Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

XV

 

Seul dans sa grotte, un ermite était assisdevant la veilleuse, l’œil fixé sur un livre sacré. Voilà déjà biendes années qu’il vivait en reclus dans cette grotte et de quelquesplanches il s’était fabriqué un cercueil dont il usait en guise delit pour dormir. Le saint vieillard ferma le livre et se mit àprier… Soudain fit irruption un homme à la mine étrange etterrible. Pour la première fois de sa vie, le solitaire fut saiside stupeur et il recula de quelques pas à l’aspect du visiteur quifrissonnait de la tête aux pieds comme une feuille de tremble. Sesyeux louchaient sauvagement et il y brûlait une flamme que laterreur faisait vaciller ; la monstrueuse déformation de sestraits vous glaçait l’âme.

– Père, prie, ô prie !… cria-t-ilavec désespoir, prie pour une âme en perdition, et il se prosternaà terre.

Le saint ermite se signa, prit son livre,l’ouvrit, mais le laissa retomber et d’épouvante recula encore.

– Non, pécheur qui n’eut jamais d’égal,il n’y a point de pardon pour toi… Hors d’ici et vite !… Je nepuis prier pour toi…

– Non ? cria comme un fou lescélérat.

– Regarde, les lettres sacrées de celivre ruissellent de sang. Jamais il n’y eut au monde un telpécheur.

– Père, tu te moques de moi !

– Sors, immonde criminel. Je ne ris pointde toi. Je suis en proie à la frayeur. Il n’est pas bon qu’un êtrehumain respire le même air que toi…

– Non, non, tu te ris de moi, ne dis pasle contraire. J’ai bien vu s’entrouvrir tes lèvres et je distingueà présent la blancheur de tes vieilles dents…

Et comme emporté par la rage, il se jeta enavant et tua le saint ermite.

On ne sait quoi gémit d’une lourde plaintedont l’écho se répercuta à travers champs et forêts. De derrièreles grands bois se dressèrent des mains décharnées et racornies,aux ongles démesurées, qui battirent les airs avant dedisparaître.

Et déjà, le sorcier n’éprouvait rien, pas mêmede la crainte. Sensations, sentiments, tout s’émoussait enlui : les oreilles lui tintaient, sa tête bourdonnait commes’il était ivre et toutes choses sur lesquelles se posaient sesyeux lui paraissaient recouvertes d’une sorte de toile d’araignée.Sautant à cheval, il marcha directement sur Kaniev, dansl’intention de passer par Tcherkassy pour se rendre chez lesTartares de Crimée, sans s’expliquer lui-même dans quel but ilagissait ainsi. Il voyagea tout un jour, puis deux jours, et pas deKaniev. Il était bien dans le bon chemin et la ville aurait dû semontrer depuis longtemps déjà, mais il ne la voyait toujours pas.Au loin brillèrent enfin des coupoles d’église, mais ce n’était pasKaniev, c’était Choumsk. Le sorcier s’étonna grandement, ens’apercevant qu’il était tombé sur des lieux exactement opposés àceux qu’il cherchait. Il tourna bride en direction de Kiev et aubout d’une journée, une cité apparut à ses yeux, mais ce n’étaitpas Kiev… Il avait devant lui Galitch, localité encore plusdistante de Kiev que Choumsk, et qui se trouvait tout près de lafrontière de Hongrie. Ne sachant plus que penser, il fit rebrousserchemin à sa monture, mais il avait l’impression qu’il allait dansune direction contraire, et qu’au lieu de s’éloigner, il avançaitencore vers la frontière. Pas homme au monde n’aurait été à mêmed’exprimer ce qui se passait dans le cœur du fugitif, et s’il avaitété donné à quelqu’un de plonger le regard au fond de cette âme etde lire les pensées qui s’y agitaient, jamais plus il n’auraitgoûté le repos et le sourire l’aurait abandonné pour toujours.Cette âme était en proie non pas à l’épouvante, ni à un violentdépit, mais à la malice noire… plutôt non, il n’est pas ici-bas determe pour traduire ce sentiment. C’était l’enfer qui le brûlait,il aurait voulu piétiner l’univers entier sous les fers de soncheval, saisir toute la terre, de Kiev à Galitch, avec les gens, ettout ce qui y poussait, et les noyer dans la mer Noire. Mais cen’était point la rage qui lui inspirait ce désir dont il nepénétrait pas lui-même la raison. Il frissonna de tout son corpsquand lui apparurent à faible distance les Carpathes et le montKrivan qui s’était recouvert le crâne d’un nuage gris, en guise dechapeau, et le cheval pressait toujours l’allure, escaladant déjàle flanc des montagnes. Les nuées se dissipèrent d’un seul coup etdevant le nécromant se montra dans sa formidable majesté lecavalier… Le criminel essaya d’arrêter sa monture, tira brutalementsur les rênes ; le cheval hennit sauvagement, la crinièrehérissée, et hâta sa course vers le chevalier. À cet instant, lesorcier crut que tout son être se figeait, il lui sembla quel’immobile cavalier venait de bouger et avait éclaté de rire en levoyant accourir au grandissime galop. Ce rire féroce se répercutacomme la foudre à travers les montagnes, et trouvant un écho dansle cœur du sorcier, y bouleversa tout ce qui pouvait encore ysubsister. Il eut alors la sensation qu’un être d’une force infinies’insinuait en lui, martelant son cœur, ses nerfs… tant avait étéatroce la résonance de ce rire.

