Les Mystères du peuple – Tome III

Chapitre 3

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La maison de Victoria, la mère des camps.– Le capitaine Marion. – Victoria et son petit-fils. – Tétrik,gouverneur d’Aquitaine. – La mère des camps. – Prévisionsmystérieuses. – Elwig. – Attaque des Franks. – Bataille duRhin.

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Le jour venu, je me suis rendu chez Victoria.On arrivait à cette modeste demeure par une ruelle étroite et assezlongue, bordée des deux côtés par de hauts retranchements,dépendant des fortifications d’une des portes de Mayence. J’étais àenviron vingt pas du logis de la mère des camps, lorsquej’entendis derrière moi ces cris, poussés avec un accentd’effroi&|160;:

–&|160;Sauvez-vous&|160;!sauvez-vous&|160;!…

En me retournant, je vis, non sans crainte,arriver sur moi, avec rapidité, un char à deux roues, attelé dedeux chevaux, dont le conducteur n’était plus maître.

Je ne pouvais me jeter ni à droite ni à gauchede cette ruelle étroite, afin de laisser passer ce char, dont lesroues touchaient presque de chaque côté les murs&|160;; je metrouvais aussi trop loin de l’entrée du logis de Victoria pourespérer de m’y réfugier, si rapide que fût ma course&|160;: jedevais, avant d’arriver à la porte, être broyé sous les pieds deschevaux… Mon premier mouvement fut donc de leur faire face,d’essayer de les saisir par leur mors et de les arrêter ainsi,malgré ma presque certitude d’être écrasé. Je m’élançai les deuxmains en avant&|160;; mais, ô prodige&|160;! à peine j’eus touchéle frein des chevaux, qu’ils s’arrêtèrent subitement sur leursjarrets, comme si mon geste eût suffi pour mettre un terme à leurcourse impétueuse… Heureux d’échapper à une mort presque certaine,mais ne me croyant pas magicien et capable de refréner, d’un seulgeste, des chevaux emportés, je me demandais, en reculant dequelques pas, la cause de cet arrêt extraordinaire, lorsque bientôtje remarquai que les chevaux, quoique forcés de rester en place,faisaient de violents efforts pour avancer, tantôt se cabrant,tantôt s’élançant en avant et roidissant leurs traits, comme si lechariot eût été tout à coup enrayé ou retenu par une forceinsurmontable.

Ne pouvant résister à ma curiosité, je merapprochai, puis, me glissant entre les chevaux et le mur deretranchement, je parvins à monter sur l’avant-train du char, dontle cocher, plus mort que vif, tremblait de tous ses membres&|160;;de l’avant-train je courus à l’arrière, et je vis, non sansstupeur, un homme de la plus grande taille et d’une carrured’Hercule, cramponné à deux espèces d’ornements recourbés quiterminaient le dossier de cette voiture, qu’il venait ainsid’arrêter dans sa course, grâce à une force surhumaine.

–&|160;Le capitaine Marion&|160;! –m’écriai-je, – j’aurais dû m’en douter&|160;: lui seul, dansl’armée gauloise, est capable d’arrêter un char dans sa courserapide[105].

–&|160;Dis donc à ce cocher du diable deraccourcir ses guides et de contenir ses chevaux… mes poignetscommencent à se lasser, – me dit le capitaine.

Je transmettais cet ordre au cocher, quicommençait à reprendre ses esprits, lorsque je vis plusieurssoldats, de garde chez Victoria, sortir de la maison, et, accourantau bruit, ouvrir la porte de la cour, et donner ainsi libre entréeau char.

–&|160;Il n’y a plus de danger, – dis-je aucocher, – conduis maintenant tes chevaux doucement jusqu’au logis.Mais à qui appartient cette voiture&|160;?

–&|160;À Tétrik, gouverneur de Gascogne,arrivé d’hier à Mayence&|160;; il demeure chez Victoria, – merépondit le cocher en calmant de la voix ses chevaux.

Pendant que le char entrait dans la maison dela mère des camps, j’allai vers le capitaine pour le remercier deson secours inattendu.

Marion avait, je l’ai dit, mon enfant, quitté,pour la guerre, son enclume de forgeron&|160;; il était connu etaimé dans l’armée autant par son courage héroïque et sa forceextraordinaire, que par son rare bon sens, sa ferme raison,l’austérité de ses mœurs et son extrême bonhomie. Il s’étaitredressé sur ses jambes, et, son casque à la main, il essuyait sonfront baigné de sueur. Il portait une cuirasse de mailles d’acierpar-dessus sa saie gauloise, et une longue épée à son côté&|160;;ses bottes poudreuses annonçaient qu’il venait de faire une longuecourse à cheval. Sa grosse figure hâlée, à demi couverte d’unebarbe épaisse et déjà grisonnante, était aussi ouverte qu’avenanteet joviale.

–&|160;Capitaine Marion, – lui dis-je, – je teremercie de m’avoir empêché d’être écrasé sous les roues de cechar.

–&|160;Je ne savais pas que c’était toi quirisquais d’être foulé aux pieds des chevaux, ni plus ni moins qu’unchien ahuri, sotte mort pour un brave soldat comme toi,Scanvoch&|160;; mais quand j’ai entendu ce cocher du diables’écrier&|160;: Sauvez-vous&|160;! j’ai deviné qu’il allait écraserquelqu’un&|160;; alors j’ai tâché d’arrêter ce char, et,heureusement, ma mère m’a doué de bons poignets et de solidesjarrets. Mais où est donc mon cher ami Eustache&|160;? – ajouta lecapitaine en regardant autour de lui.

–&|160;De qui parles-tu&|160;?

–&|160;D’un brave garçon, mon ancien compagnond’enclume&|160;; comme moi, il a quitté le marteau pour lalance&|160;: les hasards de la guerre m’ont mieux servi que lui,car, malgré sa bravoure, mon ami Eustache est resté simplecavalier, et je suis devenue capitaine… Mais le voici là-bas, lesbras croisés, immobile comme une borne… Hé&|160;! Eustache&|160;!Eustache&|160;!…

À cet appel, le compagnon du capitaine Marions’approcha lentement, les bras toujours croisés sur sa poitrine.C’était un homme de stature moyenne et vigoureuse, sa barbe et sescheveux d’un blond pâle, son teint bilieux, sa physionomie dure etmorose offraient un contraste frappant avec l’extérieur avenant ducapitaine Marion. Je me demandais quelles singulières affinitésavaient pu rapprocher dans une étroite et constante amitié deuxhommes de dehors et de caractères si dissemblables.

–&|160;Comment, mon ami Eustache, – lui dit lecapitaine, – tu restes là, les bras croisés, à me regarder, tandisque je m’efforce d’arrêter un char lancé à toute bride&|160;?

–&|160;Tu es si fort&|160;! – réponditEustache. – Quelle aide peut apporter le ciron autaureau&|160;?

–&|160;Cet homme doit être jaloux et haineux,– me suis-je dit en entendant cette réponse, et en remarquantl’expression des traits de l’ami du capitaine.

–&|160;Va pour le ciron et le taureau, mon amiEustache, – reprit le capitaine avec sa bonhomie habituelle, etparaissant flatté de la comparaison&|160;; – mais quand le ciron etle taureau sont camarades, si gros que soit celui-ci, si petit quesoit celui-là, l’un n’abandonne pas l’autre…

–&|160;Capitaine, – répondit le soldat avec unsourire amer, – t’ai-je jamais abandonné au jour du danger, depuisque nous avons quitté la forge&|160;?…

–&|160;Jamais&|160;! – s’écria Marion enprenant cordialement la main d’Eustache, – jamais&|160;; car, aussivrai que l’épée que tu portes est la dernière arme que j’ai forgée,pour t’en faire un don d’amitié, ainsi que cela est gravé sur lalame, tu as toujours, à la bataille, marché dans monombre, comme nous disons au pays.

–&|160;Qu’y a-t-il d’étonnant à cela&|160;? –reprit le soldat&|160;; – auprès de toi, si vaillant et si robuste…j’étais ce que l’ombre est au corps.

–&|160;Par le diable&|160;! quelleombre&|160;! mon ami Eustache, – dit en riant le capitaine, et,s’adressant à moi, il ajouta, montrant son compagnonEustache&|160;:

–&|160;Qu’on me donne deux ou trois milleombres comme celle-là, et à la première bataille je ramène untroupeau de prisonniers franks.

–&|160;Tu es un capitaine renommé&|160;! Moi,comme tant d’autres pauvres hères, nous ne sommes bons qu’à obéir,à nous battre et à nous faire tuer, – répondit l’ancien forgeron enplissant ses lèvres minces.

–&|160;Capitaine, – dis-je à Marion, –n’avez-vous pas à parler à Victorin ou à sa mère&|160;?

–&|160;Oui, j’ai à rendre compte à Victorind’un voyage dont moi et mon vieux camarade nous arrivons.

–&|160;Je t’ai suivi comme soldat, – ditEustache&|160;; – le nom d’un obscur cavalier ne mérite pasl’honneur d’être prononcé devant Victoria la Grande.

Le capitaine haussa les épaules avecimpatience, et de son poing énorme il menaça familièrement sonami.

–&|160;Capitaine, – dis-je à Marion, –hâtons-nous d’entrer chez Victoria&|160;; le soleil est déjà haut,et je devais me rendre chez elle à l’aube.

–&|160;Ami Eustache, – dit Marion en sedirigeant vers la maison, – veux-tu rester ici, ou aller m’attendrechez nous&|160;?

–&|160;Je t’attendrai ici à la porte… c’est laplace d’un subalterne…

–&|160;Croiriez-vous, Scanvoch, – repritMarion en riant, – croiriez-vous que depuis tantôt vingt ans que cemauvais garçon et moi nous vivons et guerroyons ensemble comme deuxfrères, il ne veut pas oublier que je suis capitaine et me traiteren simple batteur d’enclume, comme nous nous traitions jadis…

–&|160;Je ne suis pas seul à reconnaître ladifférence qu’il y a entre nous, Marion, – répondit Eustache&|160;;– tu es l’un des capitaines les plus renommés de l’armée… je nesuis, moi que le dernier de ses soldats.

Et il s’assit sur une pierre à la porte de lamaison en rongeant ses ongles.

–&|160;Il est incorrigible, – me dit lecapitaine&|160;; et nous sommes tous deux entrés chez Victoria.

–&|160;Il faut que le capitaine Marion soitétrangement aveuglé par l’amitié pour ne pas s’apercevoir que soncompagnon est dévoré d’une haineuse envie, – pensai-je à partmoi.

La demeure de la mère des camps était d’uneextrême simplicité. Le capitaine Marion ayant demandé à l’un dessoldats de garde si Victorin pouvait le recevoir, le soldatrépondit que le jeune général n’avait point passé la nuit aulogis.

Marion, malgré la vie des camps, conservaitune grande austérité de mœurs&|160;; il parut choqué d’apprendreque Victorin n’était pas encore rentré chez lui, et il me regardad’un air mécontent. Je voulus, sans pourtant mentir, excuser lefils de Victoria, et je répondis au capitaine&|160;:

–&|160;Ne nous hâtons pas de mal jugerVictorin&|160;: hier, Tétrik, gouverneur de Gascogne, est arrivé aucamp, il se peut que Victorin ait passé la nuit en conférence aveclui.

–&|160;Tant mieux… car je voudrais voir cejeune homme, aujourd’hui chef des Gaules, sortir des griffes decette peste de luxure[106] quinous pousse à tant de mauvais actes… Quant à moi, dès quej’aperçois un coqueluchon ou un jupon court, je détourne la vuecomme si je voyais le démon en personne.

–&|160;Victorin s’amende, et il s’amenderadavantage encore, l’âge viendra, – dis-je au capitaine&|160;; –mais, que voulez-vous, il est jeune, il aime le plaisir…

–&|160;Et moi aussi, j’aime le plaisir, etfurieusement encore&|160;!… – reprit le bon capitaine. – Ainsi…rien ne me plaît plus, mon service accompli, que de rentrer chezmoi pour vider un pot de cervoise, bien rafraîchissant, avec monami Eustache, en causant de notre métier d’autrefois, ou en nousamusant à fourbir nos armes en fins armuriers… Voilà desplaisirs&|160;! Et pourtant, malgré leur vivacité, ils n’ont rienque d’honnête… Espérons, Scanvoch, que Victorin les préféreraquelque jour à ses orgies impudiques et diaboliques.

–&|160;Espérons, capitaine&|160;; mieux vautl’espérance que la désespérance… Mais, en l’absence de Victorin,vous pouvez conférer avec sa mère… Je vais la prévenir de votrearrivée.

Je laissai Marion seul, et passant dans unepièce voisine, j’y trouvai une vieille servante qui m’introduisitauprès de la mère des camps.

Je veux, mon enfant, pour toi et pour notredescendance, tracer ici le portrait de cette illustre Gauloise, unedes gloires de notre bien-aimée patrie.

J’ai trouvé Victoria assise à côté du berceaude son petit-fils Victorinin, joli enfant de deux ans, quidormait d’un profond sommeil. Elle s’occupait d’un travail decouture, selon son habitude de bonne ménagère. Elle avait alors monâge, trente-huit ans&|160;; mais on lui eût à peine donné trenteans&|160;; dans sa jeunesse, on l’avait justement comparée à laDiane chasseresse&|160;; dans son âge mûr, on la comparaitnon moins justement à la Minerve antique&|160;: grande,svelte et virile, sans perdre pour cela des chastes grâces de lafemme, elle avait une taille incomparable&|160;; son beau visage,d’une expression grave et douce, avait un grand caractère demajesté sous sa noire couronne de cheveux, formée de deux longuestresses enroulées autour de son front auguste. Envoyée tout enfantdans un collège de nos druidesses vénérées, et ayant prononcé àquinze ans les vœux mystérieux qui la liaient d’une manièreindissoluble à la religion sacrée de nos pères, elle avait depuislors, quoique mariée, toujours conservé les vêtements noirs que lesdruidesses et les matrones de la vieille Gaule portaientd’habitude&|160;: ses larges et longues manches, fendues à lahauteur de la saignée, laissaient voir ses bras aussi blancs, aussiforts que ceux de ces vaillantes Gauloises, qui, tu le verras, monenfant, dans nos récits de famille, ont héroïquement combattu lesRomains à la bataille de Vannes, sous les yeux de notre aïeuleMargarid, et préféré la mort aux hontes de l’esclavage.

Au milieu de la chambre, et non loin du siègeoù la mère des camps était assise, auprès du berceau de sonpetit-fils, on voyait plusieurs rouleaux de parchemin et tout cequ’il fallait pour écrire&|160;; accrochés à la muraille, étaientles deux casques et les deux épées du père et du mari de Victoria,tués à la guerre… L’un de ces casques était surmonté d’un coqgaulois en bronze doré, les ailes à demi ouvertes, tenant sous lespattes une alouette qu’il menaçait du bec. Cet emblème avait étéadopté comme ornement de guerre par le père de Victoria, après uncombat héroïque, où, à la tête d’une poignée de soldats, il avaitexterminé une légion romaine qui portait une alouette surses enseignes. Au-dessous de ces armes on voyait une coupe d’airainoù trempaient sept brins de gui, car la Gaule avait retrouvé saliberté religieuse en recouvrant son indépendance. Cette couped’airain et ces brins de gui, symboles druidiques, étaientaccompagnés d’une croix de bois noir, en commémoration de la mortde Jésus de Nazareth, pour qui la mère des camps, sans êtrechrétienne, professait une profonde admiration&|160;; elle leregardait comme l’un des sages qui honoraient le plusl’humanité.

Telle était, mon enfant, Victoria laGrande, cette illustre Gauloise dont notre descendanceprononcera toujours le nom avec orgueil et respect…

La mère des camps, à ma vue, se leva vivement,vint à moi d’un air content, me disant de sa voix sonore etdouce&|160;:

–&|160;Sois le bienvenu, frère&|160;; tamission était périlleuse… ne te voyant pas de retour avant la findu jour, je n’ai pas voulu envoyer chez toi, de crainte d’alarmerta femme en me montrant inquiète de la durée de ton absence… Tevoici, je suis heureuse…

Et elle serra tendrement mes mains dans lessiennes.

Les paroles qu’elle m’adressait ayant troublésans doute le sommeil du petit-fils de Victoria, il fit entendre unléger murmure&|160;; elle retourna promptement vers lui, le baisaau front&|160;; puis se rasseyant et posant le bout de son pied surune bascule qui soutenait le berceau, Victoria lui imprima ainsi unléger balancement, tout en continuant de causer avec moi.

–&|160;Et le message&|160;? – me dit-elle, –comment ces barbares l’ont-ils accueilli&|160;?… Veulent-ils lapaix&|160;?… Veulent-ils une guerre d’extermination&|160;?…

Au moment où j’allais lui répondre, ma sœur delait m’interrompit d’un geste, et ajouta ensuite, après un momentde réflexion&|160;:

–&|160;Sais-tu que Tétrik, mon bon parent, estici depuis hier&|160;?

–&|160;Je le sais.

–&|160;Il ne peut tarder à venir&|160;; jepréfère que devant lui seulement tu me rendes compte de cemessage.

–&|160;Il en sera donc ainsi… Pouvez-vousrecevoir le capitaine Marion&|160;? En entrant je l’airencontré&|160;; il venait conférer avec Victorin…

–&|160;Scanvoch, mon fils a encore passé lanuit hors de son logis&|160;! – me dit Victoria en imprimant à sonaiguille un mouvement plus rapide, ce qui annonçait toujours chezelle une vive contrariété.

–&|160;Sachant la venue de votre parent deGascogne, j’ai pensé que peut-être de graves intérêts avaientretenu Victorin en conférence avec Tétrik durant cette nuit… Voilàdu moins ce que j’ai laissé supposer au capitaine Marion, en luidisant que vous pourriez sans doute l’entendre.

Victoria resta quelques momentssilencieuse&|160;; puis, laissant son ouvrage de couture sur sesgenoux, elle releva la tête et reprit d’un ton à la fois douloureuxet contenu&|160;:

–&|160;Victorin a des vices… ils étoufferontses qualités&|160;!

