Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

LA NUIT DE NOËL

Le dernier jour avant Noël venait de prendrefin. Une nuit claire d’hiver était née&|160;; des astresentr’ouvraient leurs paupières&|160;; la lune se levait au ciel,majestueuse, pour annoncer aux hommes de bonne volonté et au mondeentier que chacun pouvait aller joyeusement chanter des noëls sousles fenêtres [2] et glorifier le Christ. Le gel mordaitplus qu’il ne l’avait fait depuis la matinée, mais en revanche ilrégnait un tel silence que le crissement de la neige sous une bottes’entendait à une demi-verste. Pas une seule bande de jeunes gensne s’était encore aventurée sous les croisées des chaumines&|160;;seule, la lune risquait à la dérobée un regard à travers lesvitres, comme pour inciter les jouvencelles en train de se parer às’élancer au dehors sur cette neige qui craquait sous les pas. À cemoment, une fumée sortie en tourbillons d’une cheminée se forma ennuage pour monter au firmament, entraînant à sa suite une sorcièreà cheval sur un balai.

Si au même instant avait glissé par là, entraîneau attelé de trois chevaux de front réquisitionnés chez desparticuliers, l’assesseur au tribunal de Sorochinietz avec sonbonnet bordé d’astrakan et taillé sur le patron des coiffures deuhlans, avec sa peau de mouton noir, recouverte de drap bleu, et cefouet à tresse diaboliquement compliquée dont il encourageait sonpostillon, il l’aurait certainement remarquée, cette sorcière, carpas une au monde n’échappe à l’œil du susdit assesseur. Il sait surle bout du doigt à combien de gorets se monte la portée de la truiechez telle ou telle bonne femme, combien de pièces de toile logentdans le coffre de chaque paysanne, quelles parties de sa garde-robeou quels instruments aratoires exactement un brave homme a mis engage le dimanche à l’auberge. Mais l’assesseur de Sorochinietzn’était point de passage&|160;; pourquoi d’ailleurs aurait-ilfourré le nez dans le secteur d’autrui&|160;? Il avait bien assezde chats à fouetter dans son propre canton. Pendant ce temps, lasorcière poursuivait son ascension, à une telle hauteur qu’ellen’apparaissait plus que comme une tache minuscule, aperçue paréclipses, tout au fond des cieux. Mais à quelque endroit que semontrât cette tache infime, les étoiles se décrochaient de lavoûte, et bientôt la sorcière en eut plein sa manche. Il n’y enavait plus que trois ou quatre dans le ciel. Et soudain, du côtéopposé, surgit une seconde tache exiguë, qui grandit, s’étala, etcessa d’être une tache de rien. Même en chaussant son nez de rouesempruntées, en guise de lunettes, à la calèche du commissaire, unmyope n’aurait pu distinguer au juste ce que c’était. Par devant,cela ressemblait tout à fait à un Allemand [3]&|160;;son petit museau chafouin, virant sans arrêt à droite et à gauchepour flairer tout ce qu’il rencontrait, se terminait comme chez noscochons par une rondelle&|160;; ses jambes étaient tellement grêlesque si le maire de Yareskovo en possédait de pareilles, il se lesromprait à la première tentative pour danser la Cosaque. Mais parderrière, cela vous avait l’air d’un authentique chicanou dechef-lieu de gouvernement, en uniforme de grande tenue, car il luipendillait une queue aussi mince et aussi longue que des basques delévite, comme on les porte de nos jours. Grâce peut-être à labarbichette de bouc dont se parait son menton, aux menues cornessaillant sur son crâne, à ce fait aussi que des pieds à la tête iln’était guère plus blanc qu’un ramoneur, on aurait pu à l’extrêmerigueur deviner qu’on n’avait affaire ni à un Allemand, ni à unchicanou de chef-lieu, mais tout simplement au diable qui nedisposait plus que de cette nuit pour courir le guilledou et finird’enseigner aux honnêtes gens les mille et une manières de pécher.Dès le lendemain, au premier tintement de la cloche appelant àl’office du matin, il devrait galoper, sans jeter un coup d’œil enarrière, et la queue basse, pour s’enfourner en son repaire.

Cependant, le diable se coulait sournoisementtout près de la lune, et déjà il allongeait le bras pourl’attraper, mais brusquement il retira la patte en arrière, commes’il s’était brûlé, se suça les doigts, battit un entrechat etreprit l’attaque du côté inverse&|160;; de nouveau, il recula d’unbond et ramena sa patte. Mais en dépit de ses échecs successifs, lerusé démon ne renonçait pas à ses espiègleries. Il prit son élan etsubitement empoigna l’astre à deux mains, puis avec force grimaceset soufflant dessus, il le fit sauter d’une patte dans l’autre, àla façon d’un paysan qui a saisi sans pincettes une braise pourallumer sa pipe. Finalement, il fourra prestement la lune dans sapoche et fila plus loin, comme si de rien n’était.

Personne à Dikanka ne se doutait que le diableavait dérobé la lune. Il y avait bien le scribe cantonal qui, s’enretournant à quatre pattes de l’auberge, crut s’apercevoir que lalune s’était mise de but en blanc à baller dans le ciel, et ill’avait affirmé sous serment à qui voulait bien lui prêterl’oreille au village&|160;; mais les gens se bornaient à hocher latête, et certains se gaussèrent même de lui. Mais quel motifpoussait donc le diable à commettre un acte si contraire auxlois&|160;? Eh bien&|160;! voici. Il savait que Tchoub, Cosaquetrès à l’aise, était invité à manger le riz aux raisins secs chezle sacristain, et qu’à ce festin assisteraient le maire del’endroit, plus un parent de l’hôte, chantre à la maîtrisediocésaine, un monsieur en redingote bleu foncé dont labasse-taille donnait la note la plus creuse que l’ont eût jamaisouïe&|160;; il y aurait encore le Cosaque Svierbygouz, et quelquesautres dont le nom importe peu. Il savait enfin qu’à cette table onservirait, outre le riz, de la liqueur aux épices et aux fruits, del’eau-de-vie au safran, sans compter la mangeaille de touteespèce.

Or, pendant ce temps, la fille de Tchoub, laplus belle du village, resterait au logis et recevrait probablementla visite du forgeron, hercule d’une force peu commune, que ledémon abhorrait encore plus que les sermons du prêtre Kondrat. Àses moments de loisir, le forgeron s’adonnait à la peinture, etpassait pour le meilleur artiste de la contrée, à telles enseignesque le chef d’escadron de Cosaques L…, encore en vie à l’époque,l’avait convoqué tout exprès à Poltava pour peindre la palissadequi entourait sa maison. Toutes les écuelles dans lesquelles lesCosaques de Dikanka piochaient pour bâfrer leur soupe aux chouxavaient passé par les mains de ce maître. Comme celui-ci était fortdévot, il exécutait assez souvent des images de saints et l’on peutadmirer encore de nos jours à l’église de T… un Luc l’Évangélistedû à son pinceau. Mais son chef-d’œuvre était une fresque brosséesur la paroi du portail de droite, à l’église locale. Il y avaitreprésenté saint Pierre, le jour du Jugement dernier, clefs enmain, et chassant de l’enfer le Malin Esprit qui, dans les affresde l’épouvante et flairant sa perte, se démenait de tous côtés,tandis que les pécheurs, jadis ses prisonniers, le rossaient et lepourchassaient à coups de fouet, de bûches et de tout ce qui leurtombait sous la main. Tout le temps que l’artiste peina sur cetteœuvre et qu’il l’esquissa sur une vaste planchette, le diables’était ingénié de toutes les façons à le contrecarrer&|160;;tantôt il profitait de son invisibilité pour lui pousser le coude,tantôt il puisait de la cendre dans l’âtre de la forge et larépandait sur la peinture. Cependant, malgré tout, l’œuvre futmenée à bonne fin, le panneau porté à l’église et scellé dans lemur de droite, sous le porche, mais à partir de ce jour, le diableavait juré de se venger du forgeron.

Il ne lui restait qu’une seule nuit pourvagabonder en ce bas monde, mais cette nuit-là comme les autres, ilétait à l’affût d’une occasion quelconque pour assouvir surl’artisan sa vieille rancune. C’est à ces fins qu’il avait résolude voler la lune, dans l’espoir que le bonhomme Tchoub, dont ilconnaissait l’indolence, balancerait longtemps avant de se décider,du moment que la maison du sacristain n’était pas tellement près desa propre chaumière et que la route à suivre traversait desterrains vagues, longeait des moulins, le cimetière, et contournaitun ravin. Par un beau clair de lune, la liqueur aux épices etl’eau-de-vie au safran pouvaient à la rigueur tenter le bravehomme, mais dès qu’il ferait nuit comme dans un four, bien malinserait le quidam capable de l’amener à descendre de son poêle et àmettre le nez dehors. Or, le forgeron, brouillé depuis bellelurette avec le papa, et sachant celui-ci à la maison, ne sehasarderait à aucun prix, et quelle que fût sa vigueur, à venirvoir la fille.

Ainsi, dès que le diable eut enfoui la lune aufond de sa poche, il régna une telle obscurité par tout l’universqu’il aurait fallu ne pas être le premier venu pour trouver lechemin de l’auberge, sans parler déjà de se rendre chez lesacristain. Se voyant tout à coup plongée dans cette poix, lasorcière éjacula un petit cri. Alors, l’accostant en authentiquegalantin, le diable lui donna le bras et se prit à lui souffler àl’oreille ce que l’on chuchote en pareil cas à toute créature dusexe. Ah&|160;! le monde est drôlement fait. Du premier au dernier,chaque être vivant ici-bas met tout en œuvre pour copier et singerses semblables. À Mirgorod, il fut un temps où le juge et peut-êtrele maire étaient bien les seuls à se promener l’hiver en peau demouton recouverte de drap, et les fonctionnaires du commun laportaient simplement telle quelle. De nos jours, aussi bienl’assesseur que l’huissier se sont commandé des pelisses de drapfourrées de peaux d’agneau de Réchétilof. Il y a trois ans que leclerc de chancellerie et le scribe cantonal se sont payé du nankinbleu à soixante copecks l’aune. Le chantre s’est fait coudre pourl’été des braies de coton jaune et un gilet en poil filé à rayures.En un mot, chacun sue sang et eau pour s’évader de sa condition.Quand donc les gens en auront-ils assez de la vanité&|160;? On peuthardiment parier que bon nombre de personnes s’étonneront de voirjusqu’au diable céder à cette faiblesse. Et le pis est qu’il seprend probablement pour un joli garçon, alors qu’à elle seule sasilhouette vous donne le haut-le-cœur. Sa gueule est l’abominationde la désolation, pour parler comme Thomas Grigoriévitch, etnonobstant il se mêle de conter fleurette. Il n’empêche qu’auxcieux comme sur terre les ténèbres étaient devenues tellementopaques qu’il n’y avait plus moyen de rien distinguer, quant auxprogrès de l’intrigue nouée entre ces deux-là.

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–&|160;Alors, compère, tu n’es jamais entrédans la maison neuve du sacristain&|160;? disait sur le seuil deson logis le Cosaque Tchoub à un long paysan efflanqué, en courtepeau de mouton, et les joues mangées d’une toison ébouriffée,preuve flagrante que depuis plus de quinze jours elles n’avaientpoint subi le contact de ce bout de lame de faux dont les rustresse servent en général, faute de rasoir, pour se sarcler la barbe.Il y aura là-bas une fière beuverie, ajouta Tchoub, cependant qu’unrire lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles. Pourvu au moins quenous n’arrivions pas trop tard&|160;!…

Ce disant, il arrangea la ceinture qui serraitstrictement la peau de mouton sur sa carcasse, enfonça un peu plussur son crâne le bonnet en peau de mouton, crispa le poing sur lefouet, objet de terreur et de menace pour les molosses importuns,mais levant les yeux, il s’arrêta net.

–&|160;De par tous les diables&|160;! regarde,mais regarde donc, Panass&|160;!

–&|160;Qu’est-ce qui se passe&|160;? demandal’autre, braquant à son tour les yeux vers la lune.

–&|160;Comment&|160;! ce qui se passe&|160;?mais il n’y a pas de lune.

–&|160;En voilà bien d’une autre&|160;!Effectivement, il n’y en a pas.

–&|160;Voilà justement le chiendent qu’il n’yen ait point, grogna Tchoub devant le flegme inaltérable de soncompagnon. Et c’est le cadet de tes soucis, ce me semble&|160;?

–&|160;Hé&|160;! qu’y puis-je, moi&|160;?

–&|160;Et il a fallu, juste à ce moment, ditTchoub en s’essuyant les moustaches du revers de sa manche, que jene sais quel diable – fasse que jamais plus le chien ne tue le verau matin avec une goutte d’eau-de-vie – se soit senti le besoind’intervenir… Tout exprès, alors que nous étions encore à lamaison, j’ai regardé par la fenêtre, la nuit était une puremerveille&|160;!… Un rayonnement, la neige resplendissait au clairde lune&|160;! et à peine la porte franchie, crac&|160;! à croirequ’on m’a crevé les yeux… Ah&|160;! puisse le scélérat se rompretoutes les dents sur un croûton rassis de sarrasin&|160;!

Tchoub tempêta et se répandit en injures unbon moment encore, tout en se demandant quel parti prendre. Ilgrillait certes d’une mortelle envie de bavarder de mille et millefoutaises chez le sacristain où, sans aucun doute, devaient êtredéjà attablés le maire et le chantre de passage, plus le marchandde goudron Mikita qui se rendait deux fois la semaine à Poltavapour son commerce et vous lâchait de telles fariboles que lesvillageois se tenaient les côtes de rire. En esprit, Tchoub voyaitdéjà, trônant sur la table, la liqueur aux épices et aux fruits. Letout semblait tentant bien sûr, mais cette nuit noire lui servaitcomme de rappel à la paresse, péché mignon du commun des Cosaques.Comme ce serait bon à cette heure de se reposer, assis àl’orientale, sur le poêle, de téter benoîtement sa pipe, etd’écouter à travers une délicieuse somnolence les noëls et refrainsdes garçons et filles, en bandes rieuses, sous les fenêtres&|160;!Eût-il été seul, il aurait sans doute adopté ce dernier parti. Maisà deux maintenant, ce ne serait ni aussi ennuyeux ni aussieffrayant de s’en aller par cette obscurité, et de plus il luirépugnait tout de même de passer devant autrui pour un fainéant ouun couard.

–&|160;Ainsi, compère, pas de lune&|160;?

–&|160;Pas de lune.

–&|160;Étrange, en vérité. Donne-moi donc uneprise. Tu as un tabac rudement bon. Où te le procures-tu&|160;?

–&|160;Rudement bon&|160;! Qu’est-ce que tu mechantes&|160;? répliqua Panass, en refermant sa tabatière en écorcede bouleau gravée de dessins symétriques. Il ne ferait même paséternuer une vieille poule&|160;!

–&|160;Je me souviens, continua Tchoubtoujours indécis, que le défunt aubergiste Zouzoulia m’en apportaun jour de Niéjine. Ah&|160;! ça, c’était du tabac, et dufameux&|160;!… Alors quoi, l’ami, qu’est-ce que nousdevenons&|160;? car enfin, il fait bien noir dehors…

–&|160;Soit&|160;! nous ferions aussi bien derester à la maison, répondit l’autre qui mettait déjà la main surle loquet de la porte.

Si le camarade n’avait point parlé de lasorte, Tchoub aurait probablement décidé de rentrer au logis, maisà présent quelque chose semblait l’inciter à sortir, rien que paresprit de contradiction.

–&|160;Non, non, compère, nous irons là-bas…Impossible de faire autrement… Faut y aller&|160;!

À peine achevait-il ces mots qu’il se mordaitdéjà les lèvres de les avoir prononcés. Cela ne lui souriait pas lemoins du monde de traîner ses grègues par une telle nuit, mais ilse consolait néanmoins à la pensée qu’il agissait selon sonintention formelle et qu’il faisait juste le contraire de ce qu’onlui avait conseillé.

Le compère dont le visage n’exprimait pas lamoindre nuance de dépit, en homme à qui il est souverainement égalde choisir entre rester à la maison et courir les chemins, jeta unregard autour de lui, se gratta le dos du manche de son fouet, etnos deux amis se mirent en route.

