Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

IV – LE DÉJEUNER

 

Quand la voiture aborda vers l’heure dudéjeuner le village de Khortychtché, Ivan Fédorovitch faillitperdre contenance, à mesure qu’il se rapprochait de la maison demaître. Celle-ci n’était point couverte de roseaux, comme chez denombreux propriétaires aux alentours, mais avait une toiture enbois, de même que les deux celliers dans la cour, et la portecochère était en chêne. Ivan Fédorovitch se sentait dans l’étatd’esprit d’un élégant qui, dès son entrée au bal, n’aperçoit enquelque point qu’il pose les yeux que des freluquets mieux habillésque lui. Par mesure de respect il arrêta sa voiture près d’uncellier et se dirigea à pied vers le perron.

– Bah ! mais c’est IvanFédorovitch ! s’écria le gros Grigory Grigoriévitch quidéambulait dans la cour en redingote, mais sans cravate, ni gilet,ni bretelles.

Toutefois, même cette tenue sommaire semblaitlourdement peser à son embonpoint, car il ruisselait de sueur.

– Que me chantiez-vous donc, dit-il, enm’assurant que tout de suite après les premières effusions avec latante vous viendrez me voir ? Pourtant, je vous ai attendu envain…

– Heu… mon temps est presque entièrementabsorbé par les soins de l’exploitation… Je ne resterai qu’uneminute à Khortychtché, et encore pour parler affaires…

– Une minute ?… ah ! que non,par exemple… Hé, valet, cria le propriétaire pansu, et le mêmeadolescent en surcot de Cosaque sortit au trot de la cuisine, dis àKassian de boucler immédiatement le portail, tu entends : àdouble tour, et qu’on dételle à l’instant les chevaux de cemonsieur. Mais entrez donc au salon, il fait si chaud dehors quej’en ai la chemise toute trempée…

À peine dans les appartements, IvanFédorovitch décida de ne pas perdre de temps et en dépit de satimidité prit hardiment le bœuf par les cornes.

– Ma tante a eu l’honneur… heu… je veuxdire, ma tante m’a annoncé que l’acte de donation dressé par feuStépan Kouzmitch…

Les mots manquent pour dépeindre l’expressionde contrariété qui se répandit dès ce préambule sur la face enpleine lune de Grigory Grigoriévitch…

– Parole d’honneur ! s’exclama-t-il,je n’entends goutte à vos propos. Il faut vous dire qu’un cancrelats’est un jour logé dans mon oreille gauche. En tout lieu que l’onrencontre des auberges tenues par des Russes, ces damnés Moscovitesy pratiquent en grand l’élevage des cancrelats. Aucune plume nesaurait décrire le supplice que j’ai enduré à cette occasion,tellement ça me chatouillait tant et plus… Par la suite, une simplebonne femme m’a soulagé par le procédé rudimentaire de…

– Mon intention, dit Ivan Fédorovitch quipoussa la témérité jusqu’à couper la parole à GrigoryGrigoriévitch, en voyant que celui-ci cherchait de propos délibéréà détourner la conversation, mon intention était de vous rappeler…heu… que dans le testament de Stéphan Kouzmitch on trouve mention,si j’ose m’exprimer ainsi, d’un acte de donation aux termes duquel…heu… il me revient…

– Je vois que votre tante a réussi à vousmonter la tête. Mais ce sont là des mensonges. Dieu m’en esttémoin, de purs mensonges !… Mon oncle n’a écrit aucune espèced’acte de donation, bien qu’à la vérité une allusion à cette piècese lise effectivement dans son testament. Mais le documentlui-même, où est-il ?… Personne ne l’a présenté ! Je vousparle de la sorte parce que je ne vous veux que du bien, et de toutmon cœur… Mais ce sont des blagues, je vous assure.

Ivan Fédorovitch se tut, en songeant qu’aussibien peut-être sa tante s’était fait tout bonnement des idées.

