Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 1

 

Justin, Aurel, Ralf, descendants du brennde la tribu de Karnak. – Scanvoch, libre soldat. –Vindex, Civilis, Marik, héros de la Gaule redevenue libre.– Velléda. – Victoria, la mère descamps, sœur de lait de Scanvoch. – Scanvoch va porter unmessage au camp des Franks. – La légende d’Hêna, la viergede l’île de Sên. – Les Écorcheurs. – Ce que font lesFranks des prisonniers gaulois. – La chaudière infernale. –Victoria. – Tétrik. – La taverne de l’île du Rhin. –Les Bohémiennes hongroises. – Scanvoch aborde au camp desFranks.

 

Moi, descendant de Joël, le brenn de la tribude Karnak ; moi, Scanvoch, redevenu libre par lecourage de mon père Ralf et les vaillantes insurrectionsgauloises, armées de siècles en siècle, j’écris ceci deux centsoixante-quatre ans après que mon aïeule Geneviève, femme deFergan, a vu mourir, en Judée, sur le Calvaire, Jésus deNazareth.

J’écris ceci cent trente-quatre ans après queGomer, fils de Judicaël et petit-fils de Fergan,esclave comme son père et son grand-père, écrivait à son filsMédérik qu’il n’avait à ajouter que le monotone récit desa vie d’esclave à l’histoire de notre famille.

Médérik, mon aïeul, n’a rien ajouté non plus ànotre légende ; son fils Justin y avait faitseulement tracer ces mots par une main étrangère :

« Mon père Médérik est mort esclave,combattant, comme Enfant du Gui, pour la liberté de laGaule. Il m’a dit avoir été poussé à la révolte contre l’oppressionétrangère par les récits de la vaillance de nos aïeux libres et parla peinture des souffrances de nos pères esclaves. Moi, son filsJustin, colon du fisc, mais non plus esclave, j’ai fait consignerceci sur les parchemins de notre famille ; je les transmettraifidèlement à mon fils Aurel, ainsi que la faucilled’or, la clochette d’airain, le morceau de collier de fer etla petite croix d’argent, que j’ai puconserver. »

Aurel, fils de Justin, colon comme son père,n’a pas été plus lettré que lui ; une main étrangère avaitaussi tracé ces mots à la suite de notre légende :

« Ralf, fils d’Aurel, le colon, s’estbattu pour l’indépendance de son pays ; Ralf, devenu tout àfait libre par la force des armes gauloises et la guerre sainteprêchée par nos druides vénérés, a été aussi obligé de prier un amide tracer ces mots sur nos parchemins pour y constater la mort deson père Aurel. Mon fils Scanvoch, plus heureux que moi, pourra,sans recourir à une main étrangère, écrire dans nos récits defamille la date de ma mort, à moi, Ralf, le premier homme de ladescendance de Joël, le brenn de la tribu de Karnak, qui aitreconquis une entière liberté. Je déclare ici, comme plusieurs denos aïeux, que c’est le récit de la vaillance et du martyre de nosancêtres, réduits en servitude, qui m’a fait prendre, comme à tantd’autres, les armes contre les Romains. »

Moi, donc, Scanvoch, fils d’Aurel, j’ai effacéde notre légende et récrit moi-même les lignes précédentes, jadistracées par la main d’autrui, qui mentionnaient la mort et les nomsde nos aïeux, Justin, Aurel, Ralf. Ces trois générationsremontaient à Médérik, fils de Gomer, lequel était fils de Judicaëlet petit-fils de Fergan, dont la femme Geneviève a vu mettre àmort, en Judée, Jésus de Nazareth, il y a aujourd’hui deux centsoixante-quatre ans.

Mon père Ralf m’a aussi remis nos saintesreliques à nous :

La petite faucille d’or de notreaïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên ;

La clochette d’airain laissée parnotre aïeul Guilhern, le seul survivant des nôtres à la grandebataille de Vannes ; jour funeste, duquel a datél’asservissement de la Gaule par César, il y a aujourd’hui troiscent vingt ans ;

Le collier de fer, signe de lacruelle servitude de notre aïeul Sylvest ;

La petite croix d’argent que nous aléguée notre aïeule Geneviève, témoin de la mort de Jésus, lecharpentier de Nazareth.

Ces récits, ces reliques, je te les légueraiaprès moi, mon petit Aëlguen, fils de ma bien-aimée femmeEllèn, qui t’as mis au monde il y a aujourd’hui quatreans.

C’est ce beau jour, anniversaire de tanaissance, que je choisis, comme un jour d’un heureux augure, monenfant, afin de commencer, pour toi et pour notre descendance, lerécit de ma vie, selon le dernier vœu de notre aïeul Joel, le brennde la tribu de Karnak.

Tu t’attristeras, mon enfant, quand tu verraspar ces récits que, depuis la mort de Joel jusqu’à celle de monarrière-grand-père Justin, sept générations, entends-tu ?sept générations !… ont été soumises à un horribleesclavage ; mais ton cœur s’allégera lorsque tu apprendras quemon bisaïeul et mon aïeul étaient, d’esclaves, devenus colonsattachés à la terre des Gaules, condition encore servile, mais debeaucoup supérieure à l’esclavage ; mon père à moi, redevenulibre, grâce aux redoutables insurrections des Enfants duGui, soulevés de siècle en siècle à la voix de nos druides,infatigables et héroïques défenseurs de la Gaule asservie, m’alégué la liberté, ce bien le plus précieux de tous ; je te leléguerai aussi.

Notre chère patrie a donc, à force de luttes,de persévérance contre les Romains, successivement reconquis, auprix du sang de ses enfants, presque toutes ses libertés. Unfragile et dernier lien nous attache encore à Rome, aujourd’huinotre alliée, autrefois notre impitoyable dominatrice ; maisce fragile et dernier lien brisé, nous retrouverons notreindépendance absolue, et nous reprendrons notre antique place à latête des grandes nations du monde.

Avant de te faire connaître certainescirconstances de ma vie, mon enfant, je dois suppléer en quelqueslignes au vide que laisse dans l’histoire de notre famillel’abstention de ceux de nos aïeux qui, par suite de leur manqued’instruction et du malheur des temps, n’ont pu ajouter leursrécits à notre légende. Leur vie a dû être celle de tous lesGaulois qui, malgré les chaînes de l’esclavage, ont, pas à pas,siècle à siècle, conquis par la révolte et la bataillel’affranchissement de notre pays.

Tu liras, dans les dernières lignes écritespar notre aïeul Fergan, époux de Geneviève, que, malgré lesserments des Enfants du Gui et de nombreux soulèvements,dont l’un, et des plus redoutables, eut à sa tête Sacrovir, cedigne émule du chef des cent vallées, la tyrannie de Rome,imposée depuis César à la Gaule, durait toujours. En vain Jésus, lecharpentier de Nazareth avait prophétisé les temps où les fers desesclaves seraient brisés, les esclaves traînaient toujours leurschaînes ensanglantées ; cependant notre vieille race,affaiblie, mutilée, énervée ou corrompue par l’esclavage, mais nonsoumise, ne laissait passer que peu d’années sans essayer de briserson joug ; les secrètes associations des Enfants duGui couvraient le pays et donnaient d’intrépides soldats àchacune de nos révoltes contre Rome.