–&|160;Ayez confiance et espoir… l’âge lemûrira.

–&|160;Depuis deux ans ses vices augmentent,ses qualités déclinent&|160;!

–&|160;Sa bravoure, sa générosité, safranchise, n’ont pas dégénéré…

–&|160;Sa bravoure n’est plus cette calme etprévoyante bravoure qui sied à un général… elle devient aveugle…folle… sa générosité ne choisit plus entre les dignes et lesindignes&|160;; sa raison faiblit, le vin et la débauche leperdent… Par Hésus&|160;! ivrogne et débauché&|160;!… lui, monfils&|160;! l’un des deux chefs de notre Gaule, aujourd’hui libre…et demain peut-être sans égale parmi les nations du monde&|160;!…Scanvoch, je suis une malheureuse mère&|160;!…

–&|160;Victorin m’aime… je lui dirai depaternelles mais sévères paroles…

–&|160;Crois-tu donc que tes paroles feront ceque n’ont pas fait les paroles de sa mère&|160;? de celle-là quidepuis plus de vingt ans ne l’a pas quitté&|160;! le suivant auxarmées, souvent à la bataille&|160;? Scanvoch, Hésus me punit… j’aiété trop fière de mon fils…

–&|160;Et quelle mère n’eût pas été fière delui, ce jour où toute une vaillante armée acclamait librement pourson chef ce général de vingt ans, derrière lequel on voyait… vous,sa mère&|160;!

–&|160;Et qu’importe, s’il medéshonore&|160;!… Et pourtant ma seule ambition était de faire demon fils un citoyen&|160;! un homme digne de nos pères&|160;!… Enle nourrissant de mon lait, ne l’ai-je pas aussi nourri d’un ardentet saint amour pour notre Gaule renaissante à la vie, à laliberté&|160;!… Qu’est-ce que j’ai toujours voulu, moi&|160;? vivreobscure, ignorée, mais employer mes veilles, mes jours, monintelligence, ma science du passé, qui me donne la conscience duprésent, et parfois la connaissance de l’avenir… employer enfintoutes les forces de mon âme et de mon esprit à rendre mon filsvaillant, sage, éclairé, digne en tout de guider les hommes libresqui l’ont librement élu pour chef… Et alors, Hésus m’en esttémoin&|160;! fière comme Gauloise, heureuse comme mère d’avoirenfanté un tel homme, j’aurais joui de sa gloire et de laprospérité de mon pays du fond de ma retraite… Mais avoir un filsivrogne et débauché&|160;! Courroux du ciel&|160;!… Cet insensé necomprend donc pas qu’à chaque excès il soufflette sa mère&|160;!…s’il ne le comprend pas, nos soldats le sentent, eux autres… Hier,je traversais le camp, trois vieux cavaliers viennent à marencontre et me saluent… sais-tu ce qu’ils me disent&|160;? –Mère, nous te plaignons&|160;!… – Puis ils se sontéloignés tristement… Scanvoch, je te le dis… je suis unemalheureuse mère&|160;!…

–&|160;Écoutez-moi, depuis quelque temps nossoldats se désaffectionnent de Victorin, je l’avoue, je lecomprends&|160;; car l’homme que des hommes libres ont choisi pourchef doit être pur de tout excès et vaincre même les entraînementsde son âge… Cela est vrai, ma sœur, et souvent n’ai-je pas blâmévotre fils devant vous&|160;?…

–&|160;J’en conviens.

–&|160;Je le défends surtout à cette heure,parce que ces soldats, aujourd’hui si scrupuleux sur des défautsfréquents chez les jeunes chefs militaires, obéissent moins à leursscrupules… qu’à des excitations perfides.

–&|160;Que veux – tu dire&|160;?

–&|160;On est jaloux de votre fils, de soninfluence sur les troupes&|160;; et, pour le perdre, on exploiteses défauts afin de donner créance à des calomnies infâmes.

–&|160;Qui serait jaloux de Victorin&|160;?Qui aurait intérêt à répandre ces calomnies&|160;?

–&|160;C’est surtout depuis un mois, n’est-cepas, que cette hostilité contre votre fils s’est manifestée, etqu’elle va s’empirant&|160;?

–&|160;Oui, oui&|160;; mais encore une foisqui soupçonnes-tu de l’avoir excitée&|160;?

–&|160;Ma sœur, ce que je vais vous dire estgrave…

–&|160;Achève…

–&|160;Il y a un mois, un de nos parents,gouverneur de Gascogne, est venu à Mayence…

–&|160;Tétrik&|160;?

–&|160;Oui&|160;; puis il est reparti au boutde quelques jours&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Presque aussitôt après le départ deTétrik la sourde hostilité contre votre fils s’est déclarée, et atoujours été croissante&|160;!…

Victoria me regarda en silence, comme si ellen’avait pas d’abord compris mes paroles&|160;; puis, une idéesubite lui venant à l’esprit, elle s’écria d’un ton dereproche&|160;:

–&|160;Quoi&|160;! tu soupçonnerais Tétrik…mon parent, mon meilleur ami&|160;! lui, le plus sage deshommes&|160;! lui, l’un des meilleurs esprits de ce temps&|160;;lui qui, jusque dans les distractions qu’il cherche dans leslettres, se montre grand poète&|160;![107] lui,l’un des plus utiles défenseurs de la Gaule, bien qu’il ne soit pashomme de guerre&|160;; lui qui, dans son gouvernement de Gascogne,répare, à force de soins, les maux de la guerre civile, autrefoissoulevée pour reconquérir notre indépendance… Ah&|160;!frère&|160;! frère&|160;! j’attendais mieux de ton loyal cœur et deta raison.

–&|160;Je soupçonne cet homme…

–&|160;Mais tu es insensé&|160;! lesoupçonner, lui qui, père d’un fils que lui a laissé une femmetoujours regrettée, puise dans ses habitudes de paternelleindulgence une excuse aux vices de Victorin… Ne l’aime-t-ilpas&|160;? ne le défend-il pas aussi chaleureusement que tu ledéfends toi-même&|160;?…

–&|160;Je soupçonne cet homme.

–&|160;Oh&|160;! tête de fer&|160;! caractèreinflexible&|160;!… Pourquoi soupçonnes-tu Tétrik&|160;? De queldroit&|160;? Qu’a-t-il fait&|160;? Par Hésus&|160;! si tu n’étaismon frère… si je ne connaissais ton cœur… je te croirais jaloux del’amitié que j’ai pour mon parent&|160;!

À peine Victoria eut-elle prononcé cesparoles, qu’elle les regretta et me dit&|160;:

–&|160;Oublie ces paroles…

–&|160;Elles me seraient pénibles, ma sœur, sile doute injuste qu’elles expriment vous aveuglait sur la véritéque je dis.

À ce moment la servante entra et demanda siTétrik pouvait être introduit.

–&|160;Qu’il vienne, – répondit Victoria, –qu’il vienne à l’instant&|160;!

En même temps parut Tétrik.

C’était un petit homme entre les deux âges,d’une figure fine et douce&|160;; un sourire affable effleuraittoujours ses lèvres&|160;; il avait enfin tellement l’extérieurd’un homme de bien, que Victoria, le voyant entrer, ne puts’empêcher de me jeter un regard qui semblait encore me reprochermes soupçons.

Tétrik alla droit à Victoria, la baisa aufront avec une familiarité paternelle et lui dit&|160;:

–&|160;Salut à vous, chère Victoria.

Puis, s’approchant du berceau où continuait dedormir le petit-fils de la mère des camps, le gouverneur deGascogne, contemplant l’enfant avec tendresse, ajouta tout bas,comme s’il eût craint de le réveiller&|160;:

–&|160;Dors, pauvre petit&|160;! Tu souris àtes songes enfantins, et tu ignores que l’avenir de notre Gaulebien-aimée repose peut-être sur ta tête… Dors, enfant prédestinésans doute à poursuivre la tâche entreprise par ton glorieuxpère&|160;! noble tâche qu’il accomplira durant de longues annéessous l’inspiration de ton auguste aïeule&|160;!… Dors, pauvrepetit, – ajouta Tétrik dont les yeux se remplirent de larmesd’attendrissement, – les dieux secourables et propices à la Gauleveilleront sur toi…

Victoria, pendant que son parent essuyait sesyeux humides, m’interrogea de nouveau du regard, comme pour medemander si c’étaient là le langage et la physionomie d’un traître,d’un homme perfidement ennemi du père de cet enfant.

Tétrik, s’adressant alors à moi, me ditaffectueusement&|160;:

–&|160;Salut au meilleur, au plus fidèle amide la femme que j’aime et que je vénère le plus au monde.

–&|160;C’est la vérité&|160;; je suis le plusobscur, mais le plus dévoué des amis de Victoria, – ai-je réponduen regardant fixement Tétrik&|160;; – et le devoir d’un ami est dedémasquer les traîtres&|160;!

–&|160;Je suis de votre avis, bon Scanvoch, –reprit simplement Tétrik&|160;; – le premier devoir d’un ami est dedémasquer les fourbes&|160;; je crains moins le lion rugissant, lagueule ouverte, que le serpent rampant dans l’ombre.

–&|160;Alors, moi, Scanvoch, je vous dis ceci,à vous, Tétrik&|160;: Vous êtes un de ces dangereux reptiles dontvous parlez… je vous crois un traître&|160;! je vous accuse d’êtreun traître&|160;!…

–&|160;Scanvoch&|160;! – s’écria Victoria d’unton de reproche, – songes-tu à tes paroles&|160;?

–&|160;Je vois que la vieille plaisanteriegauloise, une de nos franchises, nous est revenue avec nos dieux etnotre liberté, – reprit en souriant le gouverneur.

Puis, se retournant vers Victoria, ilajouta&|160;:

–&|160;Notre ami Scanvoch possède lagausserie sérieuse… la plus plaisante de toutes…

–&|160;Mon frère parle en honneur etconscience, – reprit la mère des camps. – Il m’afflige, puisqu’envous accusant il se trompe&|160;; mais il est sincère dans sonerreur…

Tétrik, regardant tour à tour Victoria et moiavec une sorte de stupeur, garda le silence&|160;; puis il repritd’un ton grave, cordial et pénétré&|160;:

–&|160;Tout ami fidèle est ombrageux&|160;;bon Scanvoch, inexplicable est pour moi votre défiance, mais elledoit avoir sa cause&|160;: franche est l’attaque, franche sera laréponse… Que me reprochez-vous&|160;?

–&|160;Il y a un mois, vous êtes venu àMayence&|160;; un homme à vous, votre secrétaire, nommé Morix, bienmuni d’argent, a donné à boire à beaucoup de soldats, tâchant deles irriter contre Victorin, leur disant qu’il était honteux queleur général, l’un des deux chefs de la Gaule régénérée, fût univrogne et un dissolu… Votre secrétaire a-t-il, oui ou non, tenuces propos&|160;?…

–&|160;Continuez, ami Scanvoch, continuez…

–&|160;Votre secrétaire a cité un fait qui,depuis propagé dans le camp, a fait naître une grande irritationcontre Victorin… Ce fait, le voici&|160;: Il y a quelques mois,Victorin et quelques officiers seraient allés dans une tavernesituée dans une île des bords du Rhin&|160;; après boire, animé parle vin, Victorin aurait fait violence à l’hôtesse… et elle seserait tuée de désespoir…

–&|160;Mensonge&|160;! – s’écria Victoria. –Je sais et condamne les défauts de mon fils… mais il est incapabled’une pareille infamie&|160;!

Le gouverneur m’avait écouté dans un silenceimperturbable&|160;; il reprit en souriant&|160;:

–&|160;Ainsi, bon Scanvoch, selon vous, monsecrétaire aurait, d’après mes ordres, répandu dans le camp cescalomnies indignes&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Quel serait mon but&|160;?

–&|160;Vous êtes ambitieux…

–&|160;Et comment ces calomniesserviraient-elles mon ambition&|160;?…

–&|160;Les soldats se désaffectionnant deVictorin, élu par eux général et l’un des chefs de la Gaule, voususeriez de votre influence sur Victoria, afin de l’amener à vousproposer aux soldats comme successeur de Victorin.

–&|160;Une mère&|160;! y songez-vous, bonScanvoch&|160;? – répondit Tétrik en regardant Victoria&|160;; –Une mère sacrifier son fils à un ami&|160;!…

–&|160;Victoria, dans la grandeur de son amourpour son pays, sacrifierait son fils à votre élévation, si cesacrifice était nécessaire au salut de la Gaule… Ai-je menti, masœur&|160;?

–&|160;Non, – me répondit Victoria, quiparaissait chagrine de mes accusations contre son parent. – En celatu dis la vérité&|160;; mais quant au reste, tu t’abuses…

–&|160;Et ce sacrifice héroïque, bon Scanvoch,– reprit le gouverneur, – Victoria le ferait, sachant que par mescalomnies souterraines j’aurais tâché de perdre son fils dansl’esprit de nos soldats&|160;?

–&|160;Ma sœur eût ignoré ces menées, si je neles avais point démasquées… D’ailleurs, souvent je lui ai entendudire avec raison que si la paix s’affermissait enfin dans notrepays, il vaudrait mieux que son chef, au lieu d’être toujoursenclin à batailler, songeât à guérir les maux des guerrespassées&|160;; souvent elle vous a cité comme l’un de ces hommesqui préfèrent sagement la paix à la guerre.

–&|160;Je pense, il est vrai, que l’épée,bonne pour détruire, est impuissante à reconstruire, – repritVictoria&|160;; – et, la liberté de la Gaule affermie, je voudraisque mon fils songeât plus à la paix qu’à la guerre… Aussi, t’ai-jeengagé, Scanvoch, à tenter une dernière démarche auprès des chefsfranks en t’envoyant près d’eux.

–&|160;Permettez-moi de vous interrompre,Victoria, – reprit Tétrik, – et de demander à notre ami Scanvochs’il n’a pas d’autre accusation à porter contre moi…

–&|160;Je t’accuse d’être, ou l’agent secretde l’empereur romain, GALIEN, ou l’agent du chef de la nouvellereligion.

–&|160;Moi&|160;! – s’écria le gouverneur, –moi, l’agent des chrétiens&|160;!…

–&|160;J’ai dit l’agent du chef de la nouvellereligion… je veux parler de l’évêque qui siège à Rome.

–&|160;Moi, l’agent d’Étienne, évêque deRome&|160;? le quatorzième pape de la nouvelle Église&|160;? de cepape dont Firmilien, évêque de Césarée, écrivait ceci à Cyprien,chef du concile d’Espagne, composé de vingt-huit évêques&|160;:«&|160;Pourrait-on croire que cet homme (le pape Étienne) ait uneâme et un corps&|160;? apparemment le corps est bien mal conduit,et cette âme est déréglée&|160;; Étienne ne craint pas de traiterson frère Cyprien de faux Christ, de faux apôtre, d’ouvrierfrauduleux, et pour ne pas l’entendre dire de lui-même, il al’audace de le reprocher aux autres[108].&|160;» Moi, l’agent de cet ambitieuxet violent pontife&|160;!…

–&|160;Oui… à moins que, trompant à la fois etl’empereur romain et le pape de Rome, vous ne les serviez tousdeux, quitte à sacrifier l’un ou l’autre, selon les nécessités devotre ambition.

–&|160;Que je serve les Romains, passe encore,Scanvoch, – répondit Tétrik avec son inaltérable placidité&|160;; –votre soupçon, si cruel qu’il soit pour moi, peut, à la rigueur, secomprendre&|160;; car, enfin, si par la force des armes nous sommesparvenus à reconquérir pas à pas, depuis près de trois siècles,presque toutes les libertés de la vieille Gaule, les empereursromains ont vu avec douleur notre pays échapper à leurdomination&|160;; je comprendrais donc, bon Scanvoch, que vousm’accusiez de vouloir arriver au gouvernement de la Gaule, afin dela rendre tôt ou tard aux Romains, en la trahissant, il est vrai,d’une manière infâme… Mais croire que j’agis dans l’intérêt du papedes chrétiens, de ces malheureux partout persécutés, martyrisés…n’est-ce pas insensé&|160;?… Que pourrais-je faire pour eux&|160;?Que pourraient-ils faire pour moi&|160;?…

Scanvoch allait répondre&|160;; Victorial’interrompit d’un geste, et dit à Tétrik, en lui montrant la croixde bois noir, symbole de la mort de Jésus, placée à côté de lacoupe d’airain, où trempaient sept brins de gui, symboledruidique&|160;:

–&|160;Voyez cette croix, Tétrik, elle vousdit que, fidèle à nos dieux, je vénère cependant Celui qui adit&|160;:

«&|160;Que nul homme n’avait le droitd’opprimer son semblable…

«&|160;Que les coupables méritaient pitié,consolation, et non le mépris et la rigueur…

«&|160;Que les fers des esclaves devaientêtre brisés…&|160;»

«&|160;Glorifiées soient donc cesmaximes&|160;; les plus sages de nos druides les ont acceptéescomme saintes&|160;; c’est vous dire combien j’aime la tendre etpure morale de ce jeune maître de Nazareth… Mais, voyez-vous,Tétrik, – ajouta Victoria d’un air pensif, – il y a une choseétrange, mystérieuse, qui m’épouvante… Oui, bien des fois, durantmes longues veilles auprès du berceau de mon petit-fils, songeantau présent et au passé… j’ai été tourmentée d’une vague terreurpour l’avenir.

–&|160;Et cette terreur, – demanda Tétrik, –d’où vient-elle&|160;?

–&|160;Quelle a été depuis trois sièclesl’implacable ennemie de la Gaule&|160;? – reprit Victoria, – quellea été l’impitoyable dominatrice du monde&|160;?

–&|160;Rome, – répondit legouverneur, – Rome païenne&|160;!