D’une main formidable, s’emparant dunécromant, le cavalier l’enleva dans les airs. Incontinent lesorcier rendit l’esprit et n’ouvrit les yeux qu’une fois mort. Maisdès lors il n’était plus qu’un cadavre et il en avait toutes lesapparences. Pas un être vivant, ni quelqu’un de ressuscité neprésente un air aussi atroce. Il dirigeait de tous côtés lesregards de ses yeux morts, et il aperçut, accourus de Kiev et de laterre de Galicie, et des Carpathes, des revenants qui luiressemblaient comme deux gouttes d’eau.

Blêmes, livides, chacun dépassant de la tailleson voisin, l’un plus décharné que l’autre, ils se groupèrent tousautour du cavalier qui serrait dans son poing cette horrible proie.Le cavalier éclata de rire une seconde fois, lança la proie dans leprécipice et tous les morts y bondirent, se saisirent du cadavre ety plantèrent les dents. Mais l’un d’eux, encore plus grand, plusaffreux que les autres, essayait toujours de s’arracher deterre ; peine perdue ! il ne pouvait s’en dégager, tantil y avait profondément pris racine, et s’il avait réussi àressurgir, il aurait culbuté les Carpathes et la région de Sémigradet les pays des Turcs. Il ne parvint qu’à se hausser légèrement etrien qu’à ce mouvement, un tremblement de terre ébranla l’universentier ; nombreuses furent les maisons qui s’écroulèrent unpeu partout, et longue fut la liste des écrasés.

On entend souvent dans les Carpathes unsifflement qui fait penser à un millier de moulins battantbruyamment l’eau de leur roue : ce sont les cadavres quigrignotent l’un des leurs, dans ce précipice sans issue que nul œilhumain n’a entrevu parce que pas un mortel n’oserait le longer. Ilest arrivé souvent qu’une commotion secoue la terre d’un bout dumonde à l’autre bout, et les gens instruits vous expliquent :« Cela vient de ce que non loin de la mer il se trouve unemontagne qui crache de la flamme et dont coulent des fleuves defeu. » Mais les anciens qui habitent aussi bien en Hongriequ’en terre de Galicie sont mieux au courant et vous disent :« C’est l’immense, c’est le gigantesque cadavre enraciné ausol qui veut s’arracher à cette gangue et produit ces tremblementsde terre. »

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