Après la tentative héroïque deSacrovir, dont tu liras la mort sublime dans les récits denotre aïeul Fergan, le chétif et timide esclave tisserand, d’autresinsurrections éclatèrent sous les empereurs romains Tibère etClaude ; elles redoublèrent d’énergie pendant les guerresciviles qui, sous le règne de Néron, divisèrent l’Italie.Vers cette époque, l’un de nos héros, VINDEX, aussi intrépide quele CHEF DES CENT VALLÉES ou que Sacrovir, tint longtemps en échecles armées romaines. – CIVILIS, autre patriote gaulois, s’appuyantsur les prophéties de VELLÉDA, une de nos druidesses, femme virileet de haut conseil, digne de la vaillance et de la sagesse de nosmères, souleva presque toute la Gaule, et commença d’ébranler lapuissance romaine. Plus tard, enfin, sous le règne de l’empereurVitellius, un pauvre esclave de labour, comme l’avait été notreaïeul Guilhern, se donnant comme messie et libérateur de la Gaule,de même que Jésus de Nazareth s’était donné comme messie etlibérateur de la Judée, poursuivit avec une patriotique ardeurl’œuvre d’affranchissement commencée par le chef des centvallées, et continuée par Sacrovir, Vindex, Civiliset tant d’autres héros. Cet esclave laboureur, nommé MARIK, âgé devingt-cinq ans à peine, robuste, intelligent, d’une héroïquebravoure, était affilié aux Enfants du Gui ; nosvénérés druides, toujours persécutés, avaient parcouru la Gaulepour exciter les tièdes, calmer les impatients et prévenir chacundu terme fixé pour le soulèvement. Il éclate ; Marik,à la tête de dix mille esclaves, paysans comme lui, armés defourches et de faux, attaque, sous les murs de Lyon, les troupesromaines de Vitellius. Cette première tentative avorte ; lesinsurgés sont presque entièrement détruits par l’armée romaine,trois fois supérieure en nombre. Loin d’accabler les insurgésgaulois, cette défaite les exalte ; des populations entièresse soulèvent à la voix des druides prêchant la guerre sainte :les combattants semblent sortir des entrailles de la terre ;MARIK se voit bientôt à la tête d’une nombreuse armée. Doué par lesdieux du génie militaire, il discipline ses troupes, les encourage,leur inspire une confiance aveugle, marche vers les bords du Rhin,où campait, protégée par ses retranchements, la réserve de l’arméeromaine, l’attaque, la bat, et force des légions entières, qu’ilfait prisonnières, à changer leurs enseignes pour notre antique coqgaulois. Ces légions romaines, devenues presque nos compatriotespar leur long séjour dans notre pays, entraînées par l’ascendantmilitaire de MARIK, se joignent à lui, combattent les nouvellescohortes romaines venues d’Italie, les dispersent ou lesanéantissent. L’heure de la délivrance de la Gaule allait sonner…MARIK tombe entre les mains de l’immonde empereur Vespasien, parune lâche trahison… Ce nouveau héros de la Gaule, criblé deblessures, est livré aux animaux du cirque, comme notre aïeulSylvest.

La mort de ce martyr de la liberté exaspéreles populations ; sur tous les points de la Gaule, denouvelles insurrections éclatent. La parole de Jésus de Nazareth,proclamant l’esclave l’égal de son maître, commence àpénétrer dans notre pays, prêchée par des apôtres voyageurs ;la haine contre l’oppression étrangère redouble : attaqués enGaule de toutes parts, harcelés de l’autre côté du Rhin pard’innombrables hordes de Franks, guerriers barbares, venus du fonddes forêts du Nord, et attendant le moment de fondre à leur toursur la Gaule, les Romains capitulent avec nous ; nousrecueillons enfin le fruit de tant de sacrifices héroïques !Le sang versé par nos pères depuis trois siècles a fécondé notreaffranchissement, car elles étaient prophétiques ces paroles duchant du Chef des cent vallées :

« Coule, coule, sang du captif !– Tombe, tombe, rosée sanglante ! – Germe, grandis, moissonvengeresse !… »

Oui, mon enfant, elles étaient prophétiquesces paroles ; car c’est en chantant ce refrain que nos pèresont combattu et vaincu l’oppression étrangère. Enfin, Rome nousrend une partie de notre indépendance ; nous formons deslégions gauloises, commandées par nos officiers ; nosprovinces sont administrées par des gouverneurs de notre choix.Rome se réserve seulement le droit de nommer un principatdes Gaules, dont elle sera suzeraine ; on accepte en attendantmieux, ce mieux ne se fait pas attendre. Épouvantés par noscontinuelles révoltes, nos tyrans avaient peu à peu adouci lesrigueurs de notre esclavage ; la terreur devait obtenir d’euxce qu’ils avaient impitoyablement refusé au bon droit, à lajustice, à la voix suppliante de l’humanité : il ne fut pluspermis au maître, comme du temps de notre aïeul Sylvest et deplusieurs de ses descendants, de disposer de la vie des esclaves,comme on dispose de la vie d’un animal. Plus tard, l’influence dela terreur augmentant, le maître ne put infliger des châtimentscorporels à son esclave, que par l’autorisation d’un magistrat.Enfin, mon enfant, cette horrible loi romaine, qui, du temps denotre aïeul Sylvest et des sept générations qui l’ont suivi,déclarait les esclaves hors de l’humanité, disant dans son férocelangage : Que l’esclave n’existe pas, qu’il N’A PASDE TÊTE (non caput habet, selon le langage romain), cettehorrible loi, grâce à l’épouvante inspirée pas nos révoltescontinuelles, s’était à ce point modifiée, que le code Justinienproclamait ceci :

« La liberté est le droit naturel ;– c’est le droit des gens qui a créé la servitude ; – il acréé aussi l’affranchissement, qui est le retour à la liberténaturelle. »

Hélas ! il est sans doute désolant de nevoir triompher les droits sacrés de l’humanité qu’au milieu detorrents de sang et d’innombrables désastres ! Mais quidoit-on maudire comme les vrais auteurs de tant de maux ?N’est-ce pas l’oppresseur qui courbe son semblable sous le jougd’un affreux esclavage, qui vit des sueurs de ses frères, qui lesdéprave, qui les avilit, qui les martyrise, qui les tue par capriceou par cruauté, et les force à reconquérir violemment la libertéqu’on leur a ravie ? Crois-tu, mon enfant, que si la racegauloise asservie s’était montrée aussi patiente, aussi craintive,aussi résignée que notre pauvre aïeul Fergan le tisserand,notre esclavage eût été jamais aboli ? Non, non, lorsqu’onfait de vains appels au cœur et à la raison de l’oppresseur, il nereste qu’un moyen de briser la tyrannie : La révolte !…la révolte ! énergique, opiniâtre, incessante, et tôt ou tardle bon droit triomphe, comme il a triomphé pour nous ! Que lesang qu’il a coûté retombe sur ceux qui nous avaientasservis !

Ainsi donc, mon enfant, grâce à nosinsurrections sans nombre, l’esclavage était remplacé par lecolonat, sous le régime duquel ont vécu notre bisaïeulJustin et notre aïeul Aurel ; c’est-à-dire qu’au lieu d’êtreforcés de cultiver, sous le fouet et au seul profit des Romains,les terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés par la conquête,les colons avaient une petite part dans les produits de laterre qu’ils faisaient valoir. On ne pouvait plus les vendre, commedes animaux de labour, eux et leurs enfants ; on ne pouvaitplus les torturer ou les tuer ; mais ils étaient obligés, depère en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à la mêmepropriété. Lorsqu’elle se vendait, ils passaient au nouveaupossesseur sous les mêmes conditions de travail. Plus tard, lacondition des colons s’améliora davantage encore : ilsjouirent de leurs droits de citoyens. Lorsque les légions gauloisesse formèrent, les soldats dont elles furent composées redevinrentcomplètement libres. Mon père Ralf, fils de colon, regagna ainsi saliberté ; et moi, fils de soldat, élevé dans les camps, jesuis né libre, et je te léguerai cette liberté, comme mon père mel’a léguée.

Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoireu connaissance des souffrances de nos aïeux, esclaves pendant septgénérations, tu comprendras la sagesse des vœux de notre aïeulJoël, le brenn de la tribu de Karnak ; tu verras combienjustement il espérait que notre vieille race gauloise, enconservant pieusement le souvenir de sa bravoure et de sonindépendance d’autrefois, trouverait dans son horreur del’oppression romaine la force de la briser.

Aujourd’hui que j’écris ces lignes, j’aitrente-huit ans ; mes parents sont morts depuis longtemps.Ralf, mon père, premier soldat d’une de nos légions gauloises, oùil avait été enrôlé à dix-huit ans dans le Midi de la Gaule, estvenu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l’armée ;il a été de toutes batailles contre les Franks, ces hordes féroces,qui, attirés par le beau ciel et la fertilité de notre Gaule, sontcampés de l’autre côté du Rhin, toujours prêts à l’invasion.

