Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 2

 

La taverne de l’Onagre. – Aurélieet Geneviève. – Les mendiants. – Les courtisanes. – Les mères etles petits enfants. – Les émissaires des princes des prêtres et desdocteurs de la foi. – Pierre. – Celui qui travaille doit êtrenourri. – Paix universelle. – Arrivée du jeune maîtrede Nazareth.

 

La taverne de l’Onagre était lerendez-vous des conducteurs de chameaux, des loueurs d’ânes, desportefaix, des marchands ambulants, vendeurs de pastèques, degrenades et de dattes fraîches en la saison, et plus tard d’olivesconfites et de dattes sèches. On trouvait aussi dans cette tavernedes gens sans aveu, des courtisanes de bas étage, des mendiants,des vagabonds, et de ces braves dont les voyageurs achetaient laprotection armée lorsqu’ils se rendaient d’une ville à une autre,afin d’être défendus contre les voleurs des grands chemins parcette escorte souvent fort suspecte. On y voyait aussi des esclavesromains amenés par leurs maîtres dans le pays des Hébreux…

La taverne de l’Onagre avait mauvaiseréputation : les disputes, les rixes y étaient fréquentes, et,aux approches de la nuit, l’on ne voyait guère s’aventurer auxenvirons de la porte des Brebis, non loin de laquelleétait situé ce repaire, que des hommes à figures sinistres et desfemmes de mauvaise vie ; puis, la nuit tout-à-fait venue, onentendait sortir de ce lieu redouté des cris, des éclats de rire,des chants bachiques ; souvent des gémissements plaintifssuccédaient aux disputes ; de temps à autre, quelques hommesde la milice de Jérusalem entraient dans la taverne sous prétexted’y rétablir le bon ordre, et en sortaient, ou plus avinés et plusturbulents que les buveurs, ou chassés à coups de bâton et depierre.

Le lendemain du jour où avait eu lieu lesouper chez Ponce-Pilate, vers le soir, à la nuit tombée, deuxjeunes garçons, simplement vêtus d’une tunique blanche et d’unturban de laine bleue, se promenaient dans une petite rue tortueuseau bout de laquelle on apercevait la porte de la redoutabletaverne ; ils causaient en marchant, et souvent tournaient latête vers l’une des extrémités de la rue, comme s’ils eussentattendu la venue de quelqu’un.

– Geneviève, dit l’un deux à soncompagnon en s’arrêtant (ces deux prétendus jeunes gens étaientAurélie et son esclave déguisées sous des habits masculins),Geneviève, ma nouvelle amie Jeane tarde bien à venir ; celam’inquiète ; et puis, s’il faut te l’avouer, je crains defaire une folie…

– Alors, ma chère maîtresse, rentrons aulogis.

– J’en ai grande envie… et, pourtant,retrouverai-je jamais une occasion pareille ?…

– Il est vrai que l’absence du seigneurGrémion, votre mari, parti ce matin avec le seigneur Chusa,l’intendant du prince Hérode, vous laisse complètement libre, etque, de longtemps peut-être, vous ne jouirez d’une libertépareille…

– Avoue, Geneviève, que tu es encore pluscurieuse que moi de voir cet homme extraordinaire, ce jeune maîtrede Nazareth ?

– Cela serait, ma chère maîtresse, qu’iln’y aurait rien d’étonnant dans mon désir : je suis esclave,et le Nazaréen dit qu’il ne doit plus y avoir d’esclaves.

– Je te rends donc la servitude biendure, Geneviève ?

– Non, oh ! non !… Mais,sincèrement, connaissez-vous beaucoup de maîtresses qui vousressemblent ?

– Ce n’est pas à moi à répondre à cela…flatteuse.

– C’est à moi de le dire… S’il serencontre par hasard une bonne maîtresse comme vous, il y en a centqui, pour un mot, pour la moindre négligence, font déchirer leursesclaves à coups de fouet, ou les torturent avec une joie cruelle…Est-ce vrai ?…

– Je ne dis pas non…

– Vous me rendez la servitude aussi douceque possible, ma chère maîtresse ; mais enfin, je nem’appartiens pas… J’ai été obligée de me séparer de mon pauvreFergan, mon mari, qui a tant pleuré en me quittant… Qui me dit qu’ànotre retour je le retrouverai à Marseille ? qu’il n’aura pasété vendu et emmené je ne sais où ?… Qui me dit que leseigneur Grémion ne me vendra pas moi-même, ne me séparera pas devous ?…

– Je t’ai promis que tu ne me quitteraispas.