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Voyons maintenant ce que faisait, demeuréeseule au logis, Oksana, la charmante fille de Tchoub.

Elle n’avait pas encore dix-sept ans sonnésqu’il n’était bruit que d’elle dans le monde entier, ou presque, audelà comme en deçà de Dikanka. Des foules de jeunes gens s’enallaient proclamant qu’il n’y eut jamais de fille plus avenante, etqu’il n’y en aurait jamais d’autre dans leur village. Oksana savaitbien ce qu’on disait d’elle, et prêtant une oreille complaisante àces propos, était pétrie de caprices, comme toute jeune beauté. Si,au lieu du simple cotillon et du tablier, elle avait porté robe dedame, elle aurait découragé l’une après l’autre ses femmes dechambre. Les garçons lui couraient après par bandes, mais à bout depatience ils s’en écartaient peu à peu pour s’adresser à d’autresdemoiselles moins gâtées. Le forgeron était le seul à s’entêterdans cette poursuite, quoiqu’on ne le traitât guère mieux que lesautres. Après le départ du papa, Oksana passa encore bien du tempsà se pomponner et à minauder devant un petit miroir au cadred’étain, jamais lasse de s’admirer à son aise.

–&|160;Qu’est-ce qui leur a pris à tous deproclamer que je suis jolie&|160;? disait-elle d’un air distrait etsimplement histoire de s’entretenir en tête à tête avec son reflet.Ils en ont menti, je ne suis pas du tout jolie.

Mais frais, débordant de vie, ce visage sijeune que hier encore c’était celui d’une enfant, ce minois auxyeux noirs et pétillants, au sourire d’un agrément indicible et quivous mettait le feu à l’âme, il lui suffisait de se montrerfurtivement dans la glace pour prouver soudain tout lecontraire.

–&|160;Mes sourcils noirs et mes yeux,continuait la jeune beauté, sans lâcher le miroir, seraient-ilsdonc une telle merveille qu’ils n’ont point au monde leurspareils&|160;? Qu’y a-t-il au fait de charmant en ce nez retroussé,en ces joues, ces lèvres&|160;? Comme si mes tresses brunesvalaient d’être admirées&|160;! Brr&|160;! mais la nuit ellesseraient bien capables de faire peur quand, tels de longs serpents,elles se lovent autour de ma tête. Je vois bien maintenant que jene suis pas du tout jolie…

Puis, écartant un peu plus la glace, elles’écria tout à coup&|160;:

–&|160;Oh&|160;! que si, je le suis&|160;!… Etcombien jolie&|160;!… Une merveille&|160;!… Quelle joien’apporterai-je point à celui dont je deviendrai la femme&|160;!Quelle admiration mon époux n’aura-t-il pas pour moi&|160;!Oh&|160;! il sera transporté de contentement, il m’embrassera àmort…

–&|160;Étrange fille&|160;! murmurait leforgeron entré sans bruit dans la pièce, et ce n’est point lajactance qui lui manque&|160;! Voilà une heure qu’elle reste là, semirant sans cesse, jamais rassasiée de se contempler, et elle vamême jusqu’à se vanter à haute voix…

–&|160;Eh quoi, jeunes gars, suis-je de votrerang&|160;?… Mais regardez-moi donc quand je m’avance d’un passouple, poursuivait la coquette. J’ai sur moi une chemise brodée desoie rouge. Et quels rubans sur ma tête&|160;! De votre vie, vousne verrez des galons qui aient coûté davantage. C’est mon père quim’a acheté le tout pour que j’épouse la fine fleur des lurons del’univers…

Puis, elle tourna la tête en souriant et…aperçut le forgeron.

Elle poussa un petit cri et se campa devantlui d’un air si sévère qu’il en eut les bras coupés.

Il serait difficile de détailler cequ’exprimait le visage basané de la ravissante enfant&|160;; on ylisait certes de la dureté, mais au travers on devinait une sortede raillerie devant la gêne du soupirant, cependant qu’une rougeurimperceptible de dépit nuançait la délicatesse de ses traits. Et letout se fondait si bien, formait une harmonie à ce point ineffableque la meilleure solution à trouver eût été de dévorer cette Oksanad’un million de baisers.

–&|160;Que viens-tu faire ici&|160;? – tellefut son attaque. As-tu envie que l’on te jette dehors à coup depelle à feu&|160;? Vous êtes tous passés maîtres à vous faufilerautour de nos jupes. En un clin d’œil, vous flairez que les papassont absents du logis. Oh&|160;! je vous connais, messieurs&|160;!…Eh bien&|160;! mon coffre est-il prêt&|160;?

–&|160;Il le sera, mon petit cœur, tu l’aurasaprès la Noël. Si tu savais combien j’ai peiné dessus&|160;; deuxnuits entières, je n’ai pas bougé de la forge. Mais aussi pas unefille de pope ne possédera une pareille caisse. Pour les ferrures,j’ai choisi un métal encore meilleur que pour le tombereau du chefd’escadron, chez qui j’ai travaillé à Poltava. Et comme il serapeint&|160;!… en vain fatiguerais-tu tes jolis pieds blancs àcourir dans la région à la recherche d’une semblable merveille. Unsemis de fleurs rouges et bleues sur tout le fond qui flamberacomme un brasier&|160;!… Ne te fâche donc point contre moi, etaccorde-moi au moins la permission de te parler et de teregarder…

–&|160;Qui te le défend&|160;? Parle etregarde à ton aise&|160;!

Elle s’assit alors sur un banc et vérifial’arrangement des tresses autour de sa tête. Il y eut aussi un coupd’œil pour le cou, la chemise neuve brodée de soie, et une fineexpression de contentement parut sur ses lèvres, ses pommettesfraîches, et se refléta dans ses prunelles.

–&|160;Permets-moi aussi de prendre place àtes côtés.

–&|160;Assieds-toi, lui jeta Oksana, toujoursavec le même sentiment de satisfaction sur les lèvres et dans leregard.

–&|160;Charmante Oksana, toi qu’on ne selasserait jamais de contempler, laisse-moi t’embrasser, dit ens’armant de courage le forgeron qui serra contre lui la jeune filledans l’intention de lui ravir un baiser.

Mais elle recula ses joues qui se trouvaientdéjà à la portée de la bouche du galant et repoussa celui-ci d’unebourrade&|160;:

–&|160;Et quoi encore&|160;?… Voilà,donnez-lui du miel et il emportera la cuiller par-dessus lemarché&|160;! Arrière, tu as les mains plus dures que du fer et tuempestes la fumée. J’ai peur que tu ne m’aies toute salie avec dela suie…

Sur quoi, elle rapprocha le miroir pour mettreune dernière touche à sa toilette.

«&|160;Elle ne m’aime pas, songeait leforgeron, crête basse. Elle n’a la tête qu’aux amusettes et jereste là, planté comme un sot devant elle, sans la quitter uninstant des yeux. Mais oui, je resterais ainsi un siècle rivé ausol, et des éternités je la dévorerais volontiers du regard…Étrange fille&|160;! que ne sacrifierais-je point pour pénétrer lesecret de son cœur, savoir qui elle aime. Mais quoi&|160;! elle n’abesoin de qui que ce soit au monde. Pleine d’admiration pour sapropre personne, elle me tourmente, pauvre de moi&|160;! Et lechagrin s’interpose entre l’univers et moi, car ma tendresse pourelle est si profonde que pas un être humain n’a connu ni neconnaîtra d’amour qui approche du mien…&|160;»

–&|160;Est-ce vrai que ta mère estsorcière&|160;? dit soudainement Oksana en éclatant de rire.

Du coup, le forgeron crut que toute son âmeriait aussi en écho. Cette gaîté sembla réveiller une allégressedans son cœur et dans les légers battements de ses artères, etmalgré tout, le dépit s’empara de lui car il ne lui était paspermis de baiser jusqu’à plus soif ce visage auquel le rire prêtaittant de charme.

–&|160;Et que m’importe ma mère&|160;? Tu espour moi mère et père, et tout ce qui existe ici-bas qui vaille lapeine. Si l’empereur m’appelait pour me dire&|160;: «&|160;ForgeronVakoula, demande-moi ce qu’il y a de meilleur dans mon empire et jete le donnerai. J’ordonnerai de fabriquer pour toi une forge en oret tu taperas sur l’enclume avec des marteaux d’argent…&|160;» –«&|160;Je ne désire rien, répondrais-je à Sa Majesté, ni pierresprécieuses ni forge en or, ni même ton empire, donne-moi plutôtOksana&|160;!&|160;»

–&|160;Ah&|160;! voilà l’homme que tues&|160;! Seulement, mon père non plus n’est pas tombé de ladernière pluie&|160;!… Tu verras bien, s’il n’épouse pas tamère&|160;! acheva Oksana avec un sourire malicieux. Mais avec toutcela, les jeunes filles n’arrivent pas… Que signifie&|160;? Il estgrand temps d’aller chanter des noëls, je commence à m’ennuyer…

–&|160;Eh&|160;! la peste soit de ces jeunesfilles, ma jolie&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je ne l’entends pas ainsi.Elles traîneront sans doute des garçons à leur suite. C’est alorsqu’on dansera&|160;! Et ces histoires réjouissantes qu’ilsraconteront, je crois déjà les ouïr…

–&|160;Tu te plais donc avec elles&|160;?

–&|160;En tout cas, beaucoup plus qu’en tacompagnie… Ah&|160;! on a frappé… Ce sont, il me semble, les filleset les gars…

«&|160;À quoi bon lanterner d’avantage&|160;?se dit Vakoula. Elle se moque de moi et elle tient autant à mapersonne qu’à un fer à cheval tout rouillé. Mais s’il en est ainsi,nul autre n’aura licence de faire des gorges chaudes sur moncompte. Que je sache à coup sûr quel est son préféré et je luidésapprendrai à…&|160;»

Un coup à la porte et le cri&|160;:«&|160;Ouvre&|160;»&|160;! d’autant plus retentissant qu’il gelaità pierre fendre, interrompirent ses cogitations.

–&|160;Attends un peu, j’ouvrirai moi-même,dit-il en se glissant dans l’entrée, bien décidé dans sondésappointement à rosser comme plâtre le premier qui lui tomberaitsous la main.

*

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Il gelait encore plus fort et dans leshauteurs célestes il faisait si froid que le diable sautillait d’unsabot sur l’autre et soufflait au creux de ses mains pourréchauffer d’une manière quelconque ses doigts gourds. Rien dedrôle à ce qu’il fût transi, celui-là qui, vingt-quatre heuresd’affilée, rôde à travers les enfers où, comme on sait, latempérature n’est pas aussi fraîche que chez nous en hiver, dansses domaines où, debout devant le foyer, et la toque campée sur latête, en maître-coq tout craché, il rôtit à petit feu les pécheursavec le même plaisir que goûte d’ordinaire une femme du commun àgriller l’andouille de Noël.

La sorcière elle-même se sentit pénétrée parle froid bien qu’elle fût douillettement vêtue. Aussi, levant lesdeux bras en l’air et lançant une jambe en arrière, dans la posturedu patineur en pleine course, elle se laissa couler à travers lesairs, sans remuer une articulation, comme si elle descendait lelong d’une glissoire, et s’engouffra directement dans lacheminée.

Usant du même procédé, le diable fila sur sestraces. Mais comme cet animal est plus agile que n’importe quelmuscadin porteur de chausses, il n’est pas étonnant si juste à lagueule de la cheminée il s’installa à califourchon sur les épaulesde sa chère et tendre, de telle façon que le couple atterrit parmiles pots à l’intérieur du vaste poêle.

La voyageuse souleva doucement le couverclepour se rendre compte si son fils Vakoula n’avait pas invité dumonde chez lui, mais voyant qu’il n’y avait rien, à part certainssacs au milieu de la chambre, elle se dégagea du poêle, ôta sapelisse rembourrée, rajusta quelque peu toilette et coiffure, etpersonne dès lors n’aurait pu deviner qu’une minute auparavant ellechevauchait un balai.

La mère de Vakoula ne dépassait pas encore laquarantaine. Elle n’était ni bien ni mal&|160;; il est d’ailleursdifficile de rester belle à cet âge. Il n’empêche qu’elle savait sibien captiver par ses charmes les Cosaques les plus gourmés qui,soit dit en passant, se souciaient fort peu de beauté, qu’elleétait fréquentée à la fois par le maire, et par le sacristain OssipNikiforovitch – en l’absence de sa propre femme, cela va de soit –,par le Cosaque Korneï Tchoub, et par le Cosaque KassianSvierbygouz. Il faut lui rendre cette justice qu’elle louvoyait sihabilement entre tous ces galants que l’idée ne venait pas à l’und’eux qu’il pût avoir un rival. Qu’un dévot paysan, ou bien qu’ungentilhomme – comme dit en parlant de soi tout Cosaque – se rendîtle dimanche à la messe, paré de l’ample manteau à capuchon, ou biens’il faisait trop mauvais temps, à l’auberge, comment résister àl’envie de passer chez la Solokha, pour goûter à des petits pâtésde caillebottes, trempés dans la crème aigre, et pour babiller dansla tiédeur d’une chaumière avec une commère complaisante et à lalangue bien pendue&|160;? Et le gentilhomme en question faisaittout exprès un long détour avant d’atteindre l’auberge, et c’est cequ’il appelait&|160;: entrer comme ça, puisque c’est sur maroute&|160;! Et s’il arrivait à Solokha d’aller à l’église unjour de fête, vêtue à cette occasion du cotillon de lainequadrillée de couleur crue, avec devantier en nankin, et parlà-dessus la jupe bleue avec des galons d’or, cousus derrière, etde se placer carrément tout près du chœur sur la droite, l’onpouvait parier d’avance que le sacristain toussoterait en louchantde ce côté, que le maire se lisserait la moustache, entortilleraitautour de son oreille la mèche interminable de son toupet etmurmurerait au voisin debout près de lui&|160;:

–&|160;Hé, hé, c’est une excellentefemme&|160;! une maîtresse femme&|160;!

Solokha faisait une révérence à chacun etchacun se figurait que la politesse ne s’adressait qu’à lui.

Mais quiconque enclin à se mêler des affairesd’autrui aurait à l’instant remarqué que Solokha multipliaitsurtout les prévenances à l’égard de Tchoub. Ce Cosaque étaitveuf&|160;; huit meules de blé s’alignaient bon an mal an devant saporte. En tout temps, deux couples de bœufs solides passaient latête hors de l’appentis en joncs tressés pour risquer un œil dansla rue, et meuglaient à la seule vue de commère la vache, ou deTonton le gros taureau. Un bouc barbichu grimpait sur le toit et delà chevrotait d’une voix aigre, comme un gouverneur de ville, pournarguer les dindes se pavanant dans la cour, ou bien tournaitbrusquement le derrière aussitôt qu’il apercevait ses ennemis, lesgamins qui se moquaient de sa barbe. Les coffres de Tchoub étaientbondés de pièces de toile, de caftans et de casaquins galonnés d’orà l’ancienne mode, car sa défunte moitié avait été une coquette. Enplus du pavot, des choux, des tournesols, il semait chaque annéedans son potager deux sillons de tabac. Solokha estimait que ce neserait pas mal du tout de joindre toutes ces richesses à son propreavoir et, tout en supputant d’avance quelle tournure prendrait ceménage dès qu’elle en deviendrait la maîtresse, elle redoublait detendres attentions envers Tchoub. Pour empêcher que son propre filsVakoula ne parvînt de quelque façon à serrer de trop près la filledu bonhomme et ne réussît à mettre la main sur tous les biens,auquel cas il ne permettrait sans doute pas à sa mère de s’immisceren quoi que ce fût, elle recourait au moyen familier à toutes lesbonnes pièces sur le retour, et semait le plus souvent qu’elle lepouvait la discorde entre Tchoub et le forgeron. Peut-êtrefallait-il précisément imputer à ces astuces et à cette fourberiele fait que çà et là certaines bonnes femmes, surtout dès qu’ellesavaient bu un coup de trop à quelque joyeuse assemblée,commençaient à chuchoter que la Solokha était une sorcière, et riende plus. Elles prétendaient aussi que le gars Kyzialkoloupenkoavait remarqué qu’il pendait au derrière de la mère du forgeron unequeue de la longueur tout au plus d’un fuseau de bonne femme&|160;;qu’il y avait quinze jours de cela, un jeudi, elle avait traverséla route sous la forme d’un chat noir&|160;; qu’une fois un porcavait fait irruption chez la femme du pope, avait poussé uncocorico, et s’était enfui après s’être coiffé de la calotte duPère Kondrat.

