnés de leur escorte et revenantsubitement de leur voyage. – Les populations se rebellant contrel’impôt, ces deux seigneurs manquent d’être lapidés. – Jésus apaisele peuple et les sauve. – Leur surprise de trouver leurs femmes enpareille compagnie. – Ils les prennent toutes deux en croupe etrentrent à Jérusalem.

 

La foule qui remplissait la taverne, apprenantcette fois l’arrivée de Jésus de Nazareth, se heurta, se pressapour aller à la rencontre du jeune maître ; les mères, quitenaient leurs petits enfants entre leurs bras, tâchèrent d’arriverles premières auprès de Jésus ; les infirmes, reprenant leursbéquilles, prièrent leurs voisins de leurs béquilles, prièrentleurs voisins de leur ouvrir passage. Telle était déjà lapénétrante et charitable influence de la parole du fils de Marie,que les valides s’écartèrent pour laisser arriver à lui les mèreset les souffrants.

Jeane, Aurélie et son esclave partagèrentl’émotion générale ; Geneviève, surtout, fille, femme etpeut-être un jour mère d’esclaves, éprouvait un grand battement decœur à la vue de celui-là qui venait, disait-il, annoncer auxcaptifs leur délivrance, et renvoyer libres ceux qui étaient sousleurs fers.

Enfin Geneviève l’aperçut.

Le fils de Marie, l’ami des petits enfants,des pauvres mères, des souffrants et des esclaves, était vêtu commeles autres Israélites ses compatriotes ; il portait une robede laine blanche serrée à la taille par une ceinture de cuir oùpendait une aumônière ; un manteau carré de couleur bleue sedrapait sur ses épaules. Ses longs cheveux, d’un blond doré,tombaient de chaque côté de son pâle visage d’une douceurangélique ; ses lèvres et son menton étaient à demi-ombragésd’une barbe légère, à reflets dorés comme sa chevelure. Son airétait cordial et familier ; il serra fraternellement toutesles mains qu’on lui tendait ; plusieurs fois il se baissa pourembrasser quelques enfants déguenillés qui tenaient les pans de sarobe, et, souriant avec bonté, il dit à ceux quil’entouraient :

– Laissez… laissez venir à moi ces petitsenfants !

Judas, homme à figure sombre, sournoise, etSimon, autres disciples de Jésus, l’accompagnaient, et portaientchacun un coffret dans lequel le fils de Marie, après avoirinterrogé chaque malade et attentivement écouté sa réponse, pritplusieurs médicaments qu’il remit aux infirmes et aux femmes quivenaient consulter sa science, soit pour eux-mêmes, soit pour leursenfants. Souvent aux avis et aux baumes qu’il distribuait Jésusjoignait un don d’argent qu’il tirait de l’aumônière suspendue à saceinture ; il puisa tant et si souvent à cette aumônière, qu’yayant une dernière fois plongé la main, il sourit tristement entrouvant la pochette vide. Aussi, après l’avoir retournée en toussens, il fit un signe de touchant regret, comme pour avertir qu’iln’avait plus rien à donner. Alors, ceux-là qu’il venait de secourirde ses conseils, de ses baumes et de son argent, le remerciant aveceffusion, il leur dit de sa voix douce :

– C’est le Seigneur Dieu, notre père àtous, qui est aux cieux, qu’il faut remercier, et non pointmoi ; allez en paix.

– Si ton trésor d’argent est vide, notreami, il te reste un trésor inépuisable… celui de tes bonnesparoles, dit Banaïas ; car il avait trouvé moyen d’arrivertout près de Jésus de Nazareth, et il le contemplait avec unmélange de respect et d’attendrissement qui faisait oublier safarouche laideur.

– Oui, reprit un autre ; dis-nous,Jésus, de ces choses que nous autres humbles et petits nouscomprenons…

– Le langage de nos saints prophètes estdivin… mais souvent obscur pour nous autres pauvres gens.

– Oh ! oui, notre bon Jésus, ajoutaun joli enfant qui s’était glissé au premier rang et tenait un pande la robe du jeune maître de Nazareth ; raconte-nous une deces paraboles qui nous plaisent tant, que nous les retenonstoujours, et que nous les répétons à nos mères ou à nos frères…

– Non, non, reprirent d’autresvoix ; avant la parabole, fais-nous un de tes beaux discourscontre les mauvais riches, les puissants et les superbes !

– Et surtout, notre ami, reprit Banaïas,dis-nous quand ces pharaons retourneront chez Belzébuth, leurmaître et seigneur ?

Mais le fils de Marie désigna du geste, ensouriant, le petit enfant qui avait d’abord demandé une parabole,et le prit sur ses genoux après s’être assis près d’unetable ; montrant de la sorte son faible pour l’enfance, lefils de Marie sembla dire que ce cher petit serait d’abordsatisfait dans son désir…

Tous alors se groupèrent autour de Jésus… Lesenfants, qui l’aimaient tant, s’assirent à ses pieds ; Olibaet d’autres courtisanes s’assirent aussi à terre à la moded’Orient, embrasant leurs genoux de leurs mains et les yeuxattachés sur le jeune maître de Nazareth dans une attente avide.Banaïas et plusieurs, de ses pareils, s’entassant derrière le jeunemaître, recommandaient le silence à la foule pressée. D’autres,enfin, plus éloignés, tels que Jeane, Aurélie et son esclaveGeneviève, formèrent un second rang en montant sur des bancs. Lefils de Marie, tenant toujours sur ses genoux l’enfant qui, l’un deses petits bras appuyé sur l’épaule de son bon Jésus, paraissaitsuspendu à ses lèvres, le fils de Marie commença la parabolesuivante :

« Un homme avait deux fils :

» Le plus jeune dit à son père :

» – Mon père, donnez-moi ce qui me doitrevenir de votre bien.

» Et le père leur partagea son bien.

» Quelque temps après, le plus jeune deces enfants, ayant emporté tout ce qu’il avait, s’en alla dans unpays éloigné où il dissipa tout son bien.

» Après qu’il eut tout dépensé, ilsurvint une grande famine en ce pays-là, et il commença d’être dansl’indigence. Il s’en alla donc se mettre au service de l’un deshabitants du pays, qui l’envoya en sa maison des champs pour ygarder les pourceaux.

» Là, il eût bien voulu se rassasier descosses que les pourceaux mangeaient ; mais personne ne lui endonnait… »

À ces mots du récit, l’enfant que le fils deMarie tenait sur ses genoux poussa un grand soupir, en joignant sespetites mains d’un air apitoyé.

Jésus continua :

« Enfin, étant rentré en lui-même (cefils prodigue), il dit :

» – Combien, dans la maison de mon père,il y a des serviteurs à gages qui ont du pain en abondance, et moije meurs ici de faim ! Il faut que je me lève, que j’ailletrouver mon père, et que je lui dise : « Mon père, j’aipéché contre le ciel et vous. Je ne suis plus digne d’être appelévotre fils ; traitez-moi comme un de vosserviteurs. »

» Il se leva donc et s’en alla trouverson père. Lorsqu’il était encore bien loin, son père l’aperçut, et,touché de compassion, il courut à lui, se jeta à son cou etl’embrassa.

» Et son fils lui dit :

» – Mon père, j’ai péché contre le cielet vous, je ne suis plus digne d’être appelé votre fils.

» Alors le père dit à sesserviteurs :

» – Apportez promptement la plus belledes robes, et revêtez-en mon fils ; mettez-lui un anneau audoigt et des souliers aux pieds. Amenez aussi le veau gras, ettuez-le ; mangeons et faisons bonne chère ; car voici quemon fils était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, etil est retrouvé. »

– Oh ! le bon père ! ditl’enfant que le jeune maître de Nazareth tenait sur sesgenoux ; oh ! le bon et tendre père, qui pardonne etembrasse au lieu de gronder !

