Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

LE TERRAIN ENSORCELÉ

 

Histoire vraie,contée par le sacristain de l’église de…

 

 

J’en ai assez, ma parole, de vous conter deshistoires. Enfin, quelle idée vous faites-vous de votreserviteur ? vrai, cela finit par m’ennuyer : raconte, etraconte encore, et pas moyen de me dérober à vos instances. Ehbien ! soit, écoutez-en une encore, mais je vous jure que cesera la dernière des dernières.

Oui, on a prétendu tout à l’heure qu’il est aupouvoir de l’homme de damer le pion, comme on dit, à l’espritimpur. Oh ! certes, je veux dire qu’à la réflexion, toutessortes de cas peuvent se produire en ce bas monde ; seulement,ne venez pas me soutenir pareille chose. Que les puissancesdiaboliques se mettent en tête de flouer un mortel, elles yparviendront, que Dieu me soit témoin, elles le floueront. Tenez,prenez la peine de méditer l’exemple que voici.

Nous étions trois enfants sous le toit de monpère ; je n’étais à l’époque qu’un jeune idiot de onze anstout au plus. Ah ! mais non, bien davantage !… Je merappelle, aussi bien que si le fait se passait à la minuteprésente, qu’un beau jour, alors que je trottinais à quatre pattesen aboyant à la manière des chiens, mon père me cria, en hochant latête :

– Ah ! Thomas, Thomas, tu as bientôtl’âge de prendre femme et tu n’as pas plus d’esprit qu’un jeunemulet !

Grand-père vivait encore et – s’il a le hoquetdans l’autre monde, fasse que ce soit sans douleur ! – ilétait assez solide sur ses jambes…

Ah ! çà, dites donc, à quoi sert degaspiller de la salive à vous débiter des histoires ? Depuisune heure de temps, l’un de vous fouine dans le poêle en quête d’untison pour sa pipe, un autre s’est éclipsé de la chambre, Dieu saitpourquoi… Vrai de vrai, que signifie ? Si je vous imposaisl’obligation de m’entendre, j’excuserais ces façons, mais enfin,c’est vous-mêmes qui m’avez supplié… Et s’il s’agit de m’écouter,alors faites-le donc pour de bon !

Dès le début du printemps, le père était partipour la Crimée avec du tabac qu’il cherchait à vendre ; je neme rappelle plus exactement combien de chariots il avait chargés,deux ou trois. Le tabac rapportait gros à l’époque. Il avait emmenéavec lui l’un de mes frères, âgé de trois ans, histoire de luifaire entrer de bonne heure le métier de roulier dans le sang. Ilne restait donc au logis que grand-père, ma mère, moi et deuxautres frères. Grand-père avait ensemencé de concombres etpastèques un terrain situé juste au bord de la grand’route et avaittransporté ses pénates sous une cabane de feuillage. Il nous avaitpris avec lui, nous autres gamins, pour protéger des moineaux etpies ses plantations. On ne peut pas dire que la chose fût pournous déplaire ; certains jours, nous dévorions tant et tant deconcombres, de pastèques, de melons, de raves, d’oignons et depetits pois qu’on aurait dit, Dieu me pardonne, que des coqs yallaient de leurs cocoricos dans nos panses. Et puis, nous ytrouvions en outre quelque bénéfice, il y avait un tas de gens àpasser par là et l’envie prenait à chacun de se régaler d’unepastèque ou d’un melon, et d’autre part, l’on venait souventes foisdes hameaux voisins nous offrir en échange des poules, des œufs,des dindes ; la bonne vie, quoi !

Mais ce qui allait davantage au grand-père,c’est que journellement une bonne cinquantaine de chariots desauniers longeaient son terrain. Ces gaillards, comme vous lesavez, ont vu un peu de tout ; que l’un d’eux se sente enveine de raconter, on n’a plus qu’à tendre l’oreille. Or, lebonhomme aimait ça, autant que des beignets réjouissent un ventreaffamé. Parfois, il lui arrivait de rencontrer des connaissances delongue date – grand-père avait parmi ses relations toute espèce depersonnes, – et vous pouvez juger vous-mêmes de ce qui se passedans une assemblée d’anciens : et patati et patata, terappelles-tu le jour où ?… te souviens-tu du temps où ?…et tel ou tel fait se produisit quand… Et ils vous ont les yeuxhumides à se remémorer des choses passées depuis Dieu sait quelleséternités…

Or, une fois – vrai, tenez, je crois y êtreencore – le soleil commençait déjà à décliner ; grand-pèrearpentait ses carrés et ôtait des couches de pastèques lesbranchages dont il les recouvrait de jour, de peur que le soleil neles rôtît.

