Le sermon difficile
Le curé de Melotte paissait depuis trentelongues années le petit troupeau que le Seigneur, parl’intermédiaire de son archevêque,Jacques-Marie-Adrien-Césaire-Fulgence Mahieu, avait commis à sagarde.
Il avait marié les vieux, baptisé les jeunes,enterré les aïeuls, catéchisé des générations de moutards et malgréses soins vigilants et sa ferme douceur, malgré toutes cesqualités, dis-je, et d’autres encore, il avait vu – son Dieu savaitavec quels serrements de cœur – la foi baisser lentement commel’eau d’un vivier dont la source est tarie, et son église, sa chèrepetite église, se vider peu à peu chaque dimanche.
Il savait pourtant qu’il n’était pour riendans ce malheur des temps et qu’un pareil et désolant malaisesévissait dans les paroisses d’alentour et même ailleurs et presquepartout.
L’indifférence en matière de foi était devenuede règle, car d’hostilité on n’en sentait point trop encore ;à peine sourdait-elle, peut-être, dans quelques propos sacrilègesque les mauvaises langues : francs-maçons, libres-penseurs,anarchistes, parpaillots, ennemis déclarés de Dieu et de sesministres, brebis galeuses fort rares heureusement dans sontroupeau, s’essayaient malicieusement dans l’ombre à propager.
Car si ses paroissiens préféraient aux flotsde son éloquence dominicale et sacrée déversée ex cathedraou jetée simplement de la table de communion, le plaisir pluspositif de la partie de quilles et de l’apéro sous la tonnelle del’ami Nestor, dit Castor, aubergiste patenté, il n’en était pasmoins vrai qu’aux grands dimanches, à Pâques, à la Pentecôte, à laFête-Dieu, voire à la Saint-Pierre, fête patronale, ainsi qu’àl’Assomption, à la Toussaint et à Noël, tous les hommes, jeunes etvieux, avec les femmes et les enfants, se trouvaient là, au grandcomplet.
De même si beaucoup, si la plupart, pour nepas dire tous, négligeaient depuis de longues années leur devoirpascal, il ne s’en trouvait pas un qui, à l’heure dernière,n’appelât à son chevet ce brave vieux bougre qui les avait vusvivre et les avait aidés en tout temps de ses bons conseils et deses encouragements amicaux.
Le curé de Melotte était donc encoreuniversellement aimé et respecté : n’était-il pas un des plusvieux du village et des plus anciens de la paroisse ! Mais iln’était plus craint. Ses foudres de carton, ses tonnerreslointains, l’évocation des bûchers infernaux, la promesse desfélicités paradisiaques dans un éden, somme toute, passablementmorne et fort problématique, ne faisaient plus guère frémir quequelques vieilles dévotes et les gosses de neuf à onze ans qui,sous sa paternelle férule, préparaient, plus ou moins sagement,leur première communion.
Ce n’était pourtant pas que ses conseilsfussent mauvais ni que ses défenses fussent exagérées ; il nes’était jamais permis, comme beaucoup de ses collègues, d’interdireaux jeunes, voire aux adultes et aux vieux, si ça leur disait, dedanser à leur saoul le soir de la fête patronale et même tout autredimanche quand la moisson était abondante ou que la vendange étaitbonne ; de même il n’avait jamais gardé rancune à uncultivateur ou à un vigneron qui avait pris, par hasard, et sans lalui demander, l’autorisation de travailler les jours habituellementconsacrés au Seigneur.
Il se bornait à des recommandations anodineset à des conseils mitigés : ne buvez pas tant d’apéritifs, unverre de bon vin fait beaucoup plus de bien ; ne dites doncpas de gros mots devant les enfants, ils ont bien le temps de lesapprendre tout seuls ; à quoi sert de se disputer et de s’envouloir, nous n’avons déjà pas tant de jours à passer surterre !
On le voit, le curé de Melotte n’exagérait pasdans le sens de l’intolérance religieuse. Au début, il s’étaitdemandé souventes fois si son indulgence n’était pas simplement unecoupable faiblesse ; mais il s’était bien aperçu, auxrésultats obtenus par quelques collègues intransigeants et sévères,que sa méthode, à lui, était la seule bonne à l’heure actuelle,puisqu’elle lui permettait, du moins, de rattraper au momentsuprême les brebis perdues et de les remettre dans la bonneroute.