–&|160;Oui, cette tyrannie qui pesait sur lemonde avait son siège à Rome, – reprit Victoria. – Alors, dites-moipar quelle fatalité les évêques, les papes de cette nouvellereligion qui aspirent, ils ne le cachent pas, à régner surl’univers en dominant les souverains du monde, non par la force,mais par la croyance… Oui, répondez&|160;! par quelle fatalité cespapes ont-ils établi à Rome le siège de leur nouveau pouvoir&|160;?Quoi&|160;! Jésus de Nazareth avait flétri de sa brûlante paroleles princes des prêtres comme des fourbes, comme deshypocrites&|160;! Il avait surtout prêché l’humilité, le pardon,l’égalité, la communauté parmi les hommes, et voilà qu’en son nomdivinisé de nouveaux princes des prêtres se donnent pourles futurs dominateurs de l’univers, les voilà déjà, comme le papeÉtienne, accusés d’ambition, de fourberie, d’intolérance, même parles autres évêques chrétiens&|160;!

–&|160;Et quel a été le premier pape qui soitvenu s’établir à Rome au nom de Jésus&|160;? Un de ses disciples,un ingrat, un renégat, qui trois fois a, par lâcheté, renié sonjeune maître… Ce renégat se nommait Pierre, – ai-je ajoutéà mon tour. – J’ai lu cette honteuse trahison dans un récitcontemporain sur la mort de Jésus, récit que m’a laissé mon aïeule…Victoria le connaît.

–&|160;C’est la vérité, – reprit ma sœur delait, – et ceci m’avait déjà paru sinistre… quoi&|160;! le premierpape de cette nouvelle religion, dont les évêques semblent renierde plus en plus la douce morale de Jésus, a été ce même disciplequi a lâchement renié son jeune maître, abandonné de tous au momentde son martyre et de sa mort… sublimes comme sa vie&|160;!…

–&|160;Est-ce vous que j’entends parler ainsi,Victoria&|160;? – reprit Tétrik en s’adressant à ma sœur delait&|160;; – vous, si sage, si éclairée, vous redoutez cesmalheureux qui professent leur foi par leur martyre&|160;!

–&|160;Oh&|160;! – s’écria lamère des camps avec exaltation, – j’aime… j’admire ces pauvreschrétiens mourant dans d’horribles tortures, en confessantl’égalité des hommes devant Dieu&|160;! l’affranchissement desesclaves, la communauté des biens, l’amour et le pardon descoupables&|160;!… J’aime… j’admire ces pauvres chrétiens quimeurent suppliciés, en disant au nom de Jésus&|160;: «&|160;Ceux-làsont des monstres d’iniquité, qui retiennent leurs frères enesclavage, qui les laissent souffrir du froid et de la faim, aulieu de partager avec eux leur pain et leur manteau…&|160;»Oh&|160;! pour ces héroïques martyrs, pitié&|160;!vénération&|160;!… Mais je redoute, pour l’avenir de la Gaule,ceux-là qui se disent les chefs, les papes de ces chrétiens… Oui,je les redoute, ces princes des prêtres, venant établir à Rome lesiège de leur mystérieux empire&|160;! à Rome, ce centre de la pluseffroyable tyrannie qui ait jamais écrasé le monde… Espèrent-ilsdonc que l’univers, ayant eu longtemps l’habitude de subirl’oppression de la Rome des Césars… subira patiemment l’oppressionde la Rome des papes&|160;!…

–&|160;Victoria, – reprit Tétrik, – vousexagérez la puissance de ces pontifes chrétiens&|160;; grand nombred’entre eux, persécutés par les empereurs romains, n’ont ils passubi le martyre comme les plus pauvres néophytes&|160;?…

–&|160;Je le sais… toute bataille a ses morts,et ces papes luttent contre les empereurs pour leur ravir ladomination du monde&|160;!… Je sais encore que parmi ces évêques,il s’en est trouvé de dignes de parler et de mourir au nom deJésus… mais s’il se rencontre de dignes pontifes, le gouvernement,la domination des prêtres n’en est pas moins en soiépouvantable&|160;!… Est-ce à moi de vous rappeler notre histoire,Tétrik&|160;? dites, n’a-t-il pas été despotique, impitoyable, legouvernement de nos prêtres à nous&|160;? Il y a dix siècles, dansces temps primitifs où nos druides, laissant, par un calcul odieux,les peuples dans une crasse ignorance, les dominaient par labarbarie, la superstition et la terreur&|160;!… Ces temps n’ont-ilspas été les plus détestables de l’histoire de la Gaule&|160;?… Cestemps d’oppression et d’abrutissement n’ont-ils pas duré jusqu’àces siècles glorieux et prospères, où nos druides, fondus dans lecorps de la nation, comme citoyens, comme pères, comme soldats, ontparticipé à la vie commune, aux joies de la famille, aux guerresnationales contre l’étranger… Eux, toujours les premiers à souleverles populations asservies&|160;! Oh&|160;! je vous le dis, je vousle dis… ce que je redoute pour l’avenir des nations, c’est qu’unjour, voyez-vous, il ne se fonde à Rome je ne sais quelleténébreuse alliance entre les puissants du monde et les papescatholiques… et alors, malheur aux peuples&|160;! car de cettealliance il sortira une effroyable tyrannie religieuse, cimentéepar le sang de ces martyrs héroïques qui de nos jours croientmourir pour l’affranchissement des peuples&|160;!…

Victoria, en parlant ainsi, me semblaitinspirée par le génie prophétique des druidesses des sièclespassés. Tétrik l’avait silencieusement écoutée, mais au lieu de luirépondre, il reprit en souriant, comme toujours, avecsérénité&|160;:

–&|160;Nous voici loin de l’accusation quenotre ami Scanvoch a portée contre moi… et pourtant, Victoria, vosparoles, au sujet des craintes que vous inspirent pour l’avenir lesprinces des prêtres chrétiens, comme vous les appelez,nous ramènent à cette accusation… Ainsi, selon vous, Scanvoch, lebut des perfidies que vous me reprochez serait d’arriver augouvernement de la Gaule, afin de la trahir au profit de Romepaïenne ou de Rome catholique&|160;?

–&|160;Oui, – lui dis-je, – je crois cela.

–&|160;En deux mots, Scanvoch, je vais mejustifier&|160;; Victoria m’aidera plus que personne… L’un de messecrétaires, dites-vous, a tâché d’exciter l’hostilité de nossoldats contre Victorin&|160;: votre révélation me sembletardive&|160;; puis…

–&|160;Je n’ai su cela qu’hier soir, – dis-jeau gouverneur de Gascogne en l’interrompant.

–&|160;Peu importe, – reprit-il&|160;; – cesecrétaire, je l’ai chassé dernièrement de chez moi, apprenant, parhasard, qu’en effet, irrité contre Victorin, qui, plusieurs foisici, l’avait raillé, il s’était vengé en répandant sur lui descalomnies encore plus ridicules qu’odieuses&|160;; mais laissonsces misères… Je suis ambitieux, dites-vous, ami Scanvoch&|160;? Jevise au gouvernement de la Gaule, dussé-je y arriver par d’indignesmanœuvres&|160;?… Demandez à Victoria quel est le but de monnouveau voyage à Mayence…

–&|160;Tétrik pense qu’il serait urgent pourla paix et la prospérité de la Gaule de proposer aux soldatsd’acclamer le fils de mon fils, comme héritier du gouvernement deson père… Tétrik se croit certain du consentement de l’empereurGalien.

–&|160;Tétrik prévoit donc la mort prochainede Victorin&|160;? – ai-je répondu regardant fixement legouverneur.

Mais celui-ci, dont on rencontrait rarementles yeux qu’il tenait ordinairement baissés, répondit&|160;:

–&|160;Les Franks sont de l’autre côté duRhin… et Victorin est d’une bravoure téméraire&|160;; mon vif désirest qu’il vive de longues années&|160;; mais, selon moi, la Gauletrouverait un gage de sécurité pour l’avenir, si elle savaitqu’après Victorin le pouvoir restera au fils de celui que l’armée aacclamé comme chef, surtout lorsque cet enfant aurait eu pouréducatrice Victoria la Grande… Victoria, l’auguste mère descamps&|160;!…

–&|160;Oui, – ai-je répondu en tâchant denouveau, mais en vain, de rencontrer le regard du gouverneur&|160;;– mais dans le cas où Victorin mourrait prochainement, qui me ditque vous, Tétrik, vous n’espérez pas être le tuteur de cet enfant,exercer le pouvoir en son nom, et arriver ainsi, par une autrevoie, au gouvernement de la Gaule&|160;?

–&|160;Parlez-vous sérieusement,Scanvoch&|160;? – reprit Tétrik. – Demandez à Victoria si elle abesoin de mon aide pour faire de son petit-fils un homme digned’elle et du pays&|160;?… La croyez-vous de ces femmes assezfaibles pour partager avec autrui une tâche glorieuse&|160;?L’idolâtrie des soldats pour elle ne vous est-elle pas un sûrgarant qu’elle seule, dans le cas où Victorin mourraitprématurément, qu’elle seule pourrait conserver la tutelle de sonpetit-fils et gouverner pour lui&|160;?

Victoria secoua la tête d’un air pensif etreprit&|160;:

–&|160;Je n’aime pas votre projet,Tétrik&|160;; quoi&|160;? désigner au choix des soldats un enfantencore au berceau&|160;; qui sait ce que sera cet enfant&|160;? quisait ce qu’il vaudra&|160;?

–&|160;Ne vous a-t-il pas pouréducatrice&|160;? – reprit Tétrik.

–&|160;N’ai-je pas aussi été l’éducatrice deVictorin&|160;? – répondit tristement la mère des camps&|160;; –cependant, malgré mes soins vigilants, mon fils a des défauts quiautorisent des calomnies redoutables, auxquelles je vous croisétranger&|160;; je vous le dis sincèrement, Tétrik, j’espèremaintenant que mon frère Scanvoch rendra, comme moi, justice àvotre loyauté.

–&|160;Je l’ai dit, et je le répète&|160;: jesoupçonne cet homme, – ai-je répondu à Victoria&|160;; – elles’écria avec impatience&|160;:

–&|160;Et moi, j’ai dit et je répète que tu esune tête de fer, une vraie tête bretonne&|160;! rebelle à touteraison, lorsqu’une idée fausse s’est implantée dans ta durecervelle.

Convaincu par instinct de la perfidie deTétrik, je n’avais pas de preuves contre lui, je me suis tu.

Tétrik a repris en souriant&|160;:

–&|160;Ni vous ni moi, Victoria, nous nepersuaderons le bon Scanvoch de son erreur&|160;; laissons ce soinà une irrésistible séductrice&|160;: la vérité. Avec letemps, elle prouvera ma loyauté. Nous reparlerons, Victoria, devotre répugnance à faire acclamer par l’armée votre petit-filscomme héritier du pouvoir de son père, j’espère vaincre vosscrupules&|160;; mais, dites-moi, j’ai vu tout à l’heure, en merendant chez vous, le capitaine Marion, cet ancien ouvrierforgeron, qu’à mon autre voyage au camp vous m’avez présenté commel’un des plus vaillants hommes de l’armée&|160;?

–&|160;Sa vaillance égale son bon sens et saferme raison, – reprit la mère des camps&|160;; – c’est aussi unnoble cœur, car, malgré son élévation, il a continué d’aimer commeun frère un de ses anciens compagnons de forge, resté simplesoldat.

–&|160;Et moi, – dis-je à Victoria, – dussé-jeencore passer pour une tête de fer… je crois que dans cetteaffection, le bon cœur et le bon sens du capitaine Marion setrompent. Selon moi, il aime un ennemi… Puissiez-vous, Victoria,n’être pas aussi aveugle que le capitaine Marion&|160;!

–&|160;Le fidèle compagnon du capitaine Marionserait son ennemi&|160;? – reprit Victoria. – Tu es dans un jour deméfiance, mon frère…

–&|160;Un envieux est toujours un ennemi.L’homme dont je parle est resté soldat&|160;; il porte envie à sonancien camarade, devenu l’un des premiers capitaines de l’armée… Del’envie à la haine, il n’y a qu’un pas.

En disant ceci, j’avais encore, mais en vain,tâché de rencontrer le regard du gouverneur de Gascogne&|160;; maisje remarquai chez lui, non sans surprise, une sorte detressaillement de joie lorsque j’affirmai que le capitaine Marionavait pour ennemi secret son camarade de guerre. Tétrik, toujoursmaître de lui, craignant sans doute que son tressaillement ne m’eûtpas échappé, reprit&|160;:

–&|160;L’envie est un sentiment si révoltant,que je ne puis en entendre parler sans émotion. Je suis vraimentchagrin de ce que Scanvoch, qui, je l’espère, se trompe cette foisencore, nous apprend sur le camarade du capitaine Marion… Mais sima présence vous empêche de recevoir le capitaine, dites-le-moi,Victoria… je me retire.

–&|160;Je désire au contraire que vousassistiez à l’entretien que je dois avoir avec Marion et mon frèreScanvoch&|160;; tous deux ont été chargés par mon fils d’importantsmessages… et pourtant, – ajouta-t-elle avec un soupir, – la matinées’avance, et mon fils n’est pas ici…

À ce moment la porte de la chambre s’ouvrit,et Victorin parut, accompagné du capitaine Marion.

Victorin était alors âgé de vingt-deux ans. Jet’ai dit, mon enfant, que l’on avait frappé plusieurs médailles oùil figurait sous les traits du dieu Mars, à côté de samère, coiffée d’un casque ainsi que la Minerveantique&|160;; Victorin aurait pu en effet servir de modèle à unestatue du dieu de la guerre. Grand, svelte, robuste, sa tournure, àla fois élégante et martiale, plaisait à tous les yeux&|160;; sestraits, d’une beauté rare comme ceux de sa mère, en différaient parune expression joyeuse et hardie. La franchise, la générosité deson caractère se lisaient sur son visage&|160;; malgré soi, l’onoubliait en le voyant les défauts qui déparaient ce vaillantnaturel, trop vivace, trop fougueux pour refréner les entraînementsde l’âge. Victorin venait sans doute de passer une nuit de plaisir,pourtant sa figure était aussi reposée que s’il fût sorti de sonlit. Un chaperon de feutre, orné d’une aigrette, couvrait à demises cheveux noirs, bouclés autour de son mâle et brun visage, àdemi ombragé d’une légère barbe brune&|160;; sa saie gauloise,d’étoffe de soie rayée de pourpre et de blanc, était serrée à sataille par un ceinturon de cuir brodé d’argent, où pendait son épéeà poignée d’or curieusement ciselée, véritable chef-d’œuvre del’orfèvrerie d’Autun. Victorin en entrant chez sa mère, suivi ducapitaine Marion, alla droit à Victoria avec un mélange detendresse et de respect&|160;; il mit un genou à terre, prit une deses mains qu’il baisa, puis, ôtant son chaperon, il tendit sonfront en disant&|160;:

–&|160;Salut, ma mère&|160;!…

Il y avait un charme si touchant dansl’attitude, dans l’expression des traits du jeune général, ainsiagenouillé devant sa mère, que je la vis hésiter un instant entrele désir d’embrasser ce fils qu’elle adorait et la volonté de luitémoigner son mécontentement&|160;; aussi, repoussant légèrement dela main le front de Victorin, elle lui dit d’une voix grave, en luimontrant le berceau placé à côté d’elle&|160;:

–&|160;Embrassez votre fils… vous ne l’avezpas vu depuis hier matin…

Le jeune général comprit ce reproche indirect,se releva tristement, s’approcha du berceau, prit l’enfant entreses bras, et l’embrassa avec effusion en regardant Victoria,semblant ainsi se dédommager de la sévérité maternelle.

Le capitaine Marion s’était approché demoi&|160;; il me dit tout bas&|160;:

–&|160;C’est pourtant un bon cœur que ceVictorin&|160;; combien il aime sa mère… combien il aime sonenfant&|160;!… Il leur est certes aussi attaché que je le suis,moi, à mon ami Eustache, qui compose à lui seul toute ma famille…Quel dommage que cette peste de luxure (le bon capitaineprononçait peu de paroles sans y joindre cette exclamation), queldommage que cette peste de luxure tienne si souvent ce jeune hommeentre ses griffes&|160;!

–&|160;C’est un malheur&|160;!… Maiscroyez-vous Victorin capable de l’infâme lâcheté dont on l’accusedans le camp&|160;? – ai-je répondu au capitaine de manière à êtreentendu de Tétrik, qui, parlant tout bas à Victoria, semblait luireprocher sa sévérité à l’égard de son fils.

–&|160;Non, par le diable&|160;! – repritMarion, – je ne crois pas Victorin capable de ces indignités…surtout quand je le vois ainsi entre son fils et sa mère.

Le jeune général, après avoir soigneusementreplacé dans le berceau l’enfant qui lui tendait ses bras, ditaffectueusement au gouverneur de Gascogne&|160;:

–&|160;Salut, Tétrik&|160;!… j’aime toujours àvoir ici le sage et fidèle ami de ma mère.

Puis se tournant vers moi&|160;:

–&|160;Je savais ton retour, Scanvoch… enl’apprenant, ma joie a été grande, et grande aussi mon inquiétudedurant ton absence. Ces bandits franks nous ont souvent prouvécomment ils respectaient les trêves et les parlementaires…

Mais, remarquant sans doute la tristesseencore empreinte sur les traits de Victoria, son fils s’approchad’elle, et lui dit avec autant de franchise que de tendredéférence&|160;:

–&|160;Tenez, ma mère… avant de parler ici desmessages du capitaine Marion et de Scanvoch… laissez-moi vous direce que j’ai sur le cœur… peut-être votre front s’éclaircira-t-il…et je ne verrai plus ce mécontentement dont je m’afflige… Tétrikest notre bon parent, le capitaine Marion notre ami, Scanvoch votrefrère… je n’ai rien à cacher ici… Avouez-le, chère mère, vous êteschagrine parce que j’ai passé cette nuit dehors&|160;?