Jésus sourit, baisa l’enfant au front etcontinua :

« Ils se mirent donc à faire festin.Cependant le fils aîné, qui était dans les champs, revint, et,lorsqu’il fut proche de la maison, il entendit le bruit et leconcert de ceux qui dansaient.

» Il appela donc un des serviteurs et luidemanda ce que c’était.

» Le serviteur lui répondit :

» – C’est que votre frère est revenu, etvotre père a fait tuer le veau gras parce qu’il a retrouvé votrefrère en bonne santé.

» Ce qui ayant mis le fils aîné encolère, il ne voulait pas entrer dans le logis ; son pèresortit pour l’en prier.

» Et son fils lui fit cetteréponse :

» – Il y a tant d’années que je voussers ; je ne vous ai jamais désobéi en quoi que ce soit ;cependant, vous ne m’avez jamais donné à moi un chevreau pour medivertir avec mes amis ; mais, aussitôt que votre autre fils,qui a mangé votre bien avec des femmes perdues, est revenu, vousavez fait tuer pour lui le veau gras… »

– Oh ! qu’il est donc méchant, cetaîné ! dit l’enfant que le jeune maître tenait sur sesgenoux ; il est jaloux de son pauvre frère, qui revientpourtant bien malheureux à la maison. Dieu ne l’aimera pas, cejaloux ; n’est-ce pas, bon Jésus ?

Le fils de Marie secoua la tête comme pourrépondre à l’enfant que le Seigneur, en effet, n’aimait pas lesjaloux, et il continua :

« Alors le père dit à son aîné :

» – Mon fils, vous êtes toujours avecmoi, et ce que j’ai est à vous ; mais il fallait faire fête,parce que votre frère était mort, et il est ressuscité ; ilétait perdu, et il est retrouvé[45]. »

Tous ceux qui étaient là parurent touchésjusqu’aux larmes de ce récit ; le fils de Marie s’étant tupour boire un verre de vin que lui versait Judas, son disciple,Banaïas, qui l’avait écouté avec une profonde attention,s’écria :

– Notre ami, sais-tu que c’est là un peumon histoire, et beaucoup celle de tant d’autres ?… Car, si,après ma première faute de jeunesse, mon père avait imité le pèrede ta parabole et m’eût tendu les bras en signe de pardon, au lieude me chasser du logis à grands coups de bâton, je serais peut-êtreà cette heure assis à mon honnête foyer, au milieu de ma famille,tandis qu’aujourd’hui j’ai pour foyer le grand chemin, pour femmela misère, et pour enfants les mauvais desseins, fils de cettemère, la misère à l’œil farouche… Ah ! pourquoin’ai-je pas eu pour père l’homme de ta parabole.

– Ce père indulgent a pardonné, repritOliba la courtisane, parce qu’il sait que Dieu ayant donné lajeunesse à ses créatures, parfois elles en abusent ; maiscelles-là qui, flétries, misérables et repentantes, reviennenthumblement demander la moindre place à la maison paternelle,celles-là, loin de les repousser, ne doit-on pas les accueilliravec miséricorde ?

– Moi, reprit une autre voix, je nedonnerais pas un pépin de ce frère aîné, de cet homme de bien, sirauque, si rêche et si jaloux, à qui la vertu n’a rien coûté.

Geneviève entendit l’un des deux émissairesdes pharisiens dire à son compagnon :

– Le Nazaréen flatte-t-il assezdangereusement les mauvaises passions de ces vagabonds !…Désormais tout fainéant débauché qui aura quitté la maisonpaternelle va se croire en droit d’envoyer son père à Belzébuth sice père, mal avisé, au lieu de tuer le veau gras, chasse de chezlui, comme il le doit, ce fils scélérat, que la faim seule ramèneau bercail.

– Oui… Et tous les jeunes gens sages ethonnêtes passeront pour des gens à cœur sec et jaloux.

Et cet homme reprit tout haut, croyant quepersonne ne saurait qui parlait ainsi :

– Gloire à toi, Jésus de Nazareth, gloireà toi, le protecteur, le défenseur de nous autres, dissipateurs etprostituées ! Folie d’être vertueux et sages, puisqu’on doittuer le veau gras pour les débauchés !

De grands murmures accueillirent ces parolesde l’émissaire des pharisiens ; tous se retournèrent du côtéoù elles avaient été prononcées ; des menaces se firententendre.

– Hors d’ici ces gens au cœurinexorable !

– Oh ! ils sont sans pitié, sansentrailles, ces gens que le repentir ne touche pas, dit lacourtisane Oliba, ces corps glacés, qui ne comprennent pas que chezd’autres le sang bouillonne !

– Que celui qui a ainsi parlé se montre,s’écria Banaïas en frappant sur la table avec son lourd bâton ferréd’un air menaçant ; oui, qu’il nous montre sa vertueuse face,ce scrupuleux, plus sévère que notre ami de Nazareth, le frère despauvres, des affligés et des malades, qu’il soutient, guérit etconsole !… Par l’œil de Zorobabel ! je voudrais bien levoir en face, ce blanc agneau sans tache, qui vient de nous bêlerses vertus… Où est-il donc, ce lis immaculé de la vallée deshommes ! Il doit flairer le bien comme un vrai baume, ajoutaBanaïas en ouvrant ses larges narines ; et, par le nez duMalachie ! je ne sens point du tout, cet aromate de sagesse,ce parfum d’honnêteté, qui devrait trahir cet odorant vased’élection caché parmi nous autres pauvres pécheurs.

Cette plaisanterie de Banaïas fit beaucouprire l’assistance, et celui des deux émissaires qui avait ainsiattaqué les paroles du fils de Marie ne parut pas empressé de serendre au désir du redoutable ami du Nazaréen ; il feignit, aucontraire, ainsi que son compagnon, de chercher, comme les autresassistants, de quel côté étaient parties ces paroles.

Le tumulte allait croissant, lorsque le jeunemaître de Nazareth fit signe qu’il voulait parler ; la tempêtes’apaisa comme par enchantement, et, répondant à ce reproche d’êtretrop indulgent pour les pécheurs, Jésus dit avec un accent desévère douceur :

– Qui d’entre vous, possédant centbrebis, et en ayant perdu une, ne laisse dans le désert lesquatre-vingt-dix-neuf autres pour s’en aller chercher celle qui estperdue, jusqu’à ce qu’il la trouve ?

» Lorsqu’il l’a retrouvée, il la met avecjoie sur ses épaules.

» Et, étant retourné en sa maison, ilassemble ses amis et ses voisins, et leur dit :

» – Réjouissez-vous avec moi, parce quej’ai retrouvé ma brebis qui était perdue…

» Et je vous dis, ajouta le fils de Maried’une voix remplie d’une grave et tendre autorité, je vous dis,moi, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheurqui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ontpas besoin de pénitence[46]. »

Ces touchantes paroles du fils de Marie firentune vive impression sur la foule ; elle applaudit du geste etde la parole.

– Réponds à cela, mon agneau blanc !mon lis sans tache ! reprit Banaïas en s’adressant àl’interrupteur invisible du Nazaréen. Si tu n’es pas de l’avis demon ami, viens ici soutenir tes paroles.

– Le beau mérite, comme le dit Jésus,reprit un autre, le beau mérite, à celui qui n’a ni faim ni soif,de ne se montrer ni glouton ni ivrogne !

– Facile est la vertu… à qui rien nemanque, dit la courtisane Oliba. La faim et l’abandon perdent plusde femmes que la débauche.

Soudain, un certain tumulte se fit parmi lafoule dont la taverne était remplie, et l’on entendit prononcer lenom de Madeleine.