Il arriva qu’un beau jour, à l’instant oùjustement les bonnes femmes avaient mis ce sujet sur le tapis, levacher Tymych Korostyavy vint à entrer. Il ne balança point àraconter que l’été dernier, à la veille même de la Saint-Pierre,alors qu’il s’était étendu pour faire un somme dans l’étable, avecune botte de paille sous la tête, il avait vu, mais de ses yeux vu,la sorcière en chemise et les tresses dénouées, qui se mit à traireles vaches, sans qu’il pût remuer le petit doigt, ensorcelé qu’ilétait, et elle lui avait enduit les lèvres d’une substance siproprement infecte qu’il n’en finit pas de cracher de toute lajournée. Mais tous ces racontars ne laissaient pas d’éveiller desdoutes, car seul l’assesseur de Sorochinietz a le don de dépisterles sorcières. Aussi, les notables de l’endroit n’esquissaientqu’un geste de dédain quand de tels propos parvenaient à leursoreilles.

–&|160;Elles radotent, ces garces defemelles&|160;! répondaient-ils d’ordinaire.

Une fois hors du poêle et sa toiletterajustée, Solokha, en ménagère soigneuse qu’elle était, entrepritde faire de l’ordre et de remettre chaque chose à sa place, maiselle ne toucha pas aux sacs. Vakoula les avait amenés, c’était doncà lui d’en débarrasser la chambre. Or, au moment même où ils’engouffrait dans la cheminée, le diable s’était par hasardretourné et avait aperçu Tchoub qui, bras dessus bras dessous avecle compère se trouvait déjà à bonne distance de chez lui. En unclin d’œil, le Malin rebondit hors du poêle, se précipita pourbarrer la route aux deux amis et entreprit de décoller de-ci etde-là des blocs de neige gelée. Il en résulta un chasse-neige etl’air s’emplit de flocons blancs qui, au souffle de la bourrasque,se dressaient aussi bien par devant que par derrière, menaçant decoller hermétiquement les yeux, la bouche et les oreilles despiétons. Cela fait, le diable reprit son essor pour descendre denouveau dans la cheminée, absolument certain que Tchoub rentreraitau logis avec le compère, y surprendrait le forgeron et lemalmènerait de si verte façon que ce barbouilleur serait delongtemps dans l’impossibilité de saisir un pinceau et de peindredes caricatures outrageantes.

*

**

De fait, à peine la tempête de neige sefut-elle levée, dès que le vent commença à le cingler droit dansles yeux, Tchoub se repentit de son obstination et, renfonçant lecapuchon sur sa caboche, régala d’un chapelet d’injures choisies lediable et le compère, sans s’oublier lui-même. Au reste, ce dépitn’était qu’une feinte, car Tchoub était ravi du contre-temps. D’icià la maison du sacristain il leur restait, à tous deux, huit foisplus de chemin à faire qu’ils n’en avaient parcouru. Ils virèrentdonc de bord. Le vent leur fouaillait la nuque, mais par devant onn’y voyait goutte à travers les tourbillons de neige.

–&|160;Halte, compère&|160;! nous noustrompons de route, je crois, hurla Tchoub, en s’écartant dequelques pas. Je ne vois pas la queue d’une maison. Mais quel sacréchasse-neige&|160;!… Fais donc un petit détour, l’ami, pour voir situ ne tombes pas sur la bonne voie, cependant que de mon côté jechercherai par ici. Ah&|160;! il a fallu aussi que l’enfer nouspousse à courir le guilledou par ce temps de chien. N’oublie pas deme héler si tu t’y retrouves… Pouah&|160;! quel tas de neige Satanvient de me coller à travers les yeux&|160;!

Mais de chemin, pas la moindre trace&|160;!Quand il se fut éloigné, Panass rôda à droite et à gauche avec seslongues bottes jusqu’à ce qu’enfin il mit le nez tout droit surl’auberge. Cette trouvaille le réconforta à un tel point qu’il enoublia tout le reste, et secouant la neige dont il était saupoudré,il s’engouffra dans l’entrée sans se préoccuper le moins du mondedu camarade en panne au dehors. À ce moment, Tchoub crut s’yreconnaître, il s’arrêta et cria à pleine gorge, mais voyant que lecompère tardait à reparaître, il décida de partir tout seul. Aubout de quelques pas, il aperçut sa maison&|160;; des tas de neiges’amoncelaient au seuil, ainsi que sur le toit. Après avoir tapédans ses mains tout engourdies par le froid il se mit à cogner à laporte, en criant d’un ton impératif à sa fille de lui ouvrir.

–&|160;Qu’est-ce qu’il te faut&|160;? luidemanda sèchement le forgeron en débouchant du seuil.

Tchoub recula au son de cette voix.

«&|160;Oho&|160;! se dit-il, ce n’est point mamaison, le forgeron n’aurait garde de se risquer chez moi. Etpourtant, en y regardant de près, ce n’est pas non plus sachaumière à lui. À qui donc peut bien être celle-ci&|160;?Ah&|160;! j’y suis&|160;!… je ne la reconnaissais pas du premiercoup. C’est celle du boiteux Levtchenko, récemment marié à unetoute jeune personne. Sa maison est la seule à ressembler à lamienne. Je m’étonnais aussi quelque peu d’être arrivé si vite aulogis. Mais bon sang&|160;! Levtchenko se trouve présentement chezle sacristain&|160;; j’en suis absolument sûr. Dès lors, quefabrique ici le forgeron&|160;?… héhéhé&|160;! il vient voir lajeune femme du boiteux… Mais oui, parfait&|160;!… j’ai tout comprismaintenant…&|160;»

–&|160;Qui es-tu et qu’est-ce que tu as àfouiner devant cette porte&|160;? demanda Vakoula d’un ton encoreplus rageur et en s’avançant de quelques pas.

«&|160;Eh bien&|160;! non&|160;! je ne luidirai pas qui je suis, pensait Tchoub, il serait encore capable deme rosser, j’en ai peur, le maudit bâtard&|160;!&|160;»

Il répondit donc en contrefaisant savoix&|160;:

–&|160;Je ne suis qu’un brave homme venu,histoire de rire, chanter des noëls sous votre fenêtre.

–&|160;Va-t’en au diable avec tes noëls, luicria le forgeron hors de lui. Qu’as-tu à rester planté là&|160;? Tues sourd&|160;? fiche-moi le camp maintenant&|160;!

De lui-même, Tchoub nourrissait cetteraisonnable intention, mais cela l’ennuyait de montrer qu’il luifallait céder aux injonctions de ce gaillard. Il semblait qu’undémon le poussait du coude et l’incitait à regimber.

–&|160;Mais au fait, toi, qu’est-ce que tu asà vociférer&|160;? reprit-il de cette même voix contrefaite. Jetiens à chanter des noëls et je le ferai…

–&|160;Oho, mais tu as la langue bienpendue&|160;! Ces mots n’étaient pas achevés que Tchoub ressentitune très vive douleur à l’épaule.

–&|160;Comment&|160;! à ce que je vois, tu temets déjà à jouer des poings&|160;? dit-il en rompant de quelquesenjambées.

–&|160;Va-t’en&|160;! partiras-tu&|160;?criait Vakoula en gratifiant le bonhomme d’une secondebourrade.

–&|160;Mais qu’est-ce qui te prend&|160;?geignait Tchoub sur un ton qui exprimait à la fois de la douleur,du dépit et de la crainte. À ce qu’il paraît, tu rosses les genspour de bon, et sans avoir peur de leur faire du mal&|160;!

–&|160;Va-t-en, qu’on te dit&|160;! hurla leforgeron qui referma la porte à toute volée.

«&|160;Regardez-moi ça, quel bravache&|160;!se disait Tchoub, resté seul dans la rue. Il suffit d’approcher, etvoyez comme il vous reçoit&|160;! Qui m’a donné un polichinellecomme ça&|160;? Tu t’imagines peut-être que les tribunaux ne sontpas faits pour toi&|160;?… Je m’en moque pas mal que tu soisforgeron et peintre… Si j’examinais pourtant mon échine et mesépaules&|160;; elles sont, je pense, pleines de bleus… Il a dû yaller de toutes ses forces, le fils du diable&|160;! C’est dommagequ’il fasse si froid et que j’hésite à ôter ma peau de mouton.Attends un peu, possédé de forgeron, que le démon t’engloutisse,toi et ta forge&|160;! je te ferai danser de la belle manière. Non,mais voyez-vous ce damné chenapan&|160;!… Ah çà&|160;! dites donc,il n’est pas chez lui de ce moment et m’est avis que la Solokha estseule. Hum&|160;!… sa maison n’est au bout du compte qu’à deux pasde chez moi… Si j’y allais&|160;?… Non, mais ce qu’il m’a fait mal,ce sale Vakoula&|160;!&|160;»

Sur ce, Tchoub se gratta encore le dos et sedirigea d’un autre côté. La perspective agréable d’une entrevueavec Solokha calmait un peu la douleur qu’il ressentait, et lerendait même insensible au gel dont le craquement s’entendait danstoutes les rues par-dessus l’haleine sifflante du chasse-neige.Cependant, une grimace aigre-douce déformait son visage où la barbeet les moustaches étaient savonnées par la tourmente plushabilement que par n’importe quel perruquier qui vous attrapetyranniquement le nez du client entre le pouce et l’index.Pourtant, si les flocons n’avaient tressé par devant comme parderrière leur treillage, on aurait pu voir longtemps encore lebonhomme Tchoub s’arrêtant pour se tâter l’échine, en grommelantavant de se remettre en route&|160;:

–&|160;Ses coups m’ont fait rudement mal, lemaudit forgeron&|160;!

*

**

Au moment où l’agile muscadin paré d’une queueet d’une barbiche de bouc jaillissait de la cheminée et s’yengouffrait de nouveau, la giberne qu’il portait en bandoulière etdans laquelle il avait enfoui la lune après son larcin s’accrochaon ne sait trop comment au poêle et s’entrebâilla. Profitant decette occasion, la lune monta d’un trait le long du tuyau de lacheminée et regagna d’une souple ascension les hauteurs du ciel.Tout s’illumina aussitôt et de la bourrasque subite il ne restaplus trace&|160;; la neige se mit à resplendir comme un vaste champparsemé d’un bout à l’autre d’étoiles de cristal. On eût dit mêmeque le gel perdait de son mordant&|160;; des bandes de garçons etde filles apparurent avec des sacs, les chants retentirent et raresétaient les chaumières sous les fenêtres desquelles nes’attroupaient point des chanteurs de Noël.

Quel merveilleux clair de lune&|160;! Il estdifficile de rendre le plaisir que l’on goûte par un tel temps àjouer des coudes dans un groupe de jeunes filles qui n’ont auxlèvres que rires et chansons, et parmi les gars prêts à toutes lesfarces et plaisantes inventions que peut suggérer une nuitdébordante d’allégresse. On a chaud sous la peau de mouton bienserrée&|160;; le gel vous avive les pommettes et le Malin enpersonne vous pousse par derrière aux plus folles escapades.

Une foule de jeunes filles munies de sacsavait fait irruption dans la chaumière de Tchoub et se pressaitautour d’Oksana. Clameurs, éclats de rire, brouhaha deconversations, assourdissaient le forgeron. Chacune s’empressait deconter à la belle quelque chose de nouveau, de décharger les sacset de tirer vanité des miches, des saucissons, des pâtés auxcaillebottes qu’on avait déjà récoltés en abondance au cours decette première tournée. Oksana paraissait au comble de la joie,bavardait tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, et riait sansarrêt.

Le forgeron considérait cette allégresse avecun certain dépit, et non sans envie, et pour une fois il maudissaitla quête de Noël, bien que d’habitude il s’y adonnât lui-même avecpassion.

–&|160;Dis donc, Odarka, s’écria la joyeuseOksana en s’adressant à l’une des jeunes filles, mais tu as dessouliers neufs. Comme ils sont jolis&|160;! et avec des broderiesd’or&|160;? Tu as de la chance, Odarka, de connaître quelqu’un quit’achète un tas de choses, tandis que je n’ai personne qui me fasseprésent d’aussi magnifiques souliers…

–&|160;Sois tranquille, Oksana chérie,intervint le forgeron, je te rapporterai de tels souliers que peude demoiselles pourront se targuer d’en posséder de pareils…

–&|160;Toi&|160;? répondit Oksana, le toisantd’un regard rapide et méprisant, je voudrais bien savoir où tu teprocureras des souliers qui soient à ma pointure… À moins d’allerchercher ceux-là mêmes que chausse l’Impératrice.

–&|160;Voyez où montent ses prétentions&|160;!s’écrièrent d’une seule voix ses compagnes avec des fusées derire.

–&|160;Oui, répéta fièrement la belle enfant,et je vous prends toutes à témoin&|160;: si le forgeron Vakoula merapporte les souliers que chausse l’impératrice en personne, j’enfais le serment, je l’épouserai tout de suite…

Les jeunes villageoises entraînèrent au dehorscette beauté capricieuse.

«&|160;Tu peux bien rire, disait le forgeronen sortant sur leurs pas, puisque moi-même je fais des gorgeschaudes sur mon propre compte. J’ai beau m’interroger, je ne saispas où s’est envolé mon bon sens. Elle ne m’aime pas, ehbien&|160;! soit&|160;! et que Dieu la bénisse&|160;! Comme s’iln’y avait au monde que la seule Oksana. Grâce au ciel, on trouve auvillage bon nombre d’autres jeunes filles appétissantes. Et ensomme, qu’est-ce qu’elle vaut&|160;? il n’en sortira jamais uneménagère convenable, elle n’est bonne qu’à s’attifer. Non, non,cela suffit, il est grand temps que je cesse d’êtreniais&|160;!&|160;»

Mais à l’instant même où Vakoula se préparaità faire preuve de décision, quelque démon agita sous ses yeuxl’image d’Oksana riant aux éclats et disant d’une lèvremoqueuse&|160;: «&|160;Apporte-moi, forgeron, les souliers del’impératrice et je t’épouserai&|160;!&|160;» Il en fut tout remuéet la fille de Tchoub redevint l’unique maîtresse de sespensées.

Des bandes de chanteurs de noëls galopaientd’une rue à l’autre, les gars d’un côté, et les filles ensemble.Mais Vakoula s’avançait aveugle à tout, et sans prendre la moindrepart à ces réjouissances que jadis il aimait plus que nulautre.

*

**

Pendant ce temps, le diable se morfondait detendresse chez la Solokha, et pour de bon&|160;! Il lui baisait lamain avec autant de simagrées que l’assesseur quand il va chez lafille du pope, se mettait la main sur le cœur, soupirait etproclamait sans détours que si elle ne consentait pas à satisfairesa passion et à la couronner comme d’usage, il était prêt àtout&|160;: à se jeter par exemple à l’eau et à dépêcher sa propreâme tout droit aux enfers. Solokha n’était pas tellement cruelle etd’ailleurs le diable était, comme on sait, son complice. Elleadorait voir un tas de soupirants frétiller autour de ses jupes, etil était rare qu’elle n’eût point de la compagnie. Ce soirpourtant, elle s’attendait à rester seule, puisque les notabilitésde l’endroit avaient été invitées à manger le riz aux raisins secschez le sacristain. À peine le diable achevait-il de formuler sonultimatum, que soudain l’on entendit à l’entrée la voix du grosbonhomme de maire. Solokha courut à la porte et l’agile démon sefourra dans l’un des sacs qui se trouvaient là.

Après avoir secoué les flocons qui couvraientson bonnet, et vidé un gobelet d’eau-de-vie tendu par la main deSolokha, le maire annonça qu’il ne s’était pas rendu chez lesacristain à cause du chasse-neige, et que voyant de la lumièrechez la belle, il était venu dans l’intention de passer avec ellela soirée.