–&|160;Vos désordres m’affligent, Victorin… jem’afflige davantage encore de ce que ma voix n’est plus écoutée parvous…

–&|160;Mère… je veux tout vous avouer&|160;;mais, je vous le jure, je me suis plus cruellement reproché mafaiblesse que vous ne me la reprocherez vous-même… Hier soir,fidèle à ma promesse de m’entretenir longuement avec vous pendantune partie de la nuit sur de graves intérêts, je rentrais sagementau logis… j’avais refusé… oh&|160;! héroïquement refusé d’allersouper avec trois capitaines des dernières légions de cavaleriearrivées à Mayence et venant de Béziers… Ils avaient eu beau mevanter de grandes vieilles cruches de vin de ce pays du vin parexcellence, soigneusement apportées par eux dans leur chariot deguerre pour fêter leur bienvenue… j’étais resté impitoyable… ilscrurent alors me gagner en me parlant de deux chanteusesbohémiennes de Hongrie, Kidda et Flory… (Pardon, ma mère, deprononcer de pareils noms devant vous, mais la vérité m’y oblige.)Ces bohémiennes, disaient mes tentateurs, arrivées à Mayence depuispeu de temps, étaient belles comme des astres, lutines comme desdémons, et chantaient comme des rossignols&|160;!

–&|160;Ah&|160;! je la vois… je la vois venird’ici, cette peste de luxure, marchant sur ses pattes velues, commeune tigresse sournoise et affamée&|160;! – s’écria Marion. – Que jevoudrais donc faire danser ces effrontées diablesses de Bohème surdes plaques de fer rougies au feu… c’est alors qu’elleschanteraient d’une manière douce à mes oreilles…

–&|160;J’ai été encore plus sage que toi,brave Marion, – reprit Victorin&|160;; – je n’ai voulu les voirchanter et danser d’aucune façon… j’ai fui à grands pas mestentateurs pour revenir ici…

–&|160;Tu auras eu beau fuir, cette damnéeluxure a les jambes aussi longues que les bras et les dents&|160;!– dit le capitaine&|160;; – elle t’aura rattrapé,Victorin&|160;!

–&|160;Daignez m’écouter, ma mère, – repritVictorin voyant ma sœur de lait faire un geste de dégoût etd’impatience. – Je n’étais plus qu’à deux cents pas du logis… lanuit était noire, une femme enveloppée d’une mante à capuchonm’aborde…

–&|160;Et de trois&|160;! – s’écria le boncapitaine en joignant les mains. – Voici les deux bohémiennesrenforcées d’une femme à coqueluchon… Ah&|160;! malheureuxVictorin&|160;! l’on ne sait pas les pièges diaboliques cachés sousces coqueluchons… mon ami Eustache serait encoqueluchonné… que jele fuirais&|160;!…

«&|160;– Mon père est un vieux soldat, me ditcette femme, – reprit Victorin&|160;; – une de ses blessures s’estrouverte, il se meurt. Il vous a vu naître, Victorin… il ne veutpas mourir sans presser une dernière fois la main de son jeunegénéral&|160;; refuserez-vous cette grâce à mon pèreexpirant&|160;?&|160;» – Voilà ce que m’a dit cette inconnue d’unevoix touchante. Qu’aurais-tu fait, toi, Marion&|160;?

–&|160;Malgré mon épouvante des coqueluchons,je serais, ma foi, allé voir ce vieux homme, – répondit lecapitaine&|160;; – certes j’y serais allé, puisque ma présencepouvait lui rendre la mort plus agréable…

–&|160;Je fais donc ce que tu aurais fait,Marion, je suis l’inconnue&|160;; nous arrivons à une maisonobscure, la porte s’ouvre, ma conductrice me prend la main, jemarche quelques pas dans les ténèbres&|160;; soudain une vivelumière m’éblouit, je me vois entouré par les trois capitaines deslégions de Béziers, et par d’autres officiers&|160;; la femmevoilée laisse tomber sa mante, et je reconnais…

–&|160;Une de ces damnées bohèmes&|160;! –s’écria le capitaine. – Ah&|160;! je te disais bien, Victorin, queles coqueluchons cachaient d’horribles choses&|160;!

–&|160;Horribles&|160;?… Hélas&|160;! non,Marion&|160;; et je n’ai pas eu le courage de fermer les yeux…Aussitôt je suis cerné de tous côtés&|160;; l’autre bohémienneaccourt, les officiers m’entourent&|160;; les portes sont fermées,on m’entraîne à la place d’honneur. Kidda se met à ma droite, Floryà ma gauche&|160;; devant moi se dresse une de ces grosses vieillescruches, remplie d’un divin nectar, disaient ces maudits, et…

–&|160;Et le jour vous surprend dans cettenouvelle orgie, – dit gravement Victoria en interrompant son fils.– Vous oubliez ainsi dans la débauche l’heure qui vous rappelaitauprès de moi. Est-ce là une excuse&|160;?…

–&|160;Non, chère mère, c’est un aveu… carj’ai été faible… mais aussi vrai que la Gaule est libre, jerevenais sagement près de vous sans la ruse qu’on a employée pourme retenir. Ne me serez-vous pas indulgente, cette foisencore&|160;? Je vous en supplie&|160;! – ajouta Victorin ens’agenouillant de nouveau devant ma sœur de lait. – Ne soyez plusainsi soucieuse et sévère&|160;; je sais mes torts&|160;! L’âge meguérira… Je suis trop jeune, j’ai le sang trop vif&|160;; l’ardeurdu plaisir m’emporte souvent malgré moi… Pourtant, vous le savez,ma mère, je donnerais ma vie pour vous…

–&|160;Je le crois&|160;; mais vous ne meferiez pas le sacrifice de vos folles et mauvaises passions…

–&|160;À voir Victorin ainsi respectueux etrepentant aux genoux de sa mère, – ai-je dit tout bas à Marion, –penserait-on que c’est là ce général illustre et redouté desennemis de la Gaule, qui, à vingt-deux ans a déjà gagné cinqgrandes batailles&|160;?

–&|160;Victoria, – reprit Tétrik de sa voixinsinuante et douce, – je suis père aussi et enclin à l’indulgence…De plus, dans mes délassements, je suis poète et j’ai écrit uneode à la jeunesse. Comment serais-je sévère&|160;?… J’aimetant les vaillantes qualités de notre cher Victorin, que le blâmem’est difficile&|160;! Serez-vous donc insensible aux tendresparoles de votre fils&|160;?… Sa jeunesse est son seul crime… Ilvous l’a dit, l’âge le guérira… et son affection pour vous, sadéférence à vos volontés, hâteront la guérison…

Au moment où le gouverneur de Gascogne parlaitainsi, un grand tumulte se fit au dehors de la demeure deVictoria&|160;; et bientôt on entendit ce cri&|160;:

–&|160;Aux armes&|160;! auxarmes&|160;!

Victorin et sa mère, près de laquelle ils’était tenu agenouillé, se levèrent brusquement.

–&|160;On crie aux armes&|160;! – dit vivementle capitaine Marion en prêtant l’oreille.

–&|160;Les Franks auront rompu la trêve&|160;!– m’écriai-je à mon tour&|160;; – hier un de leurs chefs m’avaitmenacé d’une prochaine attaque contre le camp&|160;; je n’avais pascru à une si prompte résolution.

–&|160;On ne rompt jamais une trêve avant sonterme, sans notifier cette rupture, – dit Tétrik.

–&|160;Les Franks sont des barbares capablesde toutes les trahisons&|160;! – s’écria Victorin en courant versla porte.

Elle s’ouvrit devant un officier couvert depoussière, et haletant qu’il ne put d’abord à peine parler.

–&|160;Vous êtes du poste de l’avant-garde ducamp, à quatre lieues d’ici, – dit le jeune général au nouveauvenu, car Victorin connaissait tout les officiers de l’armée, – quese passe-t-il&|160;?

–&|160;Une innombrable quantité de radeaux,chargés de troupes et remorqués par des barques, commençaient àparaître vers le milieu du Rhin, lorsque, d’après l’ordre ducommandant du poste, je l’ai quitté pour accourir à toute bridevous annoncer cette nouvelle, Victorin… Les hordes franques doiventà cette heure avoir débarqué… Le poste que je quitte, trop faiblepour résister à une armée, s’est sans doute replié sur lecamp&|160;; en le traversant j’ai crié aux armes&|160;! Les légionset les cohortes se forment à la hâte.

–&|160;C’est la réponse de ces barbares ànotre message porté par Scanvoch, – dit la mère des camps àVictorin.

–&|160;Que t’ont répondu les Franks&|160;? –me demanda le jeune général.

–&|160;Néroweg, un des principaux rois de leurarmée, a repoussé toute idée de paix, – ai-je dit à Victorin&|160;;– ces barbares veulent envahir la Gaule, s’y établir et nousasservir… J’ai menacé leur chef d’une guerre d’extermination&|160;;il m’a répondu que le soleil ne se lèverait pas six fois avantqu’il fût venu ici, dans notre camp, enlever Victoria laGrande…

–&|160;S’ils marchent sur nous, il n’y a pasun instant à perdre&|160;! – s’écria Tétrik effrayé en s’adressantau jeune général qui, calme, pensif, les bras croisés sur lapoitrine, réfléchissait en silence&|160;; – il faut agir, etpromptement agir&|160;!

–&|160;Avant d’agir, – répondit Victorintoujours méditatif, – il faut penser.

–&|160;Mais, – reprit le gouverneur, – si lesFranks s’avancent rapidement vers le camp&|160;?

–&|160;Tant mieux&|160;! – dit Victorin avecimpatience, – tant mieux, laissons-les s’approcher…

La réponse de Victorin surprit Tétrik, et, jel’avoue, j’aurais été moi-même étonné, presque inquiet d’entendrele jeune général parler de temporisation en présence d’une attaqueimminente, si je n’avais eu de nombreuses preuves de la sûreté dejugement de Victorin&|160;; sa mère fit signe au gouverneur de lelaisser réfléchir à son plan de bataille, qu’il méditait sansdoute, et dit à Marion&|160;:

–&|160;Vous arrivez ce matin de votre voyageau milieu des peuplades de l’autre côté du Rhin, si souvent pilléespar ces barbares&|160;? Quelles sont les dispositions de cestribus&|160;?

–&|160;Trop faibles pour agir seules, elles sejoindront à nous au premier appel… Des feux allumés par nous, ou lejour ou la nuit, sur la colline de Bérak, leur donneront lesignal&|160;; des veilleurs l’attendent&|160;; aussitôt qu’ilsl’apercevront, ils se tiendront prêts à marcher&|160;; un de nosmeilleurs capitaines, après le signal donné, fera embarquerquelques troupes d’élite, traversera le Rhin et opérera sa jonctionavec ces tribus, pendant que le gros de notre armée agira d’unautre côté.

–&|160;Votre projet est excellent, capitaineMarion, – dit Victoria&|160;; – en ce moment surtout une pareillealliance nous est d’un grand secours… Vous avez, comme d’habitude,vu juste et loin…

–&|160;Quand on a de bons yeux, il faut tâcherde s’en servir de son mieux, – répondit avec bonhomie le capitaine,– aussi ai-je dit à mon ami Eustache…

–&|160;Quel ami&|160;? – demandaVictoria&|160;; – de qui parlez-vous, capitaine&|160;?

–&|160;D’un soldat… mon ancien camaraded’enclume&|160;: je l’avais emmené avec moi dans le voyage d’oùj’arrive&|160;; or, au lieu de ruminer en moi-même mes petitsprojets, je les dis tout haut à mon ami Eustache&|160;; il estdiscret, point sot du tout, bourru en diable, et souvent il megrommelle des observations dont je profite.

–&|160;Je sais votre amitié pour ce soldat, –reprit Victoria, – elle vous honore.

–&|160;C’est chose simple que d’aimer un vieilami&|160;; je lui ai donc dit&|160;: Vois-tu, Eustache, un jour oul’autre ces écorcheurs franks tenteront une attaque décisive contrenous&|160;; ils laisseront, pour assurer leur retraite, une réserveà la garde de leur camp et de leurs chariots de guerre&|160;; cetteréserve ne sera pas un bien gros morceau à avaler pour nos tribusalliées, renforcées d’une bonne légion d’élite commandée par un denos capitaines… de sorte que si ces écorcheurs sont battus de cecôté-ci du Rhin, toute retraite leur sera coupée sur l’autre rive.Ce que je prévoyais arrive aujourd’hui&|160;; les Franks nousattaquent&|160;; il faudrait donc, je crois, envoyer sur l’heureaux tribus alliées quelques troupes d’élite, commandées par uncapitaine énergique, prudent et avisé.

–&|160;Ce capitaine… ce sera vous, Marion, –dit Victoria.

–&|160;Moi, soit… Je connais le pays… monprojet est fort simple… Pendant que les Franks viennent nousattaquer, je traverse le Rhin, afin de brûler leur camp, leurschariots et d’exterminer leur réserve… Que Victorin les batte surnotre rive, ils voudront repasser le fleuve et me trouveront surl’autre bord avec mon ami Eustache, prêt à leur tendre autre choseque la main pour les aider à aborder. Grande vanité d’ailleurs poureux d’aborder en ce lieu, puisqu’ils n’y trouveraient plus niréserve, ni camp, ni chariots.

–&|160;Marion, – reprit ma sœur de lait aprèsavoir attentivement écouté le capitaine, – le gain de la batailleest certain, si vous exécutez ce plan avec votre bravoure et votresang-froid ordinaires.

–&|160;J’ai bon espoir, car mon ami Eustachem’a dit d’un ton encore plus hargneux que d’habitude&|160;:«&|160;Il n’est point déjà si sot, ton projet, il n’est point déjàsi sot.&|160;» Or, l’approbation d’Eustache m’a toujours portébonheur.

–&|160;Victoria, – dit à demi-voix Tétrik, nepouvant contraindre davantage son anxiété, – je ne suis pas hommede guerre… j’ai une confiance entière dans le génie militaire devotre fils&|160;; mais de moment en moment un ennemi qui nous estdeux ou trois fois supérieur en nombre s’avance contre nous… etVictorin ne décide rien, n’ordonne rien&|160;!

–&|160;Il vous l’a dit avec raison&|160;:Avant d’agir, il faut penser, – répondit Victoria. – Ce calmeréfléchi… au moment du péril, est d’un homme sage… N’est-il pasinsensé de courir en aveugle au-devant du danger&|160;?

Soudain Victorin frappa dans ses mains, sautaau cou de sa mère qu’il embrassa, en s’écriant&|160;:

–&|160;Ma mère… Hésus m’inspire… Pas un de cesbarbares n’échappera, et pour longtemps la paix de la Gaule sera dumoins assurée… Ton projet est excellent, Marion… il se lie à monplan de bataille comme si nous l’avions conçu à nous deux.

–&|160;Quoi&|160;! tu m’as entendu&|160;? –dit le capitaine étonné, – moi qui te croyais absorbé dans tesréflexions&|160;!

–&|160;Un amant, si absorbé qu’il paraisse,entend toujours ce qu’on dit de sa maîtresse, mon brave Marion, –répondit gaiement Victorin&|160;; – et ma souveraine maîtresse, àmoi… c’est la guerre&|160;!

–&|160;Encore cette peste de luxure&|160;! –me dit à demi-voix le capitaine. – Hélas&|160;! elle le poursuitpartout, jusque dans ses idées de bataille&|160;!

–&|160;Marion, – reprit Victorin, – nous avonsici, sur le Rhin, deux cents barques de guerre à sixrames&|160;?

–&|160;Tout autant et bien équipées.

–&|160;Cinquante de ces barques te suffirontpour transporter le renfort de troupes d’élite, que tu vas conduireà nos alliés de l’autre côté du fleuve&|160;?

–&|160;Cinquante me suffiront.

–&|160;Les cent cinquante autres, montéeschacune par dix rameurs-soldats armés de haches, et par vingtarchers choisis, se tiendront prêtes à descendre le Rhin jusqu’aupromontoire d’Herfel, où elles attendront de nouvellesinstructions&|160;; donne cet ordre au capitaine de la flottille ent’embarquant.

–&|160;Ce sera fait…

–&|160;Exécute ton plan de point en point,brave Marion… Extermine la réserve des Franks, incendie leur camp,leurs chariots… La journée est à nous si je force ces écorcheurs àla retraite.

–&|160;Et tu les y forceras, Victorin… c’estchez toi vieille habitude, quoique ta barbe soit naissante. Jecours chercher mon bon ami Eustache et exécuter tes ordres…

Avant de sortir, le capitaine Marion tira sonépée, la présenta par la poignée à la mère des camps, et luidit&|160;:

–&|160;Touchez, s’il vous plaît, cette épée devotre main, Victoria… ce sera d’un bon augure pour la journée…

–&|160;Va, brave et bon Marion, – répondit lamère des camps en rendant l’arme, après en avoir serré virilementla poignée dans sa belle et blanche main, – va, Hésus est pour laGaule, qui veut vivre libre et prospère.

–&|160;Notre cri de guerre sera&|160;:Victoria la Grande&|160;! et on l’entendra d’un bord à l’autre duRhin, – dit Marion avec exaltation.

Puis il ajouta en sortantprécipitamment&|160;:

–&|160;Je cours chercher mon ami Eustache, età nos barques&|160;! à nos barques&|160;!

Au moment où Marion sortait, plusieurs chefsde légions et de cohortes, instruits du débarquement des Franks parl’officier qui, porteur de cette nouvelle, avait sur son passagerépandu l’alarme dans le camp, accoururent prendre les ordres dujeune général.

–&|160;Mettez-vous à la tête de vos troupes, –leur dit-il. – Rendez-vous avec elles au champ d’exercice. Là,j’irai vous rejoindre, et je vous assignerai votre marche debataille&|160;; je veux auparavant en conférer avec ma mère.

–&|160;Nous connaissons ta vaillance et tongénie militaire, – répondit le plus âgé de ces chefs de cohortes,robuste vieillard à barbe blanche. – Ta mère, l’ange de la Gauleveille à tes côtés… Nous attendrons tes ordres avec confiance.

–&|160;Ma mère, – dit le jeune général d’unevoix touchante, – votre pardon, à la face de tous, et un baiser devous, me donneraient bon courage pour cette grande journée debataille&|160;!&|160;!&|160;!

–&|160;Les égarements de la jeunesse de monfils ont souvent attristé mon cœur, ainsi que le vôtre, à vous, quil’avez vu naître, – dit Victoria aux chefs de cohortes&|160;; –pardonnez-lui comme je lui pardonne…

Et elle serra passionnément son fils contre sapoitrine.