D’autre part, cette mansuétude et cette bontévraiment chrétiennes lui avaient assis, parmi les ouailles, unesolide réputation de brave et d’honnête homme, malgré certainehistoire, scabreuse au premier abord, mais dont on connaissait lefin mot, et que faisaient courir dans la région les quatre ou cinqmauvaises langues citées plus haut.
Au fond, rien n’était plus simple ni plusinnocent, oyez plutôt :
Un soir quelconque de mardi gras, le curé deMelotte, avec quelques amis, avait, comme tout le monde, un peufestoyé et mangé et bu un peu plus peut-être que de coutume. Cetrès léger excès, péché de gourmandise dont il s’accusaitd’ailleurs véhémentement, et duquel il n’était guère coutumier,l’avait vivement dérangé, de sorte que le lendemain, à l’heure del’office, un accident subit le contraignit précipitamment à changerde pantalon. La messe du jour des Cendres finissait desonner ; il n’eut que le temps de réendosser prestement sasoutane et de filer en hâte à la sacristie pour revêtir les habitssacerdotaux.
Tout alla bien d’abord, mais lorsque l’heurevint de frotter de cendres le front de ses paroissiens en leurrépétant la formule latine consacrée : Memento quia pulvises, « Souviens-toi que tu n’es que poussière », ilse troussa vivement afin d’atteindre dans sa poche la petite boîtemétallique préparée et contenant la poudre grise nécessaire à lacérémonie.
Il ne la sentit point, se tâta vivement del’autre côté, ne la trouva pas davantage et, dans son trouble,oubliant le lieu dans lequel il se trouvait et la gravité del’heure, il s’exclama à mi-voix :
– Sapristi, j’ai oublié tout ce qu’il mefaut dans ma culotte !
Le mot ne fut point perdu, et voilà commentnaissent les légendes et se fondent les réputationscalomnieuses ; cela passa en proverbe et l’on en vint à dired’un gaillard qui… d’un gaillard que… d’un gaillard enfin… d’ungaillard :
– Ah, ah ! il est comme le curé deMelotte, il a tout ce qu’il lui faut dans sa culotte, laissantentendre des choses… enfin, n’insistons pas.
Nonobstant, les gens de bonne foi, et c’est deceux-là seuls que compte l’opinion, savaient à quoi s’en tenir surcette fable, et sa vieille réputation restait vierge de toutsoupçon et nette de toute souillure.
Or, depuis quelque temps, le curé de Melottedevenait inquiet, il s’attristait, s’aigrissait, se montait et semettait dans de saintes colères.
Sans doute les gamins qu’il évangélisaitn’usaient pas toujours entre eux et avec leurs camarades desvillages voisins d’une politesse et d’une mansuétude quirappelaient la vieille galanterie française et la charitéchrétienne, ils s’engueulaient et se rossaient avec conviction etfréquemment ; les hommes plus que de raison s’attardaient chezl’ami Castor ; les femmes bavardaient peut-être plus longtempsencore que jadis ; mais que tout cela était peu dechose !
Ce qui tourmentait et désolait et retournaitle curé de Melotte, c’était le dévergondage des filles et desgarçons du pays.
Depuis longtemps déjà il soupçonnait la chose,car de l’apprendre en confession il n’y fallait guèrecompter ; à partir de quinze ou seize ans tous s’émancipaientet se dispensaient de cette corvée ennuyeuse : des galopinsqu’il avait baptisés et calottés jadis, des gamines qu’il avaitvues en nattes et en jupes courtes ! Hélas ! c’était bienle cas de le dire, il n’y avait plus d’enfants !
On lui avait fait des rapports, et lui-mêmeavait vu, vu souvent, vu, oui, de ses propres yeux.
Oh ! évidemment non ! N’allez pascroire des choses… et qu’il fût tombé sur des couples, des couples…parfaitement ; bien sûr que non ! D’abord il n’auraitjamais osé s’approcher, il aurait fui plutôt ; tout spectacleimmodeste est un péché qui peut être mortel.
Mais, de loin, il avait remarqué qu’on serelevait trop vivement à son approche, qu’on rabattait etdéfroissait des tabliers et des jupes, que le garçon avait un airembarrassé, gauche et drôle. Il ne pouvait point douter.