– C’est une de ces créatures quitrafiquent de leur corps, dit Jeane à Aurélie ; ce n’est pasla misère qui l’a jetée, comme tant d’autres, dans cettedégradation, mais une première faute, suivie de l’abandon de celuiqui l’avait séduite et qu’elle adorait. Depuis, malgré lesdésordres de sa vie et la vénalité de ses amours, Madeleine aprouvé que son cœur n’était pas tout-à-fait corrompu : lespauvres ne l’implorent jamais en vain, et elle a passionnément aiméquelques hommes d’un amour aussi dévoué que désintéressé, leursacrifiant des princes des prêtres, des docteurs de la loi, deriches seigneurs, qui la comblaient à l’envi de leurs dons ;mon mari, entre autres, était du nombre de ces magnifiques…

– Votre mari, chère Jeane ?

– Il a dépensé pour Madeleine beaucoupd’argent… elle est si belle ! répondit la jeune femme avec unsourire d’indulgence. Il est de ceux qui l’ont enrichie. On dit desmerveilles de sa maison, ou plutôt du palais qu’elle habite ;ses coffres sont remplis des étoffes les plus rares, des pluséblouissantes pierreries… Les vases d’or et d’argent, venus àgrands frais de Rome, d’Asie et de Grèce, encombrent sesbuffets ; la pourpre et la soie de Tyr ornent les murailles desa demeure, et ses serviteurs sont aussi nombreux que ceux d’uneprincesse !

– Nous avons aussi, en Italie et dans laGaule romaine, de ces créatures, dont le luxe insolent insulte à lamédiocre fortune de beaucoup d’honnêtes femmes, répondit Aurélie.Mais que peut vouloir cette Madeleine au jeune maître deNazareth ?…

– Elle vient sans doute, comme plusieursde ses pareilles que vous voyez là, moins riches qu’elle, mais nonmoins dégradées, écouter la parole de Jésus, cette douce et tendreparole, qui pénètre les cœurs par sa miséricorde, les attendrit, ety fait germer le repentir…

Geneviève, entendant ces mots de Jeane, serappela le récit de Sylvest, le grand-père de son mari, récit quiracontait l’horrible vie de Siomara, la courtisane, et sa mortépouvantable.

– Peut-être, pensait Geneviève, peut-êtreSiomara eût connu le repentir et sa fin eût été paisible si elleavait pu, comme cette Madeleine dont on parle, entendre lessalutaires enseignements de ce jeune homme.

– La voilà ! dirent plusieursvoix ; place à Madeleine, la plus belle entre les plusbelles !…

– Notre princesse à nous ! dit àOliba sa compagne d’un air de fierté ; car enfin, notre reine…à nous autres… c’est Madeleine !…

– Triste royauté ! reprit Oliba ensoupirant ; sa honte est vue de plus haut !… de plusloin !…

– Mais elle est si riche… siriche !…

– Se vendre pour un denier ou pour unmonceau d’or, répondit la pauvre courtisane, où est ladifférence ? L’ignominie est égale !…

– Oliba… tu deviens tout-à-faitfolle !…

La jeune femme ne répondit rien à sa pareilleet soupira.

Geneviève, montée, comme sa maîtresse, sur unescabeau, se haussa sur la pointe des pieds, et vit bientôt entrerdans la taverne la célèbre courtisane.

Madeleine était d’une beauté rare, lamentonnière de son turban de soie blanche brochée d’or encadraitson pâle et brun visage d’une perfection admirable ; ses longssourcils, d’un noir d’ébène, comme les bandeaux de ses cheveux, sedessinaient sur ce front jusqu’alors impudique et superbe, maisalors triste, abattu, car elle semblait navrée. Le rebord de sespaupières, teint d’une couleur bleuâtre, selon la mode orientale,donnait à son regard noyé de larmes quelque chose d’étrange, etsemblait doubler la grandeur de ses yeux, brillants dans ses pleurscomme des diamants noirs… Une longue robe de soir tyrienne d’unbleu tendre, brochée d’or et brodée de perles, traînait au loin surses pas, et elle avait pour ceinture une écharpe flottante d’étoffed’or couverte de pierreries de mille couleurs, comme celles de sesdoubles colliers, de ses boucles d’oreilles et des bracelets dontétaient couverts ses beaux bras nus, entre lesquels, s’avançantlentement vers le jeune maître, elle portait une urne d’albâtrerose de Chalcédoine plus précieux que l’or…

– Quel changement dans les traits deMadeleine ! dit Jeane à Aurélie ; je l’ai vue vingt foispasser dans sa litière, portée par ses serviteurs vêtus de richeslivrées ; le triomphe de la beauté, l’ivresse et la joie de lajeunesse se lisaient sur ses traits… Et la voici qui s’approchetimidement de Jésus, humble, accablée, pleurante, et plus tristeque la plus triste de ces pauvres femmes qui tiennent entre leursbras leurs enfants en haillons…

– Mais que fait-elle ? repritAurélie de plus en plus attentive. La voilà debout devant le jeunehomme de Nazareth ; d’une main elle tient son urne d’albâtreserrée contre son sein agité, tandis que de son autre main elledétache son riche turban. Elle le jette loin d’elle. Sa noire etépaisse chevelure, tombant sur sa poitrine et sur ses épaules, sedéroule comme un manteau de jais et traîne jusqu’à terre…

– Oh ! voyez… voyez, ses larmesredoublent, dit Jeane, son visage en est inondé…

– Elle s’agenouille aux pieds du fils deMarie, reprit Aurélie, les couvre de pleurs et de baisers.

– Quels sanglots déchirants !…

– Et les larmes qu’elle verse sur lespieds de Jésus… elle les essuie avec ses longs cheveux[47].

– Et voici que, fondant toujours enpleurs, elle prend son urne d’albâtre et verse aux pieds de Jésusun parfum délicieux, dont la senteur vient jusqu’ici.

– Le jeune maître veut la relever… ellerésiste… Elle ne peut parler, ses sanglots brisent sa voix ;elle courbe son front jusque sur le pavé…

Alors Jésus, dont l’attendrissement semblaitse contenir à peine, se tourna vers Simon l’un de ses disciples, ets’adressant à lui :

– Simon, j’ai quelque chose à vousdire…

– Maître, dites…

– Un créancier avait deuxdébiteurs ; l’un lui devait cinq cents deniers, l’autrecinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi le payer, il leur remità tous deux leur dette ; dites-moi donc lequel des deuxl’aimera davantage ?

Simon répondit :

– Maître, je crois que ce sera celuiauquel il aura été remis une plus grosse somme.

– Vous avez, Simon, bien jugé.

Et se tournant vers la riche courtisaneagenouillée, Jésus dit à ses assistants :

– Voyez-vous cette femme ? Je vousdéclare que beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle abeaucoup aimé !

Alors il dit à Madeleine d’une voix remplie detendresse et de pardon :

– Vos péchés vous sont remis… votre foivous a sauvée ; allez en paix[48].

– Abomination de la désolation ! dità demi-voix l’émissaire des pharisiens à son compagnon. Peut-onpousser plus loin l’audace et la démoralisation ? Voici que ceNazaréen pardonne tout ce que l’on blâme, absout tout ce que l’onpunit, relève tout ce que l’on flétrit ; après avoirréhabilité les débauchés, les prodigues, le voilà maintenant quiréhabilite les infâmes courtisanes !

– Et pourquoi ? reprit l’autreémissaire ; afin de toujours flatter les vices et lesdétestables passions des scélérats dont il s’entoure, afin de s’enfaire un jour des instruments…

– Mais patience, reprit l’autre,patience, Nazaréen, ton heure approche ; ton audace toujourscroissante t’attirera bientôt un châtiment terrible !

Pendant que Geneviève entendait ces deuxméchants hommes parler ainsi, elle vit Madeleine, après lesmiséricordieuses paroles de Jésus, se relever radieuse ; leslarmes coulaient encore sur son beau visage, mais ces larmes nesemblaient plus amères. Elle distribua à toutes les pauvres femmesqui l’entouraient ses pierreries, ses bijoux, dégrafa jusqu’à lamagnifique robe qu’elle portait par dessus sa tunique de fineétoffe de Sidon, et revêtit le manteau de grosse laine brune d’unejeune femme, à qui elle donna en échange sa riche robe brodée deperles valant un grand prix. Puis elle dit à Simon, disciple dujeune maître, qu’elle ne quitterait plus ces humbles vêtements, etque le lendemain tous ses biens seraient distribués à des famillesdans la pauvreté et aux courtisanes que la seule misère empêchaitde revenir à une vie meilleure.

