Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

III – LA TANTE

 

La tante Vassilissa Kachparovna était à cetteépoque âgée d’une cinquantaine d’années. Elle n’avait jamais été enpuissance de mari et prétendait qu’elle prisait par-dessus tout lecélibat. Au reste, pour autant qu’il m’en souvient, nul ne luiavait oncques demandé sa main, pour la bonne raison que tous leshommes se sentaient à ses côtés envahis d’une sorte de timidité, etne se découvraient jamais assez de courage pour risquer unedéclaration.

– C’est une personne qui a du caractère,Vassilissa Kachparovna, disaient les prétendants.

Ils parlaient d’or, car elle était femme àrendre souple comme un gant n’importe qui. Ainsi, cet ivrogne demeunier, un authentique propre à rien, elle avait réussi, sans lamoindre assistance extérieure, et rien qu’en lui tirant chaque jourle toupet de sa main valeureuse, à en faire, non un homme, mais unbijou. Sa taille était presque celle d’un géant, avec unecorpulence et une vigueur à l’avenant. On avait l’impression que lanature avait commis une erreur impardonnable en la prédestinant àporter en semaine un peignoir nuance cannelle foncée, à menuesfronces, et un châle rouge en cachemire à Pâques et le jour de sonanniversaire, alors que sur sa personne les moustaches et lesbottes fortes à mi-cuisses des dragons eussent été bien plusseyantes.

En revanche, son genre d’occupationscorrespondait exactement à sa tournure : elle canotait touteseule, se servant des rames plus habilement que n’importe quelpêcheur, n’était pas une mazette à la chasse, surveillait lesfaucheurs sans les quitter d’une semelle, connaissait sans setromper d’une unité le nombre des melons et pastèques dans lescarrés réservés à ces cucurbitacées, prélevait une redevance decinq copecks par véhicule qui passait sur sa digue, grimpait àl’arbre pour secouer les poires, châtiait de sa redoutable poigneles serfs nonchalants, et de la même main redoutée apportait unverre d’eau-de-vie aux méritants. Presque simultanément, elle sechamaillait avec quelqu’un, passait des écheveaux de fil à lateinture, préparait le kwass, cuisait des confitures au miel,galopait à la cuisine, bref se démenait d’un bout à l’autre de lajournée et avait le don d’ubiquité. Le résultat de cette activitéétait que la petite exploitation d’Ivan Fédorovitch, forte en toutet pour tout de dix-huit âmes [14] audernier recensement, fleurissait dans la stricte application duterme. Au surplus, nourrissant pour son neveu une affectionexcessive, elle était économe du moindre de ses deniers.

Depuis son retour, la vie d’Ivan Fédorovitchavait changé du tout au tout et suivait une direction différente.On aurait pu le croire créé et mis au monde uniquement pour dirigerune propriété agricole de dix-huit âmes. La tante elle-mêmeconstata qu’il sortirait de lui un administrateur capable, bienqu’au demeurant elle ne l’admît point à s’immiscer dans toutes lesbranches de l’exploitation.

– Bah ! bah ! ce n’est encorequ’un marmot, disait-elle quoique Ivan Fédorovitch frisât de trèsprès la quarantaine. Comment voulez-vous qu’il soit au courant detout ?

Toutefois, il restait en permanence dans leschamps sur les talons des moissonneurs ou des faucheurs,surveillance qui procurait à sa nature placide une jouissanceinexprimable : volée synchronique d’une dizaine de fauxétincelantes, et parfois davantage, bruit mou des javelles s’affaissant enlignes symétriques ; à de rares occasions, les chants jaillisdu cœur des moissonneuses, tantôt allègres comme pour fêter unebienvenue, tantôt déchirants, échos d’une séparation ; lesoir, son calme et sa pureté !… Quelle splendeurvespérale ! Quel air débordant de fraîcheur et de liberté sansfrein ! Comme toutes choses se ranimaient ! la stepperougeoyait, tournait au bleu, et flambait de toutes ses follesgraminées ; cailles, outardes, mouettes, grillons, insectespar myriades, et le sifflement, le vrombissement, le crépitement detoutes ces créatures, fondant soudain en un chœur mystérieux,symphonie qui ne connaissait ni cesse ni fin. Mais le soleildéclinait, se cachait. Dieu, quelle fraîche haleine, et comme ilfaisait bon ! çà et là, sur l’étendue des champs, on allumaitdes feux, on y disposait des marmites, et autour de ces bûchersvenaient s’asseoir les faucheurs moustachus ; le fumet desboulettes de pâte frite se propageait au loin, le crépuscule sedrapait de gris… Il est difficile de dire ce que devenait alorsIvan Fédorovitch ; se joignant aux faucheurs, il en oubliaitde goûter leurs galettes dont il était pourtant friand, etdemeurait sans un mouvement, cloué à la même place, suivant del’œil le vol d’une mouette, presque un point dans la nue, oucomptant machinalement les gerbes éparses au hasard desguérets.

