L’Île aux trente cercueils

Chapitre 3Eli, Eli, lamma sabacthani !

Les préparatifs ne furent pas longs, et Vorski s’y employalui-même avec activité. Il appuya l’échelle contre le tronc del’arbre, passa l’une des extrémités de la corde autour de savictime et l’autre autour d’une des branches supérieures, et, juchéau dernier échelon, il enjoignit à ses complices :

– Tenez, vous n’avez plus qu’à tirer. Mettez-la debout d’abord,et que l’un de vous la maintienne en équilibre.

Il attendit un moment. Mais, Otto et Conrad s’entretenant à voixbasse, il s’exclama :

– Dites donc, vous pourriez vous hâter… d’autant que j’offre unecible un peu trop commode, si l’on s’avisait de m’envoyer une balleou une flèche. Ça y est ?

Les deux acolytes ne répondirent pas.

– Eh bien, elle est raide celle-là ! Qu’y a-t-ilencore ? Otto… Conrad…

Il sauta à terre et les rudoya.

– Vous en avez de bonnes tous les deux. Avec un pareil système,nous y serons encore demain matin… et tout sera manqué. Maisréponds donc, Otto.

Il lui colla la lumière sur le visage.

– Voyons, quoi ? serait-ce que tu refuses ? Faudraitle dire ! Et toi, Conrad ? On fait grève alors ?

Otto hocha la tête.

– Grève… c’est aller un peu loin. Mais Conrad et moi, nous neserions pas fâchés d’avoir quelques explications.

– Des explications ? Et sur quoi, abruti ? Sur la damequ’on exécute ? Sur l’un ou l’autre des deux gosses ?Inutile d’insister, camarades. Je vous l’ai dit en vous proposantl’affaire : « Marchez-vous les yeux fermés ? Il y aura unerude besogne à accomplir, beaucoup de sang à verser. Mais, au boutdu compte, la forte somme. »

– C’est là toute la question, dit Otto.

– Précise, ahuri.

– C’est à vous de préciser et d’en revenir aux termes mêmes denotre accord. Quels sont-ils ?

– Tu les connais mieux que moi.

– Justement, c’est pour vous les remettre en mémoire que je vousdemande de nous les répéter.

– Ma mémoire est fidèle. Le trésor pour moi, et sur le trésor unprélèvement de deux cent mille francs à vous partager.

– C’est ça, et ce n’est pas ça. Nous y reviendrons. Commençonspar causer du fameux trésor. Voilà des semaines qu’on s’esquinte,que l’on vit dans le sang et dans le cauchemar de toutes sortes decrimes… et rien à l’horizon !

Vorski haussa les épaules.

– De plus en plus bête, mon pauvre Otto. Tu sais qu’il y avaitd’abord un certain nombre de choses à accomplir. Elles le sonttoutes, sauf une. Dans quelques minutes, celle-là le sera à sontour, et le trésor nous appartiendra.

– Qu’en savons-nous ?

– Crois-tu donc que j’aurais fait tout ce que j’ai fait si jen’avais pas été sûr du résultat… comme je suis sûr de vivre ?Tous les événements se sont déroulés dans un ordre inflexible etmarqué d’avance. Le dernier se produira à l’heure dite, etm’ouvrira la porte.

– La porte de l’enfer, ricana Otto, ainsi que j’ai entenduMaguennoc l’appeler.

– Qu’on l’appelle de ce nom ou d’un autre, elle ouvre sur letrésor que j’aurai conquis.

– Soit, dit Otto, que la conviction de Vorski impressionnait,soit. Je veux croire que vous avez raison. Mais qui nous affirmeque nous aurons notre part ?

– Vous aurez votre part, pour ce simple motif que la possessiondu trésor me fournira des richesses si fantastiques, que je n’iraipas me créer des ennuis avec vous pour une misère de deux centmille francs.

Donc nous avons votre parole ?

– Évidemment.

– Votre parole que toutes les clauses de notre accord serontrespectées ?

– Évidemment. Où veux-tu en venir ?

– À ceci, c’est que vous avez commencé à nous rouler de la façonla plus ignoble, en ne respectant pas l’une des clauses de cetaccord.

– Hein ! Qu’est-ce que tu chantes ? Sais-tu bien à quitu parles ?

– À toi, Vorski.