À ces mots, Oliba, joignant ses mains dans unélan de reconnaissance, se jeta aux pieds de Madeleine, prit sesmains, les baisa en sanglotant, et lui dit :

– Bénie soyez-vous, Madeleine !…Oh ! bénie soyez-vous ! Votre bonté m’aura sauvée, moi ettant d’autres de mes pauvres compagnes de honte ; nous nousrepentions à la voix du fils de Marie… cette voix faisaittressaillir nos cœurs, nous espérions le pardon. Mais, hélas !la nécessité de vivre nous retenait dans le mal et le mépris… Béniesoyez-vous, Madeleine, vous qui rendez possible notre retour aubien !…

– Sœur, ce n’est pas moi qu’il fautbénir, répondit Madeleine, c’est Jésus de Nazareth, ses parolesm’ont inspirée.

Et Madeleine se confondit dans la foule pourentendre la parole du jeune maître.

Quelques-uns de ses disciples lui ayant dit enparlant de Madeleine qu’elle avait été séduite, puis abandonnée parun jeune docteur de la loi, la figure de Jésus devint grave,sévère, presque menaçante, et il s’écria :

« – Malheur à vous, docteurs de laloi ! malheur à vous, hypocrites ! vous êtes semblables àdes sépulcres blanchis ; le dehors paraît beau, mais le dedansest plein d’ossements et de pourriture !…

» Ainsi au dehors vous paraissez justesaux yeux des hommes, et au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie etd’iniquité.

» Malheur à vous, conducteurs aveugles,qui avez grand soin de passer ce que vous buvez de peur d’avaler unmoucheron, et qui avalez un chameau !… »

Cette satire familière fit rire plusieurs desassistants, et Banaïas s’écria :

– Oh ! que tu as raison, notreami ! combien nous en connaissons de ces avaleurs dechameaux !… Mais telle est l’âcreté de leur conscience qu’ilsdigèrent ces chameaux comme l’autruche digère la pierre, et il n’yparaît rien !…

De nouveaux éclats de rire répondirent à laplaisanterie de Banaïas, et Jésus poursuivit :

– Malheur à vous, pharisiens !malheur à vous ! qui nettoyez le dehors de la coupe, tandisque le dedans est plein de rapines et d’impuretés !

– C’est vrai ! reprirent plusieursvoix : ces hypocrites nettoient le dehors parce que le dehorsseul se voit !…

Le fils de Marie continua :

– Malheur à vous, pharisiens ! quidites ce qu’il faut faire et ne le faites pas ! Malheur àvous ! qui liez des fardeaux pesants et insupportables, lesmettez sur les épaules des hommes, mais ne voulez pas les remuer dubout du doigt, ces pesants fardeaux !

Cette nouvelle comparaison familière frappal’esprit des auditeurs du jeune maître, et plusieurs voixs’écrièrent encore :

– Oui, oui, ces fainéants hypocritesdisent aux humbles : « Le travail est saint ;travaillez… travaillez… mais nous, nous ne travaillonspas ! »

– Oui, portez seuls le fardeau du labeur,nous ne voulons pas, nous autres, y toucher seulement du boutdu doigt !…

Jésus continua :

« – Malheur à vous, qui faites toutes vosactions pour vous donner en spectacle aux hommes ! ce pourquoivous portez de longues bandes de parchemin où sont écrites lesparoles de la loi, que vous ne pratiquez pas.

» Malheur à vous qui dites :« Si un homme jure par le temple, cela n’est rien… mais s’iljure par l’or du temple, il est obligé à sonserment ! »

– Parce que, pour ces mauvais riches, ditune voix, rien n’est sacré que l’or ! Ils jurent par leur or,comme d’autres jurent par leur âme… ou par leur honneur !…

« – De sorte que si un homme jure parl’autel, cela n’est rien, poursuivit Jésus ; mais quiconquejure par l’offrande qui est sur l’autel est obligé à son serment.Malheur donc à vous, hypocrites ! qui payez scrupuleusement ladîme et qui reniez ce qu’il y a de plus important dans laloi : la justice, la miséricorde et la bonne foi !C’étaient là des choses qu’il fallait pratiquer sans omettre lesautres !… »

– Par les deux pouces deMathusalem ! s’écria Banaïas en riant, tu en parles bien à tonaise, notre ami… Tous ces hypocrites ont dans leurs coffres dequoi, sans se gêner, payer la dîme… et ils la payent… mais oùveux-tu qu’ils trouvent cette monnaie de justice, de bonne foi etde miséricorde, que tu leur demandes à ces sépulcres blanchis, àces avaleurs de chameaux d’iniquités, comme tu les appelles sibien ?…

– Hélas ! le jeune maître ditvrai ! reprit un autre ; pour qui n’a pas d’argent, lajustice est sourde. Les docteurs de la loi ne vous disent pas àleur tribunal : « Quelles bonnes raisons as-tu pourtoi ? » mais : Combien d’argent mepromets-tu ? »

– J’avais confié quelques épargnes àJoas, un prince des prêtres, reprit une pauvre vieille femme, ilm’a dit avoir dépensé l’argent en offrandes pour mon salut… Quefaire, moi, pauvre femme ; contre un si puissantseigneur ?… Me résigner, et mendier un pain que je ne trouvepas tous les jours.

À cette plainte, Jésus s’écria avec unredoublement d’indignation :

« – Oh ! malheur à vous,hypocrites ! parce que sous prétexte de vos longues prières,vous dévorez les deniers des veuves ! Malheur à vousserpents ! race de vipères ! Comment éviterez-vous d’êtrecondamnés au feu de l’enfer ?… C’est pourquoi je vais vousenvoyer des prophètes et des sages pour vous sauver… Mais,hélas ! » ajouta le fils de Marie avec un accent degrande tristesse, « vous tuerez les uns, vous crucifierez lesautres ; vous les persécuterez de ville en ville… afin quetout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe survous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, quevous avez tué entre le temple et l’autel ! »

– Oh ! ne crains rien, notreami ! si ces avaleurs de chameaux veulent répandre ton sang,s’écria Banaïas en frappant sur la poignée de son grand coutelasrouillé, il faudra d’abord qu’ils répandent le nôtre, et nous lesattendons !…

– Oui, oui, reprit la foule presque toutd’une voix, ne crains rien Jésus de Nazareth, nous tedéfendrons !

– Nous mourrons pour toi, s’il lefaut !

– Tu seras notre chef !

– Notre roi !

Mais, le fils de Marie, comme s’il se fûtdéfié de cet entraînement, secoua la tête avec une tristesse deplus en plus profonde ; des larmes coulèrent de ses yeux, etil s’écria d’une voix désolée :

« – Oh ! Jérusalem !…Jérusalem !… toi qui tues les prophètes ! toi qui lapidesles sages qui te sont envoyés ! combien de fois ai-je voulurassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sousses ailes !… Et tu ne l’as pas voulu… non… tu n’as pasvoulu[49] !… »

Et l’accent du fils de Marie, d’abord mordant,sévère indigné en parlant des pharisiens hypocrites, fut empreintd’un regret si déchirant en prononçant ces dernières paroles, quepresque tous versèrent des larmes comme le jeune maître deNazareth. Bientôt un grand silence se fit, car on le vit s’accoudersur la table et cacher en pleurant sa figure entre ses mains.

Geneviève ne put non plus retenir seslarmes ; elle entendit l’un des deux émissaires dire à soncompagnon d’un air de triomphe cruel :

– Le Nazaréen a appelé les docteurs de laloi et les princes des prêtres serpent et race devipères ! Pendant toutes cette nuit il a blasphémé cequ’il y a de plus saint parmi les hommes : nous le tenons.