– Regarde donc, Ostap, dis-je à monfrère, voici venir des sauniers…

– Des sauniers ?… où ça, demandagrand-père, en marquant d’un signe un melon pansu pour éviter qu’ilne fût dévoré à son insu par nous autres.

Sur la route défilaient en effet sixcharrettes. En tête s’avançait un saunier dont les moustachesgrisonnaient déjà. Il n’était pas comme qui dirait à six pas denous qu’il s’écria :

– Salut, Maxime ! voilà donc en quelendroit Dieu nous a donné de nous rencontrer !

– Ah ! salut, salut, d’où t’enviens-tu comme ça ? Tiens, mais Bodiatchka est là aussi ?salut, frère, salut !… Que diable, mais ils y sont tous, etKroutotrychtchenko, et Pétchéritzia, et Kovélik, et Stetzko, salutà tous ! ahahaha ! ohohoho !

Et tous de se donner l’accolade.

On détela les bœufs que l’on mena paître dansles herbages ; les chariots furent rangés au bord de la route,les conducteurs s’assirent en cercle devant la cabane et allumèrentleurs pipes. Mais il s’agissait bien de pipes ! les histoiressuccédèrent tant et si bien aux bavardages que je doute qu’uneseule pipée fût fumée jusqu’au bout. Sur la fin de la collation,grand-père se mit à régaler ses invités de pastèques. Et voilàchacun sa pastèque en main, la dépouillant fort proprement ducouteau, car mes gens n’étaient pas tombés de la dernièrepluie ; ils avaient roulé leur bosse un peu partout etsavaient par conséquent comment on mange en société ; ilsn’auraient pas été déplacés même à une table de grand seigneur. Lapastèque à nu, ils y perçaient du doigt un petit trou par où ilshumaient le suc ; après quoi ils la découpaient en finestranches qu’ils portaient à la bouche.

– Hé là, vous autres, les mioches, dit legrand-père, qu’est-ce que vous avez à rester là, bouche bée ?Dansez, fils de chien ! Ostap, où as-tu fourré tonchalumeau ? Allez-y d’une cosaque ! Khoma, les poings surles hanches !… Voilà, comme ça, hei, hop !

J’étais à l’époque un gars remuant. Mauditevieillesse ! fini de gambader de la sorte ; dès lepremier entrechat, je ne ferais que trébucher. Assis avec sessauniers, grand-père nous guignait de l’œil, et soudain jeremarquai que ses jambes ne tenaient plus en place, à croire quequelqu’un leur imprimait de petites secousses.

– Regarde donc, Khoma, me dit Ostap, matête à couper que le grison va se mettre à danser !

Que vous en semble ? mon frère achevaittout juste de parler que le vieillard ne put résisterdavantage ; qu’est-ce que vous voulez, l’envie lui prenait defaire le jeune homme en présence des sauniers.

– Hou ! les fils du diable, est-cecomme ça que l’on danse ? Je vais vous le montrer, moi, dit-ilen sautant sur pieds, les bras tendus et frappant le sol destalons.

Il n’y a pas à dire, pour ce qui est de ladanse il s’y prenait si bien qu’il aurait pu servir de vis-à-vis,même à la femme de l’hetman. Nous lui cédâmes la place et le vieuxpaillard tournoya à corps perdu à travers tout l’espace uni quis’étendait entre les plates-bandes de concombres. Au moment précisoù il arrivait à la moitié de ce terrain plat, alors qu’ilcherchait à s’en donner plus que jamais et à battre un maîtreentrechat à sa façon, il ne put décoller les pieds, quelque effortqu’il tentât. En voilà une calamité ! Il revint à son point dedépart, mais de retour au centre, quelque chose qu’il essayât,absolument pas moyen d’aller plus loin, comme si ses pieds étaientdevenus des morceaux de bois.