Il était tout juste au bout de son récit qu’uncoup fut frappé à la porte et l’on reconnut la voix dusacristain.

–&|160;Cache-moi quelque part, chuchota lemaire, je ne voudrais pas pour le quart d’heure me trouver en saprésence.

Solokha se demanda longtemps où elle pourraitbien dissimuler un visiteur d’une telle carrure&|160;; finalement,elle prit le plus volumineux des sacs, versa dans un cuveau lecharbon qu’il contenait et le maire obèse s’y coula avec sesmoustaches, sa grosse tête et son bonnet fourré.

Le sacristain entra, et tout en soupirantd’aise et en se frottant les mains, il conta que personne n’avaitrépondu à son invitation, mais qu’il était ravi de l’occasion quise présentait pour s’offrir une «&|160;petite débauche&|160;» chezla commère, en sorte qu’il n’avait point reculé devant la tourmentede neige. Après quoi, il se glissa tout contre Solokha, toussota,pouffa de rire et, frôlant du doigt le gras du bras nu de ladondon, prononça d’une voix qui trahissait à la fois de l’astuce etun intime ravissement&|160;:

–&|160;Et qu’est-ce que vous avez là, masplendide Solokha&|160;?

Et cela dit, il recula de quelques pas.

–&|160;Comment&|160;! ce que j’ai là&|160;?mais c’est mon bras, Ossip Nikiforovitch&|160;! répondit-elle.

–&|160;Hum&|160;!… un bras&|160;?…héhéhéhé&|160;! dit le sacristain, ingénument satisfait de cebrillant début, puis après s’être promené à travers la pièce&|160;:Et ceci, qu’est-ce que c’est, ma très chère Solokha&|160;?répéta-t-il sur le même ton en se rapprochant, et bondissant enarrière après lui avoir frôlé le cou.

–&|160;Comme si vous ne le voyiez pas de vosyeux&|160;! répliqua-t-elle, mon cou, et sur le cou, un collier deverroteries…

–&|160;Hum&|160;!… un collier au cou&|160;?…héhéhéhé&|160;! dit encore le sacristain qui arpentait la chambreen se frottant les mains.

–&|160;Et qu’est-ce que vous avez là,remarquable Solokha&|160;?

On ne sait trop ce qu’aurait touché cette foisle paillard de sacristain, car brusquement on entendit des coups àla porte et la voix du Cosaque Tchoub.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! quelqueintrus&|160;! s’écria le sacristain en proie à la terreur.Qu’adviendra-t-il maintenant si l’on surprend ici une personne dema condition&|160;?… [4] Le PèreKondrat aura vent de la chose…

Mais les craintes du sacristain étaient d’uneautre nature&|160;; il redoutait surtout que la nouvelle ne parvîntaux oreilles de sa moitié dont la formidable main n’avait guèrebesoin d’un prétexte aussi légitime pour réduire sa tresse bienfournie aux proportions d’une minuscule queue de rat.

–&|160;Au nom du Ciel, vertueuse Solokha,disait-il en tremblant de tous ses membres, votre bonté, comme ilse lit dans l’évangéliste Luc, au chapitre trei… heu… trei… Onfrappe, de par Dieu, on frappe… Oh&|160;! cachez-moi donc quelquepart…

Solokha vida dans le cuveau le charbon d’undeuxième sac et la personne assez fluette du sacristain s’y glissaet, comme il s’était accroupi tout à fait dans le fond, on auraitpu verser par-dessus un bon demi-sac de houille.

–&|160;Salut, Solokha&|160;! dit Tchoub dès leseuil. Tu ne m’attendais peut-être pas, hein&|160;? Vrai, tu nem’attendais pas&|160;? Peut-être que je tombe mal à propos,continua-t-il avec une grimace joyeuse et significative quilaissait entendre que sa cervelle obtuse était en gestation et sepréparait à accoucher de quelque plaisanterie piquante etingénieuse. Peut-être, hein, que tu t’en donnais du bon temps iciavec quelque autre&|160;?… Peut-être que tu as déjà caché quelqueparticulier, hein&|160;?

Ravi de sa remarque, Tchoub s’esclaffa ensavourant dans son for intime le triomphe d’être l’unique àprofiter des complaisances de la commère.

–&|160;Allons, Solokha, donne-moi maintenant àboire un bon coup d’eau-de-vie. J’ai l’impression d’avoir le gosiergelé à bloc du fait de cette maudite froidure. Ah&|160;! Dieu nousa vraiment gratifié d’une nuit délicieuse, juste à Noël&|160;!…Comme ça mordait, tu entends, Solokha, comme ça mordait&|160;! Mafoi&|160;! j’en ai les doigts gourds&|160;: pas moyen dedéboutonner ma pelisse. Ah&|160;! ce qu’il mordait, lechasse-neige…

–&|160;Ouvre&|160;! cria dans la rue la voixde quelqu’un qui frappa immédiatement après.

–&|160;On frappe&|160;! dit Tchoub, cloué surplace.

–&|160;Enfin, vas-tu ouvrir&|160;? cria-t-onplus fort que la première fois.

–&|160;C’est le forgeron, chuchota Tchoub, ensautant sur son bonnet. Tu m’entends, Solokha, fourre-moi où tuvoudras, mais pour rien au monde je ne désire me montrer à cemaudit bâtard. Qu’il lui pousse, à ce fils du diable, une loupegrosse comme une meule sur les deux yeux&|160;!

Dans tous ses états elle aussi, Solokha sedémenait de-ci de-là comme une possédée et perdant soudain lamémoire fit signe à Tchoub de s’insinuer dans ce même sac où lesacristain s’était déjà réfugié. Ce pauvre homme n’osa même pasémettre une petite toux ou un geignement de douleur quand le pesantCosaque s’installa autant dire sur sa tête, en lui encadrant lestempes de ses deux bottes gelées tant il avait pataugé dans laneige.

Le forgeron entra sans souffler mot, sans sedécoiffer et s’affaissa plutôt qu’il ne s’assit sur un banc. Onvoyait tout de suite qu’il était de très méchante humeur.

À l’instant même où Solokha bouclait la porteaprès l’arrivée de son fils, quelqu’un y cogna de nouveau. Cettefois c’était le Cosaque Sverbygouz. Du coup, il n’était plusquestion de mettre celui-ci dans un sac, ne fût-ce d’ailleurs quepour cette raison qu’on n’aurait pu en trouver un capable de leloger. Sa corpulence dépassait en effet celle du maire et quant àla taille, il l’emportait même sur Panass, le compère de Tchoub.C’est pourquoi Solokha le conduisit au verger pour entendre de sabouche ce qu’il avait l’intention de lui confier.

Le forgeron promenait un regard distrait surles coins et recoins de la chambre, prêtant de temps à autrel’oreille au chant des quêteurs dont les échos lointainsparvenaient jusqu’à lui. Enfin, ses yeux se posèrent sur lessacs.

–&|160;Que font ici ces sacs&|160;?Il est plus que temps de les ranger. Cet amour stupide a fini parm’abrutir. Demain, c’est grande fête et des saletés de toute sorteencombrent la maison. Faut que je les porte à la forge&|160;!…

Il s’accroupit donc autour des énormes sacs,les ficela aussi solidement qu’il put et se mit en devoir de lescharger sur ses épaules. Mais il était clair que ses penséesétaient absentes, sinon il aurait entendu le sifflement brusqueéchappé à Tchoub quand ses cheveux se trouvèrent entortillés dansla corde qui liait le sac, ou bien un hoquet qui, très vite étouffépar le maire, résonna quand même assez fort.

«&|160;Voyons, est-ce que cette méchanteOksana ne me sortira pas de l’esprit&|160;? se disait le forgeron.Je ne veux plus songer à elle, et je ne fais que ça, et comme parun fait exprès mes pensées, ne tournent qu’autour d’elle. D’oùvient donc que son souvenir me hante la cervelle, malgré que j’enaie&|160;?… Diable, que ces sacs se sont alourdis… On a dû yfourrer autre chose que du charbon. Que je suis bête&|160;! j’aioublié que maintenant tout me semble peser davantage. Autrefois, ilm’arrivait de plier et de rendre à leur position première despièces de billon ou des fers à cheval, et maintenant je ne suisplus à même de soulever ces sacs de charbon. Bientôt, un coup devent suffira à me jeter par terre. Non, et non, cria-t-il, aprèss’être tu un instant pour reprendre courage, quelle femmelettesuis-je donc&|160;? Je ne permettrai à personne de me tourner enridicule. Y aurait-il dix de ces sacs-là, je les enlèveraistous…&|160;»

Et il se jeta vaillamment sur l’épaule un faixque deux hommes n’auraient pas été capables de coltiner.

–&|160;Si j’emportais également celui-ci,dit-il en saisissant le petit sac au fond duquel gisait le diable,tout recroquevillé. C’est celui, je crois, où j’ai mis mesoutils.&|160;»

Et il sortit de la chaumière ensifflotant&|160;:

Point ne veux me mettre une épouse sur les bras&|160;!

*

**

Dehors, les chants et les rires se faisaientde plus en plus bruyants. Les bandes qui couraient les ruess’étaient encore augmentées des amateurs accourus des villagesvoisins. Les gars avaient le diable au corps et s’en donnaient àcœur joie. Souvent l’on entendait, alternant avec des noëls,quelque refrain joyeux improvisé sur place par un jeune Cosaque.Tantôt, un autre entonnait dans un groupe une comptine et hurlait àtue-tête&|160;:

Fouille et mouille&|160;!

Donnez-moi du gâteau,

Plein la main de gruau,

Et une rondelle d’andou… ouille&|160;!

Des fous rires récompensaient le malicieuxcamarade. Les étroites fenêtres à guillotine se soulevaient et lamain décharnée d’une vieille femme – les anciennes étaient en effetles seules à garder le logis avec les graves pères de famille – setendait pour présenter un saucisson eu une tranche de gâteau. Garset filles se bousculaient à qui mieux mieux pour récolter ce butin.À un endroit, des garçons accourus de toutes parts avaient cerné ungroupe de quêteuses. Quel vacarme alors, et quels cris&|160;! l’unlançait des boules de neige, un autre emportait de haute lutte unsac bourré de victuailles diverses. Ailleurs des jouvencellesavaient capturé un jeune homme et d’un croc-en-jambe l’avaientenvoyé culbuter pêle-mêle avec son bissac. Tout portait à croireque ces espiègles se préparaient à s’amuser jusqu’à l’aube et,comme par une heureuse coïncidence le froid se faisait beaucoupmoins sentir et, réverbéré par la neige, le clair de lune semblaitplus éblouissant de blancheur.

Le forgeron fit halte avec ses sacs. Il luiavait paru entendre dans un groupe de villageoises la voix et lerire aigu d’Oksana. Tous ses nerfs se tendirent&|160;; jetant surle sol sa charge avec tant de violence que le sacristain tapi aufond cria de douleur et que le maire hoqueta à plein gosier, maisgardant sur l’épaule le tout petit sac, il s’en alla à l’aventuresur les pas d’un tas de lurons qui poursuivaient cette volée dejeunes filles parmi lesquelles il avait cru distinguer la voixd’Oksana.

–&|160;Mais oui, c’est bien elle, avec ce portd’impératrice et ces yeux noirs qui lancent des éclairs. Un gars debelle apparence lui conte quelque histoire, fort drôle, je gage,car elle en rit aux éclats. Mais bah&|160;! elle rit tout letemps…

Machinalement en quelque sorte, et sansdémêler la raison qui le faisait agir, il se glissa à travers lesrangs des jeunes Cosaques et se plaça près de la belle.

–&|160;Ah&|160;! Vakoula, te voilà&|160;?Salut&|160;! dit-elle avec ce sourire qui le rendait fou. Ehbien&|160;! ta cueillette est-elle bonne&|160;?… Fi&|160;! commeton sac est petit&|160;!… Et les souliers chaussés parl’impératrice, tu me les apportes&|160;?… Procure-moi ces souliers,et je t’épouserai… lui lança-t-elle dans un éclat de rire, endétalant, perdue dans la foule de ses compagnes.

Le forgeron demeura sur place, comme s’ilavait eu de la glu aux semelles.

«&|160;Non, je n’en puis plus… La force memanque d’en supporter davantage, finit-il par murmurer. Mais,Seigneur&|160;! pourquoi donc est-elle si diaboliquementjolie&|160;? Son regard, ses mains, tout chez elle me brûle et meconsume à petit feu. Non, je ne suis plus maître de moi. Il estgrand temps de mettre fin à tout ceci&|160;; que périsse monâme&|160;! je vais me noyer dans ce trou creusé dans la glace de larivière…&|160;»

Il s’avança alors d’un pas résolu, rattrapa labande joyeuse, se porta au niveau d’Oksana et lui dit d’un tonferme&|160;:

–&|160;Adieu, Oksana&|160;! cherche-toi unfiancé de ton choix, fais tourner en bourrique qui te plaît, quantà moi, tu ne me reverras plus en ce bas monde…

La jeune fille parut interloquée et déjà seslèvres s’entr’ouvraient pour parler, mais Vakoula esquissa un gestevague et s’enfuit à toutes jambes.

–&|160;Où vas-tu donc, Vakoula&|160;? luicrièrent des jeunes gars en le voyant courir.

–&|160;Adieu, les amis, leur jeta au passagele forgeron. Dieu nous donne de nous rencontrer dans l’autre monde,car ici-bas nous ne nous promènerons plus de compagnie.Adieu&|160;! ne gardez pas de moi un trop mauvais souvenir. Ditesau Père Kondrat de chanter l’office des morts pour mon âmepécheresse. Trop occupé d’affaires profanes, je n’ai pas eu letemps de peindre les cierges devant les saintes images duThaumaturge et de la Mère de Dieu, c’est ma très grandefaute&|160;! Tout l’argent que l’on trouvera dans mon coffre, je lelègue à l’église… Adieu&|160;!

Sur ces mots, il reprit sa course, avec sonpetit sac toujours campé sur l’épaule.

–&|160;Il a perdu l’esprit, se dirent sesamis.

–&|160;Une âme en perdition&|160;! marmottadévotement une vieille femme qui passait. Vite, allons racontercomment le forgeron est allé se pendre…

*

**

Vakoula que sa course avait amené pendant cetemps à plusieurs rues de là s’arrêta pour souffler.

«&|160;Mais au fait, se dit-il, où doncprécipité-je mes pas&|160;? Comme si tout était définitivementperdu&|160;! J’essaierai encore d’un moyen, j’irai voir leZaporogue Patziouk le Pansu. On prétend qu’il est à tu et à toiavec tous les démons et qu’il fait tout ce qu’il veut. Oui, il fautque j’y aille, puisque aussi bien mon âme est vouée à ladamnation…&|160;»

Quand ces mots vinrent à son oreille, lediable qui s’était fort longtemps tenu coi trépigna de joie dans sacachette et Vakoula, pensant que par suite d’un geste maladroit lesac s’était accroché à son bras, et que telle était la raison de cemouvement insolite, cogna dessus à toute volée, le rejeta sur sondos et se dirigea vers la maison de Patziouk.

Il était exact que ce Patziouk le Pansu avaitjadis séjourné chez les Zaporogues&|160;; mais qu’on l’en eûtexpulsé, ou qu’il s’en fût retiré de son plein gré, nul ne lesavait au juste. Il y avait longtemps, au moins dix années, oupeut-être même vingt, qu’il demeurait à Dikanka. Au début, ilmenait l’existence d’un vrai Zaporogue&|160;: ne faisant œuvre deses dix doigts, dormant les trois quarts de la journée, bâfrantcomme un quarteron de faucheurs et asséchant presque d’une traitela contenance d’un décalitre d’eau-de-vie. D’ailleurs, il avait dequoi loger ce qu’il avalait, car en dépit de sa courte taille ilétait d’une largeur imposante. Ajoutez que les braies qu’il portaitétaient d’une telle ampleur que, si fort qu’il allongeât le pas, onne distinguait jamais ses pieds, à croire qu’une cuve dedistillerie déambulait par les rues. C’est peut-être de là quedécoulait son sobriquet de «&|160;Pansu&|160;». Peu de semainesaprès son arrivée au village, tout le monde savait déjà qu’il avaitle don de guérir.