Il y a près de quarante ans, on craignit enBretagne une descente des insulaires d’Angleterre : plusieurslégions, parmi lesquelles se trouvait celle de mon père, furentenvoyées dans ce pays. Pendant plusieurs mois, il tint garnisondans la ville de Vannes, non loin de Karnak, le berceau de notrefamille. Ralf, s’étant fait lire par un ami les récits de nosancêtres, alla visiter avec un pieux respect le champ de bataillede Vannes, les pierres sacrées de Karnak, et les terres dont nousavions été, du temps de César, dépouillés par la conquête. Cesterres étaient au pouvoir d’une famille romaine ; des colons,fils de Gaulois bretons de notre ancienne tribu, autrefois réduitsà l’esclavage, exploitaient ces terres pour ceux-là dont lesancêtres les avaient dépossédés. La fille de l’un de ces colonsaima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madelène ;c’était une de ces viriles et fières Gauloises, dont notre aïeuleMargarid, femme de Joël, offrait le modèle accompli. Elle suivitmon père lorsque sa légion quitta la Bretagne pour revenir ici surles bords du Rhin, où je suis né, dans le camp fortifié de Mayence,ville militaire, occupée par nos troupes. Le chef de la légion oùservait mon père était fils d’un laboureur ; son courage luiavait valu ce commandement. Le lendemain de ma naissance, la femmede ce chef mourait en mettant au monde une fille… une fille… qui,peut-être, un jour, du fond de sa modeste maison, régnera sur lemonde, comme elle règne aujourd’hui sur la Gaule ; car,aujourd’hui, à l’heure où j’écris ceci, VICTORIA, par la justeinfluence qu’elle exerce sur son fils VICTORIN et sur notre armée,est de fait impératrice de la Gaule.

Victoria est ma sœur de lait ; son père,devenu veuf, et appréciant les mâles vertus de ma mère, la suppliade nourrir cette enfant ; aussi, elle et moi, avons-nous étéélevés comme frère et sœur : à cette fraternelle affection,nous n’avons jamais failli… Victoria, dès ses premières années,était sérieuse et douce, quoiqu’elle aimât le bruit des clairons etla vue des armes. Elle devait être un jour belle, de cette augustebeauté, mélange de calme, de grâce et de force, particulière àcertaines femmes de la Gaule. Tu verras des médailles frappées enson honneur dans sa première jeunesse ; elle est représentéeen Diane chasseresse, tenant un arc d’une main et del’autre un flambeau. Sur une dernière médaille, frappée il y a deuxans, Victoria est figurée avec Victorin, son fils, sous les traitsde Minerve accompagnée de Mars[102].À l’âge de dix ans, elle fut envoyée par son père dans un collègede druidesses. Celles-ci, délivrées de la persécution romaine, parla renaissance de la liberté des Gaules, élevaient des enfantscomme par le passé.

Victoria resta chez ces femmes vénéréesjusqu’à l’âge de quinze ans ; elle puisa dans leurspatriotiques et sévères enseignements un ardent amour de la patrieet des connaissances sur toutes choses : elle sortit de cecollège instruite des secrets du temps d’autrefois, et possédant,dit-on, comme Velléda et d’autres druidesses, la prévision del’avenir. À cette époque, la virile et fière beauté de Victoriaétait incomparable… Lorsqu’elle me revit, elle fut heureuse et mele témoigna ; son affection pour moi, son frère de lait, loinde s’affaiblir pendant notre longue séparation, avait augmenté.

Ici, mon enfant, je veux, je dois te faire unaveu ; car tu ne liras ceci que lorsque tu auras l’âged’homme : dans cet aveu, tu trouveras un bon exemple decourage et de renoncement.

Au retour de Victoria, si belle de sa beautéde quinze ans, j’avais son âge ; je devins, quoique à peineadolescent, follement épris d’elle ; je cachai soigneusementcet amour, autant par timidité que par suite du respect quem’inspirait, malgré le fraternel attachement dont elle me donnaitchaque jour des preuves, cette sérieuse jeune fille, qui rapportaitdu collège des druidesses je ne sais quoi d’imposant, de pensif etde mystérieux. Je subis alors une cruelle épreuve. À quinze ans etdemi, Victoria, ignorant mon amour (qu’elle doit toujours ignorer),donna sa main à un jeune chef militaire… Je faillis mourir d’unelente maladie, causée par un secret désespoir. Tant que dura pourmoi le danger, Victoria ne quitta pas mon chevet ; une tendresœur ne m’eût pas comblé de soins plus dévoués, plus délicats… Elledevint mère… et quoique mère, elle accompagnait à la guerre sonmari, qu’elle adorait. À force de raison, j’étais parvenu àvaincre, sinon mon amour, du moins ce qu’il y avait de violent, dedouloureux, d’insensé dans cette passion ; mais il me restaitpour ma sœur de lait un dévouement sans bornes ; elle medemanda de demeurer auprès d’elle et de son mari, comme l’un descavaliers qui servent ordinairement d’escorte aux chefs gaulois, etécrivent ou portent leurs ordres militaires ; j’acceptai. Masœur de lait avait dix-huit ans à peine, lorsque, dans une grandebataille contre les Franks, elle perdit le même jour son père etson mari… Restée veuve avec son enfant, pour qui elle prévoyait deglorieuses destinées, vaillamment réalisées aujourd’hui. Victoriane quitta pas le camp. Les soldats, habitués à la voir au milieud’eux, son fils dans ses bras, entre son père et son mari, savaientque plus d’une fois ses avis, d’une sagesse profonde, avaient,comme ceux de nos mères, prévalu dans les conseils des chefs ;ils regardaient enfin comme d’un bon augure pour les armesgauloises la présence de cette jeune femme, élevée dans la sciencemystérieuse des druidesses ; ils la supplièrent, après la mortde son père et de son mari, de ne pas abandonner l’armée, luidéclarant, dans leur naïve affection, que son fils Victorin seraitdésormais le fils des camps, et elle la mère descamps. Victoria, touchée de tant d’attachement, resta aumilieu des troupes, conservant sur les chefs son influence, lesdirigeant dans le gouvernement de la Gaule, s’occupant d’élevervirilement son fils, et vivant aussi simplement que la femme d’unofficier.

Peu de temps après la mort de son mari, masœur de lait m’avait déclaré qu’elle ne se remarierait jamais,voulant consacrer sa vie toute entière à Victorin… Le dernier etfol espoir que j’avais malgré moi conservé en la voyant veuve etlibre, s’évanouit : la raison me vint avec l’âge ;oubliant mon malheureux amour, je ne songeai plus qu’à me dévouer àVictoria et à son enfant. Simple cavalier dans l’armée, je servaisde secrétaire à ma sœur de lait ; souvent elle me confiaitd’importants secrets d’État, et parfois me chargeait de messages deconfiance.

J’apprenais à Victorin à monter à cheval, àmanier la lance et l’épée ; je le chéris bientôt comme monfils : on ne pouvait voir un plus aimable, un plus généreuxnaturel. Il grandit ainsi au milieu des soldats, qui s’attachèrentà lui par les mille liens de l’habitude et de l’affection. Àquatorze ans, il fit ses premières armes contre les Franks, devenuspour nous d’aussi dangereux ennemis que l’avaient été les Romains…Je l’accompagnai : sa mère, à cheval, entourée d’officiers,resta, en vraie Gauloise, sur une colline d’où l’on découvrait lechamp de bataille où combattait son fils… Il se comporta bravementet fut blessé. Ainsi habitué jeune à la vie de guerre, de grandstalents militaires se développèrent en lui : intrépide commele plus brave des soldats, habile et prudent comme un vieuxcapitaine, généreux autant que sa bourse le lui permettait, gai,ouvert, avenant à tous, il gagna de plus en plus l’attachement del’armée[103], qui partagea bientôt son adorationentre lui et sa mère… Vint enfin le jour où la Gaule, déjà presqueindépendante, voulut partager avec Rome le gouvernement de notrepays ; le pouvoir fut alors divisé entre un chef gaulois et unchef romain : Rome choisit Posthumus, et nos troupesacclamèrent d’une voix Victorin comme chef de Gaule et général del’armée. Peu de temps après, il épousa une jeune fille dont ilétait aimé… Malheureusement elle mourut après une année de mariage,lui laissant un fils. Victoria, devenue aïeule, se voua à l’enfantde son fils comme elle s’était vouée à celui-ci.

Ma première résolution avait été de ne jamaisme marier ; cependant je fus peu à peu séduit par la grâcemodeste et par les vertus de la fille d’un centenier de notrearmée ; c’était ta mère Ellèn que j’ai épousée il y a cinqans, mon enfant.