–&|160;D’infâmes calomnies ont couru dansl’armée contre Victorin, – reprit le vieux capitaine&|160;; – nousn’y avons pas cru, nous autres&|160;; mais, moins éclairé que nous,le soldat est prompt au blâme comme à la louange… Suis donc lesconseils de ton auguste mère, Victorin, ne donne plus prétexte auxcalomnies… Nous te disons ceci comme à notre fils, à toi l’enfantdes camps, dont Victoria la Grande est la mère&|160;: nous allonsattendre tes ordres&|160;; compte sur nous, nous comptons surtoi.

–&|160;Vous me parlez en père, – réponditVictorin, ému de ces simples et dignes paroles, – je vous écouteraien fils&|160;; votre vieille expérience m’a guidé tout enfant surles champs de bataille&|160;; votre exemple a fait de moi le soldatque je suis&|160;; je tâcherai, aujourd’hui encore, de me montrerdigne de vous et de ma mère…

–&|160;C’est ton devoir, puisque nous nousglorifions en toi et en elle, – répondit le vieux capitaine&|160;;puis, s’adressant à Victoria&|160;: – L’armée ne te verra-t-ellepas tout à l’heure avant de marcher au combat&|160;? Pour nossoldats et pour nous, ta présence est toujours un bon présage…

–&|160;J’accompagnerai mon fils jusqu’au champd’exercice, et puis bataille et triomphe&|160;!… Les aiglesromaines planaient sur notre terre asservie&|160;! le coq gauloisles en a chassées… et il ne chasserait pas cette nuée d’oiseaux deproie qui veulent s’abattre sur la Gaule&|160;! – s’écria la mèredes camps avec un élan si fier, si superbe, que je crus voir enelle la déesse de la patrie et de la liberté. – Par Hésus&|160;! leFrank barbare nous conquérir&|160;! Il ne resterait donc en Gauleni une lance, ni une épée, ni une fourche, ni un bâton, ni unepierre&|160;!…

À ces mâles paroles, les chefs des légions,partageant l’exaltation de Victoria, tirèrent spontanément leursépées, les choquèrent les unes contre les autres, et s’écrièrent àce bruit guerrier&|160;:

–&|160;Par le fer de ces épées, Victoria, nouste le jurons, la Gaule restera libre, ou tu ne nous reverraspas&|160;!…

–&|160;Oui… par ton nom auguste et cher,Victoria&|160;! nous combattrons jusqu’à la dernière goutte desang&|160;!…

Et tous sortirent en criant&|160;:

–&|160;Aux armes&|160;! noslégions&|160;!…

–&|160;Aux armes&|160;! noscohortes&|160;!…

Durant toute cette scène, où s’étaient sipuissamment révélés le génie militaire de Victorin, sa tendredéférence pour sa mère, l’imposante influence qu’elle et luiexerçaient sur les chefs de l’armée, j’avais souvent, à la dérobée,jeté les yeux sur le gouverneur de Gascogne, retiré dans un coin dela chambre&|160;; était-ce sa peur de l’approche des Franks&|160;?était-ce sa secrète rage de reconnaître en ce moment la vanité deses calomnies contre Victorin (car malgré la doucereuse habileté desa défense, je soupçonnais toujours Tétrik)&|160;? Je nesais&|160;; mais sa figure livide, altérée, devenait de plus enplus méconnaissable… Sans doute de mauvaises passions, qu’il avaitintérêt à cacher, l’animaient alors&|160;; car, après le départ deschefs de légions, la mère des camps s’étant retournée vers legouverneur, celui-ci tâcha de reprendre son masque de douceurhabituelle, et dit à Victoria, en s’efforçant de sourire&|160;:

–&|160;Vous et votre fils, vous êtes doués demagie… Selon ma faible raison, rien n’est plus inquiétant que cetteapproche de l’armée franque, dont vous ne semblez pas vous soucier,délibérant aussi paisiblement ici que si le combat devait avoirlieu demain… Et pourtant votre tranquillité, en de pareillescirconstances, me donne une aveugle confiance…

–&|160;Rien de plus naturel que notretranquillité, – reprit Victorin&|160;; – j’ai calculé le tempsnécessaire aux Franks pour achever de traverser le Rhin, dedébarquer leurs troupes, de former leurs colonnes, et d’arriver àun passage qu’ils doivent forcément traverser… Hâter mes mouvementsserait une faute, ma lenteur me sert.

Puis, s’adressant à moi, Victorin medit&|160;:

–&|160;Scanvoch, va t’armer&|160;; j’aurai desordres à te donner après avoir conféré avec ma mère.

–&|160;Tu me rejoindras avant que d’allerretrouver mon fils sur le champ d’exercice, – me dit à son tourVictoria&|160;; – j’ai aussi, moi, quelques recommandations à tefaire.

–&|160;J’oubliais de te dire une choseimportante peut-être en ce moment, – ai-je repris. – La sœur d’undes rois franks, craignant d’être mise à mort par sonfrère, est venue hier du camp des barbares avec moi.

–&|160;Cette femme pourra servir d’otage, –dit Tétrik, – il faut la garder étroitement comme prisonnière.

–&|160;Non, – ai-je répondu au gouverneur, –j’ai promis à cette femme qu’elle serait libre ici, et je l’aiassurée de la protection de Victoria.

–&|160;Je tiendrai ta promesse, – reprit masœur de lait. – Où est cette femme&|160;?

–&|160;Dans ma maison.

–&|160;Fais-la conduire ici après le départdes troupes, je la verrai.

Je sortais, ainsi que le gouverneur deGascogne, afin de laisser Victorin seul avec sa mère, lorsque j’aivu entrer chez elle plusieurs bardes et druides qui, selon notreantique usage, marchaient toujours à la tête de l’armée, afin del’animer encore par leurs chants patriotiques et guerriers.

En quittant la demeure de Victoria, je couruschez moi pour m’armer et prendre mon cheval. De toutes parts lestrompettes, les buccins, les clairons retentissaient au loin dansle camp&|160;; lorsque j’entrai dans ma maison, ma femme et Sampso,déjà prévenues par la rumeur publique du débarquement des Franks,préparaient mes armes&|160;; Ellèn fourbissait de son mieux macuirasse d’acier, dont le poli avait été la veille altéré par lefeu du brasier allumé sur mon armure par l’ordre de Néroweg,l’Aigle terrible, ce puissant Roi des Franks.

–&|160;Tu es bien la vraie femme d’un soldat,– dis-je à Ellèn, en souriant de la voir si contrariée de nepouvoir rendre brillante la place ternie qui contrastait avec lesautres parties de ma cuirasse. – L’éclat des armes de ton mari estta plus belle parure.

–&|160;Si nous n’étions pas si pressées par letemps, – me dit Ellèn, – nous serions parvenues à faire disparaîtrecette place noire&|160;; car, depuis une heure, Sampso et moi, nouscherchons à deviner comment tu as pu noircir et ternir ainsi tacuirasse.

–&|160;On dirait des traces de feu, – repritSampso, qui, de son côté, fourbissait activement mon casque avec unmorceau de peau&|160;; – le feu seul peut ainsi ronger le poli del’acier.

–&|160;Vous avez deviné, Sampso, – ai-jerépondu en riant et allant prendre mon épée, ma hache d’armes etmon poignard, – il y avait grand feu au camp des Franks&|160;; cesgens hospitaliers m’ont engagé à m’approcher du brasier&|160;; lasoirée était fraîche, et je me suis placé un peu trop près dufoyer.

–&|160;L’annonce du combat te rend joyeux, monScanvoch, – reprit ma femme&|160;; – c’est ton habitude, je le saisdepuis longtemps.

–&|160;Et l’annonce du combat ne t’attristepas, mon Ellèn, parce que tu as le cœur ferme.

–&|160;Je puise ma fermeté dans la foi de nospères, mon Scanvoch&|160;; elle m’a enseigné que nous allonsrevivre ailleurs avec ceux-là que nous avons aimés dans cemonde-ci, – me répondit doucement Ellèn, en m’aidant, ainsi queSampso, à boucler ma cuirasse. – Voilà pourquoi je pratique cettemaxime de nos mères&|160;: «&|160;La Gauloise ne pâlit jamaislorsque son vaillant époux part pour le combat, et elle rougit debonheur à son retour.&|160;» S’il ne revient plus, elle songe avecfierté qu’il est mort en brave, et chaque soir elle se dit&|160;:«&|160;Encore un jour d’écoulé, encore un pas de fait vers cesmondes inconnus où l’on va retrouver ceux qui nous ont étéchers&|160;!&|160;»

–&|160;Ne parlons pas d’absence, mais deretour, – dit Sampso en me présentant mon casque si soigneusementfourbi de ses mains, qu’elle aurait pu mirer dans l’acier sa doucefigure&|160;; – vous avez été jusqu’ici heureux à la guerre,Scanvoch, le bonheur vous suivra, vous nous le ramènerez avecvous.

–&|160;J’en crois votre assurance, chèreSampso… Je pars, heureux de votre affection de cœur et de l’amourd’Ellèn&|160;; heureux je reviendrai, surtout si j’ai pu marquer denouveau à la face certain roi de ces écorcheurs franks, enreconnaissance de sa loyale hospitalité d’hier envers moi&|160;;mais me voici armé… un baiser à mon petit Aëlguen, et àcheval&|160;!…

Au moment où je me dirigeais vers la chambrede ma femme, Sampso m’arrêtant&|160;:

–&|160;Mon frère… et cetteétrangère&|160;?

–&|160;Vous avez raison, Sampso, jel’oubliais.

J’avais, par prudence, enfermé Elwig&|160;;j’allai heurter à sa porte, et je lui dis&|160;:

–&|160;Veux-tu que j’entre chez toi&|160;?

Elle ne me répondit pas&|160;; inquiet de cesilence, j’ouvris la porte&|160;: je vis Elwig assise sur le bordde sa couche, son front entre ses mains. À mon aspect, elle jetasur moi un regard farouche et resta muette. Je luidemandai&|160;:

–&|160;Le sommeil t’a-t-il calmée&|160;?

–&|160;Il n’est plus de sommeil pour moi… –m’a-t-elle brusquement répondu. – Riowag est mort&|160;!…

–&|160;Vers le milieu du jour, ma femme et masœur te conduiront auprès de Victoria la Grande&|160;; elle tetraitera en amie… Je lui ai annoncé ton arrivée au camp.

La sœur de Néroweg, l’Aigle terrible,me répondit par un geste d’insouciance.

–&|160;As-tu besoin de quelque chose&|160;? –lui ai-je dit. – Veux-tu manger&|160;? veux-tu boire&|160;?…

–&|160;Je veux de l’eau… J’ai soif… jebrûle&|160;!…

Sampso, malgré le refus de la prêtresse, allachercher quelques provisions, une cruche d’eau, déposa le tout prèsd’Elwig, toujours sombre, immobile et muette&|160;; je fermai laporte, et remettant la clef à ma femme&|160;:

–&|160;Toi et Sampso, vous accompagnerez cettemalheureuse créature chez Victoria vers le milieu du jour&|160;;mais veille à ce qu’elle ne puisse être seule avec notreenfant…

–&|160;Que crains-tu&|160;?

–&|160;Il y a tout à craindre de ces femmesbarbares, aussi dissimulées que féroces… J’ai tué son amant en medéfendant contre lui, elle serait peut-être capable par vengeanced’étrangler notre fils.

À ce moment je te vis accourir à moi, mon cherenfant. Entendant ma voix du fond de la chambre de ta mère, tuavais quitté ton lit, et tu venais demi-nu, les bras tendus versmoi, tout riant à la vue de mon armure, dont l’éclat réjouissaittes yeux. L’heure me pressait, je t’embrassai tendrement, ainsi queta mère et ta sœur&|160;; puis j’allai seller mon cheval, mon braveet vigoureux Tom-Bras, à qui j’avais donné ce nom, encommémoration de notre aïeul Joel, qui appelait aussiTom-Bras le fougueux étalon qu’il montait à la bataille deVannes. Sampso et ta mère, qui te tenait entre ses bras,m’accompagnèrent jusqu’à l’écurie&|160;; ta tante m’aidait à briderma monture, et caressant sa nerveuse encolure, elledisait&|160;:

–&|160;Tom-Bras, ne laisse pas tonmaître en péril, sauve-le par la vitesse, et au besoin défends-lecomme ce vaillant Tom-Bras des temps passés, qui, monté par lebrenn de la tribu de Karnak, attaquait les Romains à coups de piedet à coups de dents.

–&|160;Chère Sampso, – ai-je repris en riantet en montant en selle, – ne donnez pas ainsi de mauvais conseils àTom-Bras en l’engageant à me sauver par sa vitesse. Le bon chevalde guerre est rapide dans la poursuite, lent dans la fuite… Quant àjouer des dents et des sabots, il s’en acquitte au mieux, témoin cecheval frank, ma capture, qu’il a mis, vous le savez, presque enlambeaux dans cette écurie… Tom-Bras est comme son maître, ilabhorre la race franque… Adieu, chère Sampso&|160;!… adieu, monEllèn bien-aimée&|160;!… adieu, mon petit Aëlguen&|160;!…

Et après un dernier regard jeté sur ta mère,qui te tenait entre ses bras, je partis au galop, afin de rejoindreVictoria sur le champ d’exercice où l’armée devait être réunie.

Le bruit lointain des clairons, leshennissements des chevaux auxquels il répondait, animèrentTom-Bras&|160;; il bondissait avec vigueur… Je le calmai de lavoix, je le caressai de la main, afin de l’assagir et de ménagerses forces pour cette rude journée. À peu de distance du campd’exercice, j’ai vu à cent pas devant moi Victoria, escortée dequelques cavaliers. Je l’eus bientôt rejointe… Tétrik, monté surune petite haquenée, se tenait à la gauche de la mère des camps,elle avait à sa droite un barde druide, nommé Rolla, qu’elleaffectionnait pour sa bravoure, son noble caractère et son talentde poète. Plusieurs autres druides étaient disséminés parmi lesdifférents corps de l’armée, afin de marcher côte à côte des chefsà la tête des troupes.

Victoria, coiffée du léger casque d’airain dela Minerve antique, surmonté du coq gaulois en bronze doré, tenantsous ses pattes une alouette expirante, montait, avec sa fièreaisance, son beau cheval blanc, dont la robe satinée brillait dereflets argentés&|160;; sa housse, écarlate comme sa bride,traînait presque à terre, à demi cachée sous les plis de la longuerobe noire de la mère des camps, qui, assise de côté sur samonture, chevauchait fièrement&|160;; son mâle et beau visagesemblait animé d’une ardeur guerrière&|160;: une légère rougeurcolorait ses joues&|160;; son sein palpitait, ses grands yeux bleusbrillaient d’un incomparable éclat sous leurs sourcils noirs… Je mejoignis, sans être aperçu d’elle, aux autres cavaliers de sonescorte… Les cohortes, bannières déployées, clairons et buccins entête, se rendant au champ d’exercice, passaient successivement ànos côtés d’un pas rapide&|160;: les officiers saluaient Victoriade l’épée, les bannières s’inclinaient devant elle, et soldats,capitaines, chefs de cohortes, tous enfin criaient d’une même voixavec enthousiasme&|160;:

–&|160;Salut à Victoria la Grande&|160;!…

–&|160;Salut à la mère des camps&|160;!…

Parmi les premiers soldats d’une des cohortesqui passèrent ainsi près de nous, j’ai reconnu Douarnek, un de mesquatre rameurs de la veille&|160;; malgré sa blessure récente, lecourageux Breton marchait à son rang… Je m’approchai de lui au pasde mon cheval, et lui dis&|160;:

–&|160;Douarnek, les dieux envoient à Victorinune occasion propice de prouver à l’armée que malgré d’indignescalomnies il est toujours digne de la commander.

–&|160;Tu as raison, Scanvoch, – me réponditle Breton. – Que Victorin gagne cette bataille, comme il en a gagnéd’autres, et le soldat, dans la joie du triomphe de son général,oubliera bien des choses…

Quelques légions romaines, alors nos alliés,partageaient l’enthousiasme de nos troupes&|160;: en passant sousles yeux de Victoria, leurs acclamations la saluaient aussi… Toutel’armée, la cavalerie aux ailes, l’infanterie au centre, futbientôt réunie dans le champ d’exercice, plaine immense, située endehors du camp&|160;; elle avait pour limites, d’un côté, la rivedu Rhin, de l’autre, le versant d’une colline élevée&|160;; au loinon apercevait un grand chemin tournant et disparaissant derrièreplusieurs rampes montueuses… Les casques, les cuirasses, les armes,les bannières, surmontées du coq gaulois en cuivre doré,étincelants aux rayons du soleil, offraient une sorte defourmillement lumineux, admirable à l’œil du soldat… Victoria, dèsqu’elle entra dans le champ de manœuvres, mit son cheval au galop,afin d’aller rejoindre son fils, placé au centre de cette plaineimmense, et environné d’un groupe de chefs de légions et decohortes, auxquels il donnait ses ordres. À peine la mère descamps, reconnaissable à tous les regards par son casque d’airain,sa robe noire et le cheval blanc qu’elle montait, eut-elle parudevant le front de l’armée, qu’un seul cri, immense, retentissant,partant de ces cinquante mille poitrines de soldats, salua Victoriala Grande&|160;!

–&|160;Que ce cri soit entendu de Hésus, – ditau barde druide ma sœur de lait d’une voix émue. – Que les dieuxdonnent à la Gaule une nouvelle victoire&|160;! La justice et lesdroits sont pour nous… Ce n’est pas une conquête que nouscherchons, nous voulons défendre notre sol, notre foyer, nosfamilles et notre liberté&|160;!…

–&|160;Notre cause est sainte entre toutes lescauses&|160;! – répondit Rolla, le barde druide. – Hésus rendra nosarmes invincibles&|160;!…

Nous nous sommes rapprochés de Victorin…Jamais, je crois, je ne l’avais vu plus beau, plus martial, sous sabrillante armure d’acier, et sous son casque, orné, comme celui desa mère, du coq gaulois et d’une alouette. Victoria elle-même, ens’approchant de son fils, ne put s’empêcher de se tourner vers moi,et de trahir, par un regard compris de moi seul peut-être, sonorgueil maternel. Plusieurs officiers, porteurs des ordres du jeunegénéral pour divers corps de l’armée, partirent au galop dans desdirections différentes. Alors je m’approchai de ma sœur de lait, etje lui dis à mi-voix&|160;:

–&|160;Tu reprochais à ton fils de n’avoirplus cette froide bravoure qui doit distinguer le chefd’armée&|160;; vois, cependant, comme il est calme, pensif… Nelis-tu pas sur son mâle visage la sage et prudente préoccupation dugénéral qui ne veut pas aventurer follement la vie de ses soldats,la fortune de son pays&|160;?