– Voyez-moi ça, quel endroitdiabolique ! regardez-moi ce sortilège de Satan ! c’estlui, bien sûr, l’Hérode, qui s’en mêle, cet ennemi du genrehumain !

Oui, mais comment se résoudre à rougir devantles sauniers ? Partant encore une fois de pied ferme, ilfrétilla des jambes, frappant le sol à coups si menus et si pressésque c’en était un régal pour l’œil ; tant qu’il n’atteignitpas le fameux centre, cela marcha à merveille, mais dès qu’il yfut, rien à faire ! On ne pouvait danser là, etbasta !

– Ah ! ce vaurien de Satan,puisse-t-il s’étrangler avec une pastèque pourrie ! Et moi,que n’ai-je crevé en bas âge, fils de chien que je suis, je ne meserais pas couvert d’une telle honte au déclin de mes jours.

Et de fait, quelqu’un éclata de rire derrièrelui.

Il se retourna, il n’y avait plus là niplates-bandes de melons, ni sauniers, rien du tout ! devantcomme derrière, à droite aussi bien qu’à gauche, des champs nuss’étalaient à perte de vue.

– Ho ! ho ! en voilà bien d’uneautre !

Il clignota des paupières et ma foi, il luisembla que cet endroit ne lui était pas tellement inconnu :d’un côté s’élevait un bois, derrière lequel surgissait une manièrede longue perche qui montait haut vers le ciel. Que diable !mais c’était ce pigeonnier installé dans le verger du pope !En face, se dessinait vaguement une masse grise, qui après examense révéla la grange du scribe communal.

À force de cheminer à l’aventure, grand-pèretomba sur un sentier. La lune ne se montrait point ; à saplace, une tache livide transparaissait derrière un nuage.

– Il fera grand vent demain, se dit lebonhomme.

Soudain, il aperçut un peu à l’écart de lasente un petit cierge qui venait de s’allumer sur une tombe.

– Tiens, tiens, dit grand-père quis’appuya les deux poings sur les hanches pour considérer la chose àson aise.

Le premier cierge s’éteignit, mais un autres’alluma à quelque distance.

– Un trésor, s’écria le vieillard, jesuis prêt à parier n’importe quoi s’il n’y a pas là untrésor !

Et déjà il crachait dans ses mains pourcreuser un trou dans la terre quand il lui revint qu’il n’avait nibêche, ni pioche à sa disposition.

– Hé ! hé, un trésor, quisait ? peut-être qu’il suffirait d’enlever une motte de gazonpour tomber droit sur le magot, le petit chéri ! Il n’y a rienà faire, il faut que je marque au moins l’endroit, de peur del’oublier par la suite.

Aussitôt, il ramassa une branche de bonnegrosseur évidemment arrachée à quelque arbre par une bourrasque, laficha sur ce tertre où brillait le cierge et suivit le sentier. Àmesure qu’il avançait, les jeunes chênes devinrent plus clairseméset les contours d’une haie se précisèrent devant les yeux dupiéton.

« Mais, bien sûr ! ne l’avais-je pasdit, songea-t-il, que c’était le clos du pope ? Voicimaintenant sa haie et d’ici il ne me reste plus qu’une verste àcouvrir pour arriver à mes carrés de melons. »

Toutefois, il ne fut au logis qu’assez tarddans la soirée et se refusa à toucher aux boules de pâte frite. Ilréveilla mon frère Ostap et se borna à lui demander s’il y avaitlongtemps que les sauniers s’étaient remis en route et il seblottit sous sa peau de mouton. Mais quand l’idée vint à mon frèrede lui demander où donc les diables l’avaient emporté dans lajournée, il lui répliqua, en s’emmitouflant davantage :

– Ne me pose pas de question ! pasun mot à ce sujet, Ostap, tu en aurais les cheveuxblancs !

Puis il ronfla d’un tel cœur qu’une volée demoineaux qui se préparait à gîter dans nos plantations reprirentleur vol, saisis d’épouvante. Mais il s’agissait bien pour lui dedormir ! impossible de le nier, c’était un astucieuxparoissien, Dieu lui fasse paix ! et en toute occasion ilsavait se défaire des importuns. Il y avait même des fois où ilentonnait un tel air qu’il ne vous restait plus qu’à vous mordreles lèvres.