Telle a été ma vie jusqu’à aujourd’hui, où jecommence le récit qui va suivre… certaines réflexions de Victoriame l’ont fait écrire autant pour toi que pour notredescendance ; car si les prévisions de ma sœur de lait, àpropos de divers incidents de cette histoire, se réalisent, ceuxdes nôtres qui, dans les siècles, peut-être, liront ceci,reconnaîtront que Victoria, la mère des camps, avait,comme notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên, etVelléda, la druidesse, compagne de Civilis, ledon sacré de prévoir l’avenir.

Ce que je vais raconter s’est passé il y ahuit jours. Ainsi donc, afin de préciser la date de ce récit pournotre descendance, il est écrit dans la ville de Mayence, défenduepar notre camp fortifié des bords du Rhin, le cinquième jour dumois de juin, ainsi que disent les Romains, la septième année duprincipat de Posthumus et de Victorin en Gaule, deux centsoixante-sept ans après la mort de Jésus de Nazareth, crucifié àJérusalem sous les yeux de notre aïeule Geneviève.

Le camp gaulois, composé de tentes et debaraques légères, mais solides, avait été massé autour de Mayence,qui le dominait. Victoria logeait dans la ville ; j’occupaisune petite maison à peu de distance de la sienne.

Le matin du jour dont je parle, je me suiséveillé à l’aube, laissant ma bien-aimée femme Ellèn encoreendormie ; je la contemplai un instant : ses longscheveux dénoués couvraient à demi son sein ; sa tête, d’unebeauté si douce, reposait sur l’un de ses bras replié, tandisqu’elle étendait l’autre sur ton berceau, mon enfant, comme pour teprotéger, même pendant son sommeil… J’ai, d’un baiser, effleurévotre front à tous deux, de crainte de vous réveiller ; ilm’en a coûté de ne pas vous embrasser tendrement, à plusieursreprises ; je partais pour une expédition aventureuse ;il se pouvait que le baiser que j’osais à peine vous donner, chersendormis, fût le dernier. Quittant la chambre où vous reposiez, jesuis allé m’armer, endosser ma cuirasse par-dessus ma saie, prendremon casque et mon épée ; puis je suis sorti de notre maison.Au seuil de notre porte j’ai rencontré Sampso, la sœur dema femme, et, comme elle, aussi douce que belle ; son tablierétait rempli de fleurs humides de rosée, elle venait de lescueillir dans notre petit jardin. À ma vue elle sourit et rougit desurprise.

– Déjà levée, Sampso ? – lui dis-je.– Je croyais, moi, être sur pied le premier… Mais pourquoi cesfleurs ?

– N’y a-t-il pas aujourd’hui une annéeque je suis venue habiter avec ma sœur Ellèn et avec vous… oublieuxScanvoch ? – me répondit-elle avec un sourire affectueux. – Jeveux fêter ce jour, selon notre vieille mode gauloise ; j’aiété chercher ces fleurs pour orner la porte de la maison, leberceau de votre cher petit Aëlguen et la coiffure de sa mère… Maisvous-même, où allez-vous si matin armé en guerre ?

À la pensée de cette journée de fête, quipouvait devenir une journée de deuil pour ma famille, j’ai étoufféun soupir et répondu à la sœur de ma femme en souriant aussi, afinde ne lui donner aucun soupçon :

– Victoria et son fils m’ont hier soirchargé de quelques ordres militaires à porter au chef d’undétachement campé à deux lieues d’ici ; l’habitude militaireest d’être armé pour porter de pareils messages.

– Savez-vous, Scanvoch, que vous devezfaire beaucoup de jaloux ?

– Parce que ma sœur de lait emploie monépée de soldat pendant la guerre et ma plume pendant latrêve ?…

– Vous oubliez de dire que cette sœur delait est Victoria, la grande… et que Victorin, son fils, apresque pour vous le respect qu’il aurait à l’égard du frère de samère… Il ne se passe presque pas de jour sans que lui ou Victoriavienne vous voir… Ce sont là des faveurs que beaucoup envient.

– Ai-je jamais tiré parti de cettefaveur, Sampso ? Ne suis-je pas resté simple cavalier ?refusant toujours d’être officier ? demandant pour toute grâcede me battre à la guerre à côté de Victorin ?

– À qui vous avez deux fois sauvé la vie,au moment où il allait périr sous les coups de ces Franks sibarbares !

– J’ai fait mon devoir de soldat et deGaulois… ne dois-je pas sacrifier ma vie à celle d’un homme sinécessaire à notre pays ?

– Scanvoch, je ne veux pas que nous nousquerellions ; vous savez mon admiration pour Victoria,mais…

– Mais je sais votre injustice à l’égardde son fils, – lui dis-je en souriant, – inique et sévèreSampso.

– Est-ce ma faute si le dérèglement desmœurs est à mes yeux méprisable… honteux ?

– Certes, vous avez raison ;cependant je ne peux m’empêcher d’avoir un peu d’indulgence pourquelques faiblesses de Victorin. Veuf à vingt ans, ne faut-il pasl’excuser s’il cède parfois à l’entraînement de son âge ?Tenez, chère et impitoyable Sampso, je vous ai fait lire les récitsde notre aïeule Geneviève ; vous êtes douce et bonne commeJésus de Nazareth, imitez donc sa miséricorde envers les pécheurs.Il a pardonné à Madeleine parce qu’elle avait beaucoup aimé ;pardonnez, au nom du même sentiment, à Victorin !

– Rien de plus digne de pardon et depitié que l’amour, lorsqu’il est sincère ; mais la débauchen’a rien de commun avec l’amour… C’est comme si vous me disiez,Scanvoch, qu’il y a quelque comparaison à faire entre ma sœur oumoi… et ces bohémiennes hongroises arrivées depuis peu àMayence…

– Pour la beauté on pourrait vous lescomparer, ainsi qu’à Ellèn, car on les dit belles à ravird’admiration… Mais là s’arrête la comparaison, Sampso… J’ai peu deconfiance dans la vertu de ces vagabondes, si charmantes, si paréesqu’elles soient, qui vont de ville en ville chanter et danser pourdivertir le public… lorsqu’elles ne font pas un pire métier…

– Et pourtant, je n’en doute pas, un jourou l’autre, vous verrez Victorin, lui un général d’armée ! luiun des deux chefs de la Gaule ! accompagner à cheval lechariot où ces bohémiennes vont se promener chaque soir sur lesbords du Rhin… Et si je m’indigne de ce que le fils de Victoria aservi d’escorte à de pareilles créatures, alors vous me répondrezsans doute : – Pardonnez à ce pécheur, de même que Jésus apardonné à Madeleine, la pécheresse… – Allez, Scanvoch, l’homme quise complaît dans d’indignes amours est capable de…

Mais Sampso s’interrompit.

– Achevez, – lui dis-je, – achevez, jevous prie…

– Non, – dit-elle après un moment deréflexion, – le temps n’est pas venu ; je ne voudrais pashasarder une parole légère.

– Tenez, – lui dis-je en souriant, – jesuis sûr qu’il s’agit de quelqu’un de ces contes ridicules quicourent depuis quelque temps dans l’armée au sujet de Victorin,sans qu’on sache la source de ces méchantes menteries. Pouvez-vous,Sampso… vous… avec votre saine raison, avec votre bon cœur, vousfaire l’écho de pareilles histoires ?

– Adieu, Scanvoch ; je vous ai ditque je ne voulais pas me quereller au sujet de votre héros ;vous le défendez envers et contre tous…

– Que voulez-vous ? c’est monfaible ; j’aime sa mère comme ma sœur… j’aime son fils commes’il était le mien. Ne faites-vous pas ainsi que moi, Sampso ?mon petit Aëlguen, le fils de votre sœur, ne vous est-il pas aussicher que vous le serait votre enfant ? Croyez-moi… lorsqueAëlguen aura vingt ans et que vous l’entendrez accuser de quelquefolie de jeunesse, vous le défendrez, j’en suis sûr, encore pluschaudement que je ne défends Victorin… D’ailleurs, necommencez-vous pas dès à présent votre rôle de défenseur ?Oui, lorsque l’espiègle est coupable de quelque grosse faute,n’est-ce pas sa tante Sampso qu’il va trouver pour la prier de lefaire pardonner ? Vous l’aimez tant !…

– L’enfant de ma sœur n’est-il pas lemien ?