– Ah ! tu parles de crucifiés, Jésusde Nazareth ! reprit l’autre ; nous ne te ferons pasmentir, prophète de malheur !

Simon, l’un des disciples du jeune maître, levoyant toujours accoudé sur la table, pleurant en silence, sepencha vers lui et dit :

– Maître… le soleil va bientôt paraître…Les gens des campagnes qui apportent leurs fruits au marché deJérusalem passent par la vallée de Cédron ; ils ont, commenous, soif de ta parole ; ils t’attendent sur la route…n’irons-nous pas à leur rencontre ?…

Jésus se leva ; sa figure triste etpensive s’éclaircit en embrassant les enfants, qui, le voyant sedisposer à partir, lui tendirent leurs petits bras. Ensuite, ilserra fraternellement toutes les mains qu’on lui tendait, et sortitde la taverne de l’Onagre, située près d’une des portes de la villes’ouvrant sur la campagne ; il se dirigea vers la vallée deCédron, que les hommes et les femmes des champs traversaienthabituellement pour se rendre à Jérusalem, où ils apportaient leursprovisions…

Tel était l’attrait de la parole du jeunemaître de Nazareth, que la plupart des personnes qui venaient depasser la nuit à l’écouter le suivirent encore.

Madeleine, Oliba, Banaïas, étaient du nombrede ces personnes.

– Jeane, allez-vous donc aussi hors de laville ? dit Aurélie à la femme de Chusa. Voici le jour,rentrons au logis ; il serait imprudent de prolonger notreabsence.

– Moi, je ne rentre pas encore ; jesuivrais Jésus au bout du monde, répondit Jeane avecexaltation.

Et descendant de son banc, elle tira de sapoche une lourde bourse remplie d’or, qu’elle mit dans la main deSimon au moment où il allait quitter la taverne sur les pas du filsde Marie.

– Le jeune maître a vidé ce soir sonaumônière, dit Jeane à Simon, voici de quoi la remplir.

– Encore vous ! répondit Simon avecreconnaissance à la vue de Jeane : votre charité ne se lassepas[50].

– C’est la tendresse de votre maître quine se lasse pas de secourir, de consoler les pauvres, lesrepentants et les opprimés, répondit la femme de Chusa.

Geneviève, qui épiait avec inquiétude toutesles paroles des émissaires des pharisiens, entendit l’un de cesdeux hommes dire à l’autre :

– Suivez et surveillez le Nazaréen… Moi,je cours chez les seigneurs Caïphe et Baruch leur rendre compte desabominables blasphèmes et des impiétés qu’il a proférés cette nuiten compagnie de ces vagabonds… Il ne faut pas cette fois que leNazaréen échappe au sort qui l’attend…

Et les deux hommes se séparèrent.

Aurélie, après avoir paru réfléchir, dit à sacompagne :

– Jeane, je ne saurais vous exprimer ceque me fait éprouver la parole de ce jeune homme. Cette parole,tantôt simple, tendre et élevée, tantôt satirique et menaçante,pénètre mon cœur. C’est pour mon esprit comme un nouveau monde quis’ouvre ; car pour nous autres païens, ce mot charitéest une parole et une chose nouvelles… Loin d’être apaisée, macuriosité, mon intérêt augmentent, et quoi qu’il arrive, Jeane, jevous suis… Nos maris sont absents pour trois jours ;qu’importe, après tout, que nous rentrions dans nos demeures avantl’aube ou après le soleil levé ?…

Entendant sa maîtresse parler de la sorte,Geneviève fut très-heureuse, car pensant à ses frères esclaves dela Gaule, elle éprouvait aussi un grand désir d’entendre encore lesparoles du jeune maître de Nazareth, l’ami et le libérateur descaptifs.

Au moment de quitter la taverne avec samaîtresse et la charitable femme du seigneur Chusa, Geneviève futtémoin d’une chose qui prouva combien la parole de Jésus portaitpromptement ses fruits.

Madeleine, la belle courtisane repentie, vêtuedu vieux manteau de laine d’une pauvresse échangé contre tant deriches parures, Madeleine, suivant la foule empressée sur les pasde Jésus, heurta du pied une pierre de la rue, trébucha, et fûttombée à terre, sans le secours de Jeane et d’Aurélie, qui, setrouvant par hasard à ses côtés, se hâtèrent de la soutenir.

– Quoi ! vous, Jeane, la femme duseigneur Chusa ? dit la courtisane rougissant de confusion,songeant sans doute aux dons impurs qu’elle avait reçus de Chusa,vous, Jeane, vous n’avez pas craint de me tendre une mainsecourable, à moi, pauvre créature justement méprisée des honnêtesfemmes ?…

– Madeleine, lui répondit Jeane avec unebonté charmante, notre jeune maître ne vous a-t-il pas ditd’aller en paix, et que tous vos péchés vous seraientremis, parce que vous aviez beaucoup aimé ? De quel droitserais-je plus sévère que Jésus de Nazareth ! Votre main,Madeleine… votre main ; c’est une sœur qui vous la demande ensigne de pardon et d’oubli du passé.

Madeleine prit la main que Jeane lui offrait,mais ce fut pour la baiser avec respect et la couvrir de larmes dereconnaissance et de repentir.

– Ah ! Jeane, dit tout bas à sonamie la maîtresse de Geneviève, le jeune homme de Nazareth seraitsatisfait de vous voir pratiquer si généreusement sespréceptes.

Jeane, Aurélie et Madeleine, suivant la foule,sortirent bientôt des portes de Jérusalem.

Le soleil se levant alors dans toute sasplendeur, éclairait au loin les campagnes de la vallée de Cédron,dont l’aspect oriental, si nouveau pour Geneviève, la frappaittoujours de surprise et d’admiration.

Grâce à la saison printanière, hâtive cetteannée-là, les plaines qui s’étendaient aux portes de Jérusalemétaient aussi verdoyantes, aussi fleuries que celles de Saron, queGeneviève avait traversées en venant de Jaffa (lieu de sondébarquement) pour se rendre à Jérusalem avec sa maîtresse. Lesroses blanches et roses, les narcisses, les anémones, les girofléesjaunes et les immortelles odorantes, embaumaient l’air etémaillaient les champs de leurs fraîches couleurs, encore humidesde rosée.

Au bord du chemin, un bouquet de palmiersombrageait la voûte d’une fontaine où venaient déjà s’abreuver lesgrands buffles noirs couplés à leur joug et conduits par deslaboureurs vêtus d’un sayon de poil de chameau ; des pâtresamenaient aussi à cette fontaine leurs troupeaux de chèvres àoreilles pendantes et de moutons à larges queues, tandis que dejeunes femmes au teint brun, vêtues de blanc, venant sans douted’un village que l’on voyait à peu de distance, à demi-caché par unbois d’oliviers, puisaient de l’eau à cette fontaine, etretournaient au village, portant sur leur tête, à demi-enveloppéede leurs voiles blancs, de grandes amphores rouges remplies d’eaufraîche.

Plus loin, sur la route poudreuse quidescendait en serpentant des premières rampes des montagnes, dontla cime se dégageait à peine des vapeurs azurées du matin, onvoyait cheminer lentement une longue caravane que dominaient lescous allongés des chameaux chargés de ballots.

Tout au long de la route que suivaitGeneviève, des colombes bleues, des alouettes et des bergeronnettesnichées dans des taillis de nopals et de térébinthes, faisaiententendre leurs chants, tandis que quelque cigogne blanche auxpattes rouges s’élevait dans les airs tenant un serpent dans sonbec…

Plusieurs pâtres et laboureurs, apprenant parles personnes qui suivaient le Nazaréen qu’il se rendait à lacolline de Cédron pour y prêcher la bonne nouvelle, changèrent deroute, et, dirigeant leurs troupeaux de ce côté, augmentèrent lafoule attachée aux pas du fils de Marie.

