Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

XVI

 

Dans la ville de Gloukhov, la foule s’étaitrassemblée autour d’un vieux joueur de mandore et depuis une heuredéjà écoutait l’aveugle toucher de son instrument. Pas un musicienn’avait chanté de gestes aussi belles, ni ne les avait rendues avectant d’art. Il avait commencé par célébrer l’ère des hetmansd’autrefois, celle de Sagaïdatchny et de Khmielnitzky. Les tempsétaient alors tout différents ; le peuple cosaque était enpleine gloire, foulait les ennemis sous les pieds de ses chevaux etpersonne ne se serait permis de se moquer de lui. Le vieillardchanta aussi des refrains joyeux et il laissait errer ses yeux surla multitude comme s’il voyait clair, cependant que ses doigts,munis de petites spatules en os, voltigeaient avec l’agilité d’unemouche sur les cordes, à croire que celles-ci vibraientd’elles-mêmes. À la ronde, les anciens, tête basse, et les jeunesgens, les regards attachés sur le chanteur, n’osaient même paséchanger un mot à voix basse.

– Attendez, dit le bonhomme, je vais vouschanter quelque chose au sujet d’une prodigieuse affaire…

Le cercle des auditeurs se rapprocha encore etl’aveugle commença :

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« Chez messire Stépan, prince de Sémigrad(et le prince de Sémigrad était aussi roi de Pologne) vivaient deuxCosaques : Ivan et Pétro. Et ils se comportaient comme s’ilsétaient frères par le sang. « Fais bien attention, Ivan, toutce que nous conquerrons, nous le partagerons de moitié ; quandl’un sera en liesse, l’autre sera également en joie, et que lemalheur s’abatte sur l’un de nous, l’infortune sera le lot de tousdeux. Si quelque butin échoit à l’un, il en sera fait deux partségales, et que l’un gémisse en captivité, son frère vendra pour sarançon tout ce qu’il possède, et s’il n’y réussit point, ilpartagera la captivité de son ami. » Et de fait, tout ce quitombait aux mains de ces Cosaques ils le partageaient parmoitié : que ce fût du bétail ou des chevaux d’autrui, toutils le divisaient par moitié. »

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« Le roi Stépan était en guerre avec leTurc. Il y avait trois semaines qu’il luttait contre le Turc, sanspouvoir le chasser de ses possessions. Car il y avait chez le Turcun certain pacha auquel il suffisait d’une dizaine de janissairespour tailler en pièces tout un régiment. Et le roi fit publier ques’il se rencontrait un téméraire, capable de lui amener mort ou vifledit pacha, il lui octroierait à lui seul une solde aussi forteque celle qu’il versait à l’ensemble de l’armée. « Allons,frère, capturer le pacha ! » dit frère Ivan à frèrePétro.

Et les deux Cosaques de se mettre en campagnel’un dans une direction, l’autre dans la directionopposée. »

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« Pétro serait-il arrivé ou non àattraper le pacha, on l’ignore ; toujours est-il que déjà Ivanmenait son homme la corde au cou par devers le roi :« Vaillant luron ! » s’exclama Stépan, et il ordonnade lui compter une solde égale à celle que l’on distribuait àl’ensemble de l’armée. Et il commanda en outre de lui assigner desterres en telle région qui lui plairait, et de lui délivrer dubétail, autant qu’il en souhaiterait. Dès qu’Ivan eut perçu lasolde des mains du roi, le jour même il en remit la moitié à sonfrère Pétro. Celui-ci accepta bien la moitié des largesses royales,mais il ne pouvait se faire à l’idée qu’Ivan eût été l’objet d’untel honneur et il ensevelit profondément dans son cœur larancune. »

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« Les deux chevaliers se rendaient surles terres assignées par le roi, au delà des Carpathes. Le CosaqueIvan portait en croupe son fils qu’il avait lié à son propre corps.Il commençait déjà à faire nuit, mais ils poursuivaient leur route.L’enfant dormait, Ivan lui-même somnolait. Ne dors pas, Cosaque, ilest dangereux de voyager en montagne !… Mais le Cosaquemontait un cheval qui connaissait à merveille les chemins departout, pas de danger qu’il butât ou glissât des sabots dederrière. Or, entre deux monts s’ouvrait un précipice dont nul œiln’avait sondé le fond ; il y avait jusqu’à ce fond aussi loinque du ciel à la terre. La route longeait ce gouffre ; à larigueur deux hommes pouvaient passer de front, mais à trois,impossible ! La monture du cavalier somnolent posaitmaintenant les pieds avec précaution. À ses flancs chevauchaitPétro, tremblant de tous ses membres et hors d’haleine, tant il sesentait de joie. Il jeta un coup d’œil en arrière et poussa son amiintime, son frère, dans le précipice. Le cheval avec le Cosaque etl’enfant, tout roula dans l’abîme. »