– Voilà donc pourquoi vous ne voulez pasvous marier ?

– Certainement, mon frère, –répondit-elle en rougissant avec une sorte d’embarras ; puis,après un moment de silence, elle reprit :

– Vous serez, je l’espère, de retour icivers le milieu du jour, pour que notre petite fête soitcomplète ?

– Mon devoir accompli, je reviendrai. Aurevoir, Sampso !

– Au revoir, Scanvoch.

Et laissant la sœur de ma femme occupée àplacer un bouquet dans l’un des anneaux de la porte de notremaison, je m’éloignai en réfléchissant à notre entretien.

Souvent je m’étais demandé pourquoi Sampso,plus âgée d’un an qu’Ellèn, et aussi belle, aussi vertueusequ’elle, avait jusqu’alors repoussé plusieurs offres demariage ; parfois je supposais qu’elle ressentait quelqueamour caché ; d’autres fois qu’elle appartenait à une de cesaffiliations chrétiennes qui commençaient à se répandre, et danslesquelles les femmes faisaient vœu de chasteté, comme plusieurs denos druidesses. Un moment aussi je me demandai la cause de laréticence de Sampso au sujet de Victorin ; puis, j’oubliai cespensées pour ne songer qu’à l’expédition dont j’étais chargé.M’acheminant vers les avant-postes du camp, je m’adressai à unofficier, à qui je fis lire quelques lignes écrites de la main deVictorin. Aussitôt l’officier mit à ma disposition quatre soldatsd’élite, excellents rameurs choisis parmi ceux qui avaientl’habitude de manœuvrer les barques de la flottille militairedestinée à remonter ou à descendre le Rhin pour défendre au besoinnotre camp fortifié. Ces quatre soldats, sur ma recommandation, neprirent pas d’armes ; moi seul étais armé. En passant devantun bouquet de chênes, je leur fis couper quelques branchages,destinés à être placés à la proue du bateau qui devait noustransporter. Nous arrivons bientôt sur la rive du fleuve ; làétaient amarrées plusieurs barques réservées au service de l’armée.Pendant que deux des soldats placent à l’avant de l’embarcation lesfeuillages de chêne dont je les avais munis, les deux autresexaminent les rames d’un air exercé, afin de s’assurer qu’ellessont en bon état ; je me mets au gouvernail, nous quittons lebord.

Les quatre soldats avaient ramé en silencependant quelque temps, lorsque le plus âgé des quatre, vétéran àmoustaches grises, me dit :

– Il n’y a rien de tel qu’unbardit gaulois pour faire passer le temps et manœuvrer lesrames en cadence ; on dirait qu’un vieux refrain nationalrépété en chœur rend les avirons moins pesants. Peut-on chanter,ami Scanvoch ?

– Tu me connais ?

– Qui ne connaît dans l’armée le frère delait de la mère des camps ?

– Simple cavalier, je me croyais plusobscur.

– Tu es resté simple cavalier malgrél’amitié de notre Victoria pour toi ; voilà pourquoi,Scanvoch, chacun te connaît et chacun t’aime.

– Vrai, tu me rends heureux en me disantcela. Comment te nommes-tu ?

– Douarnek.

– Tu es Breton ?

– Des environs de Vannes.

– Ma famille aussi est originaire de cepays.

– Je m’en doutais, car l’on t’a donné unnom breton. Eh bien, ce bardit, peut-on le chanter, amiScanvoch ? Notre officier nous a donné l’ordre de t’obéircomme à lui ; j’ignore où tu nous conduis, mais un chants’entend de loin, surtout lorsqu’il s’agit d’un bardit nationalentonné en chœur par de vigoureux garçons à larges poitrines… Oupeut-être ne faut-il pas attirer l’attention sur notrebarque ?

– Maintenant, tu peux chanter… Plus tard…non.

– Alors, qu’allons-nous chanter,enfants ? – dit le vétéran en continuant de ramer, ainsi queses compagnons, et tournant seulement la tête de leur côté, car,placé au premier banc, il me faisait face. – Voyons…choisissez…

– Le bardit des Marins, dit un dessoldats.

– C’est bien long, mes enfants, – repritDouarnek.

– Le bardit du Chef des centvallées ?

– C’est bien beau, – repritDouarnek ; – mais c’est un chant d’esclaves attendant leurdélivrance, et par les os de nos pères !… nous sommes libresaujourd’hui dans la vieille Gaule !

– Ami Douarnek, – lui dis-je, – c’est aurefrain de ce chant d’esclaves :

Coule, coule, sang du captif !

Tombe, tombe, rosée sanglante !

que nos pères, les armes à la main, ontreconquis cette liberté dont nous jouissons.

– C’est vrai, Scanvoch… mais ce barditest long, et tu nous as prévenus que nous devions bientôt restermuets comme les poissons du Rhin.

– Douarnek, – reprit un jeune soldat, –si tu nous chantais le bardit d’Hêna, la vierge de l’île deSên… ? Il me fait toujours venir les larmes aux yeux ;car c’est ma sainte, à moi, cette belle et douce Hêna, qui vivaitil y a des cents et des cents ans !

– Oui, oui, – reprirent les trois autressoldats, – chante-nous le bardit d’Hêna, Douarnek ; ce barditprophétise la victoire de la Gaule… et la Gaule est victorieuseaujourd’hui !

Moi, entendant cela, je ne disais rien ;mais j’étais ému, heureux, et je l’avoue, fier, en songeant que lenom d’Hêna, morte depuis plus de trois cents ans, était restépopulaire en Gaule comme au temps de mon aïeul Sylvest, et allaitêtre chanté.

– Va pour le bardit d’Hêna, – reprit levétéran, – j’aime aussi cette sainte et douce fille, qui offre sonsang à Hésus pour la délivrance de la Gaule ; et toi,Scanvoch, le sais-tu, ce chant ?

– Oui… à peu près… je l’ai déjàentendu…

– Tu le sauras toujours assez pourrépéter le refrain avec nous.

Et Douarnek se mit à chanter, d’une voixpleine et sonore qui, au loin, domina le bruit des grandes eaux duRhin :

*

**

« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte.

« Elle a donné son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule !

« Elle s’appelait Hêna ! Hêna, lavierge de l’île de Sên.

*

**

« – Bénis soient les dieux, ma doucefille, – lui dit son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, –bénis soient les dieux, ma douce fille, puisque te voilà ce soirdans notre maison pour fêter le jour de ta naissance !

*

**

« – Bénis soient les dieux, ma doucefille, – lui dit sa mère Margarid, – bénie soit ta venue !Mais ta figure est triste ?

*

**

« Ma figure est triste, ma bonnemère ; ma figure est triste, mon bon père, parce qu’Hêna,votre fille, vient vous dire adieu et au revoir.

*

**

« – Et où vas-tu, chère fille ? Levoyage sera donc bien long ? Où vas-tu ainsi ?

*

**

« – Je vais dans ces mondes mystérieuxque personne ne connaît et que tous nous connaîtrons, où personnen’est allé et où tous nous irons, pour revivre avec ceux que nousavons aimés. »

*

**

Et moi et les rameurs, nous avons repris enchœur :

« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte…

« Elle a donné son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule !

« Elle s’appelait Hêna ! Hêna, lavierge de l’île de Sên. »

Douarnek continua son chant :

*

**

« Et entendant Hêna dire ces paroles-ci,bien tristement se regardèrent et son père et sa mère, et tous ceuxde sa famille, et aussi les petits enfants, car Hêna avait un grandfaible pour l’enfance.

*

**

« – Pourquoi donc, chère fille, pourquoidonc déjà quitter ce monde, pour t’en aller ailleurs sans quel’ange de la Mort t’appelle ?

*

**

« – Mon bon père, ma bonne mère, Hésusest irrité, l’étranger menace notre Gaule bien-aimée. Le sanginnocent d’une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiser leurcolère…

*

**

« – Adieu donc et au revoir, mon bonpère, ma bonne mère ! Adieu et au revoir, vous tous, mesparents et mes amis ! Gardez ces colliers, ces anneaux ensouvenir de moi ; que je baise une dernière fois vos têtesblondes, chers petits ! Adieu et au revoir !Souvenez-vous d’Hêna, votre amie ; elle va vous attendre dansles mondes inconnus. »

*

**

Et moi et les rameurs nous avons repris enchœur, au bruit cadencé des rames :

« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte !

« Elle a offert son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule !

« Elle s’appelait Hêna, Hêna, la viergede l’île de Sên. »

Douarnek continua le bardit :

*

**

« – Brillante est la lune, grand est lebûcher qui s’élève auprès des pierres sacrées de Karnak ;immense est la foule des tribus qui se pressent autour dubûcher.

*

**

« – La voilà ! c’est elle !c’est Hêna !… Elle monte sur le bûcher, sa harpe d’or à lamain, et elle chante ainsi :

*

**

« – Prends mon sang, ô Hésus ! etdélivre mon pays de l’étranger ! Prends mon sang, ôHésus ! pitié pour la Gaule ! Victoire à nos armes !– Et il a coulé, le sang d’Hêna !

*

**

« Ô vierge sainte ! il n’aura pas envain coulé, ton sang innocent et généreux ! Courbée sous lejoug, la Gaule un jour se relèvera libre et fière, en criant commetoi – Victoire à nos armes ! victoire etliberté ! »

*

**

Et Douarnek, ainsi que les trois soldats,répétèrent à voix plus basse ce dernier refrain avec une sorte depieuse admiration :

« – Celle-là qui a ainsi offert son sangà Hésus, pour la délivrance de la Gaule !

« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte !

« Elle s’appelait Hêna, Hêna, la viergede l’île de Sên !

*

**

Moi seul je n’ai pas répété avec les soldatsle dernier refrain du bardit, tant je me sentais ému.

Douarnek, remarquant mon émotion et monsilence, me dit d’un air surpris :

– Quoi, Scanvoch, voici maintenant que lavoix te manque ? Tu restes muet pour achever un chant siglorieux ?

– Tu dis vrai, Douarnek ; c’estparce que ce chant est glorieux pour moi… que tu me vois ému.

– Glorieux pour toi, ce bardit ; jene te comprends pas ?

– Hêna était fille d’un de mesaïeux !

– Que dis-tu ?

– Hêna était fille de Joel, le brenn dela tribu de Karnak, mort, ainsi que sa femme et presque toute safamille, à la grande bataille de Vannes, livrée sur terre et surmer il y a plus de trois siècles ; moi, de père en fils, jedescends de Joel.

Le chant d’Hêna était si connu en Gaule que jevis (pourquoi le nier ?) avec un doux orgueil les soldats meregarder presque avec respect.

– Sais-tu, Scanvoch, – reprit Douarnek, –sais-tu que des rois seraient fiers de tes aïeux ?

– Le sang versé pour la patrie et laliberté, c’est notre noblesse, à nous autres Gaulois, – luidis-je ; voilà pourquoi nos vieux bardits sont chez nous sipopulaires.

– Quand on pense, – reprit le plus jeunedes soldats, – qu’il y a plus de trois cents ans qu’Hêna, cettedouce et belle sainte, a offert sa vie pour la délivrance du pays,et que son nom est venu jusqu’à nous !

– Quoique la voix de la jeune vierge aitmis plus de deux siècles à monter jusqu’aux oreilles d’Hésus (c’esttout simple, il est placé si haut), – reprit Douarnek, – cette voixest parvenue jusqu’à lui, puisque nous pouvons direaujourd’hui : Victoire à nos armes ! victoire etliberté !

Nous étions arrivés vers le milieu du Rhin, àl’endroit où ses eaux sont très-rapides.

Douarnek me demanda en relevant sesrames :

– Entrerons-nous dans le fort ducourant ? Ce serait une fatigue inutile, si nous n’avions qu’àremonter ou à descendre le fleuve à la distance où nous voici de larive que nous venons de quitter.

– Il faut traverser le Rhin dans toute salargeur, ami Douarnek.

– Le traverser !… – s’écria levétéran en me regardant d’un air ébahi. – Traverser le Rhin !…Et pourquoi faire ?

– Pour aborder à l’autre rive.

– Y penses-tu, Scanvoch ? L’armée deces bandits franks, si on peut honorer du nom d’armée ces hordessauvages, n’est-elle pas campée sur l’autre bord ?…

– C’est au milieu de ces barbares que jeme rends.

Pendant quelques instants, la manœuvre desrames fut suspendue ; les soldats, interdits et muets, seregardèrent les uns les autres, comme s’ils avaient peine à croireà ma résolution.

Douarnek rompit le premier le silence, et medit, avec son insouciance de soldat :

– C’est alors une espèce de sacrifice àHésus que nous allons lui offrir en livrant notre peau à cesécorcheurs ? Si tel est l’ordre, en avant ! Allons,enfants, à nos rames !…

– Oublies-tu, Douarnek, que, depuis huitjours, nous sommes en trêve avec les Franks ?

– Il n’y a jamais trêve pour de pareilsbrigands !

– Tu vois, j’ai fait, en signe de paix,garnir de feuillage l’avant de notre bateau ; je descendraiseul dans le camp ennemi, une branche de chêne à la main…

– Et ils te massacreront, malgré tabranche de chêne, comme ils ont massacré d’autres envoyés en tempsde trêve.

– C’est possible, ami Douarnek ;mais si le chef commande, le soldat obéit. Victoria et son filsm’ont ordonné d’aller au camp des Franks ; j’y vais !

– Ce n’est pas par peur, au moins,Scanvoch, que je te disais que ces sauvages ne nous laisseraientpas nos têtes sur nos épaules… et notre peau sur le corps… J’aiparlé par vieille habitude de sincérité… Allons, ferme,enfants ! ferme à vos rames !… c’est à un ordre de notremère… de la mère des camps que nous obéissons… Enavant ! en avant !… dussions-nous être écorchés vifs parces barbares, divertissement qu’ils se donnent souvent aux dépensde nos prisonniers.

– On dit aussi, – reprit le jeune soldatd’une voix moins assurée que celle de Douarnek, – on dit aussi queces prêtresses d’enfer qui suivent les hordes franques, mettentparfois nos prisonniers bouillir tout vivants dans de grandeschaudières d’airain, avec certaines herbes magiques.

– Eh ! eh ! – repritjoyeusement Douarnek, – celui de nous qui sera mis ainsi àbouillir, mes enfants, aura du moins l’avantage de goûter lepremier de son propre bouillon… cela console… Allons, enfants,ferme sur nos rames ! nous obéissons à un ordre de la mèredes camps…

– Oh ! nous ramerions droit à unabîme si Victoria l’ordonnait !

– Elle est bien nommée la mère des campset des soldats ; il faut la voir après chaque bataille allantvisiter les blessés !

– Et leur disant de ces paroles qui fontregretter aux valides de n’avoir pas de blessures.

– Et puis, si belle… si belle !…

– Oh ! quand elle passe dans lecamp, montée sur son cheval blanc, vêtue de sa longue robe noire,le front si fier sous son casque, et pourtant l’œil si doux, lesourire si maternel… c’est comme une vision !

– On assure que notre Victoria connaîtaussi bien l’avenir que le présent.

– Il faut qu’elle ait un charme ;car qui croirait jamais, à la voir, qu’elle est mère d’un fils devingt-deux ans ?…

– Ah ! si le fils avait tenu cequ’il promettait !

– On l’aimerait comme on l’aimaitautrefois.

– Oui, et c’est vraiment dommage, –reprit Douarnek en secouant la tête d’un air chagrin, après avoirainsi laissé parler les autres soldats ; – oui, c’est granddommage ! Ah ! Victorin n’est plus cet enfant des campsque nous autres vieux à moustaches grises, qui l’avions vu naîtreet fait danser sur nos genoux, nous regardions, il y a peu de tempsencore, avec orgueil et amitié.

Ces paroles des soldats me frappèrent ;non-seulement j’avais souvent eu à défendre Victorin contre lasévère Sampso, mais je m’étais aperçu dans l’armée d’une sourdehostilité contre le fils de ma sœur de lait, lui jusqu’alorsl’idole de nos soldats.

– Qu’avez-vous donc à reprocher àVictorin ? – dis-je à Douarnek et à ses compagnons. – N’est-ilpas brave… entre les plus braves ? Ne l’avez-vous pas vu à laguerre ?