Vorski empoigna son complice.

– Qu’est-ce que c’est ! Tu oses m’insulter ! metutoyer, moi, moi !

– Pourquoi pas, puisque tu m’as bien volé, toi ?

Vorski se contint et reprit, la voix frémissante :

– Parle et fais bien attention, mon petit, car tu joues un rudejeu. Parle.

– Voici, déclara Otto. En dehors du trésor, en dehors des deuxcent mille francs, il était convenu entre nous – tu avais levé lamain en guise de serment –, il était convenu que toute sommed’argent liquide trouvée par l’un de nous au cours de l’affaireserait partagée en deux : moitié pour toi, moitié pour Conrad etpour moi. Est-ce vrai ?

– C’est vrai.

– Alors, donne, fit Otto en tendant la main.

– Te donner quoi ? Je n’ai rien trouvé.

– Tu mens. Tandis qu’on expédiait les sœurs Archignat, tu astrouvé sur l’une d’elles, dans son corsage, le magot qu’on n’avaitpas pu dénicher dans leur maison.

– En voilà une histoire ! dit Vorski, d’un ton où perçaitl’embarras.

– C’est la pure vérité.

– Prouve-le.

– Sors donc le petit paquet ficelé que tu as épinglé là, àl’intérieur de ta chemise.

Et Otto toucha du doigt la poitrine de Vorski en ajoutant :

– Sors-le donc, le petit paquet, et aligne donc les cinquantebillets de mille.

Vorski ne répondit pas. Il était stupéfait, comme un homme quine comprend rien à ce qui lui arrive et qui cherche vainement àdeviner comment l’adversaire s’est procuré des armes contrelui.

– Tu avoues ? lui demanda Otto.

– Pourquoi pas ? répliqua-t-il. J’avais l’intention derégler le compte plus tard, en bloc.

– Règle-le tout de suite. C’est préférable.

– Et si je refuse ?

– Tu ne refuseras pas.

– Si, je refuse !

– En ce cas, Vorski… gare à toi !

– Qu’est-ce que je crains, vous n’êtes que deux.

– Nous sommes trois au moins.

– Où est le troisième ?

– Le troisième est un monsieur qui n’a pas l’air du premiervenu, à ce que vient de me dire Conrad… bref, celui qui t’a roulétout à l’heure, l’homme à la flèche et à la tunique blanche.

– Tu l’appellerais ?

– Parbleu !

Vorski sentit que la partie n’était pas égale. Les deux acolytesl’encadraient et le serraient fortement. Il fallait céder.

– Tiens, voleur ! tiens, bandit ! s’écria-t-il entirant le petit paquet et en dépliant les billets.

– Pas la peine de compter, dit Otto qui lui arracha la liassepar surprise.

– Mais…

– C’est ainsi. La moitié pour Conrad, la moitié pour moi.

– Ah ! brute ! Voleur de voleur ! tu me lepaieras. Je m’en fiche de l’argent. Mais me piller comme dans unbois ! Ah ! je ne voudrais pas être dans ta peau, monbonhomme.

Il continua à l’injurier, puis, soudain, il éclata de rire, unrire méchant et forcé.

– Après tout, ma foi, c’est bien joué, Otto ! Mais où etcomment as-tu pu savoir cela ? Tu me le raconteras,hein ? En attendant, plus une minute à perdre. Nous sommesd’accord sur tous les points, n’est-ce pas ? et vousmarchez ?

– Sans rechigner, puisque vous prenez la chose si bien, ditOtto.

Et le complice ajouta, d’un ton obséquieux :

– Vous avez tout de même de l’allure, Vorski… Un grandseigneur !

– Et toi, un valet que l’on paye. Tu es payé, dépêche-toi.L’affaire est urgente.

L’affaire, comme disait l’affreux personnage, fut rapidementexécutée. Remonté sur son échelle, Vorski répéta ses ordresauxquels Conrad et Otto se conformèrent docilement.

Ils mirent la victime debout, puis, tout en la maintenant enéquilibre, ils tirèrent sur la corde. Vorski reçut la malheureuse,et, comme les genoux s’étaient ployés, il les contraignitbrutalement à s’allonger. Ainsi plaquée sur le fût de l’arbre, sarobe serrée autour de ses jambes, les bras pendant à droite et àgauche et à peine écartés du corps, elle fut attachée par la tailleet par-dessous les bras.