Jeane, Aurélie et Geneviève approchaient ainsidu village à demi-caché dans le bois d’oliviers que l’on devaittraverser pour arriver à la colline. Soudain, de ce bois, ellesvirent sortir en tumulte un grand nombre d’hommes et de femmespoussant des cris et des imprécations.

À la tête de ce rassemblement marchaient desdocteurs de la loi et des prêtres ; deux de ceux-ci emmenaientune belle jeune femme pieds et bras nus, à peine vêtue d’unetunique : la honte, l’épouvante se peignaient sur son visagebaigné de larmes ; ses cheveux épars couvraient ses épaulesnues. De temps à autre, demandant grâce à travers ses sanglots,elle se jetait, dans son désespoir, à genoux sur les cailloux duchemin, malgré les efforts des deux prêtres qui, la tenant chacunpar un bras et la traînant ainsi dans la poussière, la forçaientbientôt de se relever et de marcher entre eux. La foule accablaitde huées, d’imprécations et d’injures cette infortunée, aussilivide, aussi terrifiée qu’une femme que l’on conduit ausupplice…

À la vue de ce tumulte, le fils de Marie,surpris, s’arrêta ; ceux qui l’accompagnaient s’arrêtèrent demême et se rangèrent en cercle derrière lui.

Les prêtres et les docteurs de la loi,reconnaissant sans doute le jeune maître de Nazareth, firent signeaux gens du village, de qui les cris et les fureurs redoublaient àchaque instant, de rester à quelques pas. Alors ces genscourroucés, hommes et femmes, ramassèrent de grosses pierres dontils restèrent armés, faisant de temps à autre entendre des injureset des menaces contre la prisonnière éplorée.

Les prêtres et les docteurs de la loi,auxquels l’émissaire des pharisiens était allé parler en secret,traînèrent l’infortunée créature jusqu’aux pieds de Jésus, qu’ellese mit aussi à implorer dans sa terreur, levant vers lui son visagebaigné de larmes et ses mains meurtries couvertes de sang et depoussière.

Alors un des prêtres dit à Jésus, pourl’éprouver, et dans l’espoir de le perdre s’il ne se prononçait pascomme eux :

– Cette femme vient d’être surprise enadultère ; or, Moïse nous a ordonné dans la loi de lapider lesadultères… Quel est donc sur cela votre sentiment ?

Jésus, au lieu de répondre, se baissa et semit à écrire sur le sable du bout de son doigt.

Et comme les pharisiens, étonnés, continuaientde l’interroger, il se releva et leur dit, ainsi qu’à ceux de lafoule qui s’étaient armés de pierres :

« Que celui d’entre vous qui est sanspéché, lui jette la première pierre (à cette femme) ».

Puis, se baissant de nouveau, il se remit àécrire sur le sable sans regarder autour de lui.

Aux paroles du fils de Marie, de grandsapplaudissements éclatèrent parmi la foule qui le suivait, etBanaïas s’écria en riant aux éclats :

– Bien dit, notre ami… Je ne suis pasprophète ; mais, si des mains pures doivent seules lapidercette pauvre pécheresse, je jure, par les talons de Gédéon, quenous allons voir tous ces furieux de vertu, tous ces frénétiques dechasteté, tous ces endiablés de pudeur, à commencer par lesseigneurs prêtres et les seigneurs docteurs de la loi, tourner auplus vite leurs sandales et retrousser leurs robes pour courir plusvite… Tenez, que vous disais-je ? ajouta Banaïas en redoublantd’éclats de rire ainsi que beaucoup d’autres ; les voilà quise débandent comme un troupeau de pourceaux poursuivis par unloup !

– Et pourceaux ils sont ! reprit unautre. Quant au loup qui les poursuit, c’est leur conscience.

Et ainsi que le disait Banaïas, à ces parolesde Jésus : Que celui d’entre vous qui est sans péché jettela première pierre à cette femme, les docteurs de la loi etles princes des prêtres, sans doute accusés par leur conscience,ainsi que ceux qui voulaient d’abord lapider la femme adultère,tous enfin, craignant peut-être aussi la foule dont était suivi lejeune maître de Nazareth, se sauvèrent si prestement, sirapidement, que, lorsque le fils de Marie se releva, car il avaitcontinué d’écrire sur le sable, cette foule, naguère si menaçante,fuyait au loin vers le village ; Jésus ne vit plus alors quel’accusée, toujours agenouillée, toujours suppliante et pleurant àses pieds.

Souriant avec finesse et bonté en lui montrantle vide fait autour d’elle par la dispersion de ceux qui naguèrevoulaient la lapider, Jésus lui dit :

– Femme, où sont donc vosaccusateurs ? Personne ne vous a-t-il condamnée ?

– Non, seigneur, répondit-elle fondant enlarmes.

– Je ne vous condamnerai pas non plus,lui dit Jésus. Allez… et ne péchez plus à l’avenir[51].

Et laissant la femme adultère à genoux etencore dans le saisissement d’avoir été ainsi sauvée de la mort etpardonnée, le fils de Marie arriva bientôt, suivi de ses discipleset de la foule, au pied d’une colline où se trouvaient déjàrassemblés un grand nombre de gens de la campagne attendant savenue avec impatience : ceux-ci, ayant leurs provisions surdes ânes ou sur des zèbres ; ceux-là, sur des chariots traînéspar des bœufs ; d’autres, dans des paniers tressés qu’ilsportaient sur leurs têtes. Les pasteurs, qui, lors du passage duNazaréen, abreuvaient leurs troupeaux à la fontaine, arrivèrent àleur tour ; et, lorsque toute cette foule, silencieuse etattentive, fut ainsi rassemblée au pied de la colline, Jésus deNazareth gravit ce monticule afin d’être mieux entendu de tous.

Le soleil levant, inondant de sa vive lumièrele fils de Marie, vêtu de sa tunique blanche et de son manteaud’azur, faisait resplendir son céleste visage, et, se jouant dansses longs cheveux blonds, semblait les entourer d’une auréole d’or.Alors, s’adressant à ces simples de cœur, qu’il aimait à l’égal despetits enfants, Jésus leur dit de sa voix sonore ettendre :

« – Bienheureux les pauvres d’esprit,parce que le royaume des cieux est à eux !

» Bienheureux ceux qui sont doux, parcequ’ils posséderont la terre !

» Bienheureux ceux qui pleurent, parcequ’ils seront consolés !

» Bienheureux les miséricordieux parcequ’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde !

» Bienheureux ceux qui ont le cœur pur,parce qu’ils verront Dieu !

» Bienheureux les pacifiques, parcequ’ils seront appelés les bienheureux !

» Bienheureux ceux qui souffrentpersécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est àeux !

» Mais malheur à vous, riches, car vousemportez votre consolation !

» Malheur à vous qui êtes rassasiés, carvous aurez faim !

» Malheur à vous qui riez maintenant, carvous pleurerez plus tard !

» Malheur à vous quand les hommes dirontdu bien de vous, car leurs pères disaient du bien des fauxprophètes !

» Aimez votre prochain commevous-mêmes…

» Prenez bien garde ne pas faire vosbonnes œuvres devant les hommes, afin d’attirer leursregards !

» Lors donc que vous donnez l’aumône, nefaites pas sonner la trompette comme font les hypocrites dans lestemples et dans les rues, pour être honorés des hommes ; carje vous dis en vérité qu’alors ils ont déjà reçu leurrécompense.

» Ainsi, l’autre jour, j’étais assis dansla synagogue vis-à-vis du tronc, prenant garde de quelle manière lepeuple y jetait de l’argent : plusieurs gens riches y enjetaient beaucoup ; il vint une pauvre veuve ; elle mitseulement dans le tronc deux petites pièces qui faisaient le quartd’un sou ; alors, appelant mes disciples, je leurdis :

» – En vérité, cette pauvre veuve a donnéplus que tous ceux qui ont mis dans le tronc ; car tous lesautres ont donné de leur abondance, mais celle-ci a donné, de sonindigence, même tout ce qu’elle avait et tout ce qui lui restaitpour vivre.