Le lendemain, à peine commençait-il à fairenoir dans les champs, le grand-père endossa son surcot, se ceignitd’une écharpe, prit sous l’aisselle une bêche et une pioche, secoiffa du bonnet fourré, but une écuelle de kvass [15] et marcha droit vers le verger du pope.Il dépassa la haie, puis la chênaie avec ses baliveaux ; entreces arbres, un sentier traçait des méandres avant de déboucher enpleins champs, selon toute apparence, le même sentier que laveille. Le vieux se trouva bientôt dans les terres labourées,exactement à la même place que le jour précédent. Il apercevaitbien le pigeonnier pointé vers le ciel, mais pas la grange.

– Non, ce n’est pas l’endroit qu’ilfaut ; ce doit être par conséquent un peu plus loin ; jedois évidemment pousser du côté de la grange.

Il rebroussa chemin, enfila un autre sentieret découvrit la grange, mais à présent, pas de pigeonnier ! Denouveau il changea de direction pour se rapprocher du pigeonnier enquestion, mais alors la grange se dérobait à son regard. Comme parun fait exprès, une pluie fine commença à perler sur les guérets.Une fois de plus, le bonhomme fila à toutes jambes vers la grange…et perdit de vue le pigeonnier. Revenait-il de l’autre côté, lagrange disparaissait.

– Ah ! maudit Satan, puisses-tucrever avant de voir ta progéniture !

La pluie tombait maintenant à pleinsseaux.

Ôtant alors ses bottes, grand-père lesenveloppa dans son mouchoir pour éviter qu’elles ne se déformassentsous l’effet de l’humidité et galopa de si belle façon qu’on auraitpu le croire mué en la haquenée de quelque grand prince. Trempéjusqu’aux os, il se faufila dans notre cabane, se glissa derechefsous sa peau de mouton, grommelant on ne sait quoi entre les dentset gratifiant le diable d’épithètes à ce point énormes que de manaissance je n’en avais point entendu de pareilles. Je confesse quej’aurais probablement rougi s’il avait fait grand jour.

Dès que j’ouvris les yeux le lendemain,j’aperçus grand-père circulant entre les plates-bandes comme si derien n’était et couvrant de branchages ses pastèques. À déjeuner,le bonhomme reprit sa loquacité habituelle et pour effrayer monplus jeune frère, se mit à le menacer de le troquer, lui, au lieudes melons, contre des poules. Après ce repas, il se tailla unsifflet dans un rameau et s’amusa à en jouer quelques airs, puis ilnous donna pour nous divertir un melon à triple spire, absolumentpareil à un serpent ; un melon turc, disait le vieux. De nosjours, je n’en vois nulle part de cette espèce ; il est vraiqu’il faisait venir de très loin la semence de cette variété.

Vers le soir, quand la nuit tomba, grand-pères’en alla avec sa pioche défoncer le terrain pour une nouvelleplate-bande, destinée aux citrouilles tardives. En passant près del’endroit ensorcelé, il ne put s’empêcher de grommeler entre lesdents : « Maudit endroit ! » se plaça juste aucentre, là où il n’avait pu danser l’avant-veille et y donna unfurieux coup de pioche. À l’instant même, il se retrouva dans lemême champ qu’auparavant, avec la perche du pigeonnier dressée versle ciel, d’un côté, et de l’autre la grange.

– Eh bien ! c’est heureux que j’aieeu l’idée d’emporter une pioche. Voici maintenant le sentier, etvoilà plus loin la tombe, et gisant sur le tertre la branche quej’y avais fichée ; eh oui, et le petit cierge s’estallumé ! Le tout maintenant est d’éviter les bévues.

Il se porta rapidement en avant à pas de loup,la pioche brandie à bout de bras, comme s’il se préparait à enrégaler un verrat égaré dans ses plantations, et s’arrêta devant latombe. Le cierge s’éteignit ; il y avait sur le tertre unepierre enfouie sous de hautes herbes.

« Cette pierre est à enlever, se ditgrand-père », et il se mit en devoir de creuser unefosse tout autour.