–&|160;Tu dis vrai, Scanvoch&|160;; il étaitainsi calme et pensif au moment de la grande bataille d’Offenbach…une de ses plus belles… une de ses plus utiles victoires&|160;!puisqu’elle nous a rendu notre frontière du Rhin en refoulant cesFranks maudits de l’autre côté du fleuve&|160;!…

–&|160;Et cette journée complétera la victoirede ton fils, si, comme je l’espère, nous chassons pour toujours cesbarbares de nos frontières&|160;!

–&|160;Mon frère, – me dit ma sœur de lait, –selon ton habitude, tu ne quitteras pas Victorin&|160;?

–&|160;Je te le promets…

–&|160;Il est calme à cette heure&|160;; mais,l’action engagée, je redoute l’ardeur de son sang, l’entraînementde la bataille… Tu le sais, Scanvoch, je ne crains pas le périlpour Victorin&|160;; je suis fille, femme et mère de soldat… maisje crains que par trop de fougue, et voulant, par seuleoutre-vaillance, payer de sa personne, il ne compromette par samort le succès de cette journée, qui peut décider du repos de laGaule&|160;!…

–&|160;J’userai de tout mon pouvoir pourconvaincre Victorin qu’un général doit se ménager pour son armée,dont il est la tête et la pensée…

–&|160;Scanvoch, – me dit ma sœur de laitd’une voix émue, – tu es toujours le meilleur des frères&|160;!

Puis, me montrant encore son fils du regard,et ne voulant pas, sans doute, laisser pénétrer à d’autres qu’à moila lutte de ses anxiétés maternelles contre la fermeté de soncaractère, elle ajouta tout bas&|160;:

–&|160;Tu veilleras sur lui&|160;?

–&|160;Comme sur mon fils…

Le jeune général, après avoir donné sesderniers ordres, descendit respectueusement de cheval à la vue deVictoria, s’approcha d’elle et lui dit&|160;:

–&|160;L’heure est venue, ma mère… J’ai arrêtéavec les autres capitaines les dernières dispositions du plan debataille, que je vous ai soumis et que vous approuvez… Je laissedix mille hommes de réserve pour la garde du camp, sous lecommandement de Robert, un de nos chefs les plus expérimentés… ilprendra vos ordres… Que les dieux protègent encore cette fois nosarmes… Adieu, ma mère… je vais faire de mon mieux…

Et il fléchit le genou.

–&|160;Adieu, mon fils, ne reviens pas oureviens victorieux de ces barbares…

En disant ceci, la mère des camps se courba duhaut de son cheval, et tendit sa main à Victorin, qui la baisa ense relevant.

–&|160;Bon courage, mon jeune César, – dit legouverneur de Gascogne au fils de ma sœur de lait, – les destinéesde la Gaule sont entre vos mains… et grâce aux dieux, vos mainssont vaillantes… Donnez-moi l’occasion d’écrire une belle ode surcette nouvelle victoire.

Victorin remonta à cheval&|160;; quelquesinstants après, notre armée se mettait en marche, les éclaireurs àcheval précédant l’avant-garde&|160;; puis, derrière cetteavant-garde, Victorin se tenait à la tête du corps d’armée. Nouslaissions la rive du Rhin à notre droite&|160;; quelques troupeslégères d’archers et de cavaliers se dispersèrent en éclaireurs,afin de préserver notre flanc gauche de toute surprise. Victorinm’appela, je poussai mon cheval près du sien, dont il hâta un peul’allure de sorte que tous deux nous avons dépassé l’escorte dontle jeune général était entouré.

–&|160;Scanvoch, – me dit-il, – tu es un vieuxet bon soldat&|160;; je vais en deux mots te dire mon plan debataille convenu avec ma mère… Ce plan, je l’ai confié au chef quidoit me remplacer au commandement si je suis tué… Je veux aussit’instruire de mes projets&|160;; tu en rappellerais au besoinl’exécution.

–&|160;Je t’écoute.

–&|160;Il y a maintenant près de trois heuresque les radeaux des Franks ont été vus vers le milieu du fleuve…Ces radeaux, chargés de troupes et remorqués par des barquesnaviguant lentement, ont dû employer plus d’une heure pouratteindre le rivage et débarquer…

–&|160;Ton calcul est juste&|160;; maispourquoi n’as-tu pas hâté la marche de l’armée, afin de tâcherd’arriver sur le rivage avant le débarquement des Franks&|160;? Destroupes qui prennent terre sont toujours en désordre&|160;; cedésordre eût favorisé notre attaque.

–&|160;Deux raisons m’ont empêché d’agirainsi&|160;; tu vas les savoir. Combien crois-tu qu’il ait fallu detemps à l’officier qui est venu annoncer le débarquement del’ennemi pour se rendre à toute bride des avant-postes àMayence&|160;?

–&|160;Une heure et demie… car de cetavant-poste au camp il y a presque cinq lieues.

–&|160;Et pour accomplir le même trajet,combien faut-il de temps à une armée, marchant en bon ordre et d’unpas accéléré, point trop hâté cependant, afin de ne pas essoufflerni fatiguer les soldats avant la bataille&|160;?

–&|160;Il faut environ deux heures etdemie.

–&|160;Tu le vois, Scanvoch, il nous étaitimpossible d’arriver assez tôt pour attaquer les Franks au momentde leur débarquement… L’indiscipline de ces barbares estgrande&|160;; ils auront mis quelque temps à se reformer enbataille&|160;; nous arriverons donc avant eux, et nous lesattendrons aux défilés d’Armstradt, seule route militaire qu’ilspuissent prendre pour venir attaquer notre camp, à moins qu’ils nese jettent à travers des marais et des terrains boisés, où leurcavalerie, leur principale force, ne pourrait se développer.

–&|160;Ceci est juste.

–&|160;J’ai donc temporisé, afin de laisserles Franks s’approcher des défilés.

–&|160;S’ils s’engagent dans ce passage… ilssont perdus.

–&|160;Je l’espère. Nous les poussons ensuite,l’épée dans les reins, vers le fleuve&|160;; nos cent cinquantebarques bien armées, parties du port, selon mes ordres, en mêmetemps que nous, coulerons bas les radeaux de ces barbares, et leurcouperons toute retraite… Le capitaine Marion a traversé le Rhinavec des troupes d’élite, il se joindra aux peuplades de l’autrecôté du fleuve, marchera droit au camp des Franks, où ils ont dûlaisser une forte réserve, et leurs chariots de guerre… tout seradétruit&|160;!

Victorin me développait ce plan de bataillehabilement conçu, lorsque nous vîmes accourir à toute bridequelques cavaliers envoyés en avant pour éclairer notre marche.L’un d’eux, arrêtant son cheval blanc d’écume, dit àVictorin&|160;:

–&|160;L’armée des Franks s’avance&|160;; onl’aperçoit au loin du sommet des escarpements&|160;: leurséclaireurs se sont approchés des abords du défilé, ils ont été tuésà coups de flèche par les archers que nous avions emmenés encroupe, et qui s’étaient embusqués dans les buissons&|160;; pas undes cavaliers franks n’a échappé.

–&|160;Bien visé, – reprit Victorin&|160;; –ces éclaireurs auraient pu rencontrer les nôtres et retourneravertir l’armée franque de notre approche&|160;; peut-être alors nese serait-elle pas engagée dans les défilés&|160;; mais je veuxaller moi-même juger de la position de l’ennemi… Suis-moi,Scanvoch.

Victorin met son cheval au galop, jel’imite&|160;; l’escorte nous suit&|160;; nous dépassons rapidementnotre avant-garde, à qui Victorin donne l’ordre de s’arrêter. Lessoldats saluèrent de leurs acclamations le jeune général, malgréles calomnies infâmes dont il avait été l’objet. Nous sommesarrivés à un endroit d’où l’on dominait les défilésd’Armstradt&|160;: cette route, fort large, s’encaissait à nospieds entre deux escarpements&|160;; celui de droite, coupé presqueà pic, et surplombant la route, formait une sorte de promontoire ducôté du Rhin&|160;; l’escarpement de gauche, composé de plusieursrampes rocheuses, servait pour ainsi dire de base aux immensesplateaux au milieu desquels avait été creusée cette route profonde,qui s’abaissait de plus en plus pour déboucher dans une vasteplaine, bornée à l’est et au nord par la courbe du fleuve, àl’ouest par des bois et des marais, et derrière nous par lesplateaux élevés, où nos troupes faisaient halte. Bientôt nous avonsdistingué à une grande distance d’innombrables masses noires etconfuses&|160;: c’était l’armée franque…

Victorin resta pendant quelques instantssilencieux et pensif, observant attentivement la disposition destroupes de l’ennemi et le terrain qui s’étendait à nos pieds.

–&|160;Mes prévisions et mes calculs nem’avaient pas trompé, – me dit-il. – L’armée des Franks est deuxfois supérieure à la nôtre&|160;; s’ils connaissaient une tactiquemoins sauvage, au lieu de s’engager dans ce défilé, ainsi qu’ilsvont le faire, si j’en juge d’après leur marche, ils tenteraient,malgré la difficulté de cette sorte d’assaut, de gravir cesplateaux en plusieurs endroits à la fois, me forçant ainsi àdiviser sur une foule de points mes forces si inférieures auxleurs… alors notre succès eût été douteux. Cependant, par prudence,et pour engager l’ennemi dans le défilé, j’userai d’une ruse deguerre… Retournons à l’avant-garde, Scanvoch, l’heure du combat asonné&|160;!…

–&|160;Et cette heure, – lui dis-je, – esttoujours solennelle…

–&|160;Oui, – me dit-il d’un ton mélancolique,– cette heure est toujours solennelle, surtout pour le général, quijoue à ce jeu sanglant des batailles, la vie de ses soldats et lesdestinées de son pays. Allons, viens, Scanvoch… et que l’étoile dema mère me protège&|160;!…

Je retournai vers nos troupes avec Victorin,me demandant par quelle contradiction étrange ce jeune homme,toujours si ferme, si réfléchi, lors des grandes circonstances desa vie, se montrait d’une inconcevable faiblesse dans sa luttecontre ses passions.

Le jeune général eut bientôt rejointl’avant-garde. Après une conférence de quelques instants avec lesofficiers, les troupes prennent leur poste de bataille&|160;: troiscohortes d’infanterie, chacune de mille hommes, reçoivent l’ordrede sortir du défilé et de déboucher dans la plaine, afin d’engagerle combat avec l’avant-garde des Franks, et de tâcher d’attirerainsi le gros de leur armée dans ce périlleux passage. Victorin,plusieurs officiers et moi, groupés sur la cime d’un desescarpements les plus élevés, nous dominions la plaine où allait selivrer cette escarmouche. Nous distinguions alors parfaitementl’innombrable armée des Franks&|160;: le gros de leurs troupes,massé en corps compacte, se trouvait encore assez éloigné&|160;;une nuée de cavaliers le devançaient et s’étendaient sur les ailes.À peine nos trois cohortes furent-elles sorties du défilé, que cesmilliers de cavaliers, épars comme une volée de frelons,accoururent de tous côtés pour envelopper nos cohortes, necherchant qu’à se devancer les uns les autres&|160;; ilss’élancèrent à toute bride et sans ordre sur nos troupes. À leurapproche, elles firent halte et se formèrent en coin poursoutenir le premier choc de cette cavalerie&|160;; elles devaientensuite feindre une retraite vers les défilés. Les cavaliers frankspoussaient des hurlements si retentissants, que, malgré la grandedistance qui nous séparait de la plaine, et l’élévation desplateaux, leurs cris sauvages parvenaient jusqu’à nous comme unesourde rumeur mêlée au son lointain de nos clairons… Nos cohortesne plièrent pas sous cette impétueuse attaque&|160;; bientôt, àtravers un nuage de poussière, nous n’avons plus vu qu’une masseconfuse, au milieu de laquelle nos soldats se distinguaient par lebrillant éclat de leur armure. Déjà nos troupes opéraient leurmouvement de retraite vers le défilé, cédant pied à pied le terrainà ces nuées d’assaillants, de moment en moment augmentées par denouvelles hordes de cavaliers, détachés de l’avant-garde de l’arméefranque, dont le corps principal s’approchait à marche forcée.

–&|160;Par le ciel&|160;! – s’écria Victorin,les yeux ardemment fixés sur le champ de bataille, – le braveFirmian, qui commande ces trois cohortes, oublie, dans son ardeur,qu’il doit toujours se replier pas à pas vers le défilé afin d’yattirer l’ennemi. Firmian ne continue pas sa retraite, il s’arrêteet ne rompt plus maintenant d’une semelle… il va faire inutilementécharper ses troupes…

Puis, s’adressant à un officier&|160;:

–&|160;Courez dire à Ruper d’aller au pas decourse, avec ses trois vieilles cohortes, soutenir la retraite deFirmian… Cette retraite, Ruper la fera exécuter sur l’heure, etrapidement… Le gros de l’armée franque n’est plus qu’à cent portéesde trait de l’entrée des défilés.

L’officier partit à toute bride&|160;;bientôt, selon l’ordre du général, trois vieilles cohortessortirent du défilé au pas de course&|160;; elles allèrentrejoindre et soutenir nos autres troupes. Peu de temps après, lafeinte retraite s’effectua en bon ordre. Les Franks, voyant lesGaulois lâcher pied, poussèrent des cris de joie sauvage, et leuravant-garde s’approcha de plus en plus des défilés. Tout à coupVictorin pâlit&|160;: l’anxiété se peignit sur son visage, et ils’écria&|160;:

–&|160;Par l’épée de mon père&|160;! meserais-je trompé sur les dispositions de ces barbares&|160;?…Vois-tu leur mouvement&|160;?…

–&|160;Oui, – lui dis-je&|160;; – au lieu desuivre l’avant-garde et de s’engager comme elle dans le défilé,l’armée franque s’arrête, se forme en nombreuses colonnesd’attaques et se dirige vers les plateaux… Courroux du ciel&|160;!ils font cette habile manœuvre que tu redoutais… Ah&|160;! nousavons appris la guerre à ces barbares…

Victorin ne me répondit pas&|160;; il me parutnombrer les colonnes d’attaque de l’ennemi&|160;; puis, rejoignantau galop notre front de bataille, il s’écria&|160;:

–&|160;Enfants&|160;! ce n’est plus dans lesdéfilés que nous devons attendre ces barbares… il faut lescombattre en rase campagne… Élançons-nous sur eux du haut de cesplateaux qu’ils veulent gravir… refoulons ces hordes dans le Rhin…Ils sont deux ou trois contre un… tant mieux&|160;!… ce soir, deretour au camp, notre mère Victoria nous dira&|160;:«&|160;Enfants, vous avez été vaillants&|160;!&|160;»

–&|160;Marchons&|160;! – s’écrièrent toutd’une voix les troupes qui avaient entendu les paroles du jeunegénéral, – marchons&|160;!

Alors le barde Rolla improvisa ce chant deguerre, qu’il entonna d’une voix éclatante&|160;:

*

**

«&|160;– Ce matin nous disons&|160;: – Combiensont-ils donc ces barbares qui veulent nous voler notre terre, nosfemmes et notre soleil&|160;?

«&|160;– Oui, combien sont-ils donc cesFranks&|160;?

*

**

«&|160;– Ce soir nous dirons&|160;: – Réponds,terre rougie du sang de l’étranger… Répondez, flots profonds duRhin… Répondez, corbeaux de la grève&|160;!… Répondez…répondez…

«&|160;Combien étaient-ils donc ces voleurs deterre, de femmes et de soleil&|160;?

«&|160;– Oui, combien étaient-ils donc, cesFranks&|160;?&|160;»

*

**

Et les troupes se sont ébranlées en chantantle refrain de ce bardit, qui vola de bouche en bouche jusqu’auxderniers rangs.