» Lorsque vous faites l’aumône, que votremain gauche ne sache donc point ce que fait votre main droite.

» De même, lorsque vous priez, neressemblez pas aux hypocrites qui affectent de prier dans lessynagogues et au coin des places publiques, pour être vus deshommes. Pour vous, lorsque vous voulez prier, entrez dans votrechambre, fermez-en la porte, et priez votre Père dans lesecret.

» Lorsque vous jeûnez, ne prenez point unair triste comme font les hypocrites, car ils apparaissent avec unvisage pâle et défait, afin que les hommes connaissent qu’ilsjeûnent.

» Vous, lorsque vous jeûnez,parfumez-vous la tête et le visage, afin qu’il ne paraisse pas auxhommes que vous jeûnez, mais seulement à votre Père qui esttoujours présent à ce qu’il y a de plus secret.

» Ne faites point surtout comme les deuxhommes de cette parabole :

» Deux hommes montèrent au temple pourprier ; l’un était publicain, l’autre pharisien. Le pharisien,se tenant debout, priait ainsi en lui-même :

» – Mon Dieu, je vous rends grâce de ceque je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs,injustes, adultères, qui sont enfin tels que ce publicain(que je vois là-bas). Je jeûne deux fois la semaine ; je donnela dîme de ce que je possède.

» Le publicain, au contraire, se tenantbien loin, n’osait pas même lever les yeux au ciel : mais ilse frappait la poitrine en disant :

» – Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suisun pécheur !

» Je vous déclare que celui-ci s’enretourna chez lui justifié, et non pas l’autre.

» Car quiconque s’élève sera abaissé…quiconque s’abaisse sera élevé…

» Ne vous amassez pas de trésors sur laterre, où les vers et la rouille les corrompent et où les voleursles déterrent et les dérobent ; mais faites-vous des trésorsdans le ciel, car là où est votre trésor, là aussi est votrecœur !…

» Faites aux hommes ce que vous désirezqu’ils vous fassent ; c’est la loi et les prophètes.

» Aimez vos ennemis, faites du bien àceux qui vous haïssent…

» Si quelqu’un vous prend votre manteau,ne l’empêchez point de prendre aussi votre robe.

» Donnez à tous ceux qui vousdemanderont.

» Ne réclamez pas votre bien à celui quil’emporte.

» Que celui qui a deux vêtements en donneun à celui qui n’en a pas.

» Que celui qui a de quoi manger en fassede même.

» Car le jour de la justice venu, Dieudira à ceux qui sont à sa gauche :

» – Allez loin de moi, maudits !allez au feu éternel ! car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pasdonné à manger !

» – J’ai eu soif, et vous ne m’avez pasdonné à boire !

» – J’ai eu besoin de logement, et vousne m’avez pas logé !

» – J’ai été sans habits, et vous nem’avez pas revêtu !

» – J’ai été malade et en prison, et vousne m’avez pas visité !

» Et alors les méchants répondront auSeigneur :

» – Seigneur, quand est-ce que nous vousavons vu avoir faim ou soif, ou être sans habits ? ou sanslogement, ou en prison ?

» Mais le Seigneur répondra :

» – Je vous dis en vérité qu’autant defois que vous aurez manqué de rendre ces services à l’un des pluspauvres parmi les hommes, vous avez manqué me les rendre àmoi-même, votre Seigneur Dieu[52] !… »

Au grand chagrin de la foule, émue, attendriepar ces divins préceptes du fils de Marie, que pouvaient comprendreles plus pauvres d’esprit, comme disait le jeune maître,son discours fut interrompu par suite d’un violent tumulte quis’éleva.

Voici à quel propos. Une troupe de gens àcheval, venant des montagnes, se dirigeant rapidement versJérusalem, fut obligée de s’arrêter devant le rassemblementconsidérable groupé au pied de la colline où prêchait le jeunemaître de Nazareth.

Ces cavaliers, dans leur impatience,enjoignirent brutalement à la foule de se disperser et de livrerpassage au seigneur Chusa, intendant de la maison du prince Hérode,et au seigneur Grémion, tribun du trésor romain.

En entendant ces mots, Aurélie, femme duseigneur Grémion, pâlit et dit à Jeane :

– Nos maris ! déjà de retour !…Ils reviennent sur leurs pas ; ils vont nous trouver absentesdu logis… ils sauront que nous l’avons quitté depuis hier soir…Nous sommes perdues !…

– Avons-nous donc quelque chose à nousreprocher pour être inquiètes ? répondit Jeane. N’avons-nouspas écouté des enseignements et assisté à des exemples qui rendentles bons cœurs meilleurs encore ?

– Chère maîtresse, dit Geneviève àAurélie, je crois que, du haut de son cheval, le seigneur Grémionvous a reconnue, car il parle bas au seigneur Chusa en étendant ledoigt de ce côté-ci.

– Ah ! je tremble ! ditAurélie. Que faire ? que devenir ? Ah ! maudite soitma curiosité !

– Bénie soit-elle, au contraire, lui ditJeane, car vous remporterez des trésors dans votre cœur… Allonshardiment au-devant de nos maris : ce sont les méchants qui secachent et baissent la tête. Venez, Aurélie, venez… et marchons lefront haut !…

À ce moment, Madeleine, la repentie,s’approcha des deux jeunes femmes, et dit à Jeane les larmes auxyeux :

– Adieu, vous qui m’avez tendu la mainquand j’étais tombée dans le mépris ; votre souvenir seratoujours présent à Madeleine dans sa solitude…

– De quelle solitude parlez-vous ?dit Jeane surprise. Où allez-vous donc, Madeleine ?

– Au désert ! répondit la repentieen étendant le bras vers la cime des montagnes arides au-delàdesquelles s’étendent les solitudes désolées de la mer Morte. Jevais au désert pleurer mes péchés, emportant dans mon cœur untrésor d’espérance ! Béni soit le fils de Marie, à qui je doisce divin trésor !…

Et la foule s’ouvrant avec respect devant lagrande repentie, elle se dirigea lentement vers les montagnes.

À peine Madeleine eut-elle disparu, que Jeane,entraînant son amie presque malgré elle, se dirigea vers lescavaliers à travers le peuple irrité des grossières paroles del’escorte.

On abhorrait Hérode, prince de Judée, qui eûtété chassé du trône sans la protection des Romains… Il était cruel,dissolu, et écrasait d’impôts le peuple israélite : aussi,lorsque l’on apprit que l’un des cavaliers était le seigneur Chusa,intendant de ce prince exécré, la haine que l’on avait contre lemaître rejaillit sur son intendant ainsi que sur son compagnon, leseigneur Grémion, qui, au nom du fisc romain, glanait là où Hérodeavait moissonné.

Aussi, pendant que Jeane, Aurélie et l’esclaveGeneviève traversaient péniblement le rassemblement pour arriverjusqu’aux deux cavaliers, des huées éclatèrent de toutes partscontre les seigneurs Chusa et Grémion, et ils durent entendre enfrémissant de colère des paroles telles que celles-ci, échoaffaibli des anathèmes du jeune maître contre lesméchants :

– Malheur à toi, intendantd’Hérode ! qui nous écrases d’impôts et dévores la maison dela veuve et de l’orphelin !

– Malheur à toi, Romain ! qui viensaussi prendre part à nos dépouilles ?…

Banaïas, agitant d’une main son coutelas d’unair menaçant et farouche, s’approcha des deux seigneurs, et, leurmontrant le poing, s’écria :

– Le renard est lâche et cruel !mais il a appelé à lui son ami le loup dont les dents sont pluslongues et la force plus grande !… Le renard lâche et cruel,c’est ton maître Hérode, seigneur Chusa ! et le loup féroce,c’est Tibère, ton maître, à toi, Romain, qui vient aider le renardà la curée !…

Et comme le seigneur Chusa, pâle de rage,faisait mine de tirer son épée pour frapper Banaïas, celui-ci levason coutelas et s’écria :

– Par le ventre de Goliath ! je tecoupe en deux comme une pastèque si tu mets la main à tonépée !