– Mais si votre époux voulait me vendre,vous ne pourriez l’en empêcher…

– Hélas ! non…

– Et, il y a cent ans, nos pères et nosmères, à nous Gaulois, étaient libres pourtant !… Les aïeux deFergan étaient les plus vaillants chefs de leur tribu !…

– Oh ! dit Aurélie en souriant, lafille d’un César ne serait pas plus fière d’avoir un empereur pourpère, que tu ne l’es, toi, de ce que tu appelles lesaïeux de ton mari.

– La fierté n’est pas permise auxesclaves, reprit tristement Geneviève ; tout ce que jeregrette, c’est notre liberté… Qu’avons-nous donc fait pour laperdre ?… Ah ! si les vœux de ce jeune homme de Nazarethétaient exaucés… s’il n’y avait plus d’esclaves !…

– Plus d’esclaves ? Mais, Geneviève,tu es folle ; est-ce que c’est possible ?… Plusd’esclaves ? Qu’on leur rende la vie le moins dure possible,soit ; mais, plus d’esclaves, ce serait la fin du monde.Vois-tu, Geneviève, ce sont ces exagérations-là qui font tant detort à ce jeune homme de Nazareth.

– Il n’est pas aimé des puissants et desheureux… Hier, à ce souper, chez le seigneur Ponce-Pilate, deboutderrière vous, je ne perdais pas une parole… Quel acharnementcontre ce pauvre jeune homme !

– Que veux-tu, Geneviève ? réponditAurélie en souriant, c’est un peu sa faute.

– Vous aussi, vous l’accusez ?

– Non ; mais enfin il attaque lesbanquiers, les docteurs de la loi, les médecins, les prêtres, enfintous ces hypocrites qui, m’a dit Jeane, appartiennent à l’opinionpharisienne… Il n’en faut pas davantage pour se perdre àjamais.

– C’est du courage, au moins, de direleurs vérités aux méchantes gens… et ce jeune homme de Nazareth estaussi bon que courageux, selon Jeane, votre amie… Elle est riche,considérée ; elle n’est pas esclave comme moi ; il neprêche donc pas en sa faveur, à elle… et pourtant, voyez comme ellel’admire ?

– Cette admiration d’une douce etcharmante femme témoigne, il est vrai, en faveur de ce jeunehomme ; car, Jeane, avec son noble cœur, serait incapabled’admirer un méchant… Quelle aimable amie le hasard m’a donnée enelle ! Je ne sais rien de plus tendre que son regard, de pluspénétrant que sa voix… Elle dit que, lorsque ce Nazaréen parle auxsouffrants, aux pauvres et aux petits enfants, sa figure devientdivine… Je ne sais ; mais, ce qui est certain, c’est que lafigure de Jeane devient céleste lorsqu’elle parle de lui.

– Ne serait-ce pas elle qui s’approche dece côté, ma chère maîtresse ?… J’entends dans l’ombre un pasléger…

– Ce doit être elle.

En effet, Jeane, aussi costumée en jeunegarçon, eut bientôt rejoint Aurélie et son esclave…

– Vous m’attendez peut-être depuislongtemps, Aurélie ? dit la jeune femme ; mais je n’ai pusortir en secret de ma maison avant cette heure.

– Jeane, je ne me sens pas très-rassurée…je suis peut-être encore plus peureuse que curieuse… Pensez donc,des femmes de notre condition dans cette horrible taverne où serassemble, dit-on, la lie de la populace !

– N’ayez aucune crainte ; ces genssont plus turbulents et plus effrayants à voir que vraimentméchants… Déjà je suis allée deux fois parmi eux sous cedéguisement, avec une de mes parentes, pour entendre le jeunemaître… Cette taverne est très-peu éclairée ; il règne autourde la cour une galerie sombre où nous ne serons pas vues ;nous demanderons un pot de cervoise, et l’on ne fera pas attentionà nous ; on ne s’occupe que du jeune maître de Nazareth, ou,en son absence, de ses disciples, qui viennent prêcher la bonnenouvelle… Venez, Aurélie… il se fait tard… venez…

– Écoutez ! écoutez ! dit lajeune femme à Jeane en prêtant l’oreille du côté de la taverne avecinquiétude. Entendez-vous ces cris ! On se dispute dans cethorrible lieu !…

– Cela prouve que le jeune maître n’y estpas encore arrivé, reprit Jeane ; car, en sa présence, toutesles voix se taisent, et les plus violents deviennent doux comme desagneaux.

– Et puis, tenez, Jeane, voyez donc cegroupe d’hommes et de femmes de mauvaise mine réunis devant laporte, à la lueur de cette lanterne… De grâce, attendons qu’ilssoient passés ou entrés dans la taverne.

– Venez… il n’y a rien à craindre, vousdis-je…

– Non… je vous en prie, Jeane, un momentencore… En vérité, j’admire votre bravoure !