Moi, ainsi que plusieurs officiers etcavaliers d’escorte, précédant les légions, nous avons suiviVictorin. Bientôt notre armée s’est développée sur la cime desplateaux dominant au loin la plaine immense, bornée à l’extrêmehorizon par une courbe du Rhin. Au lieu d’attendre l’attaque danscette position avantageuse, Victorin voulut, à force d’audace,terrifier l’ennemi&|160;; malgré notre infériorité numérique, ildonna l’ordre de fondre de la crête de ces hauteurs sur les Franks.Au même instant, la colonne ennemie qui, attirée par une feinteretraite, s’était engagée dans les défilés, était refoulée dans laplaine par une partie de nos troupes&|160;; reprenant l’offensive,notre armée descendit presque en même temps des plateaux. Labataille s’engagea, elle devint générale…

J’avais promis à Victoria de ne pas quitterson fils&|160;; mais au commencement de l’action, il s’élança siimpétueusement sur l’ennemi à la tête d’une légion de cavalerie,que le flux et le reflux de la mêlée me séparèrent d’abord de lui.Nous combattions alors une troupe d’élite bien montée, bienarmée&|160;; les soldats ne portaient ni casque, ni cuirasse, maisleur double casaque de peaux de bêtes, recouverte de longs poils,et leurs bonnets de fourrure, intérieurement garnis de bandes defer, valaient nos armures&|160;: ces Franks se battaient avecfurie, souvent avec une férocité stupide… J’en ai vu se faire tuercomme des brutes, pendant qu’au fort de la mêlée ils s’acharnaientà trancher, à coups de hache, la tête d’un cadavre gaulois, afin dese faire un trophée de cette dépouille sanglante… Je me défendaiscontre deux de ces cavaliers, j’avais fort à faire&|160;; un autrede ces barbares, démonté et désarmé, s’était cramponné à ma jambeafin de me désarçonner&|160;; n’y pouvant parvenir, il me morditavec tant de rage, que ses dents traversèrent le cuir de mabottine, et ne s’arrêtèrent qu’à l’os de ma jambe. Tout enripostant à mes deux adversaires, je trouvai le loisir d’asséner uncoup de masse d’armes sur le crâne de ce Frank. Après m’êtredébarrassé de lui, je faisais de vains efforts pour rejoindreVictorin, lorsque, à quelques pas de moi, j’aperçois dans la mêléequ’il dominait de sa taille gigantesque, NÉROWEG, l’Aigleterrible… À sa vue, au souvenir des outrages dont je m’étais àpeine vengé la veille, en lui jetant une bûche à la tête, mon sang,qu’animait déjà l’ardeur de la bataille, bouillonna plus vivementencore… En dehors même de la colère que devait m’inspirer Nérowegpour ses lâches insultes, je ressentais contre lui je ne saisquelle haine profonde, mystérieuse, comme s’il eût personnifiécette race pillarde et féroce, qui voulait nous asservir… Il mesemblait (chose étrange, inexplicable), que j’abhorrais Nérowegautant pour l’avenir que pour le présent… comme si cette hainedevait non-seulement se perpétuer entre nos deux races franque etgauloise, mais entre nos deux familles… Que te dirai-je, monenfant&|160;! j’oubliai même la promesse faite à ma sœur de lait deveiller sur son fils&|160;; au lieu de m’efforcer de rejoindreVictorin, je ne cherchai qu’à me rapprocher de Néroweg… Il mefallait la vie de ce Frank… lui seul parmi tant d’ennemis excitaitpersonnellement en moi cette soif de sang… Je me trouvais alorsentouré de quelques cavaliers de la légion à la tête de laquelleVictorin venait de charger si impétueusement l’armée franque… Nousdevions, sur ce point, refouler l’ennemi vers le Rhin, car nousmarchions toujours en avant… Deux de nos soldats, qui meprécédaient, tombèrent eux et leurs chevaux sous la lourdefrancisque de l’Aigle terrible, et je l’aperçus à traverscette brèche humaine…

Néroweg, revêtu d’une armure gauloise,dépouille de quelqu’un des nôtres, tué dans l’une des bataillesprécédentes, portait un casque de bronze doré, dont la visièrecachait à demi son visage tatoué de bleu et d’écarlate&|160;; salongue barbe, d’un rouge de cuivre, tombait jusque sur le corseletde fer qu’il avait endossé par-dessus sa casaque de peau debête&|160;; d’épaisses toisons de mouton, assujetties par desbandelettes croisées, couvraient ses cuisses et ses jambes&|160;;il montait un sauvage étalon des forêts de la Germanie, dont larobe, d’un fauve pâle, était çà et là pommelée de noir&|160;; lesflots de son épaisse crinière noire tombaient plus bas que sonlarge poitrail&|160;; sa longue queue flottante fouettait sesjarrets nerveux lorsqu’il se cabrait, impatient de son mors àbossettes et à rênes d’argent terni, provenant aussi de quelquedépouille gauloise&|160;; un bouclier de bois, revêtu de lames defer, grossièrement peint de bandes jaunes et rouges, couleurs de sabannière, couvrait le bras gauche de Néroweg&|160;; de sa maindroite il brandissait sa tranchante et lourde francisque,dégouttante de sang&|160;; à son côté pendait une espèce de grandcouteau de boucher à manche de bois, et une magnifique épée romaineà poignée d’or ciselée, fruit de quelque autre rapine… Nérowegpoussa un hurlement de rage en me reconnaissant ets’écria&|160;:

–&|160;L’homme au cheval gris&|160;!…

Frappant alors le flanc de son coursier duplat de sa hache, il lui fit franchir d’un bond énorme le corps etla monture d’un cavalier renversé qui nous séparaient. L’élan deNéroweg fut si violent, qu’en retombant à terre son cheval heurtale mien front contre front, poitrail contre poitrail&|160;; tousdeux, à ce choc terrible, plièrent sur leurs jarrets et serenversèrent avec nous… D’abord étourdi de ma chute, je me dégageaipromptement&|160;; puis, raffermi sur mes jambes, je tirai monépée, car ma masse d’armes s’était échappée de mes mains… Néroweg,un moment engagé comme moi sous son cheval, se releva et seprécipita sur moi. La mentonnière de son casque s’étant brisée danssa chute, il avait la tête nue&|160;; son épaisse chevelure rouge,relevée au sommet de sa tête, flottait sur ses épaules comme unecrinière.

–&|160;Ah&|160;! cette fois, chiengaulois&|160;! – me cria-t-il en grinçant des dents et me portantun coup furieux que je parai, – j’aurai ta vie et tapeau&|160;!…

–&|160;Et moi, loup frank&|160;! je temarquerai mort ou vif cette fois encore à la face, pour que lediable te reconnaisse dans ce monde ou dans les autres&|160;!…

Et nous nous sommes pendant quelques instantsbattus avec acharnement, tout en échangeant des outrages quiredoublaient notre rage&|160;:

–&|160;Chien&|160;!… – me disait Néroweg, – tum’as enlevé ma sœur Elwig&|160;!

–&|160;Je l’ai enlevée à ton amourinfâme&|160;! puisque dans sa bestialité ta race immonde s’accouplecomme les animaux… frère et sœur&|160;!… fille et père&|160;!…

–&|160;Tu oses parler de ma race, doguebâtard&|160;! moitié Romain, moitié Gaulois&|160;! Notre raceasservira la vôtre, fils d’esclaves révoltés&|160;; nous vousremettrons sous le joug… et nous vous prendrons vos biens, votrevin, votre terre et vos femmes&|160;!…

–&|160;Vois donc au loin ton armée en déroute,ô grand roi&|160;! vois donc tes bandes de loups franks, aussilâches que féroces, fuir les crocs des braves chiensgaulois&|160;!…

C’est au milieu de ce torrent d’injures quenous combattions avec une rage croissante, sans nous être cependantjusqu’alors atteints. Plusieurs coups, rudement assénés, avaientglissé sur nos cuirasses, et nous nous servions de l’épée aussihabilement l’un que l’autre… Soudain, malgré l’acharnement de notrecombat, un spectacle étrange nous a, malgré nous, un momentdistraits&|160;: nos chevaux, après avoir roulé sous un choccommun, s’étaient relevés&|160;; aussitôt, ainsi que cela arrivesouvent entre étalons, ils s’étaient précipités l’un sur l’autre,en hennissant, pour s’entre-déchirer&|160;; mon braveTom-Bras, dressé sur ses jarrets, faisant ployer sous sesdurs sabots les reins de l’autre coursier, le tenait par le milieudu cou et le mordait avec frénésie… Néroweg, irrité de voir soncheval sous les pieds du mien, s’écria, tout en continuant ainsique moi de combattre&|160;:

–&|160;Folg&|160;! te laisseras-tuvaincre par ce pourceau gaulois&|160;? Défends-toi des pieds et desdents… mets-le en pièces&|160;!…

–&|160;Hardi, Tom-Bras&|160;! –criai-je à mon tour, – tue le cheval, je vais tuer son maître… J’aisoif de son sang, comme si sa race devait poursuivre la mienne àtravers les siècles&|160;!…

J’achevais à peine ces mots, que l’épée duFrank me traversait la cuisse entre chair et peau, cela au momentoù je lui assénais sur la tête un coup qui devait être mortel…Mais, à un mouvement en arrière que fit Néroweg en retirant songlaive de ma cuisse, mon arme dévia, ne l’atteignit qu’à l’œil, et,par un hasard singulier, lui laboura la face du côté opposé à celuioù je l’avais déjà blessé…

–&|160;Je te l’ai dit, mort ou vivant je temarquerai encore à la face&|160;! – m’écriai-je au moment oùNéroweg, dont l’œil était crevé, le visage inondé de sang, seprécipitait sur moi en hurlant de douleur et de rage…

M’opiniâtrant à le tuer, je restais sur ladéfensive, cherchant l’occasion de l’achever d’un coup sûr etmortel. Soudain, l’étalon de Néroweg, roulant sous les pieds deTom-Bras, de plus en plus acharné contre lui, tomba presque surnous, et faillit nous culbuter… Une légion de notre cavalerie deréserve, dont quelques moments auparavant j’avais entendu lepiétinement sourd et lointain, arrivait alors, broyant sous lespieds des chevaux impétueusement lancés tout ce qu’elle rencontraitsur son passage… Cette légion, formée sur trois rangs, arrivaitavec la rapidité d’un ouragan&|160;; nous devions être, Néroweg etmoi, mille fois écrasés, car elle présentait un front de bataillede deux cents pas d’étendue&|160;; eussé-je eu le temps de remonterà cheval, il m’aurait été presque impossible de gagner de vitesseou la droite ou la gauche de cette longue ligne de cavalerie, etd’échapper ainsi à son terrible choc… J’essayai pourtant et malgrémon regret de n’avoir pu achever le roi frank, tant mahaine contre lui était féroce… Je profitai de l’accident qui, parla chute du cheval de Néroweg, avait interrompu un moment notrecombat, pour sauter sur Tom-Bras alors à ma portée. Il me fallutuser rudement du mors et du plat de mon épée pour faire lâcherprise à mon coursier, acharné sur le corps de l’autre étalon, qu’ildévorait en le frappant de ses pieds de devant. J’y parvins àl’instant où la longue ligne de cavalerie, m’enveloppant de toutepart, n’était plus qu’à quelques pas de moi&|160;: la précédantalors, et hâtant encore de la voix et des talons le galop précipitéde Tom-Bras, je m’élançai, devançant toujours la légion, et jetantderrière moi un dernier regard sur le roi frank&|160;; lafigure ensanglantée, il me poursuivait éperdu en brandissant sonépée… Soudain je le vis disparaître dans le nuage de poussièresoulevé par le galop impétueux des cavaliers.

–&|160;Hésus m’a exaucé&|160;! – me suis-jeécrié&|160;; – Néroweg doit être mort… cette légion vient de luipasser sur le corps…

Grâce à l’étonnante vitesse de Tom-Bras, j’eusbientôt assez d’avance sur la ligne de cavalerie dont j’étais suivipour donner à ma course une direction telle, qu’il me fut possiblede prendre place à la droite du front de bataille de la légion.M’adressant alors à l’un des officiers, je lui demandai desnouvelles de Victorin et du combat&|160;; il me répondit&|160;:

–&|160;Victorin se bat en héros&|160;!… Uncavalier qui est venu donner ordre à notre réserve de s’avancer,nous a dit que jamais le général ne s’était montré plus habile dansses manœuvres. Les Franks, deux fois nombreux comme nous, sebattent avec acharnement, et surtout avec une science de la guerrequ’ils n’avaient pas montrée jusqu’ici&|160;; tout fait croire quenous gagnerons la victoire, mais elle sera chèrement payée…

Le cavalier disait vrai&|160;: Victorin s’estbattu cette fois encore en soldat intrépide et en général consommé…Le cœur bien joyeux, je l’ai retrouvé au fort de la mêlée&|160;: iln’avait, par miracle, reçu qu’une légère blessure… Sa réserve,prudemment ménagée jusqu’alors, décida du succès de labataille&|160;; elle a duré sept heures… Les Franks en déroute,menés battant pendant trois lieues, furent refoulés vers le Rhin,malgré la résistance opiniâtre de leur retraite. Après des pertesénormes, une partie de leurs hordes fut culbutée dans le fleuve,d’autres parvinrent à regagner en désordre les radeaux, et às’éloigner du rivage remorqués par les barques&|160;; mais alors laflottille de cent cinquante grands bateaux, obéissant aux ordres deVictorin (il avait tout prévu), fit force de rames, doubla unepointe de terre, derrière laquelle elle s’était jusqu’alors tenuecachée, atteignit les radeaux… Et après les avoir criblés d’unegrêle de traits, nos barques les abordèrent de tous côtés… Ce futun dernier et terrible combat sur ces immenses pontsflottants&|160;: leurs bateaux remorqueurs furent coulés bas àcoups de hache&|160;; le petit nombre de Franks échappés à cettelutte suprême s’abandonnèrent au courant du fleuve, cramponnés auxdébris des radeaux désemparés et entraînés par les eaux…

Notre armée, cruellement décimée, mais encoretoute frémissante de la lutte, et massée sur les hauteurs durivage, assistait à cette désastreuse déroute, éclairée par lesderniers rayons du soleil couchant. Alors tous les soldatsentonnèrent en chœur ces héroïques paroles des bardes qu’ilsavaient chantées en commençant l’attaque&|160;:

*

**

«&|160;– Ce matin nous disions&|160;:

«&|160;– Combien sont-ils ces barbares, quiveulent nous voler notre terre, nos femmes et notresoleil&|160;?

«&|160;– Oui, combien sont-ils donc cesFranks&|160;?

*

**

«&|160;– Ce soir nous disons&|160;:

«&|160;– Réponds, terre rougie du sang del’étranger&|160;!… Répondez, flots profonds du Rhin&|160;!…Répondez, corbeaux de la grève… Répondez&|160;!…répondez&|160;!…

«&|160;– Combien étaient-ils, ces voleurs deterre, de femmes et de soleil&|160;?

«&|160;– Oui, combien étaient-ils donc cesFranks&|160;?&|160;»

*

**

Nos soldats achevaient ce refrain des bardes,lorsque de l’autre côté du fleuve, si large en cet endroit que l’onne pouvait distinguer la rive opposée, déjà voilée d’ailleurs parla brume du soir, j’ai remarqué dans cette direction une lueur qui,devenant bientôt immense, embrasa l’horizon comme les reflets d’ungigantesque incendie&|160;!… Victorin s’écria&|160;:

–&|160;Le brave Marion a exécuté son plan à latête d’une troupe d’élite et des tribus alliées de l’autre côté duRhin, il a marché sur le camp des Franks… Leur dernière réserveaura été exterminée, leurs huttes et leurs chariots de guerrelivrés aux flammes&|160;! Par Hésus&|160;! la Gaule, enfin délivréedu voisinage de ces féroces pillards, va jouir des douceurs d’unepaix féconde&|160;! Ô ma mère&|160;!… ma mère… tes vœux sontexaucés&|160;!

Victorin, radieux, venait de prononcer cesparoles, lorsque je vis s’avancer lentement vers lui une troupeassez nombreuse de soldats appartenant à divers corps de cavalerieet d’infanterie de l’armée&|160;; tous ces soldats étaientvieux&|160;; à leur tête marchait Douarnek, l’un des quatre rameursqui m’avaient accompagné la veille dans mon voyage au camp desFranks. Lorsque cette députation fut arrivée près du jeune général,autour duquel nous étions tous rangés, Douarnek s’avançant seul dequelques pas dit d’une voix grave et ferme&|160;:

–&|160;Écoute, Victorin&|160;; chaque légionde cavalerie, chaque cohorte d’infanterie a choisi son plus anciensoldat&|160;; ce sont les camarades qui sont làm’accompagnant&|160;; ainsi que moi, ils t’ont vu naître, ainsi quemoi, ils t’ont vu tout enfant, dans les bras de Victoria, la mèredes camps, l’auguste mère des soldats. Nous t’avons, vois tu,Victorin, longtemps aimé pour l’amour d’elle et de toi&|160;; tuméritais cela… Nous t’avons acclamé notre général et l’un des deuxchefs de la Gaule… tu méritais cela… Nous t’avons aimé, nousvétérans, comme notre fils, en t’obéissant comme à notre père… tuas mérité cela. Puis est venu le jour où, t’obéissant toujours, àtoi notre général, à toi, chef de la Gaule, nous t’avons moinsaimé…

–&|160;Et pourquoi m’avez-vous moinsaimé&|160;? – reprit Victorin frappé de l’air presque solennel duvieux soldat&|160;; – oui, pourquoi m’avez-vous moinsaimé&|160;?

–&|160;Pourquoi&|160;? Parce que nous t’avonsmoins estimé… tu méritais cela&|160;; mais si tu as eu tes torts,nous avons eu les nôtres… La bataille d’aujourd’hui nous leprouve…

–&|160;Voyons, – reprit affectueusementVictorin, – voyons, mon vieux Douarnek, car je sais ton nom,puisque je sais le nom des plus braves soldats de l’armée&|160;!Voyons, mon vieux Douarnek, quels sont mes torts&|160;? quels sontles vôtres&|160;?

–&|160;Voici les tiens, Victorin&|160;: tuaimes trop… beaucoup trop le vin et le cotillon.

–&|160;Par toutes les maîtresses que tu aseues, par toutes les coupes que tu as vidées et que tu viderasencore, vieux Douarnek, pourquoi ces paroles le soir d’une bataillegagnée&|160;? – répondit gaiement Victorin revenant peu à peu à sonnaturel, que les préoccupations du combat ne tempéraient plus. –Franchement, sont-ce là des reproches que l’on se fait entresoldats&|160;?

–&|160;Entre soldats&|160;? non, Victorin, –reprit sévèrement Douarnek&|160;; – mais de soldat à général on seles fait, ces reproches… Nous t’avons librement choisi pour chef,nous devons te parler librement… Plus nous t’avons élevé… plus noust’avons honoré, plus nous sommes en droit de te dire&|160;:Honore-toi…

–&|160;J’y tâche, brave Douarnek… j’y tâche enme battant de mon mieux.

–&|160;Tout n’est pas dit quand on aglorieusement bataillé… Tu n’es pas seulement capitaine, mais aussichef de la Gaule.

–&|160;Soit&|160;; mais pourquoi diablet’imagines-tu, brave Douarnek, que comme général et chef de laGaule je doive être plus insensible qu’un soldat à l’éclat de deuxbeaux yeux noirs ou bleus, au bouquet d’un vin vieux, blanc ourouge&|160;?