Quelqu’un tombait-il malade, on convoquait àl’instant Patziouk, et il lui suffisait de marmonner quelquesincantations pour que le malaise disparût, en un tournemain. Ilarrivait aussi à un gentilhomme, goinfrant à la suite d’un longjeûne, de s’étrangler avec une arête de poisson&|160;; en pareilcas, Patziouk savait si bien administrer au patient un maître coupde poing dans le dos que l’arête filait là ou il se devait, sanspréjudice aucun pour le noble gosier. Depuis quelque temps on ne levoyait que rarement hors de chez lui. Le motif de cette réclusionétait peut-être bien la paresse, et qui sait d’autre part si,d’année en année, sa bedaine n’éprouvait pas une peine croissante àfranchir le cadre de sa porte. En tout cas, les gens du villagedevaient se rendre à son domicile pour peu qu’ils eussent besoin deses services.

Le forgeron ouvrit la porte, non sanstimidité, et aperçut Patziouk assis par terre, à l’orientale,devant un petit cuveau sur lequel reposait, exactement au niveau deses lèvres, un plat rempli de beignets. Sans remuer un seul doigt,le gaillard n’avait qu’à pencher légèrement la tête pour laper lasauce et ébrécher de temps à autre un beignet.

«&|160;Eh bien&|160;! on dira ce qu’on voudra,songea Vakoula, mais celui-ci est encore plus fainéant que Tchoubqui au moins daigne se servir d’une cuiller pour manger, tandis quece Pansu se refuse même à lever la main.&|160;»

Patziouk devait être entièrement absorbé parla dégustation de ses beignets, car il ne sembla prêter aucuneattention à l’arrivée du forgeron qui, dès qu’il eut franchi leseuil, s’inclina très profondément devant le maître du logis.

–&|160;Je viens faire appel à tabienveillance, Patziouk, dit Vakoula, sur une nouvellerévérence.

Le Pansu leva légèrement les yeux, mais nelâcha pas pour autant ses beignets.

–&|160;On prétend, soit dit sans offense,continua le forgeron en s’armant de courage, car si j’aborde laquestion, loin de moi l’intention de te blesser…, que tu asquelques accointances avec le diable…

Vakoula eut grand peur en proférant ces mots,dans l’idée qu’il s’était exprimé un peu trop crûment et sansadoucir suffisamment la brutalité de certains termes, et ilcraignit que Patziouk n’empoignât le cuveau pour le lui lancer à latête, pêle-mêle avec les beignets&|160;; aussi s’écarta-t-il un peuen se protégeant d’une manche pour que la sauce brûlante ne luigiclât pas à la face.

Mais Patziouk se borna à lui faire l’aumôned’un bref regard, après quoi il écorna d’un coup de dent une boulede pâte frite.

Encouragé, le forgeron se décida àpoursuivre&|160;:

–&|160;Je suis venu vers toi, Patziouk, Dieuveuille combler tes vœux, t’octroyer abondance de richesses, et dupain en proportion…

Vakoula savait à l’occasion tourner uncompliment à la mode, au surplus il s’était entraîné à cettepratique durant son séjour à Poltava, au temps où il peignait lapalissade du chef d’escadron.

–&|160;Le pécheur que je suis doit se résignerà la damnation, et personne ici-bas ne m’en préservera. Adviennequi plante, mais me voilà réduit à quémander l’aide du diable enpersonne. Eh bien&|160;! Patziouk, ajouta-t-il en voyant l’autrepersister dans son mutisme, que devenir&|160;?

–&|160;Va-t’en donc au diable, si tu as besoinde lui, répliqua Patziouk, sans lever les yeux, et continuant àengloutir des beignets.

–&|160;Voilà justement pourquoi je suis venute rendre visite, répondit Vakoula qui y alla encore d’unerévérence, nul autre que toi, à mon estime, ne connaît le cheminqui mène chez le démon.

Patziouk ne proféra pas un traître mot etacheva de dévorer ce qui restait dans le plat.

–&|160;Rends-moi un service, brave homme, nerepousse pas ma prière, insista l’artisan. Quant au lard, auxandouilles, à la farine de sarrasin, et quoi encore&|160;! ma foi,au drap et ainsi de suite, dont tu pourrais avoir besoin, je meconformerai aux usages qui se pratiquent entre honnêtes gens, et nelésinerai point. Confie-moi, par exemple, ce qu’il faut faire pourrencontrer le diable…

–&|160;Qui porte le diable sur son dos, n’aguère besoin de marcher longtemps pour le rencontrer, lui réponditle Pansu d’un ton indifférent et sans changer d’attitude.

Vakoula le fixa intensément comme s’ilespérait lire sur ce front un commentaire des dernièresparoles.

«&|160;Que veut-il dire&|160;?&|160;» sedemanda-t-il à part soi, et sa bouche entr’ouverte parut disposée àavaler le moindre mot que daignerait lui lancer Patziouk.

À ce moment, le forgeron remarqua que l’hôten’avait plus devant lui ni cuveau, ni beignets&|160;; à leur place,on voyait par terre deux assiettes en bois, l’une pleine de petitspâtés aux caillebottes et l’autre débordante de crème aigre. Malgrélui, sa pensée comme ses regards s’attachèrent à ces mets.

«&|160;Voyons, se dit-il, de quelle façonPatziouk s’y prendra pour manger ses pâtés&|160;? Ce coup-ci sansdoute il ne penchera pas là tête comme il l’a fait pour lesbeignets&|160;; cela ne lui servirait de rien, puisque avant toutil faut tremper les caillebottes dans la crème.&|160;»

Cette pensée venait d’éclore dans son cerveau,quand Patziouk ouvrit la bouche toute grande, fixa un pâté, élargitencore son four. Alors, le pâté visé bondit hors du plat, s’étalaen plein dans la crème, se retourna sur l’autre face et vlan&|160;!sauta en l’air pour retomber tout droit entre les lèvres quil’attendaient. Patziouk le dévora, ouvrit de plus belle la bouche,et un second pâté s’y engouffra encore, absolument de la mêmefaçon. Le poussah n’assumait d’autre tâche que la mastication et ladéglutition.

«&|160;Voyez-moi ça, quelprodige&|160;!&|160;» songeait le forgeron qui en baya destupeur.

Mais aussitôt, il vit qu’un pâté prenaitl’essor en direction de sa propre bouche. Déjà ses lèvres étaienttoutes barbouillées de crème, mais il repoussa du bras le pâté etse prit à méditer sur les merveilles qui se produisent en ce basmonde et les prodiges qu’un mortel arrive à réaliser avec l’aidesatanique. Il n’en fut que plus ferme à conclure que Patziouk étaitl’unique à pouvoir le secourir.

«&|160;Je vais encore lui faire une révérencepour qu’il exprime clairement… Mais que diable&|160;! nous sommes àla vigile de Noël, et celui-ci mange des beignets gras&|160;! Quelimbécile suis-je donc, je reste planté là à prendre ma bonne partdu péché… Filons&|160;!&|160;»

Et le dévot forgeron se précipita à corpsperdu hors de la maison.

Toutefois, le diable tapi dans le sac et quis’était réjoui d’avance, ne pouvait tolérer qu’une si magnifiqueproie lui glissât hors des pattes. Dès que Vakoula eut lâché lesac, il en jaillit et lui sauta à califourchon sur le dos.

Vakoula sentit un picotement d’horreur luicourir à fleur de peau. Terrorisé et blêmissant, il ne savait plusà quoi se résoudre, et déjà il esquissait un signe de croix quandle démon, lui appliquant son museau de chien contre l’oreilledroite, lui dit&|160;:

–&|160;C’est moi, ton ami&|160;! je ferai toutpour un camarade et un frère. Je te donnerai de l’argent tant quetu voudras, piailla-t-il en passant à l’autre oreille… Oksana seranôtre dès ce soir, souffla-t-il en retournant à l’oreilledroite.

Le forgeron se tenait coi, plongé dans sesréflexions.

–&|160;D’accord&|160;! finit-il par répondre,à ce prix je consens à t’appartenir.

Le diable claqua des mains et dans sonallégresse gambada sur le cou de l’artisan.

«&|160;Cette lois le forgeron est fichu&|160;!pensait-il. Maintenant, je me vengerai de toutes tes peintures etde toutes les absurdités que tu nous imputes. Que diront à présentles collègues à la nouvelle que le plus dévot des habitants duvillage m’est tombé entre les mains&|160;?&|160;»

À cette pensée, le diable éclata de rire,s’imaginant la façon dont il narguerait toute la tribu à longuequeue et dans quelle male rage entrerait le diable boiteux quicomptait parmi les siens comme passé maître en ingéniosité.

–&|160;Allons, Vakoula, nasilla le diable sanschanger de position, car il se gardait bien de descendre de peurque le gaillard ne prît la fuite, tu sais que rien ne se conclutsans contrat&|160;?

–&|160;Je suis prêt, répliqua le forgeron. Àce que l’on prétend, chez vous autres on signe avec du sang.Attends un peu que je prenne un clou dans ma poche.

Sur ces mots, il allongea sournoisement lamain par derrière et crac&|160;!… agrippa le diable par laqueue.

–&|160;Voyez donc, quel farceur&|160;! criaitcelui-ci en riant. Mais assez&|160;! ça suffit, voyons, lesplaisanteries les plus courtes sont les meilleures…

–&|160;Halte, mon cher&|160;! et ceci, quet’en semble&|160;?… dit le forgeron en faisant un signe de croixqui rendit le diable aussi doux qu’un agneau. Attends, tedis-je&|160;! et il ramena le démon sur le sol en le tirant parl’appendice caudal. Je vais t’apprendre à pousser au péché leshonnêtes gens et les bons chrétiens…

À son tour, Vakoula se mit à cheval sur sonprisonnier et déjà il levait la main pour se signer…

–&|160;Aie pitié, Vakoula, geignait l’autred’une voix piteuse, je ferai tout ce dont tu as besoin, à la seulecondition que tu me laisses sain et sauf, sans m’imposer cetteaffreuse croix…

–&|160;Ah&|160;! voilà sur quel ton tu chantesà présent, maudit Allemand&|160;! Je sais désormais comment il fautopérer. Prends-moi à l’instant sur ton dos, tu m’entends, et file àtire-d’aile, comme un oiseau.

–&|160;Mais où te mener&|160;? balbutiatristement le diable.

–&|160;À Pétersbourg, tout droit chezl’impératrice&|160;!

Et le forgeron fut aussitôt paralyséd’épouvante, en se sentant soulevé à travers les airs.

*

**

Oksana était demeurée longtemps immobile,réfléchissant aux propos de Vakoula. En son for intérieur, quelquevoix lui soufflait qu’elle s’était montrée par trop cruelle enverslui.

«&|160;Que devenir, s’il a vraiment prisquelque funeste décision&|160;? Je crains que de chagrin il nesonge à s’éprendre d’une mijaurée que dans son dépit il proclameraensuite la plus belle fille du village. Mais non, il m’adore. Jesuis si jolie&|160;! Pour rien au monde il ne voudrait d’une autreà ma place. Il plaisante, ce n’est chez lui qu’une feinte. Avantmême qu’il soit dix minutes, il reviendra pour me dévorer des yeux.C’est égal, j’ai été trop dure pour lui. Il faut que je luipermette de m’embrasser, comme si c’était à mon corps défendant. Ducoup, il ne se sentira plus d’aise&|160;!&|160;»

Et déjà la belle étourdie se remettait àplaisanter avec ses compagnes.

–&|160;Halte&|160;! s’écria l’une decelles-ci, le forgeron a oublié ses sacs&|160;; regardez quellemasse formidable&|160;! Il a réussi dans sa quête bien mieux quenous&|160;; j’estime qu’on a entassé ici au bas mot tout unquartier de mouton, plus une quantité innombrable d’andouilles etde miches de pain. Quelle abondance&|160;! de quoi s’en fourrerjusque-là pendant toute la durée des fêtes&|160;!

–&|160;Ce sont les sacs du forgeron&|160;?intervint Oksana. Bon&|160;! amenons-les au plus vite chez moi etvoyons de près ce qu’il y aura mis…

Toutes approuvèrent en riant lasuggestion.

–&|160;Mais nous sommes incapables de lessoulever&|160;! s’écria d’une voix unanime le groupe qui s’était envain efforcé de remuer les sacs.

–&|160;Attendez&|160;! dit Oksana, couronschercher des luges, nous les chargerons dessus…

Les captifs trouvaient le temps bien long danscette claustration, quoique le sacristain eût réussi à pratiqueravec le doigt une déchirure de proportions imposantes. S’il n’yavait eu personne par là, peut-être aurait-il trouvé le moyen des’évader, mais sortir du sac devant tout le monde, se couvrir deridicule&|160;!… Ces considérations le retinrent et il décida depatienter, en se bornant à geindre sous les bottes par tropcavalières de Tchoub. Celui-ci n’aspirait pas moins à la liberté,en se sentant sur il ne savait quoi qui lui offrait un siège d’uneaffreuse incommodité. Mais à peine eut-il ouï l’ordre de sa fillequ’il se tranquillisa, et renonça à l’idée de se dégager, pensantque pour regagner son logis il lui faudrait faire au moins unecentaine de pas, ou même deux cents. Une fois sorti du sac, ilaurait besoin de rajuster ses vêtements, de boutonner sa peau demouton, de resserrer sa ceinture, que de tintouin&|160;!… etpar-dessus le marché il avait oublié son bonnet chez la Solokha.Que les fillettes l’emmènent donc à la maison entraîneau&|160;!

Or, les choses tournèrent autrement que Tchoubne l’avait espéré. Au moment précis où les jeunes filles allaienten courant chercher des luges, le compère efflanqué sortait ducabaret, de très méchante humeur après s’être chicané. Il avait eubeau insister, la cabaretière juive se refusait à lui fairecrédit&|160;!… Sa première intention avait été d’attendre, dansl’idée qu’un gentilhomme quelconque passerait d’aventure par là etle dispenserait de payer son écot&|160;; mais comme par un faitexprès, tous les nobles Cosaques étaient restés à la maison pour serégaler de riz aux raisins, et cela en famille comme de bonschrétiens. Tout en méditant sur la perversion des mœurs actuelleset le cœur de bois de la Juive trafiquante, Panass tomba droit surles sacs et resta là, immobilisé par la surprise.

«&|160;Regardez-moi ces gros sacs qui ont étéabandonnés au beau milieu de la route&|160;! dit-il, en jetant detous côtés des regards furtifs. Il doit y avoir du lard là dedans.Quelle chance a eu cet individu de ramasser tant et tant devictuailles, rien qu’en chantant des noëls&|160;! Oh&|160;! maisils sont énormes&|160;! à supposer qu’ils ne soient bourrés que degalettes de sarrasin et de miches de froment, il n’y aurait pas àcracher dessus… N’y eût-il là rien que des miches plates ça iraitencore&|160;; pour chacune d’elles, la Juive me donnerait bien unsetier d’eau-de-vie. Emportons-les dare-dare, sans que personnenous voie…&|160;»

Il chargea alors sur son épaule le sac quirenfermait Tchoub et le sacristain, mais qu’il trouva fortpesant.

–&|160;Non, à moi seul la charge serait troplourde, grogne-t-il, mais voici venir fort à propos le tisserandChapouvalienko. Salut, Ostap&|160;!

–&|160;Salut&|160;! répondit le tisserand enfaisant halte.

–&|160;Où vas-tu comme ça&|160;?

–&|160;Où&|160;?… ben&|160;! où mes pieds meportent…

–&|160;Aide-moi, brave homme, à porter cessacs. Quelqu’un a fait la quête de Noël et les a laissés au milieude la route. Nous nous partagerons le butin moitié-moitié.

–&|160;Des sacs&|160;? Qu’y a-t-il làdedans&|160;? des pains ou des miches plates&|160;?

–&|160;Un peu de tout, à mon avis.

Après quoi, ils arrachèrent à la va-vite deuxpieux à une clôture, posèrent dessus l’un des sacs et chargèrent letout sur leurs épaules.