– Oh ! c’est que Jésus de Nazarethinspire le courage comme il inspire la mansuétude pour lescoupables… la tendresse pour ce qui souffre… Et puis, si voussaviez comme son langage est naturel ! quelles touchantes etingénieuses paraboles il trouve pour mettre sa pensée à la portéede ces hommes simples, de ces pauvres d’esprit, comme illes appelle, et qu’il aime tant ! Aussi, tous, jusqu’auxpetits enfants, pour lesquels il a un si grand faible, comprennentsa parole et n’en perdent pas un mot… Sans doute, avant lui,d’autres messies ont prophétisé la délivrance de notrepays opprimé par l’étranger, ont expliqué nos saintes Écritures,ont, par les moyens magiques de la médecine, guéri des maladiesdésespérées ; mais aucun de ces messies n’avait montréjusqu’ici cette patiente douceur avec laquelle le jeune maîtreenseigne aux humbles et aux petits… à tous enfin, car, pour lui, iln’y a pas d’infidèles, de païens : chaque cœur simple et bon,par cela seul qu’il est bon, est digne du royaume des cieux… Nesavez-vous pas sa parabole du païen ? Rien de plus simple etde plus touchant.

– Non, Jeane, je ne la connais pas.

– C’est la dernière que je lui ai entendudire… Elle s’appelle le bon Samaritain.

– Qu’est-ce qu’unSamaritain ?

– Les Samaritains sont un peuple idolâtrepar delà les dernières montagnes de la Judée ; les princes desprêtres regardent ces gens comme exclus du royaume de Dieu. Voicicette parabole :

« Un homme qui allait de Jérusalem àJéricho tomba entre les mains des voleurs. Ils le dépouillèrent, lecouvrirent de plaies, et s’en allèrent le laissant à demi-mort.

» Il arriva ensuite qu’un prêtreallait par le même chemin, lequel, ayant aperçu le blessé, passaoutre.

» Un lévite, qui vint au mêmelieu, ayant aperçu le blessé, passa encore outre.

» Mais un Samaritain, quivoyageait, vint à l’endroit où était cet homme, et, l’ayant vu, ilfut touché de compassion, s’approcha de lui, versa de l’huile et duvin sur ses plaies, les banda, et, l’ayant mis sur son cheval, ille mena dans une hôtellerie et prit soin de lui.

» Le lendemain, le Samaritain tira deuxdeniers de sa poche, les donna à l’hôte, et lui dit :« Ayez bien soin de cet homme ; tout ce que vousdépenserez de plus, je vous le rendrai. »

» – Maintenant, demanda Jésus à sesdisciples, lequel de ces trois hommes vous semble avoir été leprochain (le frère) de celui qui était tombé entre les mains desvoleurs ?

» – C’est celui, répondit-on à Jésus, quia exercé la miséricorde envers le blessé.

» – Allez donc en paix et faites demême[32], répondit Jésus avec un sourirecéleste !

L’esclave Geneviève, en entendant ce récit, neput retenir ses larmes, car Jeane avait surtout accentué avec uneineffable douceur ces derniers mots de Jésus :« Allez donc en paix et faites de même… »

– Vous avez raison, Jeane, dit Auréliepensive. Un enfant comprendrait l’enseignement de ces paroles, etje me sens émue.

– Et pourtant, cette parabole, repritJeane, est une de celles qui ont le plus irrité les princes desprêtres et les docteurs de la loi contre le jeune maître deNazareth.

– Et pourquoi ?

– Parce que, dans ce récit, il montre unSamaritain, un païen, plus humain que le lévite, que leprêtre, puisque cet idolâtre, voyant un frère dans lepauvre blessé, le secourt, et se rend ainsi plus digne du ciel queles deux saints hommes au cœur dur… Voilà pourtant ce que lesennemis de Jésus appellent ses blasphème, sessacrilèges !…

– Jeane, allons à la taverne ; jen’ai plus peur d’entrer en ce lieu… Des gens pour qui l’on inventede pareils récits, et qui les écoutent avec avidité, ne doivent pasêtre méchants.

– Vous le voyez, chère Aurélie, la paroledu Nazaréen agit déjà sur vous ; elle vous donne confiance etcourage… Venez… venez…

Et la jeune femme prit le bras de sonamie ; toutes deux, suivie de l’esclave Geneviève, sedirigèrent vers la taverne de l’Onagre, où elles arrivèrentbientôt.

Cette taverne, bâtie carrément comme toutesles maisons d’Orient, se composait d’une cour intérieure entouréede gros piliers soutenant une terrasse et formant quatre galeriessous lesquelles pouvaient se retirer les buveurs en cas depluie ; mais, cette nuit étant sereine et douce, le plus grandnombre des habitués du lieu étaient attablés dans la cour, à lalueur vacillante et rougeâtre d’une grosse lampe de fer placée aumilieu de la cour. Cet unique luminaire éclairant à peine lesgaleries, où se tenaient aussi quelques buveurs, elles restaientcomplètement obscures.