– Ah ! voici venir ma mère et messœurs, s’écria Grégory Grigoriévitch. J’en conclus que le déjeunerest servi. Je vous en prie…

Il saisit alors Ivan Fédorovitch par le braset l’entraîna dans une chambre où l’on trouvait disposés sur unetable de l’eau-de-vie et des hors-d’œuvre. Au même instant, fit sonentrée une vieille dame basse sur jambes, une vraie cafetière enbonnet, escortée de deux jeunes filles, une blonde et une brune.Ivan Fédorovitch commença par baiser la main de la dame âgée, etpassa ensuite à la menotte des demoiselles.

– Ma mère, je vous présente notre voisinIvan Fédorovitch Schponka…

La maman regarda fixement l’invité, oupeut-être bien qu’après tout ce n’était qu’une simple apparence. Audemeurant, elle était la bonté personnifiée, et à sa mine on auraitcru qu’elle allait simplement poser cette question : « Etcombien de concombres avez-vous salé pour l’hiver ? »mais en réalité elle demanda :

– Avez-vous pris del’eau-de-vie ?

– Vous n’avez sans doute pas dormi votrecontent, mère, dit Grégory Grigoriévitch. Où a-t-on vu demander àun hôte s’il a bu ou non ? Bornez-vous donc à faire leshonneurs, mais que nous ayons bu ou non, c’est notre affaire.Approchez Ivan Fédorovitch, que vous servirai-je ? de laliqueur à la centaurée ou de l’eau-de-vie, marque Trokhimov ?à votre goût ! Ivan Ivanovitch, qu’as-tu à rester planté commeune souche ? continua Grigory Grigoriévitch en se retournant,et Ivan Fédorovitch aperçut alors l’interpellé qui s’avançait ducôté des liqueurs, un personnage en redingote dont les pans luibattaient les talons, et dont l’énorme col droit lui recouvraitentièrement la nuque, en sorte que sa tête y reposait comme au fondd’une calèche.

Ivan Ivanovitch s’approcha donc del’eau-de-vie, se frotta les mains, scruta attentivement son petitverre, le remplit, l’examina derechef par transparence et vida d’untrait la boisson, mais se gardant de l’avaler, il commença par s’enrincer minutieusement tout l’intérieur de la bouche avant de lalaisser enfin couler dans son gosier, se régala par là dessus d’unelèche de pain avec des girolles salées et s’adressant à IvanFédorovitch :

– N’est-ce point à monsieur Schponka,Ivan Fédorovitch que j’ai l’honneur de parler ?

– À lui-même, exactement, répliqua IvanFédorovitch.

– Ah ! vous avez énormément changédepuis le temps où je fis votre connaissance ! Commentdonc ! je me souviens de vous quand vous n’étiez pas plus hautque ça ! continua-t-il en plaçant sa main à moins d’un mètredu plancher. Votre défunt père, Dieu lui fasse paix, était un hommepas ordinaire. Il avait de ces melons et de ces pastèques commevous n’en trouveriez nulle part. Tenez, dit-il en attirantdiscrètement son interlocuteur à l’écart, à supposer que l’on vousserve à table ici même des pastèques, peut-on appeler ça despastèques ? Elles ne méritent même pas l’aumône d’un regard.Me feriez-vous l’honneur de me croire, cher monsieur, si je vousconfie que votre père avait des pastèques, ajouta-t-il enarrondissant les bras comme s’il voulait ceindre un énorme troncd’arbre, ma parole, tenez, comme ça !

– À table ! dit GrigoryGrigoriévitch, en passant son bras sous celui d’IvanFédorovitch.

Le maître de maison s’assit à sa placehabituelle, au bout de la table, se noua autour du cou une ampleserviette et dans cet attirail ressembla à ces héros que lescoiffeurs font peindre sur leurs enseignes. Tout rougissant, IvanFédorovitch se mit sur la chaise qu’on lui indiquait, juste en facede ces demoiselles et Ivan Ivanovitch ne manqua pas de se caser àcôté de lui, intimement ravi de disposer d’un auditeur à qui faireétalage de sa science.