– Oh ! s’il s’agît de se battre… ilse bat vaillamment… aussi vaillamment que toi, Scanvoch, quand tues à ses côtés, sur ton grand cheval gris, songeant plus à défendrele fils de ta sœur de lait qu’à te défendre toi-même… Tescicatrices le diraient si elles pouvaient parler par la bouche detes blessures, selon notre vieux proverbe gaulois.

– Moi, je me bats en soldat ;Victorin se bat en capitaine… Et ce capitaine de vingt-deux ansn’a-t-il pas déjà gagné cinq grandes batailles contre les Germainset les Franks ?

– Sa mère, notre Victoria, la biennommée, a dû, par ses conseils, aider à la victoire, car il confèreavec elle de ses plans de combat… mais, enfin, c’est vrai, Victorinest bon capitaine.

– Et sa bourse, tant qu’elle est pleine,n’est-elle pas ouverte à tous ? Connais-tu un invalide qui sesoit en vain adressé à lui ?

– Victorin est généreux… c’est encorevrai…

– N’est-il pas l’ami, le camarade dusoldat ? Est-il fier ?

– Non, il est bon compagnon et de joyeusehumeur ; d’ailleurs, pourquoi serait-il fier ? Son père,sa victorieuse mère et lui ne sont-ils pas, comme nous autres, gensde plèbe gauloise ?

– Ne sais-tu pas, Douarnek, que souventles plus fiers sont ceux-là qui sont partis de plus bas ?

– Victorin n’est point orgueilleux, c’estdit.

– À la guerre, ne dort-il pas sans abri,la tête sur la selle de son cheval, ainsi que nous autrescavaliers ?

– Élevé par une mère aussi virile que lasienne, il devait devenir un rude soldat, il l’est devenu.

– Ignores-tu qu’il montre dans le conseilune maturité que beaucoup d’hommes de notre âge ne possèdentpoint ? N’est-ce pas, enfin, sa bravoure, sa bonté, sa raison,ses rares qualités de soldat et de capitaine, qui l’ont faitacclamer par l’armée général et l’un des deux chefs de laGaule ?

– Oui, mais en le choisissant, noussavions, nous autres, que sa mère Victoria, la belle et la grande,serait toujours près de lui, le guidant, l’éclairant, tout encousant ses toiles de lingerie, la digne matrone, à côté du berceaude son petit-fils, selon son habitude de bonne ménagère.

– Personne mieux que moi ne sait combiensont sages et précieux pour notre pays les conseils que Victoriadonne à son fils ; mais qu’y a-t-il de changé ?n’est-elle pas là, veillant sur Victorin et sur la Gaule, qu’elleaime d’un pareil et maternel amour ?… Voyons, Douarnek,réponds-moi avec ta franchise de soldat : d’où vient cettehostilité, qui, je le crains, va toujours empirant contreVictorin ?

– Écoute, Scanvoch ; je suis, commetoi, un vieux et franc soldat, car ta moustache, plus jeune que lamienne, commence à grisonner. Tu veux la vérité ? la voici.Nous savons tous que la vie des camps ne rend pas les gens deguerre chastes et réservés comme des jeunes filles élevées chez nosdruidesses vénérées ; nous savons encore, parce que nous enavons bu souvent, oh ! très-souvent, que notre vin des Gaulesnous met en humeur joyeuse ou tapageuse… nous savons enfin qu’engarnison le jeune et fringant soldat, qui porte fièrement surl’oreille une aigrette à son casque, en caressant sa moustacheblonde ou brune, ne garde pas longtemps pour chers amis les pèresqui ont de jolies filles ou les maris qui ont de jolies femmes…Mais tu m’avoueras, Scanvoch, qu’un soldat, qui d’habitude s’enivrecomme une brute, et qui fait lâchement violence aux femmes, mérited’être régalé d’une centaine de coups de ceinturon bien appliquéssur l’échine, et d’être ensuite chassé honteusement du camp :est-ce vrai ?

– C’est vrai ; mais pourquoi me direceci à propos de Victorin ?

– Écoute encore, ami Scanvoch, etréponds-moi : Si un obscur soldat mérite ce châtiment pour sahonteuse conduite, que mériterait un chef d’armée qui sedégraderait ainsi ?…

– Oserais-tu prétendre que Victorin aitjamais fait violence à une femme et qu’il s’enivre chaquejour ? – m’écriai-je indigné. – Je dis que tu mens, ou queceux qui t’ont rapporté cela ont menti… Voilà donc ces bruitsindignes qui circulent dans le camp sur Victorin ! Et vousêtes assez simples ou assez enclins à la calomnie pour lescroire ?…

– Le soldat n’est déjà pas si simple, amiScanvoch ; seulement il n’ignore pas le vieux proverbegaulois : On n’attribue les brebis perdues qu’auxpossesseurs de troupeaux… Ainsi, par exemple, tu connais lecapitaine Marion ? tu sais ? cet ancien ouvrierforgeron ?…

– Oui, l’un des meilleurs officiers del’armée…

– Le fameux capitaine Marion, qui porteun bœuf sur ses épaules, – ajouta un des soldats, – et qui peutabattre ce bœuf d’un seul coup de poing, aussi pesant que la massede fer d’un boucher.

– Et le capitaine Marion, – ajouta unautre rameur, – n’en est pas moins bon compagnon, malgré sa forceet sa gloire ; car il a pour ami de guerre, poursaldune, comme on disait au temps jadis, un soldat, sonancien camarade de forge.

– Je connais la bravoure, la modestie, lahaute raison et l’austérité du capitaine Marion, – leurdis-je ; – mais à quel propos le comparer àVictorin ?…

– Un mot encore, ami Scanvoch. As-tu vu,l’autre jour, entrer dans Mayence ces deux bohémiennes traînéesdans leur chariot par des mules couvertes de grelots, et conduitespar un négrillon ?

– Je n’ai pas vu ces femmes, mais j’aientendu parler d’elles. Mais, encore une fois, à quoi bon tout cecià propos de Victorin ?

– Je t’ai rappelé le proverbe :On n’attribue les brebis perdues qu’aux possesseurs detroupeaux… parce que l’on aurait beau attribuer au capitaineMarion des habitudes d’ivrognerie et de violence envers les femmes,que, malgré sa simplesse, le soldat ne croirait pas un motde ces mensonges, n’est-ce pas ? De même que si l’onattribuait quelque débauche à ces coureuses bohémiennes, le soldatcroirait à ces bruits ?

– Je te comprends, Douarnek, et comme toije serai sincère… Oui, Victorin aime la gaieté du vin, en compagniede quelques camarades de guerre… Oui, Victorin, resté veuf à vingtans, après quelques mois de mariage, a parfois cédé auxentraînements de la jeunesse ; sa mère a souvent regretté,ainsi que moi, qu’il ne fût pas d’une sévérité de mœurs, d’ailleursassez rare à son âge… Mais, par le courroux des dieux ! moi,qui n’ai pas quitté Victorin depuis son enfance, je nie quel’ivresse soit chez lui une habitude ; je nie surtout qu’ilait jamais été assez lâche pour violenter une femme !…

– Ton bon cœur te fait défendre le filsde ta sœur de lait, Scanvoch, quoique tu le saches coupable, àmoins que tu nies ce que tu ignores…

– Qu’est-ce que j’ignore ?

– Une aventure que chacun sait dans lecamp.

– Quelle aventure ? Dis-la…

– Il y a quelque temps, Victorin etplusieurs officiers de l’armée ont été boire et se divertir dansune des îles des bords du Rhin, où se trouve une taverne… Le soirvenu, Victorin, ivre comme d’habitude, a fait violence àl’hôtesse ; celle-ci, dans son désespoir, s’est jetée dans lefleuve… où elle s’est noyée…

– Un soldat qui se conduirait ainsi sousun chef sévère, – dit un des rameurs, – porterait sa tête sur lebillot…

– Et ce supplice, il l’aurait mérité, –ajouta un autre rameur ; – j’aimerais, comme un autre, à rireavec mon hôtesse ; mais lui faire violence, c’est unesauvagerie digne de ces écorcheurs franks dont les prêtresses,cuisinières du diable, font bouillir nos prisonniers dans leurchaudière.