Elle ne semblait pas s’être éveillée de son étourdissement, etelle n’eut aucune plainte. Vorski voulut lui dire quelques mots,mais, ces mots, il les bredouilla, incapable d’articuler. Puis ilchercha à lui redresser la tête, mais il y renonça, n’ayant plus lecourage de toucher à celle qui allait mourir, et la tête retombasur le buste, très bas.

Aussitôt, il descendit et balbutia :

– L’eau-de-vie, Otto… Tu as la gourde ? Ah ! crédieu,l’ignoble chose !

– Il est encore temps, objecta Conrad.

Vorski avala quelques gorgées et s’écria :

– Encore temps… de quoi faire ? De la délivrer ?Écoute-moi, Conrad. Plutôt que de la délivrer, j’aimerais mieux…oui, j’aimerais mieux prendre sa place. Abandonner mon œuvre ?Ah ! c’est que tu ne sais pas quelle est cette œuvre et quelest mon but ! Sans quoi…

Il but de nouveau.

– Excellente eau-de-vie, mais, pour me remettre le cœurd’aplomb, je préférerais du rhum. Tu n’en as pas, Conrad ?

– Le reste d’un petit flacon…

– Donne.

Ils avaient voilé la lanterne de peur d’être vus, et ilss’assirent tout contre l’arbre, résolus au silence. Mais cettenouvelle flambée d’alcool leur montait au cerveau. Vorski, trèsexcité, se mit à pérorer.

– Des explications, vous n’en avez pas besoin. Celle qui meurtlà, inutile que vous connaissiez son nom. Qu’il vous suffise desavoir que c’est la quatrième des femmes qui devaient mourir encroix, et que le destin l’avait spécialement désignée, elle. Maisil y a une chose que je puis vous dire, à l’heure où le triomphe deVorski va éclater à vos yeux. J’ai même quelque orgueil à vousl’annoncer, car si tous les événements ont jusqu’ici dépendu de moiet de ma volonté, celui qui va se produire dépend des volontés lesplus puissantes, des volontés travaillant pour Vorski !

Il redit à plusieurs reprises, comme si ce nom flattait seslèvres :

– Pour Vorski !… pour Vorski !…

Et il se releva, l’exubérance de ses pensées l’obligeant àmarcher et à gesticuler.

– Vorski, fils de roi, Vorski élu du destin, prépare-toi. Voiciton heure. Ou bien tu n’es que le dernier des aventuriers et leplus criminel de tous les grands criminels que le sang des autresait souillés, ou bien tu es vraiment le prophète illuminé que lesdieux couronnent de gloire. Surhomme ou bandit. Voici l’arrêt dudestin. Les battements de cœur de la victime sacrée qu’on immoleaux dieux marquent les secondes suprêmes. Écoutez-les, vous deuxqui êtes là.

Escaladant l’échelle, il cherchait à les percevoir, ces pauvresbattements d’un cœur épuisé. Mais la tête, inclinée à gauche,l’empêchait de coller son oreille contre la poitrine, et il n’osaity toucher. Un souffle inégal et rauque rompait seul le silence.

Il dit tout bas :

– Véronique, tu m’entends ?… Véronique… Véronique…

Après un moment d’hésitation, il continua :

– Il faut que tu saches… oui, ça m’épouvante moi-même ce que jefais. Mais c’est le destin… Tu te rappelles la prédiction ? »Ta femme mourra sur la croix. » Mais ton nom lui-même, Véronique,c’est cela qu’il évoque ! … Souviens-toi que sainte Véroniqueessuya la figure du Christ avec un linge, et que sur ce linge restamarquée l’image sacrée du sauveur… Véronique, tu m’entends,Véronique ?…

Il redescendit en hâte, arracha le flacon de rhum aux mains deConrad et le vida d’un coup.

Alors, il fut pris d’une sorte de délire qui le fit divaguerpendant quelques instants dans une langue que ses acolytes necomprirent point. Puis il se mit à provoquer l’ennemi invisible, àprovoquer les dieux, à lancer des imprécations et desblasphèmes.