– Vous avez eu tort de choisir lecroupion, c’est de la dinde, s’écria la vieille dame, en setournant vers Ivan Fédorovitch auquel venait de présenter le platce rustre en frac gris rapiécé de noir qui assumait les fonctionsde maître d’hôtel.

– Voyons, mère, personne ne vous pried’ennuyer les gens, s’écria Grigory Grigoriévitch. Soyeztranquille, votre invité sait de lui-même comment se servir. IvanFédorovitch, prenez-moi donc de cette aile, non pas celle-là,l’autre avec le gésier… Mais pourquoi donc en avez-vous si peu misdans votre assiette ? ajoutez-y encore une petite tranche… Ettoi, là-bas, avec ton plat, qu’as-tu à rester bouche bée ?Demande aussi, flanque-toi à genoux, canaille, et dis àl’instant : Ivan Fédorovitch, prenez donc encore une petitetranche.

– Ivan Fédorovitch, prenez donc encoreune petite tranche, beugla le serveur à genoux, plat en main.

– Hum ! quelle dinde est-celà ? dit à mi-voix Ivan Ivanovitch avec une moue de dégoût, ense tournant vers son voisin. Est-ce que des dindes sont faites dela sorte ? Ah ! si vous aviez vu les miennes !… Jevous assure que la moindre avait à elle seule plus de graissequ’une dizaine de celles-ci. Me ferez-vous l’honneur de croire,cher monsieur, si je vous dis que c’en était une pure dégoûtationque de les regarder se pavaner dans ma cour, tellement ellesétaient grasses ?

– Ivan Ivanovitch, tu mens ! luicria Grigory Grigoriévitch qui avait saisi au vol ses paroles.

– Je vous affirme, poursuivit IvanIvanovitch à l’adresse de son voisin, en feignant de n’avoir pasentendu l’apostrophe du maître de céans, que l’an dernier je les aiamenées à Gadiatch, et qu’on m’a offert de les acheter à raison decinquante copecks la pièce, et j’ai hésité à les céder à ceprix…

– Ivan Ivanovitch, je te ré-pè-te que tumens !… lui lança Grigory Grigoriévitch en haussant le ton, etdétachant chaque syllabe afin de se mieux faire comprendre.

Mais Ivan Ivanovitch se contenta de baisser lavoix et n’en continua pas moins, comme si ces interpellations ne leconcernaient en rien :

– Positivement, cher monsieur, je nevoulais pas les céder à ce prix… À Gadiatch, pas un seulpropriétaire ne…

– Ivan Ivanovitch, voyons, tu n’es qu’unsot et rien de plus ! lâcha Grigory Grigoriévitch à tue-tête.Car enfin Ivan Fédorovitch connaît toutes ces choses mieux que toiet ne croit pas un traître mot de ce que tu racontes…

Du coup, Ivan Ivanovitch prit sérieusement lamouche, se tut, et se mit en devoir d’engloutir sa tranche dedinde, quoique cette volaille ne fût point aussi grasse que lessiennes, si bien en chair que leur seule vue vous répugnait.

Le cliquetis des couteaux, cuillers etassiettes succéda pour un temps à toute conversation, maispar-dessus ce bruit on percevait le chuintement des lèvres deGrigory Grigoriévitch qui aspirait la moelle d’un os de mouton.

– Vous est-il advenu, cher monsieur,reprit Ivan Ivanovitch après une courte pause, et dégageant un peula tête hors de son col en forme de capote de calèche, de lire unouvrage intitulé : Voyage de Korobéinikov en TerreSainte ? Une vraie délectation pour l’esprit comme pourle cœur. On n’imprime plus de ces livres. Je regrette amèrement den’avoir point noté la date de l’édition…

À peine eut-il entendu qu’il allait êtrequestion d’un ouvrage littéraire, Ivan Fédorovitch parut toutabsorbé à se servir de la sauce.