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« Toutefois, le cavalier avait réussi às’accrocher à une grosse branche, et la monture seule s’écroula aufond. Il se mit à grimper avec son fils lié aux épaules ;encore un effort, et il atteignait le bord du gouffre, mais enlevant les yeux il vit que Pétro pointait sur lui sa lance pour lerejeter en arrière. « Ô ! Dieu de justice, plût au cielque je n’eusse point levé les yeux, car je n’aurais pas vu monpropre frère diriger sa lance sur moi pour me repousser. Oh !mon frère bien-aimé, perce-moi de ta lance, si le sort m’aprédestiné à périr ainsi, mais prends mon fils ; quelle fautea-t-il commise, cet innocent, pour qu’il expire d’une mort sicruelle ? » Pétro éclata de rire, pointa sa lance, leCosaque et l’enfant churent au fond. Pétro réunit entre ses mainsla fortune entière et mena dès lors la vie d’un pacha. Nul nepossédait des troupeaux de chevaux comparables aux siens, et il n’yavait chez personne autant de brebis et de moutons que sur sesterres. Puis son heure vint de mourir. »

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« Dès que Pétro fut mort, Dieu fit citerles deux frères, Ivan et Pétro, pour être jugés. « C’est ungrand pécheur que celui-ci, dit le Seigneur, je ne puis trouver dechâtiment pour lui, choisis, Ivan, la peine qu’il mérite. »Ivan mit bien du temps à réfléchir, mais finit par déclarer :« Cet homme m’a gravement offensé ; il a trahi son frèrecomme un Judas et m’a empêché de laisser sur terre honorabledescendance et postérité. Or, un mortel sans enfants ni progénitureest comparable au grain de blé ensemencé, mais demeuré stérile. Sirien ne pousse, nul ne saura qu’en ce lieu une semence a étéjetée. »

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« Fais en sorte, ô Dieu, que nul de sarace ne goûte de félicité sur terre, que le dernier de sesdescendants soit un scélérat comme jamais encore l’univers n’en aporté, qu’à la suite de chacun de ses forfaits ses aïeux etbisaïeux ne trouvent aucun repos dans la tombe et que dans lesaffres d’une torture inouïe jusqu’à ce jour, ils surgissent du lieude leur sépulture. Quant à ce Judas de Pétro, fais qu’il n’aitpoint la force de sortir du sol et passe par un tourment encoreplus amer, qu’il dévore la terre comme un forcené et qu’il se tordede rage dans sa demeure souterraine. »

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« Et lorsque enfin sera comble ma mesuredes crimes de son ultime descendant, suscite-moi, ô Dieu, du fondde ce précipice, et qu’à cheval je fasse l’ascension de la plushaute des montagnes, et qu’il vienne alors par devers moi, et de cepic je le lancerai dans le gouffre le plus profond, et tous lescadavres de ses aïeux et bisaïeux, en quelque lieu qu’ils aientvécu, accourront des quatre coins de l’univers pour le ronger, enpunition de ces tortures qu’il leur aura infligées, et ils lerongeront éternellement, cependant que je me délecterai auspectacle de ses souffrances. Mais que Pétro le Judas soitimpuissant à s’arracher de la terre pour se ruer aussi à ce festin,qu’il se ronge lui-même, que ses os poussent, toujours plus longs àmesure qu’il les grignotera, et fais que de la sorte il souffreencore davantage, car la torture la plus effroyable sera son lot,puisque pour un homme il n’est pas de supplice plus atroce qued’aspirer à la vengeance, sans être en mesure del’assouvir ! »

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« C’est un épouvantable châtiment, homme,celui que tu viens d’inventer, dit le Seigneur, mais qu’il soitfait comme tu l’as proposé. Cependant, toi aussi, tu resteras enselle jusqu’à la consommation des siècles et tu n’auras point accèsau céleste royaume tant que tu demeureras là-bas sur toncheval. »

« Et tout s’accomplit selon la paroledivine, et jusqu’à présent se tient en selle dans les Carpathes leprodigieux chevalier, repaissant éternellement son regard de la vuede ces cadavres rongeant un des leurs, et sans cesse conscient dela façon dont l’autre mort grandit sous terre, rongeant ses propresossements dans une agonie de souffrances, et faisant trembleraffreusement l’univers entier. »

L’aveugle avait cessé de chanter ; déjà,il pinçait les cordes de son instrument pour accompagner deplaisantes chansonnettes sur Khoma et Eréma, et sur StklyarStolkoza… Mais jeunes ou vieux, ses auditeurs n’avaient garde desortir de leur émerveillement, et longtemps encore ils demeurèrenttête basse, méditant sur cette terrible aventure arrivée au tempsjadis.

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