–&|160;Moi, soldat, je te dis ceci, à toigénéral, à toi chef de la Gaule&|160;: L’homme élu chef par deshommes libres doit, même dans les choses de sa vie privée, garderune sage mesure, s’il veut être aimé, obéi, respecté. Cette mesure,l’as-tu gardée&|160;? Non… Aussi, comme nous t’avions vu avaler despois, nous t’avons cru capable d’avaler un bœuf…

–&|160;Quoi&|160;! mes enfants, – reprit enriant le jeune général, vous m’avez cru la bouche sigrande&|160;?…

–&|160;Nous t’avions vu souvent en pointe devin… nous te savions coureur de cotillons&|160;; on nous a ditqu’étant ivre, tu avais fait violence à une femme qui s’était tuéede désespoir… nous avons cru cela…

–&|160;Courroux du ciel&|160;! – s’écriaVictorin avec une douloureuse indignation, – vous&|160;?… vous avezcru cela du fils de ma mère&|160;?

–&|160;Oui, – reprit le vétéran, – oui… là aété notre tort… Donc, nous avons eu nos torts, toi les tiens&|160;;nous venons te pardonner, pardonne-nous aussi, afin que noust’aimions et que tu nous aimes comme par le passé… Est-ce dit,Victorin&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Victorin ému de cesloyales et touchantes paroles, – c’est dit…

–&|160;Ta main, – reprit Douarnek, – au nom demes camarades, ta main&|160;!…

–&|160;La voilà, – dit le jeune général en sepenchant sur le cou de son cheval pour serrer cordialement la maindu vétéran. – Merci de votre franchise, mes enfants… je serai àvous comme vous serez à moi, pour la gloire et le repos de laGaule… Sans vous, je ne peux rien&|160;; car si le général porte lacouronne triomphale, c’est la bravoure du soldat qui la tresse,cette couronne, et l’empourpre de son généreux sang&|160;!…

–&|160;Donc… c’est dit, Victorin, – repritDouarnek, dont les yeux devinrent humides. – À toi notre sang… et ànotre Gaule bien-aimée&|160;: à ta gloire&|160;!…

–&|160;Et à ma mère, qui m’a fait ce que jesuis&|160;! – reprit Victorin avec une émotion croissante. – Et àma mère, notre respect, notre amour, notre dévouement, mesenfants&|160;!…

–&|160;Vive la mère des camps&|160;! – s’écriaDouarnek d’une voix sonore&|160;; – vive Victorin, son glorieuxfils&|160;!

Les compagnons de Douarnek, les soldats, lesofficiers, nous tous enfin présents à cette scène, nous avons criécomme Douarnek&|160;:

–&|160;Vive la mère des camps&|160;! viveVictorin, son glorieux fils&|160;!…

Bientôt l’armée s’est mise en marche pourregagner le camp, pendant que, sous la protection d’une légiondestinée à garder nos prisonniers, les druides médecins et leursaides restaient sur le champ de bataille pour secourir égalementles blessés gaulois et franks.

L’armée reprit donc le chemin de Mayence, parune superbe nuit d’été, en faisant résonner les échos des bords duRhin de ce chant des bardes&|160;:

*

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«&|160;– Ce matin nous disions&|160;:

«&|160;– Combien sont-ils ces barbares, quiveulent nous voler notre terre, nos femmes et notresoleil&|160;?

«&|160;– Oui, combien sont-ils donc cesFranks&|160;?

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«&|160;– Ce soir nous disons&|160;:

«&|160;– Réponds, terre rougie du sang del’étranger&|160;!… Répondez, flots profonds du Rhin&|160;!…Répondez, corbeaux de la grève&|160;!… Répondez&|160;!…répondez&|160;!…

«&|160;– Combien étaient-ils, ces voleurs deterre, de femmes et de soleil&|160;?

«&|160;– Oui, combien étaient-ils donc cesFranks&|160;?&|160;»

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Victorin, dans sa hâte d’aller instruire samère du gain de la bataille, remit le commandement des troupes àl’un des plus anciens capitaines&|160;; nous laissâmes nos monturesharassées à des cavaliers qui, d’habitude, conduisaient en main deschevaux frais pour le jeune général&|160;; lui et moi, nous noussommes rapidement dirigés vers Mayence. La nuit était sereine, lalune resplendissait parmi des milliers d’étoiles, ces mondesinconnus où nous allons revivre en quittant ce monde-ci. Choseétrange… tout en songeant avec un bonheur ineffable au triomphe denotre armée, qui assurait la paix et la prospérité de laGaule&|160;; tout en songeant à mon prochain retour auprès de tamère et de toi, mon enfant, après cette rude journée de bataille,j’ai soudain éprouvé un accès de mélancolie profonde…

J’avais, dans l’élan de ma reconnaissance,levé les yeux vers le ciel pour remercier les dieux de notresuccès… La lune brillait d’un radieux éclat… Je ne sais pourquoi, àce moment, je me suis rappelé avec une sorte de pieuse tristesse,en pensant à nos aïeux, tous les faits glorieux, touchants outerribles accomplis par eux, et que l’astre sacré de la Gaule avaitaussi éclairés de son éternelle lumière depuis tant degénérations&|160;!… Le sacrifice d’Hêna, le voyage d’Albinik lemarin et de sa femme Méroë vers le camp de César, à travers cespays héroïquement incendiés par nos pères durant leur guerre contreles Romains… la marche nocturne de Sylvest l’esclave se rendant auxréunions secrètes des Enfants du Gui et au palais deFaustine… sa fuite du cirque d’Orange, où il failli être livré auxbêtes féroces&|160;; puis, enfin, ces vaillantes insurrections dontle cours ou le décours de la lune donnait le signal, fixé d’avancepar nos druides vénérés… Tous ces faits, si lointains déjà,apparaissaient en ce moment à mon esprit comme les pâles fantômesdu passé…

Je fus tiré de mes réflexions par la voixjoyeuse de Victorin.

–&|160;À quoi rêves-tu, Scanvoch&|160;? Toi,l’un des vainqueurs de cette belle journée, te voilà muet comme unvaincu…

–&|160;Victorin, je pense aux temps qui nesont plus…

–&|160;Quel songe-creux&|160;!… – reprit lejeune général dans l’entraînement de son impétueuse gaieté. –Laissons le passé avec les coupes vides et les anciennesmaîtresses&|160;! Moi, je pense d’abord à la joie de ma mère enapprenant notre victoire&|160;; puis je pense, et beaucoup, auxbrûlants yeux noirs de Kidda, la bohémienne, qui m’attend, carcette nuit, en la quittant à la fin du souper où elle m’avaitattiré par ruse, elle m’a donné rendez-vous pour ce soir… Journéecomplète, Scanvoch&|160;! Bataille gagnée le matin&|160;! et lesoir, souper joyeux avec une belle maîtresse sur ses genoux&|160;!Ah&|160;! qu’il fait bon être soldat et avoir vingt ans&|160;!…

–&|160;Écoute, Victorin. Tant qu’a duré cheztoi la préoccupation du combat, je t’ai vu sage, grave, réfléchi,digne en tout de ta mère et de toi-même…

–&|160;Et par les beaux yeux de Kidda, nesuis-je pas toujours digne de moi-même en pensant à elle après labataille&|160;?

–&|160;Sais-tu, Victorin, que c’est une gravedémarche, que celle tentée auprès de toi par Douarnek, venant teparler au nom de l’armée&|160;? Sais-tu que cette démarche prouvela fière indépendance de nos soldats, dont la volonté seule t’afait général&|160;? Sais-tu que de telles paroles, prononcées parde tels hommes, ne sont et ne seront pas vaines… et qu’il seraitfuneste de les oublier&|160;?…

–&|160;Bon&|160;! une boutade de vétéran,regrettant ses jeunes années… paroles de vieillard blâmant lesplaisirs qu’il n’a plus…

–&|160;Victorin, tu affectes une indifférenceéloignée de ton cœur… Je t’ai vu touché, profondément touché dulangage de ce vieux soldat…

–&|160;L’on est si content le soir d’unebataille gagnée, que tout vous plaît… Et d’ailleurs, quoique assezbourrues, ces paroles ne prouvent-elles pas l’affection de l’arméepour moi&|160;?

–&|160;Ne t’y trompe pas, Victorin,l’affection de l’armée s’était retirée de toi… Elle t’est revenueaprès la victoire d’aujourd’hui&|160;; mais prends garde, denouveaux excès commis par toi feraient naître de nouvellescalomnies de la part de ceux qui veulent te perdre…

–&|160;Quelles gens auraient intérêt à meperdre&|160;?

–&|160;Un chef a toujours des envieux, et pourconfondre ces envieux tu n’auras pas chaque jour une bataille àgagner&|160;; car, grâce aux dieux, l’anéantissement de ces hordesbarbares assure pour jamais la paix de la Gaule&|160;!…

–&|160;Tant mieux, Scanvoch, tant mieux&|160;!Alors, redevenu le plus obscur des citoyens, accrochant mon épée,désormais inutile, à côté de celle de mon père, je pourrai sanscontrainte vider des coupes sans nombre et courtiser toutes lesbohémiennes de l’univers&|160;!

–&|160;Victorin, prends garde&|160;! je te lerépète… Souviens-toi des paroles du vieux soldat…

–&|160;Au diable le vieux soldat et sesparoles&|160;!… Je ne me souviens à cette heure que de Kidda…Ah&|160;! Scanvoch, si tu la voyais danser avec son court juponécarlate et son corset de toile d’argent&|160;!

–&|160;Prends garde, le camp et la ville ontles yeux fixés sur ces créatures&|160;; ta liaison avec elles ferascandale… Crois-moi, sois réservé dans ta conduite, recherche lesecret et l’obscurité dans tes amours.

–&|160;L’obscurité&|160;! le secret&|160;!Arrière l’hypocrisie&|160;! J’aime à montrer à tous les yeux lesmaîtresses dont je suis fier&|160;! et je serai plus fier de Kiddaque de ma victoire d’aujourd’hui…

–&|160;Victorin, Victorin&|160;! cette femmete sera fatale&|160;!

–&|160;Tiens, Scanvoch, si tu entendais Kiddachanter tout en dansant et s’accompagnant d’un petit tambour àgrelots… oui, si tu l’entendais, si tu la voyais, tu deviendraiscomme moi fou de Kidda la Bohémienne… Mais, – ajouta le jeunegénéral en s’interrompant et regardant au loin devant lui, – voisdonc là-bas ces flambeaux… Bonheur du ciel&|160;! c’est ma mère…Dans son inquiétude, elle aura voulu se rapprocher du champ debataille pour savoir des nouvelles de la journée… Ah&|160;!Scanvoch, je suis jeune, impétueux, ardent aux plaisirs, jamais ilsne me lassent, j’en jouis avec ivresse… Pourtant, je t’en fais leserment par l’épée de mon père&|160;! je donnerais toutes mes joiesà venir pour ce que je vais éprouver dans quelques instants,lorsque ma mère me pressera sur sa poitrine&|160;!

Et en disant ceci, il s’élança à toute brideet sans m’attendre vers Victoria, qui s’approchait en effet.Lorsque je les eus rejoints, ils étaient tous deux descendus decheval&|160;; Victoria tenait Victorin étroitement embrassé, luidisant avec un accent impossible à rendre&|160;:

–&|160;Mon fils, je suis une heureusemère&|160;!…

À la lueur des torches que portaient lescavaliers de l’escorte de Victoria, je remarquai seulement alorsque sa main droite était enveloppée de linges. Victorin dit avecanxiété&|160;:

–&|160;Seriez-vous blessée, ma mère&|160;?

–&|160;Légèrement, – répondit Victoria.

Puis, s’adressant à moi, elle me tenditaffectueusement la main&|160;:

–&|160;Frère, te voilà, mon cœur estjoyeux…

–&|160;Mais cette blessure, qui vous l’afaite&|160;?

–&|160;La femme franque qu’Ellèn et Sampso ontconduite près de moi…

–&|160;Elwig&|160;! – m’écriai-je avechorreur. – Oh&|160;! la maudite&|160;!… elle s’est montrée digne desa race odieuse&|160;!…

–&|160;Scanvoch&|160;! – me dit Victoria d’unair grave, – il ne faut pas maudire les morts… Celle que tuappelles Elwig n’existe plus…

–&|160;Ma mère, – reprit Victorin avec uneanxiété croissante, – ma chère mère, vous nous l’attestez, cetteblessure est légère&|160;?

–&|160;Tiens, mon fils, regarde.

Et pour rassurer Victorin, elle déroula labande dont sa main droite était enveloppée.

–&|160;Tu le vois, – ajouta-t-elle, – je mesuis seulement coupée à deux endroits la paume de la main entâchant de désarmer cette femme…

En effet, les blessures de ma sœur de laitn’offraient aucune gravité.

–&|160;Elwig armée&|160;! – ai-je dit entâchant de rappeler mes souvenirs de la veille. – Où a-t-elletrouvé une arme&|160;? À moins qu’hier soir, avant de nousrejoindre à la nage, elle ait ramassé son couteau sur la grève, etl’ait caché sous sa robe.

–&|160;Mais, cette femme, à quel momenta-t-elle voulu vous frapper, ma mère&|160;? Vous étiez donc seuleavec elle&|160;?

–&|160;J’avais prié Scanvoch de faire conduirecette Elwig chez moi vers le milieu du jour, dans la pensée d’êtresecourable à cette femme. Ellèn et Sampso me l’ont amenée… Jem’entretenais avec Robert, chef de notre réserve, nous causions desdispositions à prendre pour défendre le camp et la ville en cas dedéfaite de notre armée. On fit entrer Elwig dans une pièce voisine,et la femme et la belle-sœur de Scanvoch laissèrent seulel’étrangère, pendant que j’envoyais chercher un interprète pour mefaire entendre d’elle. Robert, notre entretien terminé, me demandades secours pour la veuve d’un soldat, j’entrai dans la chambre oùm’attendait Elwig&|160;: je voulais prendre quelque argent dans uncoffre où se trouvaient aussi plusieurs bijoux gaulois, héritage dema mère…

–&|160;Si le coffre était ouvert, –m’écriai-je songeant à la sauvage cupidité de la sœur du grandroi Néroweg, – Elwig aura voulu, en vraie fille de racepillarde, s’emparer de quelque objet précieux.

–&|160;Tu l’as dit, Scanvoch&|160;; au momentoù j’entrais dans cette chambre, la femme franque tenait entre sesmains un collier d’or d’un travail précieux&|160;; elle lecontemplait avidement. À ma vue, elle a laissé tomber le collier àses pieds&|160;; puis, croisant ses deux bras sur sa poitrine, ellem’a d’abord contemplée en silence d’un air farouche&|160;: son pâlevisage s’est empourpré de honte ou de rage&|160;; puis, meregardant d’un œil sombre, elle a prononcé mon nom&|160;; j’ai cruqu’elle me demandait si j’étais Victoria&|160;; je lui fis un signede tête affirmatif, en lui disant&|160;: «&|160;Oui, je suisVictoria.&|160;» À peine avais-je prononcé ces mots, qu’Elwig s’estjetée à mes pieds&|160;; son front touchait presque le plancher,comme si elle eût humblement imploré ma protection… Sans doutecette femme a profité de ce moment pour tirer son couteau dedessous sa robe sans être vue de moi, car je me baissais pour larelever, lorsqu’elle s’est redressée, les yeux étincelants deférocité, en me portant un coup de couteau, et répétant avec unaccent de haine&|160;: Victoria&|160;! Victoria&|160;!

À ces paroles de sa mère, quoique le dangerfût passé, Victorin tressaillit, se rapprocha de ma sœur de lait,et prît entre ses deux mains sa main blessée qu’il baisa avec unredoublement de pieuse tendresse.

–&|160;Voyant le couteau d’Elwig levé sur moi,– ajouta Victoria, – mon premier mouvement fut de parer le coup etde tâcher de saisir la lame en m’écriant&|160;: «&|160;À moi,Robert&|160;!&|160;» Celui-ci, au bruit de la lutte, accourut de lapièce voisine&|160;; il me vit aux prises avec Elwig… Mon sangcoulait… Robert me crut dangereusement blessée&|160;; il tira sonépée, saisit cette Elwig à la gorge, et la tua avant que j’aie pum’opposer à cette inutile vengeance… Je regrette la mort de cetteFranque, venue volontairement près de moi.

–&|160;Vous la plaignez, ma mère, – ditvivement Victorin, – cette créature pillarde et féroce, comme ceuxde sa race&|160;? Vous la plaignez&|160;! et elle n’a sans doutesuivi Scanvoch qu’afin de trouver l’occasion de s’introduire prèsde vous pour vous voler et vous égorger ensuite&|160;!

–&|160;Je la plains d’être née d’une tellerace, – reprit tristement Victoria&|160;; – je la plains d’avoir eula pensée d’un meurtre&|160;!

–&|160;Croyez-moi, – ai-je dit à ma sœur delait, – la mort de cette femme met un terme à une vie souillée deforfaits dont frémit la nature… Fassent les dieux que, comme Elwig,son frère, le roi Néroweg, ait aujourd’hui perdu la vie,et que sa race soit éteinte en lui, sinon je regretterais toujoursde n’avoir pas achevé cet homme… Je ne sais pourquoi, il me sembleque sa descendance sera funeste à la mienne…

Victoria me regardait, surprise de cesparoles, dont elle ne comprenait pas le sens, lorsque Victorins’écria&|160;:

–&|160;Béni soit Hésus, ma mère&|160;! c’estun jour heureux pour la Gaule que celui-ci&|160;!… Vous avezéchappé à un grand danger, nos armes sont victorieuses, et lesFranks sont chassés de nos frontières…

Puis, s’interrompant et prêtant au loinl’oreille, Victorin ajouta&|160;:

–&|160;Entendez-vous, ma mère&|160;?entendez-vous ces chants que le vent nous apporte&|160;?…

Tous nous avons fait silence, et ces refrainslointains, répétés en chœur par des milliers de voix, vibrantes dela joie du triomphe, sont venus jusqu’à nous à travers la sonoritéde la nuit&|160;:

«&|160;– Ce soir nous disons&|160;: Combienétaient-ils donc, ces barbares&|160;?

«&|160;– Ce soir nous disons&|160;: Combienétaient-ils donc, ces Franks&|160;?…&|160;»

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