Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

V

 

– Comme tu as bien fait de meréveiller ! s’écria Catherine en se frottant les yeux de lamanche brodée de sa chemise, et toisant des pieds à la tête sonmari debout devant elle. Quel épouvantable rêve je viens defaire ! quelle peine n’avais-je point à retrouver marespiration !… Il m’a semblé que j’allais expirer…

– Quel rêve ? ne serait-ce pascelui-ci ? et Bouroulbache de répéter à sa femme tout ce dontil avait été le témoin.

– Comment toutes ces choses sont-ellesvenues à ta connaissance, mon époux ? demanda Catherine, fortintriguée. Mais j’ignorais maints détails de ce que tu merapportes. Non, dans mon rêve il n’était pas question du meurtre dema mère par mon père ; je n’y ai pas vu non plus les morts.Non, Danilo, cela ne s’est point passé comme tu le racontes.Ah ! il est terrible, mon père…

– Il n’est pas étonnant que bien desévénements te soient cachés ; tu ne sais même pas la dixièmepartie de ce que ton âme connaît. Mais doutes-tu que ton père soitl’Antéchrist ? Déjà l’an dernier, alors que je partais enexpédition contre les Tartares de Crimée avec les Polonais – car àcette époque je marchais la main dans la main avec cette engeancedéloyale – le prieur du couvent de Bratzky, et celui-là, femme,c’est un saint ! m’avait appris que l’Antéchrist détient lepouvoir d’évoquer l’âme de chaque mortel, et que cette âme, errantà sa guise dès que son maître cède au sommeil, voltige avec lacohorte des archanges autour de la cellule où Dieu repose. Le vraivisage de ton père ne m’est pas apparu dès le premier jour. Si jet’avais sue la fille d’un être pareil, je ne t’aurais pas épousée,je t’aurais quittée et ne me serais pas chargé la conscience dupéché de contracter alliance avec une descendante del’Antéchrist.

– Danilo ! dit Catherine, le visageenfoui dans ses mains et secouée de sanglots, ai-je quelque tortenvers toi ? T’ai-je trahi, mon époux bien aimé ? parquel acte ai-je attiré sur moi ton courroux ? Serait-cepeut-être que je ne t’ai point servi fidèlement ? ai-jeproféré un seul mot qui te déplût quand tu revenais un peu trop gaide quelque ribote entre vaillants lurons ? n’ai-je pointenfanté pour toi un fils aux sourcils bruns ?

– Ne pleure pas, Catherine, je te connaismaintenant, et pour rien au monde je ne te laisserais. Tous lespéchés sont le fait de ton père.

– Non, ne lui donne pas ce nom. Il n’estplus mon père, Dieu m’est témoin, je le renie, je renie l’auteur demes jours. C’est un antéchrist, un apostat. Qu’il périsse, qu’il senoie, je ne tendrai pas la main pour le sauver. Qu’il se dessèchesous l’effet de quelques simples, je ne lui verserai pas une goutted’eau pour étancher sa soif. Mon père, c’est toi !

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