–&|160;Où l’emporterons-nous&|160;? Aucabaret&|160;?

–&|160;C’est aussi ce que je pensais, mais ladamnée Juive ne nous croira pas, elle pensera que nous l’auronsdérobé quelque part, et d’ailleurs, je sors de chez elle. Allonsplutôt chez moi&|160;; personne ne nous dérangera, puisque ma femmeest absente.

–&|160;En es-tu bien sûr&|160;? demanda letisserand, homme de précaution.

–&|160;Grâce au ciel, je n’ai pas encore perduma dernière once de raison, repartit Panass, le diable lui-même neme ferait pas aller là où elle a des chances de se trouver. Jecrois qu’elle traînaillera par là jusqu’à l’aurore avec toute laclique des porteuses de jupes…

–&|160;Qui va là&|160;? cria la femme ducompère, en entendant à l’entrée le bruit que faisaient les deuxamis avec leur sac.

Elle ouvrit la porte et le compère en restableu.

–&|160;Eh bien&|160;! nous voilà frais&|160;!murmura le tisserand, la tête basse.

La femme du compère était une de cesinestimables créatures comme il s’en rencontre pas mal de par lemonde. Pas plus que son époux on n’avait guère occasion de lasurprendre au logis et presque toute sa journée se passait enplatitudes chez les commères ou les anciennes qui avaient de quoi,et qu’elle flagornait tout en s’empiffrant avec appétit. De grandmatin seulement elle pouvait se prendre aux cheveux avec son mari,car c’était uniquement à cette heure-là qu’il lui arrivait parfoisde le voir. Leur chaumière était deux fois plus vieille que lesbraies du scribe cantonal&|160;; le chaume manquait en bien desendroits du toit et quant à la clôture, il n’en restait guère qu’unsouvenir, car au sortir de chez soi, tout homme négligeait de semunir d’un gourdin pour se défendre des chiens, dans l’idée qu’illongerait le verger de Panass dont il arracherait au hasard unpieu. Trois jours de suite, on n’allumait pas le poêle. Tout ce quecette tendre moitié pouvait extorquer à force de salive aux genscomplaisants, elle le dissimulait aussi soigneusement que possible,hors de portée du conjoint, et souvent même elle dépouillaitcelui-ci de son propre butin s’il n’avait pas encore eu le temps dele troquer au cabaret contre de la boisson. En dépit de saperpétuelle indifférence à tout, Panass n’aimait pas à lui céder,aussi le voyait-on fréquemment quitter la maison avec les deux yeuxau beurre noir, cependant que sa femme, des jérémiades plein labouche, se hâtait d’aller rapporter aux vieilles femmes lesturpitudes de son homme et la rossée qu’elle avait endurée de samain.

On peut dès lors se faire une idée du troubleapporté dans l’esprit de Panass et de Chapouvalienko par cetteapparition imprévue. Déposant leur fardeau, ils lui firent unrempart de leur corps et le cachèrent sous les pans de leur caftan.Mais trop tard&|160;!… bien qu’elle eût la vue basse en raison deson âge, la femme du compère avait néanmoins aperçu le sac.

–&|160;Ah&|160;! ça, c’est bien&|160;!remarqua-t-elle sur le ton que prendrait un vautour pour manifesterson contentement, c’est bien que votre quête de Noël ait été sifructueuse. Voilà comment doivent se comporter de braves gens…seulement, hum&|160;! vous avez dû, selon moi, subtiliser quelquepart ce que vous rapportez… Or çà, montrez-moi, et sur l’heure,entendez-vous&|160;? montrez-moi ce sac&|160;!

–&|160;Le diable chauve te le montrerapeut-être, mais nous pas&|160;! répliqua le compère d’un airdigne.

–&|160;Qu’as-tu à y fourrer le nez&|160;? dità son tour le tisserand, c’est nous autres qui avons chanté desnoëls, et pas toi&|160;!

–&|160;Tu vas me montrer ça, hein, propre àrien d’ivrogne&|160;! s’exclama la commère en décochant au compèreun coup de poing sous le menton et en se frayant ainsi la voie versle sac.

Mais le tisserand et son complice défendaientleur butin avec vaillance et la forcèrent à rompre. Ils avaient àpeine rajusté leurs vêtements en désordre que la furie reparaissaiten courant dans l’entrée, armée cette fois d’un tisonnier dont ellecingla prestement son homme sur les mains, et le tisserand sur ledos, après quoi elle se trouva à portée de la proie.

–&|160;Comment se fait-il que nous lui ayonslaissé le passage&|160;? dit Chapouvalienko, revenu de sastupeur.

–&|160;Eh&|160;! comment&|160;?… Pourquoi luias-tu toi-même ouvert la route&|160;? répliqua le compère avecflegme.

–&|160;À ce que je vois, votre tisonnier estbien en fer&|160;! remarqua le tisserand après un instant desilence. Ma femme en avait acheté un l’an dernier à la foire et l’aessayé sur moi, mais bah&|160;! je m’en moquais, il ne faisait pasmal.

Pendant ce temps, l’épouse triomphante avaitposé sur le sol son lumignon, s’était mise en devoir de défaire lacorde et de risquer un œil à l’intérieur du sac.

Mais ses yeux de femme sur le retour quiavaient si bien discerné le sac, cédèrent cette fois à une illusiond’optique.

–&|160;Héhé&|160;! mais il y a là dedans ladépouille entière d’un verrat&|160;! s’écria-t-elle en faisantclaquer ses mains d’allégresse.

–&|160;Un verrat&|160;! tu entends, un verratentier&|160;! dit le tisserand poussant du coude son ami, et c’estta faute à toi, rien qu’à toi&|160;!

–&|160;Que faire&|160;? interrogea Panass avecun haussement d’épaules.

–&|160;Belle question&|160;! Qu’avons-nous àrester plantés là comme des souches&|160;? reprenons-lui notrebien&|160;! Allons, va de l’avant.

–&|160;Retire-toi de là, va-t’en, c’est notreverrat à nous&|160;! hurla le tisserand, en passant àl’attaque.

–&|160;Fiche le camp, femelle du diable&|160;!fiche le camp&|160;! Tu fais main basse sur ce qui appartient àautrui, dit le compère en suivant son exemple.

Déjà, la tendre moitié empoignait sontisonnier quand Tchoub sortit du sac, et se dressa au milieu del’entrée, en s’étirant comme un homme qui vient de s’éveiller d’unlong sommeil. La femme de Panass poussa un cri et se prosterna,mains à plat sur le sol. Tous restèrent machinalement bouchebée.

–&|160;Qu’est-ce qu’elle débite donc, cettesotte&|160;? Un verrat&|160;! Mais ce n’est nullement unverrat&|160;! dit le compère les yeux hors des orbites.

–&|160;Voyez-vous quel géant on a réussi àfourrer dans un sac&|160;! dit le tisserand que la terreur avaitfait reculer de quelques pas. Qu’on me raconte ce qu’on voudra,mais dussé-je en crever, je soutiendrai mordicus que le Malin a dûtremper dans cette affaire. Un gaillard comme ça ne passerait mêmepas par la fenêtre&|160;!

–&|160;Mais c’est le compère&|160;! s’écriaPanass, en y regardant de plus près.

–&|160;Et qui donc t’imagines-tu&|160;?répliqua Tchoub en souriant. Alors, n’est-il point fameux ce tourque je vous ai joué&|160;? Et vous teniez, vous autres, à memanger, j’en ai peur, comme si j’étais du lard&|160;! Attendez,j’ai une bonne surprise pour vous, il y a encore quelque chose àl’intérieur, sinon un porc adulte, en tout cas un goret, ou quelqueautre animal vivant, ça remuait tout le temps sous moi.

Le tisserand et Panass se précipitèrent versle sac, mais déjà la maîtresse de maison s’y accrochait d’un autrecôté et la bataille aurait sans doute repris si le sacristain,voyant désormais qu’il ne réussirait à se cacher nulle part, nes’était dégagé non sans peine de son refuge.

Pétrifiée, la femme du compère lâcha la jambedu sacristain qu’elle avait déjà agrippée pour l’extraire hors dusac.

–&|160;En voilà un second&|160;! s’écria letisserand, de nouveau en proie à l’épouvante. Dieu sait de queltrain vont maintenant les choses ici-bas&|160;! Brr&|160;!… j’en aile vertige, ce ne sont plus des andouilles ou des miches, mais deshommes tout crus que l’on enfourne dans les sacs de Noël.

–&|160;Ah&|160;! ça, c’est lesacristain&|160;! dit Tchoub, le plus stupéfait de tous. En voilàbien d’une autre&|160;! ah&|160;! la bonne pièce que cetteSolokha&|160;! c’est elle qui l’a mis là dedans. De fait, si mesyeux ne m’ont pas trompé, il y avait chez elle un tas de sacs. Jecomprends tout maintenant, il y avait deux particuliers danschacun. Et moi qui pensais être le seul à… eh bien&|160;! je suisservi par la Solokha&|160;!

*

**

Les jeunes filles furent quelque peu étonnéesde voir qu’un des sacs manquait à l’appel.

–&|160;Ça ne fait rien, dit joyeusementOksana, nous aurons assez de celui-ci.

Toutes s’attaquèrent à la charge qu’elleshissèrent à grand-peine sur le traîneau.

Le maire résolut de garder le silence,estimant que s’il leur criait de le libérer en défaisant la corde,ces écervelées prendraient la fuite en croyant que le diable étaitenfermé dans le sac et qu’alors il lui faudrait rester dehorspeut-être bien jusqu’au lendemain.

Sur ces entrefaites, toutes les filless’étaient donné la main et faisaient glisser en trombe la luge surla neige qui grinçait sous les patins. Histoire de rire,quelques-unes se juchèrent sur le véhicule, d’autres grimpèrentmême sur le maire, déterminé à tout subir en patience. Arrivéesenfin à destination, elles ouvrirent toute grande la porte del’entrée, puis celle de la chambre et, avec de bruyants transportsde joie, descendirent le sac du traîneau.

–&|160;Voyons donc ce qu’il y a là dedansdirent-elles en se précipitant pour dénouer la corde.

À cet instant, le hoquet qui n’avait cessé deturlupiner le maire tout le temps de sa captivité reprit de plusbelle, et alterna avec de violentes quintes de toux.

–&|160;Il y a quelqu’un d’enfermé dans lesac&|160;! s’écrièrent d’une seule voix les jouvencelles qui,frappées d’épouvante, se ruèrent au dehors.

–&|160;De par tous les diables&|160;! où donccourez-vous ainsi comme des perdues&|160;? dit Tchoub, apparaissantsur le seuil.

–&|160;Oh&|160;! papa, balbutia Oksana, il y aquelqu’un dans ce sac&|160;!

–&|160;Dans le sac&|160;? et où l’avez-vouspris, celui-ci&|160;?

–&|160;Le forgeron l’a abandonné sur la route,lui fut-il répondu en hâte.

–&|160;Mais bien sûr, ne l’avais-je pasdeviné&|160;? songeait Tchoub. Qu’avez-vous à prendre peur&|160;?Nous allons bien voir. Allons, mon petit homme, mille excuses sinous ne t’honorons pas tout au long de tes noms et prénoms, maishors de ce sac&|160;!

Le maire obéit.

–&|160;Aaaaaah&|160;! s’exclamèrent les jeunesfilles.

«&|160;Oho&|160;! le maire aussi&|160;? sedisait Tchoub confondu de surprise et mesurant cet homme des piedsà la tête. Est-ce possible&|160;? héhéhé&|160;!&|160;»

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire et de soncôté le maire ne savait trop comment entrer en matière.

–&|160;Il doit faire bien froid dehors,hein&|160;? fit-il en se tournant vers Tchoub.

–&|160;Ça gèle un peu, répliqua l’autre, maispermets-moi cette question… De quoi te sers-tu pour graisser tesbottes, de lard ou de goudron&|160;?

Ce n’était pas du tout la question qu’ildésirait poser, mais bien&|160;: «&|160;D’où vient, maire, que tusois aussi dans un sac&|160;?&|160;» et il n’arrivait pas àcomprendre pour quelle raison il avait parlé d’autre chose.

–&|160;Le goudron est préférable, dit lemaire. Allons, bonsoir, Tchoub.

Puis, renfonçant le bonnet sur sa tête, ilsortit.

«&|160;Quelle lubie m’a donc pris de luidemander avec quoi il graissait ses bottes&|160;? se disait Tchoub,l’œil fixé sur la porte que le maire venait de franchir. Ena-t-elle du vice, la Solokha&|160;? Ah&|160;! la femelle du diable,et moi comme un imbécile, je…&|160;»

–&|160;Mais où donc est ce damnésac&|160;?

–&|160;Je l’ai jeté dans un coin, il est videmaintenant, répliqua Oksana.

–&|160;Vide&|160;?… oho, on m’a déjà joué cetour-là… Passez-le-moi, il doit y avoir encore quelqu’un dans lefond. Secouez-le comme il faut… Comment ça, personne&|160;?Voyez-moi la maudite commère&|160;! À la regarder, on jurerait unesainte et que de sa vie elle n’a consenti à faire gras.

Mais laissons Tchoub ruminer à loisir sondépit et revenons au forgeron, car neuf heures ont sans doute déjàsonné au dehors.

*

**

Au début, grande fut la terreur de Vakoulaquand il se vit emporté à une telle altitude qu’il ne distinguaitplus rien sur la terre, et qu’il volait, pareil à une mouche au rasde la lune, tant et si bien que s’il n’avait baissé la tête, ilaurait frôlé cet astre de son bonnet. Cependant il ne tarda pas àse rassurer et se mit à narguer le diable. C’était pour lui lecomble de l’amusement d’entendre sa monture éternuer et tousser,dès qu’il défaisait de son cou la petite croix de cyprès qui ypendait et l’agitait sous le nez du Malin. Il levait tout exprès lebras pour se gratter le crâne, et le démon, s’imaginant qu’ilallait se signer, redoublait de vitesse. Tout était illuminé dansces hautes sphères du firmament dont l’air était transparent commeune manière de brouillard argenté. On distinguait nettement touteschoses et Vakoula aperçut, passant en trombe à sa portée, unsorcier accroupi dans un pot de terre. Il voyait aussi les étoilesse grouper pour jouer à cache-cache. Ici, c’était tout un essaimd’esprits qui tourbillonnaient comme une nuée, un peu àl’écart&|160;; là, un diable qui dansait au clair de lune salua leforgeron d’un coup de chapeau quand il le découvrit chevauchant à touteallure&|160;; ailleurs, filait sur le chemin du retour un balai quivenait probablement de servir de monture à une sorcière se rendantlà où ses obligations l’appelaient. Ah&|160;! ils rencontrèrentchemin faisant bien d’autres êtres immondes dont le moindre faisaithalte à la vue du forgeron pour l’honorer d’un coup d’œil, puisreprenait son élan et continuait son chemin. Le vol de Vakoula sepoursuivit jusqu’au moment où soudain flamboya sous ses yeux laville de Saint-Pétersbourg qui semblait en feu d’un bout à l’autre.Il y avait juste à cette époque des illuminations pour je ne saisplus quelle circonstance. Après avoir survolé la barrière de lacapitale, le diable se mua en cheval et le forgeron se découvrit enselle sur un fringant coursier au beau milieu d’une rue.

Seigneur Dieu&|160;! quel tintamarre, quelfracas de tonnerre, et que d’éclat&|160;! De part et d’autre de lavoie publique montaient à l’assaut du ciel les murs de maisons àquatre étages&|160;; de tous les points cardinaux résonnaient leclaquement des sabots de chevaux et le roulement des équipages.

Les édifices augmentaient sans cesse dehauteur et semblaient à chaque pas sortir du sol. Des pontsvibraient, les carrosses ne marchaient pas, mais volaient&|160;;des cochers, des postillons vociféraient&|160;; la neige voltigeaitsous un millier de traîneaux qui se croisaient en tous sens&|160;;les piétons se serraient et se bousculaient le long des maisons auxarêtes soulignées par des lampions, et leur ombre gigantesque, quise profilait en éclair sur les façades, venait donner de la têtecontre les toits et les cheminées.