Au bout de fort peu de temps, on ne parlait àla ronde d’Ivan Fédorovitch que comme d’un homme excellant à fairevaloir ses terres. La tante ne pouvait assez se féliciter du retourde son neveu et ne manquait jamais une occasion d’en tirer vanité.Un beau jour, la moisson étant déjà terminée, et pour préciserdavantage, vers la fin de juillet, Vassilissa Kachparovna prit d’unair mystérieux la main d’Ivan Fédorovitch et lui dit qu’elle seproposait de lui parler présentement d’une affaire qui lui trottaitdans la tête depuis bien des années.

– Tu sais, cher Ivan Fédorovitch – tellefut son entrée en matière – que ton village compte dix-huit âmes,au moins d’après les données officielles du recensement, mais encherchant bien, peut-être que ce chiffre est inférieur à laréalité, et qu’il se monte aussi bien à vingt-quatre. Mais là n’estpas la question !… Tu connais ce petit bois situé derrièrenotre pièce de terre bordée d’un ravin, et tu n’es pas non plussans savoir qu’au delà de ce bois s’étend une prairie dont lasuperficie est d’un hectare, ou peu s’en faut. Elle donne tant defoin que l’on pourrait en tirer bon an mal an plus de cent roubles,surtout si comme le bruit en court un régiment de cavalerie doitprendre ses quartiers à Gadiatch…

– Bien sûr, ma tante, je sais… l’herbe yest fameuse.

– Je le sais parbleu bien, sans qu’ilsoit besoin que tu me l’apprennes ; mais sais-tu qu’en réalitétoute cette terre est à toi ?… Pourquoi rouler ainsi des yeuxronds ?… Tu te souviens de Stépan Kouzmitch… allons bon !qu’est-ce que je raconte ? … Te souvenir !… tu étais sipetit en ce temps-là que tu n’arrivais même pas à prononcer sonnom. Tu serais bien en peine, en effet, de te souvenir… Je merappelle être venue vous voir à la veille même du carême del’Avent ; je me préparais à te dorloter entre mes bras, quandtu faillis me gâter ma robe de haut en bas ; une chance encoreque je réussis à te passer à temps aux mains de ta nourriceMatriona… Voilà comme tu étais malpropre à cette époque… Mais ceciest encore une autre question… Les terres qui se trouvent au delàde notre propriété, et le village même de Khortychtchéappartenaient à Stépan Kouzmitch. Or, il est bon que je tel’explique, cet homme commença – tu n’étais pas encore venu aumonde – à faire de fréquentes visites à ta mère, bien entendu enl’absence de ton père. Mais il n’entre nullement dans mesintentions de le reprocher à la défunte, Dieu lui fasse paix !bien que de tout temps elle se soit montrée injuste à mon égard…Mais il ne s’agit pas non plus de cela !… quoi qu’il en soit,Stépan Kouzmitch dressa en ton nom un acte de donation concernantcette propriété dont je te parle présentement. Mais feu ta maman,soit dit entre nous, était une nature bizarre ; le diable enpersonne – Dieu me pardonne d’employer un mot si malsonnant –n’aurait rien pu comprendre à son caractère. Où a-t-elle pu fourrerce document, seul le Tout-Puissant le sait… Je soupçonne que l’actese trouve tout simplement aux mains de ce vieux garçon de GrigoryGrigoriévitch Stortchenko. Ce fin matois à grosse bedaine a doncreçu en héritage toute la propriété en bloc. Je parierais n’importequoi que ce ventru a supprimé l’acte de donation…

– Permettez, ma tante, n’est-ce point cemême Stortchenko dont j’ai fait la connaissance au relais deposte ? dit Ivan Fédorovitch qui exposa les détails de larencontre.

– Qui peut le dire ? répondit latante après un instant de méditation, peut-être bien que ce n’estpoint un coquin. Il y a tout juste six mois, c’est vrai, qu’ils’est installé dans notre voisinage, et l’on n’arrive guère àpénétrer un individu en si peu de temps. Je me suis laissé dire quela vieille dame, j’entends par là sa mère, est une personne trèsavisée, et que, à ce qu’on prétend, elle n’aurait pas sa pareillepour mariner des concombres ; les filles de sa domesticité s’yentendent merveilleusement pour teindre les tapis. Mais du momentqu’il t’a bien traité, prends la voiture et va le voir, peut-êtrebien que le vieux pécheur prêtera l’oreille aux suggestions de laconscience et te rendra ce qu’il détient indûment. Tu peux mêmeuser de la calèche, bien que cette maudite marmaille se soit amuséeà arracher tous les clous à l’arrière du coffre. Il faudra demanderau cocher Omelko de reclouer le cuir tout autour comme il sedoit…

– À quoi bon, ma tante ? je meservirai aussi bien du chariot que vous employez pour aller à lachasse…

Et sur ces mots la conversation prit fin.

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