– Vorski est le plus fort, Vorski domine le destin. Il faut queles éléments et les puissances mystérieuses lui obéissent. Tout sepassera comme il l’a décidé, et le grand secret lui sera annoncédans les formes mystiques et selon les préceptes de la cabale.Vorski est attendu comme le prophète. Vorski sera accueilli avecdes cris de joie et d’extase, et quelqu’un que j’ignore et que jene fais qu’entrevoir, viendra au-devant de lui avec des palmes etdes bénédictions. Qu’il se prépare celui-là ! Qu’il surgissedes ténèbres et qu’il monte de l’enfer ! Voici Vorski !Qu’au son des cloches et qu’au chant des alléluias, le signalfatidique se produise à la face du ciel, pendant que la terres’entrouvre et projette des tourbillons de flammes.

Il garda le silence comme s’il eût épié dans l’espace les signesqu’il prédisait. D’en haut tombait le râle désespéré de lamourante. L’orage grondait au loin, et les nuages noirs étaientdéchirés par les éclairs. On eût dit que toute la nature répondaità l’appel du bandit.

Ses discours grandiloquents et sa mimique de cabotinimpressionnaient vivement ses acolytes.

Otto murmura :

– Il me fait peur.

– C’est le rhum, prononça Conrad. Mais tout de même il annoncedes choses effrayantes.

– Des choses qui rôdent autour de nous, déclama Vorski dontl’oreille enregistrait les moindres bruits, des choses qui fontpartie de l’heure présente et qui nous ont été léguées par la suitedes siècles. C’est comme un enfantement prodigieux. Et, je vous ledis à tous les deux, vous allez en être les témoins déconcertés.Otto et Conrad, préparez-vous également : la terre va trembler, et,à l’endroit même où Vorski doit conquérir la Pierre-Dieu, unecolonne de feu s’élèvera vers le ciel.

– Il ne sait plus ce qu’il dit, marmonna Conrad.

– Et le revoilà sur l’échelle, souffla Otto. Tant pis s’ilreçoit une flèche !

Mais l’exaltation de Vorski ne connaissait plus de bornes. Lafin approchait. Exténuée par la souffrance, la victimeagonisait.

D’un ton très bas, pour n’être entendu que par elle, puis d’unevoix de plus en plus forte, Vorski reprit :

– Véronique… Véronique… tu achèves ta mission… tu arrives aubout de la montée… Gloire à toi ! Une part te revient dans montriomphe… Gloire à toi ! Écoute ! Tu entends déjà,n’est-ce pas ? Le canon du tonnerre approche. Mes ennemis sontvaincus, tu n’as plus de secours à espérer ! Voici le dernierbattement de ton cœur… Voici ta dernière plainte… Eli, Eli,lamma sabacthani ! … « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoim’avez-vous abandonnée ? »

Il riait comme un fou, comme on rit de la plus folâtre aventure.Puis il y eut un silence. Les grondements du tonnerres’interrompirent. Vorski se pencha et, soudain, il vociféra, duhaut de son échelle :

– Eli, Eli, lamma ssabacthani ! les dieux l’ontabandonnée… La mort a fait son œuvre. La dernière des quatre femmesest morte. Véronique est morte !

Il se tut de nouveau, puis hurla deux fois :

– Véronique est morte ! Véronique est morte !

De nouveau, il y eut un grand silence attentif.

Et tout à coup le sol trembla, non pas d’une commotion produitepar le tonnerre, mais d’une convulsion intérieure, profonde, venuedes entrailles mêmes de la terre, et qui se répercuta à diversesreprises comme un bruit dont l’écho se propage à travers les boiset les collines.

Et, presque en même temps, tout près d’eux, à l’autre bout dudemi-cercle de chênes, un jet de feu jaillit et monta vers le ciel,dans un tourbillon de fumée où fusaient des flammes rouges, jaunesou violettes.

Vorski ne prononça pas une parole. Ses compagnons demeuraientconfondus. À la fin l’un d’eux balbutia :

– C’est le vieux chêne pourri, celui que la foudre a déjàbrûlé.

En effet, bien que l’incendie se fût éteint presque aussitôt,tous trois gardaient la vision fantastique du vieux chêne, toutembrasé, transparent et vomissant des flammes et des vapeursmulticolores…

– C’est ici l’entrée qui conduit à la Pierre-Dieu, dit gravementVorski. Le destin a parlé comme je vous l’avais annoncé, et il aparlé contraint par moi, qui fus son serviteur et qui suis sonmaître.