La damnée roche était de taille ;cependant il réussit en s’appuyant solidement des pieds sur le solà la décoller de terre.

– Badaboum ! fit la pierre enroulant dans une combe.

– Tu n’as que ce que tu mérites, ditgrand-père, maintenant ça va marcher rondement.

Sur ce, il s’accorda un instant de relâche,tira de sa poche un cornet, versa du tabac dans sa paume et déjà illevait la prise vers ses narines lorsque…

– Atchoum !…

Quelqu’un éternua juste au-dessus de sa têteavec une telle violence que des troncs d’arbres fléchirent auxalentours et que la figure du bonhomme fut éclaboussée detabac.

– Tu devrais au moins te tourner de côtéquand l’envie te prend d’éternuer, dit grand-père en s’essuyant lesyeux.

Mais il eut beau regarder derrière lui, ilétait seul.

– Eh bien ! le diable n’aime pas letabac, à ce que je vois, dit-il en fourrant le cornet dans sonsein, après quoi il s’arma de la pioche. Quel idiot quandmême ! car le nez de son aïeul ni de son père n’en a jamaishumé d’aussi bon.

Il se mit à creuser et, comme la terre étaitmolle, l’outil s’enfonçait de lui-même ; soudain, il tintacontre un objet dur et quand le vieux eu déblayé tout autour, ilaperçut une marmite.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? s’écria le grand-père, en passant par-dessous le boutde sa pioche.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? piailla un bec d’oiseau qui s’escrimait sur lecouvercle.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? bêla une tête de mouton perchée au haut d’unarbre.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? grogna un ours dont la gueule venait de surgirderrière un gros tronc.

Grand-père frissonna de la tête aux pieds.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! dit-il entre les dents.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! piailla le bec d’oiseau.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! bêla cette tête de mouton.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! grogna l’ours.

– Hum ! fit grand-père, effrayé duson de sa propre voix.

– Hum ! piailla le bec d’oiseau.

– Hum ! bêla la tête de mouton.

– Hum ! grogna l’ours.

Le vieillard tourna les talons. Seigneur Dieu,quelle nuit ! pas une étoile, et de lune encore moins !Tout autour, rien que des précipices ; juste à ses pieds, unepente à pic et sans fond. Au-dessus de sa tête, s’érigeait de biaisune montagne qui paraissait à deux doigts de s’écrouler sur lui etil eut l’impression que derrière cette masse une gueule immondeclignait de l’œil… brrr ! avec un nez énorme comme un souffletde forge, et des narines telles, que dans chacune on aurait pu sanspeine entonner un seau d’eau ; des lèvres, ma parole,semblables à des embauchoirs de bottes, des yeux rouges saillanthors des orbites et, par-dessus le marché, ce monstre tirait lalangue et faisait des grimaces.

– Diable soit de toi ! ditgrand-père, abandonnant la marmite, tiens, voilà tontrésor !…, Ah ! cette ignoble gueule !

Déjà il allait prendre ses jambes à son cou,mais il jeta un regard en arrière et découvrit que toutes chosesavaient repris leur état normal.

– Ce sont tout bêtement les puissancesinfernales qui cherchent à m’épouvanter !

Il s’attela de plus belle à la marmite, maisDieu, comme elle était pesante ! que faire ?… il n’allaitquand même pas la laisser là ! Alors, il banda toutes sesforces et crocha dedans à deux mains.

– Or çà ! un bon coup de collier,puis un autre !… allons-y encore, un, deux, trois !

La marmite était complètement dégagée.

– Ouf ! maintenant une prise neserait pas pour me déplaire…

Il sortit son cornet, mais avant de se verserdu tabac, il prit soin de regarder de tous côtés pour se rendrecompte s’il n’y avait point par là quelque intrus. Il lui semblaêtre seul ; néanmoins, il crut voir qu’une grosse souches’enflait, se gonflait, qu’il lui poussait des oreilles, que sesyeux rouges s’écarquillaient, ses narines se dilataient, son nez seplissait, comme si la souche était prise d’une mortelle envied’éternuer.