Ce fut vers l’une de ces sombres retraites queJeane, Aurélie et l’esclave Geneviève se dirigèrent ; ellesvirent, en traversant la foule, alors bruyante, beaucoup de gens enhaillons ou pauvrement vêtus, des femmes de mauvaise vie : lesunes, et en grand nombre, misérablement habillées, avaient pourturban un lambeau de voile blanc sur la tête ; quelquesautres, au contraire, portaient des robes et des coiffures d’étoffeassez précieuse, mais fanée, des bracelets, des colliers et despendants d’oreilles en cuivre ornés de fausses pierreries ;leurs joues étaient couvertes d’un fard éclatant ; leurstraits flétris, chagrins, une sorte d’amertume qui se révélaitjusque dans la joie bruyante et exagérée, disaient assez lesmisères, les angoisses, la honte de leur triste existence decourtisanes.

Parmi les hommes, ceux-ci semblaient abattuspar la pauvreté, ceux-là avaient l’air farouche, hardi ;plusieurs portaient des armes rouillées à leur ceinture, ous’appuyaient sur de longs bâtons terminés par une boule defer ; ailleurs, l’on reconnaissait, à leur carcan de fer, àleurs têtes rasées, des esclaves domestiques appartenant auxofficiers romains ; plus loin, des infirmes en haillonsétaient assis à terre auprès de leurs béquilles. Des mères tenaiententre leurs bras leurs petits enfants malades, pâles, amaigris,qu’elles couvaient d’un regard tendrement inquiet, attendant sansdoute aussi la venue du jeune maître de Nazareth, si savant dansl’art de guérir.

Geneviève, à quelques mots échangés entre deuxhommes bien vêtus, mais d’une figure sardonique et dure, devinaqu’ils étaient de ces émissaires secrets dont les princes desprêtres et les docteurs de la loi se servaient pour épier lesparoles du Nazaréen et le faire tomber dans le piège d’uneconfiance imprudente.

Jeane, plus hardie que son amie, lui avaitfrayé le passage à travers la foule ; avisant une tableinoccupée, placée dans l’ombre et derrière un des piliers desgaleries, la femme du seigneur Chusa s’y établit avec Aurélie, etdemanda un pot de cervoise à l’une des filles de la taverne, tandisque Geneviève, debout à côté de sa maîtresse, ne perdait pas de vueles deux émissaires des pharisiens et écoutait avidement tout cequi se disait autour d’elle.

– La nuit s’avance, dit tristement unefemme jeune et belle encore à l’une de ses compagnes attabléedevant elle, et dont les joues étaient, comme les siennes,couvertes de fard, selon la coutume des courtisanes. Jésus deNazareth ne viendra pas ce soir.

– C’était bien la peine de venir ici,reprit l’autre d’un ton de reproche ; nous aurions dû allernous promener aux environs de la piscine ; et là, quelquecentenier romain à moitié ivre, ou quelque docteur de la loi rasantles murailles, le nez dans son manteau, nous eût donné à souper. Ilne faudra donc pas te plaindre, Oliba, si nous nous couchons sansavoir mangé : tu l’auras voulu.

– Ce pain-là me semble maintenant siamer, que je ne le regrette pas…

– Amer ou non… c’est du pain… et quand ona faim… on le mange…

– En écoutant les paroles de Jésus,répondit doucement l’autre courtisane, j’aurais oublié ma faim…

– Oliba, tu deviens folle… Se nourriravec des mots…

– C’est que les paroles de Jésus disenttoujours pardon, miséricorde et amour… et jusqu’ici l’on n’avaitpour nous que des paroles d’aversion et de mépris !

Et la courtisane resta pensive, son frontappuyé sur sa main.

– Tu es une singulière fille,Oliba ! reprit l’autre. Enfin, si creux qu’il soit, nousn’aurons pas même ce souper de paroles ; car le Nazaréen neviendra pas maintenant ; il est trop tard.

– Que le Dieu tout-puissant fasse qu’ilvienne, au contraire ! dit une pauvre femme assisse par terreprès des deux courtisanes et tenant entre ses bras son enfantmalade. Je suis venue à pied de Bethléem pour prier notre bon Jésusde guérir ma fille ; il est sans pareil pour la guérison desmaux des enfants, et loin de faire payer ses conseils, il vousdonne souvent de quoi acheter les baumes qu’il prescrit…

– Par le ventre de Salomon !j’espère bien aussi que notre ami Jésus viendra ce soir, reprit unhomme de grande taille, à figure farouche et à longue barbehérissée, coiffé d’un lambeau de turban rouge, vêtu d’un sayon depoil de chameau presque en guenilles, serré à la taille par unecorde soutenant un large coutelas rouillé sans fourreau. Cet hommetenait en outre à la main un long bâton terminé par une masse defer. Si notre brave ami de Nazareth ne vient pas ce soir, j’auraipour rien perdu ma nuit, car j’avais fait prix pour escorter unvoyageur qui craignait d’aller seul de Jérusalem à Béthanie, depeur des mauvaises rencontres.