Les deux seigneurs, n’ayant pour escorte quecinq ou six cavaliers, se continrent, de peur d’être lapidés par cepeuple irrité ; et tâchèrent de sortir de ce rassemblementqui, de plus en plus courroucé, s’écriait :

– Oui, malheur à vous ! gens du fiscd’Hérode et de Tibère ! malheur à vous ! car nous avonsfaim ; et le pain trempé de nos sueurs que nous portons à noslèvres, vous nous l’arrachez des mains au nom de l’impôt !

– Malheur à vous ! car, loin depardonner le mal, vous accablez de maux des gens sansdéfense !

– Malheur à vous !… mais bonheur ànous, car le jour de la justice approche… le jeune maître deNazareth l’a dit.

– Oui, oui, bientôt il y aura pour vous,méchants et oppresseurs, des larmes et des grincements dedents.

– Alors les premiers seront les derniers…et les derniers… les premiers…

Chusa et Grémion, de plus en plus effrayés, seconsultaient du regard, ne sachant comment échapper à cette foulemenaçante… Les plus irrités commençaient déjà à ramasser de grossespierres à la voix de Banaïas, qui s’était écrié en remettant soncoutelas à sa ceinture et s’armant d’un énorme caillou :

– Notre maître, à nous, pauvres gens, adit ce matin en parlant de cette pauvre femme que ces pharisienshypocrites voulaient lapider : Que celui qui est sanspéché lui jette la première pierre… Et moi, mes amis, je vousdit ceci : « Que celui qui a été écorché par le fiscjette la première pierre à ces écorcheurs… et qu’elle soit suiviede beaucoup d’autres !… »

– Oui, oui, cria la foule, qu’ilsdisparaissent sous un monceau de cailloux !

– Lapidons-les !

– Aux pierres ! auxpierres !…

– Nos époux courent un danger ;c’est une raison de plus pour nous rapprocher d’eux, avait ditJeane à Aurélie en redoublant d’efforts afin d’arriver jusqu’auxcavaliers, de plus en plus enveloppés.

Soudain on entendit la voix douce et vibrantedu Nazaréen dominer le tumulte et prononcer ces paroles :

– Je vous dis en vérité, si ces hommesont péché, ne peuvent-ils pas se repentir d’ici au jour dujugement ? qu’ils ne pèchent plus et aillent enpaix !…

À ces mots du fils de Marie, la tempêtepopulaire s’apaisa comme par enchantement… La foule se calma,devint silencieuse, et, par un mouvement spontané, s’écarta pourlaisser libre passage aux cavaliers et à leur escorte… Alors Jeaneet Aurélie parvinrent à rejoindre leurs maris.

À la vue de sa femme, le seigneur Grémion dità Chusa d’un air irrité :

– J’en étais sûr !… J’avais reconnuma femme…

– Et la mienne aussi l’accompagne !s’écria Chusa non moins en colère. Et, comme elle, sous undéguisement… C’est l’abomination de la désolation !…

– Rien ne manque à la fête, ajoutaGrémion ; voici l’esclave de ma femme…

Jeane, toujours douce et calme, dit à sonmari :

– Seigneur, faites-moi place ; jemonterai en croupe sur votre cheval pour regagner le logis.

– Oui…, reprit Chusa en serrant les dentsde colère, vous allez regagner le logis avec moi… Mais, par lescolonnes du temple ! vous ne le quitterez plus désormais sansmoi…

Jeane ne répondit rien, tendit la main à sonmari pour qu’il l’aidât à monter en croupe : d’un léger bondelle s’assit sur le cheval.

– Montez aussi en croupe derrière moi,dit Grémion à sa femme d’un air courroucé. Votre esclave Geneviève– et, par Jupiter ! elle payera cher sa complicité dans cetteindignité ! – votre esclave Geneviève se tiendra en croupederrière un des cavaliers de l’escorte.

Il en fut ainsi, et l’on suivit la route deJérusalem.

Le cavalier qui portait Geneviève en croupesuivant de près les seigneurs Grémion et Chusa, l’esclave entenditceux-ci gourmander rudement leurs femmes.

– Non, par Hercule !… s’écriait leRomain, retrouver ma femme déguisée en homme au milieu de cettebande de gueux en haillons, de vagabonds et de séditieuxscélérats !… c’est à n’y pas croire… Non, par Hercule !il me fallait venir en Judée pour voir une pareilleénormité !…

– Et moi, qui suis de Judée, seigneur,reprenait Chusa, je ne suis non plus que vous habitué à cesénormités… Je savais bien que des mendiants, des voleurs, descourtisanes du plus bas étage, suivaient ce Nazaréen maudit !…Mais que la colère du Seigneur me frappe à l’instant si j’avaisjamais entendu dire que des femmes qui se respectaient avaient eul’indignité de se mêler à la vile populace que cet homme traîne àsa suite en tout pays, vile populace qui tout-à-l’heure nouslapidait, sans la vaillance de notre attitude ! ajouta leseigneur Chusa d’un air conquérant.

– Oui… heureusement, nous avons imposé àces misérables par notre courage, reprit le seigneur Grémion ;sinon c’était fait de nous… Ah ! vous disiez vrai… voilà unenouvelle preuve des haines et des ressentiments que produisent lesprédictions incendiaires de ce Nazaréen ; il ne songe qu’àexciter les pauvres contre les riches !

– Le jeune maître n’a-t-il pas, aucontraire, calmé la fureur de la foule ? dit la douce et fermevoix de Jeane. N’a-t-il pas dit : « Laissez aller en paixces hommes, et qu’ils ne pèchent plus ?… »

– Est-ce assez d’audace ? s’écriaChusa en s’adressant à Grémion. Vous entendez ma femme ? Nedirait-on pas que l’on ne peut maintenant aller en paix sur leschemins qu’avec la permission du Nazaréen… de ce fils deBelzébuth ! et que, si nous avons échappé aux fureurs de cesscélérats, c’est grâce à la promesse qu’il leur a faite que nous nepécherions plus… Par les colonnes du saint temple !… est-ceassez d’impudence !…

– Le jeune maître de Nazareth, repritJeane, ne peut répondre de ce qui se dit et se fait en son nom… Lafoule s’était injustement émue contre vous… D’un mot il l’aapaisée… que pouvait-il faire davantage ?…

– Voilà du nouveau !… s’écria leseigneur Chusa. Et de quel droit ce Nazaréen calme-t-il ousoulève-t-il à son gré le populaire ?… Savez-vous pourquoinous revenons à Jérusalem ? C’est parce qu’on nous a assurésque, par suite des prédications abominables de cet homme, lesmontagnards de Judée et les laboureurs de la plaine de Saron nouslapideraient si nous nous présentions pour percevoir lesimpôts…

– Le jeune maître a dit : Rendezà César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu !reprit Jeane. Est-ce donc sa faute si les populations, écrasées parle fisc, sont hors d’état de payer davantage ?

– Et, par Hercule ! il faudrapourtant bien qu’elles payent ! s’écria Grémion. Nousretournons à Jérusalem, afin d’y chercher une escorte de troupessuffisante pour anéantir la rébellion ; et malheur à ceux quinous résisteront !…

– Et surtout malheur au Nazaréen !reprit Chusa ; lui seul est cause de tout le mal… Aussivais-je prévenir le prince Hérode, les seigneurs Ponce-Pilate etCaïphe, de l’audace croissante de ce vagabond, et demander, s’il lefaut, son supplice…

– Faites-le mourir, reprit Jeane, il vouspardonnera et priera Dieu pour vous !

Ce fut ainsi que Jeane, Aurélie et Genevièvefurent ramenées à Jérusalem.

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