J’étais resté si stupéfait de l’accusationportée contre Victorin, que, pendant un moment, j’avais gardé lesilence ; mais je m’écriai :

– Mensonge !… mensonge aussi infâmeque l’eût été une pareille conduite !… Qui ose accuser le filsde Victoria d’un tel crime ?

– Un homme bien informé, – me réponditDouarnek.

– Son nom ? le nom de cementeur ?

– Il s’appelle Morix ; ilétait le secrétaire d’un parent de Victorin, venu au camp il y a unmois.

– Ce parent est Tétrik,gouverneur de Gascogne, – dis-je stupéfait ; – cet homme estla bonté, la loyauté mêmes, un des plus anciens, des plus fidèlesamis de Victoria.

– Alors le témoignage de cet homme n’enest que plus certain.

– Quoi ! lui, Tétrik ! ilaurait affirmé ce que tu racontes ?

– Il en a fait part et l’a confirmé à sonsecrétaire, en déplorant l’horrible dissolution des mœurs deVictorin.

– Mensonge ! Tétrik n’a que desparoles de tendresse et d’estime pour le fils de Victoria.

– Scanvoch, nous sommes tous deuxBretons ; je sers dans l’armée depuis vingt-cinq ans :demande à mes officiers si Douarnek est un menteur.

– Je te crois sincère, mais l’on t’aindignement abusé !

– Morix, le secrétaire de Tétrik, araconté l’aventure, non pas seulement à moi, mais à bien d’autressoldats du camp, auxquels il payait à boire… Cet homme a été crusur parole, parce que plus d’une fois, moi, comme beaucoup de mescompagnons, nous avons vu Victorin et ses amis, échauffés par levin, se livrer à de folles prouesses.

– L’ardeur du courage n’échauffe-t-ellepas les jeunes têtes autant que le vin ?

– Écoute, Scanvoch, j’ai vu de mes yeuxVictorin pousser son cheval dans le Rhin, disant qu’il voulait letraverser ; et il eût été noyé si moi et un autre soldat, nousjetant dans une barque, n’avions été le repêcher demi-ivre, tandisque le courant entraînait son cheval… un superbe cheval noir, mafoi… sais-tu ce qu’alors Victorin nous a dit ? – « Ilfallait me laisser boire, puisque ce fleuve coule du vin blanc deBéziers. » – Ce que je raconte n’est pas un conte,Scanvoch ; je l’ai vu de mes yeux, je l’ai entendu de mesoreilles.

À cela, malgré mon attachement pour Victorin,je ne pus rien répondre : je le savais incapable d’unelâcheté, d’une infamie ; mais aussi je le savais capable dedangereuses étourderies.

– Quant à moi, – reprit un autre soldat,– j’ai souvent vu, étant de faction près de la demeure de Victorin,séparée de celle de sa mère par un jardin, des femmes voiléessortir à l’aube de son logis ; il en sortait de grandes, il ensortait de petites, il en sortait de grosses, il en sortait demaigres, à moins que le crépuscule ne me troublât la vue et que cefût toujours la même femme.

– À cela, ta sincérité n’a rien àrépondre, ami Scanvoch, – me dit Douarnek ; car, en effet, jen’avais pu contredire cette autre accusation. – Ne t’étonne doncplus de notre croyance aux paroles du secrétaire de Tétrik… Voyons,avoue-le, celui qui, dans son ivresse, prend le Rhin pour un fleuvede vin de Béziers, celui de chez qui sort à l’aube une pareilleprocession de femmes, ne peut-il pas, dans son ivresse, vouloirfaire violence à son hôtesse ?

– Non m’écriai-je, non ! l’on peutavoir les défauts de son âge, sans être pour cela uninfâme !

– Tiens, Scanvoch, tu es l’ami de notremère à tous, de Victoria, la belle et l’auguste ; tu chérisVictoria comme son fils ; dis-lui ceci : « Lessoldats, même les plus grossiers, les plus dissolus, n’aiment pas àretrouver leurs vices dans les chefs qu’ils ont choisis ;aussi, de jour en jour, l’affection de l’armée se retire deVictorin pour se reporter tout entière sur Victoria. »

– Oui, lui dis-je en réfléchissant ;– et cela seulement, n’est-ce pas, depuis que Tétrik, le gouverneurde Gascogne, parent et ami de Victoria, a fait un dernier voyage aucamp ? Jusqu’alors on avait aimé le jeune général, malgré lesfaiblesses de son âge.

– C’est vrai ; il était si bon, sibrave, si avenant pour chacun ! Il était si beau àcheval ! il avait une si fière tournure militaire ! Nousl’aimions comme notre enfant, ce jeune capitaine ! nousl’avions vu naître et fait danser tout petit sur nos genoux auxveillées du camp ; plus tard, nous fermions les yeux sur sesfaiblesses, car les pères sont toujours indulgents ; mais pourdes indignités, pas d’indulgence !

– Et de ces indignités, – repris-je deplus en plus frappé de cette circonstance qui, rappelant à monesprit certains souvenirs, éveillait aussi en moi une vaguedéfiance, – et de ces indignités, il n’existe pas d’autre preuveque la parole du secrétaire de Tétrik ?

– Ce secrétaire nous a rapporté lesparoles de son maître, rien de plus…

Pendant cet entretien, auquel je prêtais uneattention de plus en plus vive, notre barque, conduite par lesquatre vigoureux rameurs, avait traversé le Rhin dans toute salargeur ; les soldats tournaient le dos à la rive où nousallions aborder ; moi, j’étais tellement absorbé par ce quej’apprenais de la désaffection croissante de l’armée à l’égard deVictorin, que je n’avais pas songé à jeter les yeux sur le rivage,dont nous approchions de plus en plus… Soudain j’entendis une foulede sifflements aigus retentir autour de nous, et jem’écriai :

– Jetez-vous à plat sur lesbancs !

Il était trop tard ; une volée de longuesflèches criblait notre bateau : l’un des rameurs fut tué,tandis que Douarnek, qui pour ramer tournait le dos à l’avant de labarque, reçut un trait dans l’épaule.

– Voilà comme les Franks accueillent lesparlementaires en temps de trêve, – dit le vétéran sansdiscontinuer de ramer et même sans retourner la tête ; – c’estla première fois que je suis frappé par derrière ; cetteflèche dans le dos sied mal à un soldat ; arrache-la-moi vite,camarade, – ajouta-t-il en s’adressant au rameur devant lequel ilétait placé.

Mais Douarnek, malgré ses efforts, manœuvraitsa rame avec moins de vigueur ; et quoique la plaie fûtlégère, son sang coulait avec abondance.

– Je te l’avais bien dit, Scanvoch, –reprit-il, – que tes branches de paix nous seraient de mauvaisremparts contre la traîtrise de ces écorcheurs franks… Allons,enfants, ferme à nos rames, puisque nous ne sommes plus quetrois ; car notre camarade, qui se débat le nez sur son banc,ne peut plus compter pour un rameur !

Douarnek n’avait pas achevé ces paroles, que,m’élançant à l’avant de la barque en passant par-dessus le corps dusoldat qui rendait le dernier soupir, je saisis une des branches dechêne et l’agitai au-dessus de ma tête en signal de paix.

Une seconde volée de flèches, partie dederrière un escarpement de la rive, répondit à mon signal :l’une m’effleura le bras, l’autre s’émoussa sur mon casque defer ; mais aucun soldat ne fut atteint. Nous étions alors àpeu de distance du rivage ; je me jetai à l’eau ; elle memontait jusqu’aux épaules, et je dis à Douarnek :

– Fais force de rames pour te mettre horsde portée des flèches, puis tu ancreras le bateau, et vousm’attendrez sans danger… Si après le coucher du soleil je ne suispas de retour, retourne au camp, et dis à Victoria que j’ai étéfait prisonnier ou massacré par les Franks ; elle prendra soinde ma femme Ellèn et de mon fils Aëlguen…

– Cela me fâche de te laisser aller seulparmi ces écorcheurs, ami Scanvoch, – dit Douarnek ; – maisnous faire tuer avec toi, c’est t’ôter tout moyen de revenir ànotre camp, si tu as le bonheur de leur échapper… Bon courage,Scanvoch… À ce soir…

Et la barque s’éloigna rapidement pendant queje gagnais le rivage.

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