– Voyez donc ce bandit, avec sa figurepatibulaire et son grand coutelas ! voilà-t-il pas une escortebien rassurante ! dit à demi-voix à son compagnon l’un desdeux émissaires, assis non loin de Geneviève. Quel effrontéscélérat !…

– Il eût égorgé et dépouillé ce tropconfiant voyageur dans le premier chemin creux ! réponditl’autre émissaire.

– Aussi vrai que je m’appelle Banaïas,reprit l’homme au grand coutelas, j’aurais perdu sans regret cettebonne aubaine d’un voyageur à escorter, si notre ami de Nazarethétait venu… J’aime cet homme-là, moi ! il vous console detraîner en guenille, en vous démontrant que, puisqu’ils ne peuventpas plus entrer au paradis qu’un chameau passer par le trou d’uneaiguille, tous les mauvais riches seront un jour rôtis comme deschapons à la cuisine de Belzébuth… Ça ne remplit ni notre ventre ninotre bourse, c’est vrai !… mais ça soulage… aussi jepasserais des jours et des nuits à l’écouter dauber sur lesprêtres, les docteurs de la loi et autres pharisiens ! Et bienil fait, notre ami, car il faut les entendre, ces pharisiens ;si l’on vous conduit devant leur tribunal pour quelque vétille, ilsne savent que vous crier : « Vite à la geôle et aufouet ! voleur ! scélérat ! tison d’enfer !fils de Satan ! » et autres paternelles remontrances. Parle nez d’Ézéchiel ! croient-ils ainsi morigéner l’homme !Ils ne savent donc pas, les maudits, que tel cheval rétif à lahoussine obéirait à la voix ? Oh ! il sait bien cela,lui, notre ami de Nazareth, qui l’autre jour nous disait :« Si votre frère a péché contre vous, reprenez-le… et,s’il se repent, pardonnez-lui[33]… »Voilà parler… car, par l’oreille de Melchisédech ! je ne suispas tendre et bénin comme l’agneau pascal, moi… Non, non, j’ai eule temps de m’endurcir le cœur, la tête et la peau. Depuis vingtans, mon père m’a chassé de sa maison pour une sottise dejeunesse ; depuis lors, j’ai vécu aux crochets du diable… Jesuis aussi difficile à brider qu’un âne sauvage… Et pourtant, foide Banaïas, d’un seul mot dit de sa voix douce, notre ami deNazareth me ferait aller au bout du monde !

– Si Jésus ne peut venir, reprit un autrebuveur, il nous enverra quelqu’un de ses disciples nous avertir etnous prêcher la bonne nouvelle à la place du maître.

– À défaut de gâteau de fine fleur defroment pétri de miel, on mange du pain d’orge, dit un vieuxmendiant courbé par les années. La parole des disciples est bonne…celle du maître vaut mieux…

– Oh ! oui, reprit un autre vieuxmendiant ; à nous qui désespérons depuis notre naissance, ilnous donne l’espérance éternelle…

– Jésus nous enseigne que nous ne sommespas au-dessous de nos maîtres, dit un esclave d’un air sombre. Or,puisque nous valons nos maîtres, de quel droit nous tiennent-ils enesclavage ?

– Est-ce parce que, s’il y a cent maîtresd’un côté, nous sommes dix mille esclaves de l’autre ? repritun autre. Patience !… patience !… un jour viendra où nouscompterons nos maîtres, et nous nous compterons ensuite ;après quoi s’accomplira la parole de Jésus : Les premiersseront les derniers, et les derniers seront les premiers…

– Il nous dit, à nous artisans, qui, parle poids des impôts et par l’avarice des vendeurs, manquons souventde pain et de vêtements, ainsi que nos femmes et nos enfants :« Ne vous inquiétez pas ; Dieu, notre Père, pourvoit à laparure des lis des champs… à la nourriture des passereaux… un jourviendra où rien ne vous manquera. »

– Oui, car Jésus a dit encore ceci :« N’ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse, nisac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, car celui quitravaille mérite d’être nourri[34]… »

– Voici le maître !… voici lemaître !… dirent quelques personnes placées près de la portede la taverne. Voici notre ami !…

À ces mots, il se fit un grand mouvement dansla taverne : Aurélie, non moins curieuse que son esclaveGeneviève, monta sur un escabeau afin de mieux voir le jeunemaître. Leur attente fut trompée ; ce n’était pas encorelui : c’était Pierre, l’un de ses disciples.