– Il est proprement stupéfiant, chermonsieur, qu’un simple artisan ait parcouru tous les lieux saints.Plus de trois cents verstes, cher monsieur, plus de troiscents ! En vérité, le Seigneur en personne l’a jugé digne devisiter la Palestine et Jérusalem…

– Ainsi, vous dites que cet homme, avançaIvan Fédorovitch auquel son ordonnance avait dans le temps racontémaintes choses à propos de cette ville, a été àJérusalem ?

– De quoi parlez-vous donc, IvanFédorovitch ? cria Grigory Grigoriévitch, de l’autre bout dela table.

– Moi même… si je puis m’exprimer ainsi,j’ai eu l’occasion de remarquer qu’il y a de par le monde de cespays fort distants, acheva Ivan Fédorovitch qui ne se sentait plusd’aise d’avoir réussi à exprimer une phrase aussi longue et aussicompliquée.

– Ne croyez pas votre voisin, IvanFédorovitch, dit Grigory Grigoriévitch qui n’avait pas bien entendude quoi il était question. Il ne cesse de mentir…

Sur ces entrefaites, le déjeuner prit fin.Grigory Grigoriévitch se retira dans sa chambre pour y ronfler unpetit moment selon sa coutume, et les invités suivirent la vieilledame et les demoiselles au salon où cette même table sur laquelleils avaient laissé l’eau-de-vie au moment de passer à la salle àmanger se trouvait maintenant, comme par un tour de passe-passe,couverte de soucoupes de diverses confitures, et de plats avec desmelons, des cerises et des pastèques.

À nombre d’indices, on voyait nettement queGrigory Grigoriévitch était absent. La maîtresse de maison se fitplus loquace, et d’elle-même, sans qu’on l’en priât, elle révélanombre de secrets sur la fabrication des tablettes de gelée auxfruits et la préparation des poires tapées. Les jeunes filleselles-mêmes se risquèrent à ouvrir la bouche ; toutefois, lablonde qui avait l’air d’être la cadette et qui, à en juger par samine, devait avoir dans les vingt-cinq ans, était plus avare deparoles.

Mais celui qui parlait et se démenait plus quequiconque, c’était bien Ivan Ivanovitch. Certain maintenant quepersonne ne couperait le fil de son discours et ne le tournerait enridicule, il entretint ses auditeurs, et des concombres, et de lafaçon de planter les pommes de terre, et de ces gens avisés quel’on rencontrait au bon vieux temps – tellement sensés, au prix descontemporains ! – et il ajouta que, au train dont allait lemonde, tout tendait à se compliquer et que l’on arrivait à inventerdes choses purement abracadabrantes. Bref, c’était une de cespersonnes qui goûtent la plus vive des jouissances à s’abandonner àune conversation propre à vous délecter l’esprit, et quitraiteraient volontiers de tout sujet susceptible d’être abordé.S’il était question de matières plus élevées ou de caractèrereligieux, Ivan Ivanovitch ponctuait chaque mot en dodelinantlégèrement du chef. Mais parlait-on agriculture ou ménage, ilsortait la tête de sa capote de calèche et esquissait maintesgrimaces, d’après lesquelles il était aisé, semblait-il, de devinercomment il fallait procéder à la fabrication du poiré, ou de seformer une idée de la grosseur des pastèques qu’il mentionnait, oude l’embonpoint phénoménal de ces oies qui couraient, de-ci de-là,dans sa propre cour.

Enfin, ce ne fut qu’à la tombée de la nuit, età grand’peine, qu’Ivan Fédorovitch réussit à prendre congé, car endépit de son humeur accommodante et malgré l’insistance aveclaquelle on le supplia de rester jusqu’au lendemain, il s’en tintnéanmoins à la résolution qu’il avait prise de se retirer, et ilremonta en voiture.

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