« Eh bien ! non, je ne priserai pas,songea grand-père en rentrant son cornet, Satan m’enverrait encoretout le tabac dans les yeux… »

Il s’empara de la marmite et détala à perdrehaleine, ce qui ne l’empêcha pas de sentir que quelqu’un, lancé àses trousses, lui chatouillait les talons à coups de houssine. Ilse contentait de hurler : « Aïe ! aïe ! »et jouait sans cesse des jambes tant qu’il pouvait ; ce futseulement à la hauteur du clos du pope qu’il s’arrêta un instantpour souffler.

« Qu’est donc devenugrand-père ? » nous demandions-nous après l’avoir attendutrois bonnes heures. Notre mère était déjà arrivée de la fermedepuis longtemps, nous apportant un chaudron de beignets brûlants.Mais toujours pas de grand-père ! Nous nous assîmes poursouper sans lui. Après le repas, la mère échauda le chaudron etchercha des yeux un endroit où elle pourrait bien vider l’eau devaisselle, mais partout autour d’elle il n’y avait que desplates-bandes cultivées. Soudain elle aperçut une tine qui s’envenait tout droit sur elle. Il commençait déjà à fairesombre ; probablement, l’un des gamins se dissimulait,histoire de rire, derrière cet ustensile dont il guidait lamarche.

« Cette tine tombe à propos, se dit-elle,je vais y vider mon chaudron », et vlan ! elle yflanqua l’eau bouillante.

– Aïe ! hurla une voix debasse-taille.

Et grand-père parut à nos yeux ébahis. Quidonc aurait pu le deviner ? Tous, je vous jure, nous croyionsvoir ramper vers nous une grande tine. Je l’avoue, bien que ce fûtpeu charitable de notre part, nous trouvâmes fort drôle la cabochede grand-père, ruisselante d’eau de vaisselle et toute pavoiséed’écorces de pastèques et de melons.

– Voyez donc cette femelle du diable, ditle vieux, en s’essuyant du pan de son caftan, elle m’a ébouillantécomme un cochon à la veille de Noël… Mais à présent, les mioches,vous aurez de quoi vous payer des craquelins, et vous vouspavanerez, fils de chiens, en surcots de drap d’or.

Regardez voir, non mais regardez voir un peuce que je vous rapporte…

Là-dessus, il souleva le couvercle de lamarmite.

Eh bien ! à votre idée, que pensez-vousqu’elle contînt ?… Ma foi, direz-vous, après avoir bienréfléchi, de… hein ?… de l’or, n’est-ce pas ? Voilàjustement le plus joli, ce n’était pas de l’or : des ordures,de la saloperie… je rougirais de dire ce que c’était. Grand-pèrecracha, lança la marmite à tous les diables et alla se rincer lesmains.

À dater de ce jour, il nous adjura de nejamais ajouter foi au démon :

– Et ne vous avisez pas d’avoir confianceen lui, nous répétait-il souvent, car le moindre mot qui lui sortde la bouche, à cet ennemi du Seigneur Christ, c’est un grosmensonge ; il n’y a pas en lui pour un liard de vérité, lefils de chien !

Et dès qu’il arrivait au vieillard d’entendrequelque bruit ou mouvement suspect, il disait :

– Allons-y, les gars, faisons un signe decroix ; comme ça, voilà comme il faut le traiter ;signons-nous encore, et pour de bon !

Et nos signes de croix de se multiplier. Quantà ce lieu maudit où l’on ne pouvait danser, il l’entoura d’une haieet il nous y faisait jeter ce qui ne servait plus à rien, outretoutes les mauvaises herbes et saletés que nous ramassions enpréparant les plates-bandes.

Voilà de quelle manière les puissances impuresse jouent des humains. Je connais parfaitement ce bout deterrain ; quelque temps après, les Cosaques du voisinagel’affermèrent pour y faire pousser des pastèques et des melons. Laterre y est de première qualité, et donne toujours une récoltemerveilleuse. Mais cet endroit ensorcelé n’a jamais produit rienqui vaille. On a beau l’ensemencer comme il se doit, il y poussedes choses dont il est absolument impossible de définirl’espèce ; les pastèques n’y ont pas figure de pastèques, lesconcombres n’y ressemblent pas à d’honnêtes concombres, lescitrouilles y sont tout ce qu’on veut, sauf des citrouilles. Bref,le diable seul serait à même de dire ce que c’est.

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