– Et Jésus ? cria-t-on tout d’unevoix.

– Où est-il ?

– Le Nazaréen ne viendra-t-il doncpas ?

– Ne verrons-nous pas notre ami, l’amides affligés ?

– Moi, Judas et Simon, nousl’accompagnions, répondit Pierre, lorsqu’aux portes de la ville unepauvre femme, nous voyant passer, a supplié le maître d’entrer pourvisiter sa fille malade : c’est ce qu’il a fait. Il a gardéJudas et Simon près de lui et m’a envoyé vers vous. Ceux qui ontbesoin de lui n’ont qu’à l’attendre ici : il viendrabientôt.

Les paroles du disciple calmèrent l’impatiencede la foule, et Banaïas, l’homme au grand coutelas, dit àPierre :

– En attendant le maître, parle-nous delui, dis-nous la bonne nouvelle. Approche-t-il, le temps où cesgloutons, dont le ventre s’arrondit à mesure que le nôtre secreuse, n’auront plus pour s’engraisser que le soufre et le bitumede l’enfer ?

– Oui, les temps approchent !s’écria Pierre en montant sur un banc. Oui, les temps viennent,comme vient la nuit d’orage chargée de tempête et de foudre !Le Seigneur n’a-t-il pas dit par la voix des prophètes :« Je vais envoyer mon ange, qui préparera le chemin devantmoi[35] ! »

– Oui ! oui ! crièrentplusieurs voix ; oui, les prophètes l’ont annoncé !

– Quel est cet ange ? repritPierre ; quel est cet ange, sinon Jésus, notre maître, leMessie… le seul vrai Messie ?…

– Oui, c’est lui !

– C’est l’ange promis !

– C’est le vrai Messie !

– Et cet ange ayant préparé le chemin,que dit le Seigneur par la voix des prophètes ? continuaPierre : « Alors je m’approcherai de vous pour exercermon jugement ; je me hâterai de rendre mon témoignage contreles empoisonneurs, contre les parjures, contre ceux qui retiennentpar violence le salaire de l’ouvrier, contre ceux qui oppriment lesveuves, les orphelins et les étrangers, sans être retenus par macrainte[36]. » Le Seigneur n’a-t-il pas ditencore : « Il y a une race dont les dents sont des épées,et qui s’en sert comme de couteaux pour dévorer ceux qui n’ont riensur la terre et sont pauvres parmi les hommes[37] ! »

– Si cette race a des couteaux pourdents, dit Banaïas en mettant la main sur son coutelas, nousmordrons avec les nôtres !…

– Oh ! vienne le jour où serontjugés ceux qui retiennent par violence le salaire de l’ouvrier, etje dénoncerai à la vengeance du Seigneur le banquier Jonas !dit un artisan. Il m’a fait travailler en secret aux boiseries desa salle de festin les jours de sabbat, et il m’a retenu le salairede ces jours-là. J’ai voulu me plaindre : il m’a menacé de medénoncer aux princes des prêtres comme profanateur des jourssaints, et de me faire jeter en prison !

– Et pourquoi le banquier Jonas t’a-t-ilretenu injustement ton salaire ? reprit Pierre ; parceque, ainsi que le dit le prophète : « La cupidité estcomme une sangsue ; elle a deux filles qui disenttoujours : Apporte, apporte [38] ! »

– Et ces grosses sangsues-là, s’écriaBanaïas, est-ce qu’elles ne dégorgeront pas un jour tout le sangqu’elles ont sucé aux pauvres artisans, aux veuves et auxorphelins ?

– Si… si, répondit le disciple, nosprophètes et Jésus l’ont annoncé : « Pour ceux-là, cesera l’enfer et les grincements de dents… mais, une fois l’ivraie,qui étouffe le bon grain, arrachée, les méchants rois, les cupides,les usuriers extirpés de la terre dont ils pompent tous les sucs,viendra le jour du bonheur pour tous, la justice pour tous ;et, ce jour-là venu, ont dit les prophètes, les peuples nes’armeront plus les uns contre les autres, leurs épées seronttransformées en hoyaux, leurs lances en serpes ; une nation nelèvera plus le glaive contre aucune autre nation ; l’on nefera plus la guerre, mais chacun s’assiéra sous sa vigne ou sousson figuier, sans craindre personne : l’œuvre de la justicesera la sûreté, la paix et le bonheur de chacun[39]. Ences temps-là, enfin, le loup habitera avec l’agneau, le léopard secouchera près du chevreau, le lion et la brebis demeurerontensemble, et un petit enfant les conduira tous[40]. »

Cette peinture charmante de la paix et dubonheur universel parut faire une profonde impression surl’auditoire de Pierre ; plusieurs voix s’écrièrent :

– Oh ! viennent ces temps-là !…car à quoi bon s’égorger peuple contre peuple ?