Le forgeron dardait à droite et à gauche desyeux béants de stupeur. Il avait l’impression que chacun desédifices braquait sur sa personne ses innombrables prunelles deflamme pour le dévisager. Quant aux messieurs en pelissesrecouvertes de drap, il en découvrait une telle multitude qu’il nesavait plus lequel saluer du bonnet fourré.

«&|160;Ah&|160;! mon Dieu, que de gens huppésil y a par ici&|160;! songeait-il, le moindre de ces passants quisillonnent la rue doit être un assesseur&|160;; et pour ceux qui seprélassent dans de si magnifiques calèches aux portières vitrées,ce sont, sinon des gouverneurs, probablement des commissaires, etpeut-être bien des plus grosses légumes encore.&|160;»

Il en était là de ses réflexions quand il futinterrompu par le diable.

–&|160;Faut-il te mener tout droit devantl’impératrice&|160;?

–&|160;Non, j’aurais bien trop peur, pensa leforgeron. Mais quelque part dans cette ville sont descendus lesZaporogues qui ont traversé Dikanka l’automne dernier. Ils étaientpartis de la Setch [5] aveccertains documents qu’ils devaient remettre à l’impératrice. Je neferais pas mal de demander conseil à ces gens-là… Ho, Satan,coule-toi dans ma poche et conduis-moi chez lesZaporogues&|160;!

En l’espace d’une minute, le diable seratatina et devint si petit qu’il s’insinua dans la poche duforgeron, et Vakoula n’eut même pas le temps de tourner la têtequ’il se trouva devant une grande maison, puis en train de monter,sans même savoir comment, les marches d’un escalier. Il ouvrit uneporte et recula de quelques pas ébloui par l’éclat d’une chambresomptueusement aménagée. Mais il retrouva quelque hardiesse enreconnaissant les mêmes Zaporogues qui avaient passé par Dikanka,maintenant assis à l’orientale sur des divans de soie, avec souseux leurs bottes enduites de goudron, et fumant le tabac le plusfort qui soit, vulgairement appelé carotte.

–&|160;Salut, messieurs&|160;! Dieu veuillevous assister, voilà donc où il nous est donné de nous revoir, ditle forgeron en s’avançant, courbé en deux.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cetindividu&|160;? demanda à un camarade assis plus loin le Zaporoguele plus voisin de Vakoula.

–&|160;Comment&|160;! vous ne me remettezpas&|160;? dit le nouveau venu. C’est moi, Vakoula le forgeron.Quand vous avez traversé Dikanka l’automne dernier, vous avezséjourné chez nous deux jours ou peu s’en faut, Dieu vous octroiede tout en abondance et vous prête longue vie et santé&|160;! Etc’est moi qui à cette occasion ai referré la roue d’avant de votrecalèche.

–&|160;Ah&|160;! oui, dit le même Cosaque.C’est ce forgeron qui peint si bien. Salut, pays, quel bon ventt’amène&|160;?

–&|160;J’ai voulu, quoi&|160;! me payer lecoup d’œil&|160;; on prétend que…

–&|160;Et alors, poursuivit d’un air fortdigne ce Zaporogue qui tenait à montrer qu’il savait fort biens’exprimer en russe, c’est une cité conséquente, pas&|160;?

Le forgeron ne voulut pas se couvrir de honteet paraître un novice&|160;; d’ailleurs, ainsi que nous avons déjàeu l’occasion de le constater, il avait lui-même une teinture dubeau langage.

–&|160;Un chef-lieu à la hauteur&|160;!répondit-il d’un ton indifférent, les édifices y sont de taille,avec des tableaux tout au large de leurs façades. Nombre de maisonssont décorées à profusion de capitales en or massif. Merveilleuseproportion, il n’y a pas à dire le contraire.

En entendant le forgeron s’exprimer avecautant d’aisance, les Zaporogues tirèrent de ses propos uneconclusion tout à son avantage.

–&|160;Plus tard, nous bavarderons plus àloisir avec toi, maintenant nous montons en voiture pour aller chezl’impératrice.

–&|160;Chez l’impératrice&|160;? Si c’était,messieurs, un effet de votre bonté de m’emmener avec vous…

–&|160;Toi&|160;? répliqua le Zaporogue, del’accent dont use un précepteur avec son pupille de quatre ans,suppliant qu’on lui permette de monter un cheval pour de vrai, ungrand cheval. Qu’est-ce que tu fabriquerais là-bas&|160;? Non,impossible&|160;!… Nous autres, l’ami, nous avons à parler à SaMajesté d’affaires qui ne concernent que nous, ajouta-t-il avec unegrimace qui voulait en dire long.

–&|160;Oh&|160;! emmenez-moi, de grâce,insista le forgeron. Demande-leur&|160;! souffla-t-il au diable, entapotant sa poche du poing.

À peine achevait-il ces mots qu’un autreZaporogue prit la parole.

–&|160;Au fait, qu’il vienne donc avec nous,frères.

–&|160;Soit, emmenons-le, dirent lesautres.

–&|160;Mais revêts le même costume que nous.Vakoula endossait en hâte un surcot vert, quand soudain la portes’ouvrit et livra passage à un personnage en habit galonné,annonçant qu’il était l’heure de partir.

Le forgeron fut tout émerveillé de rouler àgrande allure dans un immense carrosse oscillant sur des ressorts,cependant qu’à droite et à gauche défilaient à toute vitesse desmaisons à quatre étages, et que le pavé semblait lui-même galoperavec un fracas de tonnerre sous les sabots de l’attelage.

«&|160;Seigneur Dieu, quelle lumière&|160;!songeait le forgeron, chez nous, même en plein jour, il ne fait pasaussi clair.&|160;»

Les carrosses s’arrêtèrent devant le palais.Les Zaporogues en descendirent, s’engagèrent sous un magnifiquevestibule et commencèrent à monter les marches d’un escalierbrillamment illuminé.

«&|160;Et quel escalier, pensait toujoursVakoula, c’est tout juste si on ose le fouler du pied… Et quelsornements&|160;! Et l’on me dira encore qu’il n’y a que mensongedans les contes de fées&|160;? Non, de par tous les diables, ils nementent pas&|160;! Mon Dieu, quelle rampe&|160;! ah&|160;! cetravail&|160;! rien que pour le fer, il y a bien là dedans lavaleur d’une cinquantaine de roubles…

Arrivés en haut de l’escalier, les Zaporoguestraversèrent un premier salon, suivis d’un pas timide par leforgeron qui craignait à chaque instant de s’étaler sur le parquet.Même après avoir passé par trois vastes salles il n’était pasencore au bout de ses émerveillements. Dès le seuil de laquatrième, il s’approcha, malgré sa timidité, d’un tableau fixé aumur et représentant la Vierge Très Pure avec le divin Enfant dansses bras.

«&|160;Oh&|160;! quel portrait, quellemerveilleuse peinture&|160;! se disait le forgeron, on diraitqu’elle va parler, on la jurerait vivante… Et l’Enfant-Jésusdonc&|160;! il a serré ses menottes et il sourit, le pauvret… Etles couleurs, mon Dieu, quelles couleurs&|160;!… À mon avis, iln’entre pas ici pour un liard d’ocre, rien que du vert et duvermillon, et ce bleu a l’air de flamber. Un travail à lahauteur&|160;!… et le fond est probablement passé au blanc decéruse… Pourtant, si extraordinaire que soit ce tableau, voyez-moidonc cette poignée de cuivre, poursuivit-il, en s’approchant d’uneporte dont il tâta la serrure. Oh&|160;! quelle finesse detravail&|160;! À mon avis, tout ça sort des mains de serruriersallemands et a dû coûter les yeux de la tête…&|160;»

Peut-être, le soliloque du forgeron aurait-ilduré longtemps encore si un laquais galonné sur toutes les couturesne l’avait poussé du coude, en lui notifiant qu’il ne devait points’écarter de ses compagnons. Les Zaporogues franchirent deux sallesde plus et s’arrêtèrent enfin. Là, il leur fut prescrit d’attendre.Dans cette pièce, on voyait une foule de généraux en uniformeschamarrés d’or. Les Zaporogues multiplièrent de toutes parts lescourbettes et s’assemblèrent en un groupe compact.

Quelques instants après se présenta, escortéde toute une suite, un personnage d’une taille majestueuse et assezcorpulent, en costume d’hetman, et chaussé de bottes jaunes. Ilavait une chevelure embroussaillée, et il louchait légèrement d’unœil, mais sa physionomie exprimait une sorte de grandeur arroganteet chacun de ses mouvements trahissait l’habitude du commandement.Tous les généraux qui s’étaient promenés jusque-là avec unecertaine nonchalance dans leurs habits cousus d’or firent lesempressés autour du nouveau venu et les plongeons obséquieux deleur buste semblaient indiquer qu’ils étaient suspendus à seslèvres, attentifs à ses moindres gestes pour exécuter sur l’heuretout ordre qu’il lui plairait de leur donner. Mais l’hetman neprêtait aucune attention à leurs simagrées&|160;; il se borna àincliner sèchement la tête et s’approcha des Zaporogues dont legroupe se prosterna comme un seul homme à ses pieds.

–&|160;Tout le monde est là&|160;?demanda-t-il d’une voix traînante et légèrement nasale.

–&|160;Tout le monde est présent, petit Père,répondirent les Zaporogues avec une nouvelle révérence.

–&|160;N’oubliez pas de vous exprimer comme jevous l’ai appris.

–&|160;Nous ne l’oublierons pas, petitPère.

–&|160;C’est l’empereur&|160;? demanda leforgeron à l’un de ses voisins.

–&|160;L’empereur&|160;? penses-tu&|160;!C’est Potemkine en chair et en os.

Un bruit de voix se fit entendre dans la sallecontiguë et Vakoula ne sut bientôt où poser les yeux, devant lamultitude de dames qui venaient d’entrer en robe de satin à longuetraîne, et de courtisans aux caftans ruisselants d’or et lescheveux en catogan. Il ne voyait que splendeur éblouissante, etrien de plus.

Brusquement, tous les Zaporogues s’aplatirentà terre en criant d’une seule voix&|160;:

–&|160;Aie pitié de nous, petite Mère, aiepitié de nous&|160;!

–&|160;Relevez-vous&|160;! fit entendreau-dessus d’eux une voix impérieuse, mais en même tempsagréable.

Quelques-uns des courtisans s’empressèrent etpoussèrent les Zaporogues.

–&|160;Nous ne nous relèverons pas, petiteMère, plutôt mourir que de nous relever&|160;!

Potemkine se mordait les lèvres, enfin ils’avança lui-même et chuchota un ordre à l’oreille de l’un desZaporogues. Ceux-ci consentirent alors à se remettre sur pied.

À ce moment, Vakoula s’enhardit jusqu’à leverles yeux et aperçut debout devant lui une dame pas très grande,assez replète, poudrée avec des yeux bleus, et un air à la foismajestueux et souriant qui du premier coup lui gagnait tous lescœurs et ne pouvait appartenir qu’à une femme assise sur letrône.

–&|160;Son Altesse Sérénissime m’a promis deme présenter aujourd’hui l’un de mes peuples que je n’avais pasencore vu jusqu’à présent, dit la dame aux yeux bleus quiconsidérait avec curiosité les Zaporogues. Vous traite-t-on bien àPétersbourg&|160;? continua-t-elle en se rapprochant.

–&|160;Grand merci, petite Mère&|160;! Lanourriture ne laisse rien à désirer, bien que les moutons de parici ne valent pas ceux de notre pays, mais quoi&|160;! à larigueur, ça peut aller.

Potemkine fronça le sourcil en voyant que lesZaporogues ne répétaient pas un traître mot de ce qu’il leur avaitenseigné.

L’un d’eux s’avança d’un aircérémonieux&|160;:

–&|160;Prends-nous en pitié, petiteMère&|160;! En quoi faisant, ton peuple loyal a-t-il provoqué tacolère&|160;? Avons-nous marché la main dans la main avec l’impurTartare&|160;? Aurions-nous conclu quelque accord avec leTurc&|160;? T’avons-nous trahie par des actes, ou parintention&|160;? D’où vient donc cette défaveur&|160;? On nous ad’abord annoncé que tu as ordonné de construire un peu partout desforteresses pour te défendre de nous autres&|160;; ensuite, nousavons su que tu veux faire de nous des carabiniers, et maintenantnous entendons parler de nouvelles calamités. En quoi tes forcesZaporogues sont-elles coupables&|160;? Leur reproches-tu d’avoirmené tes armées au delà de l’isthme de Pérékop et aidé tes générauxà tailler des croupières aux gens de Crimée&|160;?

Potemkine se taisait et frottait distraitementd’une petite brosse les diamants dont ses doigts étaientcouverts.

–&|160;Que désirez-vous donc&|160;? demandaCatherine d’une voix soucieuse.

Les Zaporogues échangèrent un coup d’œilsignificatif.

«&|160;Voici le moment&|160;! l’impératrice ademandé&|160;: que désirez-vous&|160;?&|160;» se dit le forgeron etsoudain il se jeta à terre.

–&|160;Votre Majesté Impériale, n’ordonnez pasde nous mener au supplice, mais daignez faire grâce&|160;! De quoidonc, soit dit sans offenser Votre Clémence Impériale, sont faitsles souliers que vous avez aux pieds&|160;? Je pense que pas unSuédois, ni un homme de n’importe quel pays au monde n’est à mêmed’en fabriquer de pareils. Oh&|160;! mon Dieu, si ma femme enportait de semblables&|160;!

L’impératrice éclata de rire et les courtisansl’imitèrent. Potemkine fronça bien les sourcils, mais ne puts’empêcher de sourire. Les Zaporogues commencèrent à donner descoups de coude à Vakoula, certains que celui-ci avait soudain perdul’esprit.

–&|160;Relève-toi, dit aimablementl’impératrice. Si tu as une telle envie d’avoir des souliers commeles miens, il n’est pas difficile de te contenter. Apportez-lui àl’instant mes souliers les plus précieux, brodés d’or. Vraiment,cette ingénuité me ravit… Tenez&|160;! continua-t-elle, en fixantun monsieur qui se tenait un peu plus à l’écart, un homme auxtraits empâtés, mais plutôt pâles, et dont le modeste caftan àgrands boutons de nacre montrait qu’il n’appartenait pas au mondedes courtisans, voici un sujet digne de votre plumespirituelle…

–&|160;Votre Majesté est par trop indulgente…Ici, il faudrait pour le moins La Fontaine, répondit avec unerévérence, le personnage aux boutons de nacre [6].

–&|160;Sur ma foi, je vous avouerai quejusqu’à présent je suis folle de votre Brigadier. Vouslisez à ravir… Mais revenons à nos moutons, continua Catherine, ens’adressant de nouveau aux Zaporogues. J’ai entendu dire que l’onne se marie jamais chez vous, à la Setch&|160;?

–&|160;Comment cela, petite Mère, tu sais bienqu’un homme ne peut pas vivre sans femme, répondit ce mêmeZaporogue qui s’était entretenu avec Vakoula, et celui-ci futstupéfait d’entendre ce gaillard, si bien au courant du beaulangage, s’exprimer devant Sa Majesté, et comme de propos délibéré,du style le plus grossier, et comme on dit communément, dans lalangue des rustres.

«&|160;Oho&|160;! ces gens sont des malins, sedit-il, probablement qu’il n’agit pas ainsi, sans avoir une idée dederrière la tête…&|160;»

–&|160;On n’est pas des moines, continuait leZaporogue, mais des pécheurs, fort aises, comme tout bon chrétien,de faire gras. Il y en a beaucoup parmi nous autres à être pourvusde femmes, mais ils ne vivent point avec elles à la Setch. Il enest d’autres qui ont femme en Pologne, d’autres qui en ont enUkraine, il en est même qui ont leur femme au pays des Turcs…

À ce moment, on apporta les souliers auforgeron.

–&|160;Oh&|160;! Seigneur mon Dieu, quelleparure&|160;! s’exclama-t-il au comble de la joie en s’en emparant,Votre Majesté Impériale, du moment que vous pouvez chausser dessouliers pareils, et que vous vous en servez sans doute pourpatiner sur la glace, que doivent être les pieds eux-mêmes&|160;!Je pense qu’ils sont en sucre tout pur&|160;!

