Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

XIV

 

Hors des murs de Kiev, on fut témoin d’unprodige inouï. Tous les seigneurs et les hetmans étaient accouruspour contempler ce prodige : soudain, la vue humaine pouvaitporter jusqu’aux quatre coins de l’univers. Au loin, bleuissaientles bouches du Dniépr et au delà s’étalait la mer Noire. Des gensd’expérience reconnurent même la Crimée, surgie de l’eau comme unemontagne, et aussi le marécageux Sivache. À gauche, on pouvaitcontempler la Galicie.

– Et cela, qu’est-ce que c’est ?demandait-on dans la foule aux anciens, en leur désignant des picsgris et blancs qui se détachaient vaguement tout au loin sur lescieux et qui ressemblaient plutôt à des nuées.

– Ce sont les Carpathes, disaient lesanciens, et parmi ces monts il en est où la neige ne fond jamais etles nuages s’y arrêtent pour passer la nuit.

À ce moment, il se produisit un autre prodige.Les nuages s’envolèrent des cimes les plus hautes et sur la crêtede l’un d’eux apparut, en harnois complet de chevalier, un être àcheval, les yeux clos et si nettement visible qu’on l’aurait crutout proche.

Alors, dans cette foule partagée entre lastupeur et la crainte, un homme sauta en selle et, jetant à laronde des regards égarés, comme s’il cherchait à voir si quelqu’unne s’élançait pas à sa poursuite, en toute hâte, et de toutes sesforces, il précipita l’allure de son coursier. C’était lesorcier !… Mais d’où venait donc un pareil effroi ? Enconsidérant avec terreur l’étrange chevalier, il avait reconnu enlui ce même visage qui s’était présenté sans être évoqué, alorsqu’il procédait à des incantations. Lui-même était impuissant às’expliquer pour quelle raison l’inquiétude le pénétrait jusqu’autréfonds à cet aspect, et jetant en arrière des regards chargés decrainte, il mena un train d’enfer jusqu’à l’heure où le soir lesurprit et où les étoiles se rallumèrent. À ce moment, il rebroussachemin, dans l’intention peut-être d’interroger les forcesinfernales sur la signification du prodige. Déjà il se préparait àfaire sauter sa bête par-dessus un étroit cours d’eau quis’étendait au travers de son chemin, quand s’arrêtant en pleinecourse, le cheval tourna les naseaux vers son cavalier et… ômerveille ! éclata de rire !… et les deux rangs de sesmolaires blanches étincelèrent affreusement dans les ténèbres. Lescheveux se dressèrent tout d’une pièce sur la tête du nécromant. Ilpoussa une clameur sauvage et fondant en larmes comme un forcené,il fouailla sa monture, droit sur Kiev. Il lui semblait que de touscôtés des poursuivants se ruaient à ses trousses ; le cernantpar masses entières de bois obscurs, les arbres qui avaient l’aird’être vivants agitaient leur barbe noire et tendaient de longsbras pour tâcher de l’étrangler ; il s’imaginait que lesastres le précédaient pour signaler à tous l’homme lourd de crimes,et il se figurait que la route elle-même lui donnait la chasse.

Le sorcier au désespoir se hâtait vers Kiev etses lieux saints.

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