– Que de sang perdu !

– Et qui en profite ? les pharaonsconquérants… hommes de sang, de bataille et de rapine.

– Oh ! viennent ces temps defélicité, de justice, de douceur ; et, comme disent lesprophéties, un petit enfant nous conduira tous.

– Oui, un petit enfant suffira… car nousserons doux, parce que nous serons heureux, reprit Banaïas, tandisqu’à cette heure nous sommes si malheureux, si courroucés, que centgéants ne suffiraient pas à nous contenir.

– Et ces temps venus, reprit Pierre, tousayant une part aux biens de la terre fécondée par le travail dechacun, tous étant sûrs de vivre en paix et félicité, on ne verraplus les oisifs jouir du fruit des labeurs d’autrui : leSeigneur ne l’a-t-il pas dit par la voix du fils de David, l’un deses élus :

« J’ai aussi eu en horreur tout letravail auquel je me suis appliqué sous le soleil, en devantlaisser le fruit à un homme qui me succédera.

» Car il y a tel homme qui travaille avecsagesse, avec science, avec industrie, et il laissera tout ce qu’ila acquis à un homme qui n’y a pas travaillé… Et qui sait s’il serasage ou insensé ?

» Or, c’est là une vanité et une grandeaffliction[41]. »

– Vous le savez, ajouta l’apôtre, la voixdu fils de David est sainte comme la justice ; non, celui-làqui n’a pas travaillé ne doit pas profiter du travaild’autrui !

– Mais, si j’ai des enfants ? ditune voix ; si, en me privant de sommeil et de la moitié de monpain quotidien, je parviens à épargner quelque chose pour eux, afinqu’ils ne connaissent pas les maux dont j’ai souffert, est-ce doncinjuste ?

– Eh ! qui vous parle duprésent ? s’écria Pierre ; qui vous parle de ce temps-ci,où le fort opprime le faible, le riche le pauvre, l’inique lejuste, le maître l’esclave ? En temps d’orage et de tempête,chacun élève comme il peut un abri pour lui et pour lessiens ; c’est justice !… Mais, quand seront venus lestemps promis par les prophètes, temps divins où un soleilbienfaisant resplendira toujours, où il n’y aura plus d’orages, oùla naissance de chaque enfant sera saluée par des chants joyeux,comme un bienfait du Seigneur, au lieu d’être pleurée, ainsiqu’aujourd’hui, comme une affliction, parce que, conçu dans leslarmes, l’homme, de nos jours, vit et meurt dans les larmes ;lorsque, au contraire, l’enfant, conçu dans l’allégresse, devravivre dans l’allégresse : lorsque le travail, écrasantaujourd’hui, sera lui-même une allégresse, tant seront abondantsles fruits de la terre promise… par le Seigneur :chacun, tranquille sur l’avenir de ses enfants, n’aura plus àprévoir, à thésauriser pour eux, en se privant, s’exténuant detravail… Non, non, quand Israël jouira enfin du royaume de Dieu,chacun travaillera pour tous, et tous jouiront du travail dechacun !

– Au lieu qu’à cette heure, dit l’artisanqui s’était plaint de l’iniquité du banquier Jonas, toustravaillent pour quelques-uns ; ces quelques-uns netravaillent pour personne et jouissent du travail de tous.

– Mais, pour ceux-là, reprit Pierre,notre maître de Nazareth l’a dit : « Le Fils de l’Hommeenverra ses anges, qui ramasseront et enlèveront hors de sonroyaume tout ce qu’il y a de scandaleux et de gens qui commettentl’iniquité ; ceux-là, on les précipitera dans une fournaiseardente, et c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements dedents[42]. »

– Et ce sera justice, dit Oliba lacourtisane ; ne sont-ce pas ceux-là qui nous forcent de vendrenotre corps pour échapper aux grincements de dents que cause lafaim ?… – Ne sont-ce pas ceux-là qui forcent les mères àtrafiquer de leurs enfants plutôt que de les voir mourir demisère ? dit une autre courtisane.

– Oh ! quand viendra-t-il donc lejour de la justice ?