Sa Majesté qui, de fait, avait les pieds lesmieux faits et les plus charmants du monde, ne put s’empêcher desourire en entendant un tel compliment de la bouche de l’ingénuforgeron qui, sous son costume de Zaporogue, pouvait passer pour unbeau garçon, en dépit de son teint basané. Réconforté par cetteattention bienveillante, notre homme se préparait déjà à interrogerl’impératrice à propos de tout&|160;: s’il était vrai, par exemple,que les empereurs russes se nourrissaient exclusivement de miel etde lard, et ainsi de suite. Mais sentant que les Zaporogues necessaient de le pousser du coude, il résolut de se taire et quandla souveraine, tournée vers les plus âgés des Zaporogues, se mit àles questionner sur leur genre de vie à la Setch, sur les habitudesqu’on y observe, reculant de quelques pas, il se pencha vers sapoche et dit à voix basse&|160;:

–&|160;Emporte-moi loin d’ici, au plusvite&|160;!

Et tout soudain il se trouva survolant labarrière de la capitale.

*

**

–&|160;Il s’est noyé, de par Dieu, noyé&|160;!Que je ne puisse bouger d’une semelle s’il ne s’est pas noyé,disait d’une voix chevrotante la grosse femme du tisserand, aucentre d’un groupe de commères de Dikanka, au beau milieu de larue.

–&|160;Alors, suis-je donc une menteuse&|160;?Aurais-je de ma vie volé la vache de quelqu’un&|160;? À qui ai-jebien pu jeter le mauvais sort, qu’on ne veuille plus ajouter foi àmes paroles&|160;? criait une bonne femme en surcot de Cosaque etau nez violacé, en agitant de grands bras. Tenez, que l’envie mepasse à tout jamais de boire une goutte d’eau si la vieillePerépertchikha n’a pas vu de ses propres yeux le forgeron sependre&|160;!

–&|160;Le forgeron s’est pendu&|160;? En voilàbien d’une autre&|160;! dit le maire qui, au sortir de chez Tchoub,s’était arrêté et s’était frayé un passage dans la foule descommères en grande discussion.

–&|160;Souhaite plutôt de ne plus boired’eau-de-vie, vieille soularde, répondait la femme du tisserand.Pour se pendre, il faudrait avoir ta dose de folie. Il s’est noyé,et noyé dans le trou d’eau pratiqué dans la glace de la rivière.J’en suis aussi certaine que de ta présence il y a un instant aucabaret.

–&|160;Femelle sans vergogne&|160;! voyez lestorts qu’elle va chercher&|160;! rétorqua la propriétaire du nezlie de vin, fort en courroux. Tu devrais au moins te taire,crapule&|160;! Comme si je ne savais pas que le sacristain va tevoir chaque jour&|160;!

L’épouse du tisserand jeta feu et flammes.

–&|160;Quoi, le sacristain&|160;? Chez qui vale sacristain&|160;? Qu’est-ce que tu racontes&|160;?

–&|160;Le sacristain&|160;? cria d’une voixaiguë une personne en pelisse de peau de lièvre recouverte denankin bleu, la propre moitié du sacristain, qui jouait des coudespour s’approcher des deux adversaires. Je vous en donnerai, moi, dusacristain&|160;! Qui a parlé de sacristain&|160;?

–&|160;Voilà chez qui le sacristain fait dessiennes&|160;! répondit la femme au nez violet en montrant du doigtla conjointe du tisserand.

–&|160;Ah&|160;! c’est donc toi, garce&|160;?dit l’épouse du sacristain en marchant droit à l’accusée&|160;;c’est donc toi, sorcière, qui troubles la cervelle à mon homme etlui donnes à boire des tisanes aux herbes diaboliques pour l’amenerà te fréquenter&|160;?

–&|160;Laisse-moi tranquille, espèce deSatan&|160;! répliqua la femme du tisserand, en battant enretraite.

–&|160;Non, mais regardez-la, cette mauditesorcière. Puisses-tu crever sans descendance, saleté&|160;!Pfou&|160;!… et elle cracha en pleine figure de l’ennemie.

Celle-ci voulut la payer de la même monnaie,mais rata son coup et le crachat s’étala sur la longue barbe dumaire qui s’était rapproché du lieu de la querelle afin de ne pasperdre une syllabe de l’altercation.

–&|160;Fi, la cochonne&|160;! s’écria le maireen s’essuyant du pan de son caftan, et en levant son fouet, gestequi contraignit les commères à se disperser de tous côtés avecforce gros mots. Quelle dégoûtation&|160;! continuait le bonhommeen achevant de s’essuyer. Ainsi donc le forgeron s’est noyé. MonDieu, quel peintre hors ligne c’était&|160;! Quels couteauxinusables, quelles charrues et quelles faucilles ne fabriquait-ilpas&|160;? Et sa force, donc&|160;! Oui, se dit-il après un instantde méditation, il y a au village bien peu d’hommes qui lui aillentà la cheville… En effet, tandis que j’étais enfermé dans ce sacrésac, j’ai bien cru remarquer à nombre d’indices que le pauvrediable n’était pas guère de bonne humeur… Adieu donc, leforgeron&|160;! Il a été des nôtres et le voilà décédé. Moi quiavais justement l’intention de lui amener ma jument pommelée àferrer…

Et rempli de pensées tout aussi chrétiennes,le maire rentra paisiblement chez lui.

Oksana fut décontenancée dès que luiparvinrent ces nouvelles. Elle n’avait qu’une confiance mitigée enla vue de la Perépertchikha et les on-dit des commères. Elle savaitque le forgeron était trop pieux pour se résoudre à damner son âme.Mais quoi&|160;! s’il était effectivement parti en se jurant de nejamais plus remettre le pied au village&|160;! Or, elle chercheraitlongtemps avant de dénicher ailleurs un luron qui le valût. Etcomme il l’aimait&|160;! N’avait-il pas supporté ses caprices pluslongtemps que n’importe quel autre prétendant&|160;? Toute la nuit,la belle fille ne fit que se retourner du côté droit sur le côtégauche, et vice versa, sous ses couvertures, sans arriver às’assoupir. Tantôt gisant de tout son long dans une nuditéravissante que les ténèbres nocturnes dérobaient même à ses propresyeux, elle se traitait de tous les noms presque à haute voix, ettantôt, recouvrant un peu de calme, elle décidait de ne plus penserà cette affaire, mais elle y repensait de plus belle et sans fin nicesse, toute en feu, si bien qu’au matin elle se sentit éprise à lafolie du disparu.

Tchoub ne manifesta ni joie ni afflictionquant au sort de Vakoula. Ses pensées n’étaient absorbées que parune seule chose&|160;; il ne pouvait oublier la perfidie de Solokhaet, bien que somnolent, il n’arrêtait pas de la couvrird’injures.

Le jour se leva. L’église entière était bondéede fidèles bien avant l’aube. Les anciennes en châle blanc, et ensurtout de drap de même couleur se signaient dévotement sous leporche même du sanctuaire. Devant elles se tenaient les femmes deCosaques, en caraco jaune, ou vert, voire quelques-unes en casaquinbleu avec des galons d’or pendillant au dos. La tête ceinte à peuprès d’autant de rubans qu’un mercier en expose dans sa vitrine, etla gorge parée de colliers de verroterie, de petites croix et deducats, les jeunes filles se bousculaient pour se rapprocher leplus possible de l’iconostase. Mais en avant de tous on voyait avecleurs moustaches, leurs toupets, les Cosaques et les simplespaysans, la plupart en manteau blanc à capuchon que dépassait unsurcot, blanc aussi chez certains et bleu chez les autres. Surquelque visage que se posât le regard, pas un qui n’exprimâtl’allégresse des grandes fêtes. Le maire se pourléchait déjà leslèvres, en songeant à l’andouille qui le dédommagerait de sonjeûne&|160;; les jeunes filles rêvaient à la joie prochaine depatiner sur la glace avec les gars, et les vieilles marmottaientleurs prières avec plus d’ardeur que jamais. Le Cosaque Sverbygouzse prosternait avec tant de dévotion que du haut en bas de l’égliseon entendait son front heurter le sol. Oksana était la seule quiparût en plein désarroi&|160;; elle ne priait que du bout deslèvres. Tant de sentiments divers se brouillaient dans son âme,tous plus décourageants, plus funèbres les uns que les autres, queses traits n’exprimaient qu’un trouble extrêmement profond et deslarmes lui tremblaient au bout des cils. Ses compagnes n’arrivaientpas à saisir la cause de ce chagrin et ne soupçonnaient guère qu’ils’agissait de Vakoula. Tous les fidèles avaient d’ailleursl’impression que la cérémonie ne se déroulait pas comme àl’ordinaire, comme si quelque chose manquait à la fête. Pour comblede disgrâce, le sacristain avait attrapé mal à la gorge au cours desa tournée en sac et ne parvenait qu’à lâcher des chevrotements àpeine perceptibles&|160;; il est vrai que le choriste de passagefaisait admirablement la basse, mais combien n’eût-on pas gagné auchange si le forgeron avait été présent, lui qui, au moment où l’onentonnait le Pateret le Sanctus se plaçait surles marches du chœur et de là vous entonnait ces chants sur l’airmême qui se pratique à Poltava&|160;! D’autant plus que nul autreque lui n’assumait à l’église les fonctions de maître de chapelle.Les matines expédiées, vint le tour de la messe…, mais où donc envérité avait-il pu passer, ce Vakoula&|160;?

*

**

Pour rapatrier le forgeron, le diable avaitfendu les airs encore plus rapidement qu’au début de la nuit, ensorte que Vakoula se retrouva en un clin d’œil à quelques pas deson logis. À ce moment, un coq chanta.

–&|160;Où vas-tu donc&|160;? cria le forgeronà sa monture qui faisait mine de s’éclipser. Ce n’est pas tout,l’ami, je ne t’ai pas encore remercié.

Il saisit alors une branche de bois mort et encingla par trois fois le démon qui s’enfuit comme un paysan échaudépar l’assesseur, en sorte qu’au lieu de tromper, de séduire et deduper autrui, l’ennemi du genre humain en resta lui-mêmequinaud.

Ce devoir accompli, Vakoula pénétra dansl’entrée, se blottit sous une couche de foin et dormit jusqu’àl’heure du déjeuner. À son réveil, il fut grandement effrayé enconstatant que le soleil était déjà haut dans le ciel.

–&|160;J’ai dormi le temps des matines et dela messe&|160;!

Là-dessus, le pieux forgeron eut une crise dedésespoir, estimant que sans doute pour le punir d’avoir songé à sedamner, Dieu lui avait tout exprès envoyé ce profond sommeil quil’avait empêché de se rendre à l’église, un jour de fête sisolennelle. Mais il recouvra quelque sérénité en se disant que lasemaine prochaine il se confesserait et qu’à partir de ce matin ilse prosternerait jusqu’à terre cinquante fois par jour, et celapendant toute une année. Il jeta ensuite un coup d’œil dans lachambre&|160;; mais il n’y avait personne au logis, sans doute queSolokha n’était pas encore revenue de l’église.

Il retira de son sein avec mille précautionsles souliers de l’impératrice, admira une fois de plus leurélégante façon aussi bien que la prodigieuse aventure de la nuit,se leva, s’habilla le mieux qu’il put, c’est-à-dire de ce surcotqui lui venait des Zaporogues, prit dans son coffre un bonnet neufà calotte bleue, en fourrure d’agneau de Réchétilov, qu’il n’avaitjamais porté depuis le jour où il en avait fait l’emplette au tempsoù il travaillait à Poltava. Il y joignit une ceinture multicolore,flambant neuf, elle aussi, noua le tout plus une cravache dans unmouchoir et s’en alla tout droit chez Tchoub.

Celui-ci roula des yeux ronds en voyantVakoula franchir son seuil, tant et si bien qu’il ne savait plus dequoi il devait s’étonner davantage, de la résurrection du gaillard,ou de son impudence à venir chez lui, ou encore de la coquetteriede sa tenue et de son costume de Zaporogue. Mais sa surprise neconnut plus de bornes quand le visiteur dénoua le mouchoir, déposadevant lui le bonnet neuf et une ceinture si belle que personne auvillage n’en portait de comparable, puis se jeta à ses pieds en luidisant d’une voix suppliante&|160;:

–&|160;Sois clément, petit père, et net’irrite pas contre moi&|160;! Prends la cravache que voici etrosse-moi autant que le cœur te dira. Je me remets entre tes mainset me repens de tout. Frappe, pourvu que passe ton ressentiment. Ilfut un temps où mon père et toi vous étiez les deux doigts de lamain, vous partagiez ensemble le pain et le sel, ensemble vousbuviez l’eau-de-vie…

Tchoub contemplait, non sans satisfaction, leforgeron gisant devant lui, cet hercule auquel nul au village ne sepermettait de manquer de respect, qui tordait comme galettes desarrasin des pièces de cinq kopecks et des fers à cheval. Poursatisfaire à sa propre dignité, Tchoub s’empara du fouet et partrois fois en frappa les épaules du suppliant.

–&|160;Allons, que cela te suffise,lève-toi&|160;! Obéis toujours aux anciens. Vouons à l’oubli ce quis’est passé entre nous et maintenant, dis-moi ce qui te feraitplaisir.

–&|160;Donne-moi Oksana pour épouse. Tchoubprit le temps de réfléchir, lança un coup d’œil vers le bonnetfourré et la ceinture&|160;: la coiffure était splendide etl’écharpe ne le lui cédait en rien. Il se souvint aussi de laperfidie de la Solokha et prononça d’un ton résolu&|160;:

–&|160;Bon&|160;! envoie-moi les marieurs pourla demande en bonne et due forme.

–&|160;Oh&|160;! s’écria Oksana qui venait defranchir le seuil et à la vue du forgeron elle fixa sur le jeunehomme des regards pleins d’étonnement et de joie.

–&|160;Vois quels souliers je t’ai apportés,dit Vakoula, ce sont ceux-là mêmes que chausse l’impératrice.

–&|160;Non, non, je n’ai pas besoind’escarpins, dit-elle avec un geste évasif, et sans détacher de luises regards. Même sans les escarpins, je…

Elle n’acheva pas sa phrase et rougit…

Le forgeron s’approcha d’elle et la prit parla main. La belle baissa les yeux. Jamais encore elle n’avait étési délicieuse à voir. Au comble du ravissement, Vakoula embrassadoucement Oksana dont le minois s’empourpra encore davantage, etcet émoi lui conféra une grâce de plus.

*

**

De passage à Dikanka, l’évêque, de pieusemémoire, se répandit en louanges sur le site où s’élevait levillage et comme il passait par une rue, il fit halte devant unecertaine maison.

–&|160;À qui donc appartient cette chaumièresi bien peinte&|160;? demanda Sa Grandeur à une jolie femme deboutprès du seuil avec un bébé dans les bras.

–&|160;C’est celle du forgeron Vakoula, luirépondit avec une révérence Oksana, car c’était elle.

–&|160;C’est très bien&|160;! un remarquabletravail, dit Sa Grandeur en examinant de plus près les portes etles fenêtres dont le tour était passé à la peinture rouge.

Quant aux portes, elles étaient semées deCosaques à cheval et pipe aux dents. Mais l’évêque loua encore plusVakoula en apprenant qu’il s’était de son propre chef soumis à unepénitence ecclésiastique, et qu’il avait peint gratis toute l’ailegauche du chœur d’un semis de fleurs écarlates sur fond vert.

Toutefois l’artiste ne s’en tint pas là. Surle mur de gauche, quand vous entrez au saint lieu, Vakoula dessinaun diable aux enfers, mais si répugnant que toute personne quipassait devant en crachait de dégoût. Les femmes, dès qu’un marmotse mettait à pleurnicher dans leurs bras, l’amenaient devant cetteimage en disant&|160;:

–&|160;Tiens, regarde-moi cettehorreur&|160;!

Et retenant ses petites larmes, le pauvretlouchait vers l’œuvre du forgeron et se blottissait sur le sein desa maman.

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