Longtemps cependant il s’était tu, secontentant, lorsqu’il les rencontrait, de dévisager sévèrement lescoupables : ils avaient rougi les premières fois, mais avaientcontinué. Alors, à part, entre quatre-z-yeux, il les avaitattrapés, admonestés, menacés : ils avaient nié énergiquement.Il avait entrepris ensuite, à mots couverts, et en restant dans ledomaine des généralités, les parents : les parents avaientsouri en haussant les épaules :
– Voyons, m’sieu le curé, à vingt ans, onpeut bien embrasser les filles.
Non, ils ne voulaient rien savoir ni les uns,ni les autres ; ils étaient comme les impies du psaume :In exitu Israël de Ægypto, ils avaient des oreilles etn’entendaient point, des yeux et ne voulaient point voir.
Tout de même, il ne pouvait pas aller dire auxmamans : Sapristi, mais gardez donc un peu mieux vos filles ouelles se feront… manger du loup !
Il le dit : on l’accusa de radoter.
À la fin, cela devenait grave ; saconscience le tourmentait, parlait, criait, hurlait, lui ordonnaitd’agir, d’agir sans retard.
Ces enfants, sous ses yeux, perdaient leurâme, sans compter que leurs corps…, car enfin, c’est unemalhonnêteté pour une jeune fille qui se marie, sinon pour ungarçon, de donner comme intégral un… capital ébréché. Oui,parfaitement, c’est malhonnête !
Si encore elles avaient fait des gosses !Si l’une d’entre elles seulement, n’importe laquelle, avait eu unenfant, peut-être que les autres pères et mères auraient enfinouvert l’œil. À quelque chose, malheur est bon !
Mais non, et c’est bien ce qui décelait leurprofonde perversité, pas une ne se laissait pincer !L’immoralité du siècle était hypocrite et se répandait lentementcomme une tache d’huile, souillant son village. Du moment que rienn’éclatait, les parents, les malheureux ! faisaient la sourdeoreille ; ils riaient même, les coupables !
Oui, c’était son devoir de les avertir ;il fallait qu’il le fît, qu’il le fît avec force, qu’il le fît avecéclat, qu’il le clamât en pleine chaire, un beau dimanche, car celadevenait scandaleux à la fin !
Sur les bords du Doubs, dans le sentier quilonge les vignes d’abord et le bois ensuite, l’herbe tendre,l’ombre fraîche, l’eau limpide, le silence, la solitude, et jepense « quelque diable aussi les poussant »… C’était là,oui là, sous ces ombrages propices au doux repos et aux austèresméditations que tous les jours, tous les matins, de dix heures àmidi, les couples revenant du marché s’arrêtaient et faisaient desstations, des stations… trop longues pour être honnêtes.
Le curé de Melotte réfléchit à toutcela : il y songea le long des jours et pendant ses veilles etdurant ses nuits blanches.
La Pentecôte approchait : c’était lemoment de profiter. Les hommes viendraient en grand nombre àl’office ce jour-là, d’autant qu’il saurait leur mettre l’eau à labouche : « Venez à la messe, ne manquez pas mon prônesurtout, j’ai quelque chose de très sérieux, de très intéressant,de très grave à vous apprendre ; venez, vous verrez que vousne vous en repentirez pas. »
Ainsi, c’était décidé ; ce jour-là ilfrapperait le grand coup ; il leur dirait leur fait à tous,aux coupables comme aux parents qui ne l’étaient pas moins ;il mettrait le doigt sur la plaie, les points sur les i, afin qu’onsût bien de quoi il s’agissait et que les responsabilités fussentbien fixées.
Pourtant la chose en soi était grave ; cen’est pas tout que de dire : vos filles sont des dévergondéeset vos garçons des chenapans ; mais… il n’y aurait pas que desvieillards et des adultes à l’église, il y aurait aussi desenfants.
Se pourrait-il que lui, prêtre, pasteurd’âmes, s’oubliât à proférer des paroles imprudentes, des mots quipourraient choquer ces oreilles innocentes, éveiller des pensersmauvais, épandre comme une buée impure sur le cristal limpide deces petits cœurs, vierges et neufs ! Malheur à l’homme par quile scandale arrive !… il fallait que seuls comprissent ceuxqui devaient comprendre.
Le curé de Melotte pria ; il demanda àson Dieu de lui dicter les paroles qu’il devait prononcer et, ledimanche suivant, très ému, mais ferme en son dessein, plein de lacertitude où il était que l’avait inspiré la divine sagesse, ilcommença :
– In nomine Patris et Filii et Spiritussancti. Amen.