– Il vient, il approche, répondit Pierred’une voix éclatante ; car le mal, l’iniquité, la violencesont partout, non-seulement ici, en Judée, mais dans le mondeentier, qui est le monde romain… Oh ! les maux d’Israël nesont rien, non, rien auprès des maux affreux qui accablent lesnations ses sœurs !… L’univers entier se lamente et saignesous le triple joug de la férocité, de la débauche et de lacupidité romaines !… D’un bout de la terre à l’autre, depuisla Syrie jusqu’à la Gaule opprimée, l’on n’entend que le bruit deschaînes et les gémissements des esclaves écrasés de travail ;malheureux entre les malheureux, ils suent le sang par tous lespores !… Plus à plaindre que l’animal des bois mourant dans satanière, ou que l’animal de labour mourant sur sa litière, cesesclaves, on les torture, on les tue, on les livre par plaisir à ladent des bêtes féroces ! ! ! De vaillants peuples,comme les Gaulois veulent-ils briser leurs fers, on les noie dansleur sang ; et moi, je vous le dis en vérité, au nom de Jésusnotre maître, oui, je vous le dis en vérité, cela ne peut pasdurer…

– Non… non, s’écrièrent plusieursvoix ; non, cela ne peut pas durer.

– Notre maître est attristé, continua ledisciple, oh ! attristé jusqu’à la mort en songeant aux mauxhorribles, aux vengeances, aux épouvantables représailles que tantde siècles d’oppression et d’iniquité vont déchaîner sur la terre…Avant-hier, à Bethléem, le maître nous disait ceci :

« Lorsque vous entendrez parler deguerres et de séditions, ne soyez pas alarmés ; il faut queces choses arrivent d’abord ; mais leur fin ne viendra passitôt… »

– Écoutez, dirent plusieurs voix,écoutez…

– « On verra, a ajouté Jésus, onverra se soulever peuple contre peuple, royaume contreroyaume ; aussi les hommes sécheront de frayeur dans l’attentede tout ce qui doit arriver dans tout l’univers, car les vertus descieux seront ébranlées[43]. »

Une sourde rumeur d’effroi circula dans lafoule à ces prophéties de Jésus de Nazareth rapportées parPierre ; et plusieurs voix s’écrièrent :

– De grands orages vont donc éclater dansle ciel !…

– Tant mieux ! il faut qu’ellescrèvent, ces nuées d’iniquité, pour que le ciel se dégage et que lesoleil éternel resplendisse !

– Et, s’ils grincent des dents sur laterre avant d’aller les grincer dans le feu éternel, ces riches,ces princes des prêtres, ces rois pharaons couronnés ! ilsl’auront voulu ! s’écria Banaïas, ils l’aurontvoulu !

– Oui… oui… c’est vrai…

– Oh ! poursuivit Banaïas, ce n’estpas d’aujourd’hui que les prophètes leur crient aux oreilles :« Amendez-vous ! soyez bons ! soyezpitoyables ! Regardez seulement à vos pieds, au lieu de vousmirer dans votre orgueil ! Quoi ! repus que vous êtes,vous rebutez sur les mets les plus délicats ; vous tombezgorgés de vin près de vos coupes remplies jusqu’aux bords ;vous vous demandez : Mettrai-je aujourd’hui ma robe fourrée àbroderies d’or ou ma robe de peluche à broderies d’argent ? Etvotre prochain, grelottant de froid sous ses guenilles, ne peutseulement égoutter votre coupe et lécher les miettes de vosfestins ! » Par les entrailles de Jérémie !voilà-t-il assez longtemps que cela dure ?

– Oui, oui ! crièrent plusieursvoix, cela a assez duré ; les plus patients se lassent à lafin !

– Le bœuf le plus paisible finit par seretourner contre l’aiguillon !

– Et quel aiguillon que lafaim !

– Oui, reprit Pierre, oui, cela n’a quetrop duré ; oui, cela n’a que trop duré. Aussi Jésus notremaître a-t-il dit :

« L’esprit du Seigneur s’est reposé surmoi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction : ilm’a envoyé pour prêcher la bonne nouvelle aux pauvres ; pourguérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux captifsleur délivrance, aux aveugles le recouvrement de la vue ; pourrenvoyer libres ceux qui sont écrasés sous les fers ; pourpublier l’année favorable du Seigneur et le jour où il se vengerade ses ennemis[44]. »

Ces paroles du Nazaréen, rapportées parPierre, excitèrent un nouvel enthousiasme, et Geneviève entenditl’un des deux secrets émissaires des docteurs de la loi et desprinces des prêtres dire à son compagnon :

– Cette fois, le Nazaréen ne nouséchappera pas ; de pareilles paroles sont par trop séditieuseset furibondes…

Mais une nouvelle et grande rumeur s’entenditbientôt à l’extérieur de la taverne de l’Onagre, et ce ne fut qu’unseul cri répété par tous :

– C’est lui ! c’est lui !…

– C’est notre ami !

– Le voilà, notre Jésus ! levoilà !

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