» Mes frères, mes très chers frères,
» Depuis trente ans, vous le savez, queDieu m’a confié le soin de vivre parmi vous, j’ai éprouvé bien desdouleurs et bien des joies.
» Vous ne doutez pas que j’ai toujoursfait tout ce qu’il m’a été possible pour vous garder dans le bonchemin et vous aider à faire votre salut. On ne m’a pas toujoursécouté et je le déplore ; je le regrette pour vous, mesfrères, pour vous, mes sœurs, et pour moi aussi, car le Seigneur,un jour, me demandera compte des brebis que j’ai laisséess’égarer.
» Mon cœur a saigné bien souvent, car jevous aime comme il est écrit et n’ai pu supporter sans souffrancele spectacle de vos misères spirituelles.
» C’est pour cela que je dois, comme unpère, vous parler durement, et qu’aujourd’hui ma conscience et mondevoir m’ordonnant de ne plus me taire, je ferai violence à messentiments naturels pour dire ce qu’il faut que je dise, car il yva de votre âme, du salut de votre âme immortelle, mes frères.
» C’est surtout à vous, pères et mères,que je m’adresse. Écoutez-moi :
» Tous les matins vous envoyez vos filset vos filles porter les légumes au marché, et de ceci je ne vousblâme point, car vous vous dites : ils sont jeunes et noussommes vieux, leurs jambes sont plus solides que les nôtres, et cequi serait pour nous une fatigue et une corvée est pour eux unexercice et un délassement ; c’est parfaitement juste.
» Mais savez-vous bien, mes sœurs, ce quise passe au marché ? Non, vous ne le savez pas et je vais vousl’apprendre.
» Lorsque le travail est terminé, que leslégumes sont vendus, que les fruits sont livrés, les garçons,invariablement, font aux filles la proposition suivante : situ veux payer un gâteau, j’offrirai une bouteille avec du pain etdu fromage ou du saucisson. On accepte toujours, mes frères.
» Vous me dites : Quel mal y a-t-ilà cela ? et je réponds : Aucun, mes frères ; cesjeunes gens ont travaillé, marché, couru, parlé, discuté, ils ontbon appétit, ils ont faim et ils ont soif, il est tout naturelqu’ils veuillent se restaurer et je pense comme vous.
» Cependant, ce saucisson et ce gâteau,le mange-t-on en ville ? ce litre de vin, le boit-on sur unetable de restaurant ? Non, mes frères, et j’appelle ici toutevotre attention.
» Ce petit repas ne se consomme qu’auretour, le long du bois, au bord du Doubs.
» – C’est charmant, vousexclamez-vous ! Il est certes beaucoup plus agréable de mangersur l’herbe qu’enfermé dans une salle malpropre et au milieu d’uneatmosphère viciée.
» Encore ici, vous avez raison.
» Mais, je continue. On s’en vient doncdeux à deux et quand on a trouvé dans un petit coin, au bord dubois, un endroit paisible et solitaire, on déballe les provisionset l’on s’assied.
» Proprement, pour ne pas la salir, lafille relève sa jupe, et, sur son jupon, sur son jupon tendu, mesfrères, tendu comme une nappe, comme une nappe, vous m’entendezbien, mes sœurs, on étale victuailles, pain, vin et gâteaux, etl’on mange.
» – Mais c’est parfait.
» C’est parfait, n’est-ce pas ; oui…c’est parfait, mais, sapristi, continua-t-il alors s’excitant,s’échauffant, devenant tout rouge et furieux, c’est parfait !oui, eh bien ! quand on a mangé, quand on a bu, quand on acausé, quand on a ri, savez-vous ce qui se passe ? Lesavez-vous, dites ? Non ! Eh bien, moi, je vais vous ledire !
» Eh bien, scanda-t-il, frappant à grandscoups de poing le bord de la chaire, eh bien ! mes frères,oui, oui, eh bien ! le garçon, le garçon fait sauter la nappe,fait sauter la nappe, vous m’entendez, et il grimpe sur la table…Voilà ! Voilà ! Voilà !
Et il descendit de sa chaire, plus rouge etplus excité que jamais, les yeux lançant des éclairs et brandissantvers la nef un poing terrible et vengeur.
Les mauvaises langues répètent que, dans sontrouble, il ajouta : « C’est la grâce que je voussouhaite à toutes », mais je me suis renseigné à bonnessources, et je proteste, et l’on peut me croire : c’est unepure calomnie.