Il s’avança, la lanterne à la main. Ils furent surpris de voirque l’arbre n’offrait aucune trace d’incendie et que la masse defeuilles sèches, maintenue comme dans une cuve par l’écartement desquelques branches inférieures, n’avait pas flambé.

– Un miracle encore, dit Vorski. Tout est miracleincompréhensible.

– Qu’allons-nous faire ? demanda Conrad.

– Pénétrer dans l’issue qui nous est indiquée. Apportel’échelle, Conrad, et avec la main fouille dans ce tas de feuilles.L’arbre est creux et nous verrons bien…

– Si creux que soit un arbre, dit Otto, il y a toujours desracines, et je ne puis guère admettre un passage à travers lesracines.

– Encore une fois, nous verrons bien. Remue les feuilles,Conrad… enlève-les…

– Non, répliqua nettement Conrad.

– Comment non ? Et pourquoi ?

– Rappelez-vous Maguennoc ! Rappelez-vous qu’il a voulutoucher à la Pierre-Dieu et qu’il a dû se couper la main.

– Mais ce n’est pas ici la Pierre-Dieu ! ricana Vorski.

– Qu’en savez-vous ? Maguennoc parlait toujours de la portede l’enfer. N’est-ce pas cela qu’il désignait ainsi ?

Vorski haussa les épaules.

– Et toi, tu as peur aussi, Otto ?

Otto ne répondit pas, et Vorski non plus n’avait pas hâte derisquer l’épreuve car il finit par dire :

– Ma foi, rien ne presse. Attendons le petit jour. Nousabattrons l’arbre à coups de hache, ce qui nous montrera mieux quetout à quoi nous avons affaire et comment il nous fautprocéder.

Il en fut ainsi convenu. Mais, comme le signal avait été perçupar d’autres que par eux et qu’il ne fallait pas se laisserdevancer, ils résolurent de s’établir en face même de l’arbre, sousl’abri que leur offrait la table immense du Dolmen-aux-Fées.

– Otto, ordonna Vorski, va nous chercher au Prieuré de quoiboire, et ramène également une hache, des cordes, tout ce qui estnécessaire.

La pluie commençait à tomber avec une violence extrême. Ilss’installèrent aussitôt sous le dolmen, et, tour à tour, chacunprit la garde, tandis que les autres dormaient.

Nul incident ne marqua cette nuit. La tempête fut d’une grandeviolence. On entendait le mugissement des vagues. Puis, touts’apaisa peu à peu. Au petit jour, ils attaquaient le chêne quibientôt, tiré par les cordes, s’abattait.

Ils s’aperçurent alors qu’à l’intérieur même de l’arbre, parmiles détritus et les pourritures, une sorte de canal avait étépratiqué, qui se prolongeait au milieu du bloc de sable et depierres amalgamé autour des racines.

À l’aide d’une pioche, ils déblayèrent le terrain. Tout desuite, des marches apparurent ; il y eut un éboulement, et ilsvirent un escalier qui suivait la paroi verticale d’une muraille etqui descendait dans les ténèbres. La lueur de la lanterne futprojetée. Une grotte s’ouvrait au-dessous d’eux.

Vorski se risqua le premier. Les autres le suivirentprudemment.

L’escalier qui, d’abord, se composait de marches en terresoutenues par des cailloux, était ensuite creusé à même le roc. Lagrotte où ils débouchèrent n’avait rien de particulier et semblaitplutôt un vestibule d’accès. Elle communiquait, en effet, avec unesorte de crypte, à voûte arrondie, dont les murs étaient faitsd’une grossière maçonnerie de pierres sèches.

Tout autour se dressaient, comme des statues informes, douzepetits menhirs dont chacun portait le squelette d’une tête decheval. Vorski toucha l’une de ces têtes : elle tomba enpoussière.

– Nul n’est entré dans cette crypte, dit-il, depuis plus devingt siècles. Nous sommes les premiers hommes qui en foulent lesol, les premiers qui regardent les vestiges du passé qu’ellecontient.

Il ajouta avec une emphase croissante :

– C’était la chambre mortuaire d’un grand chef. On enterraitavec lui ses chevaux favoris, et ses armes également… Tenez, voicides haches, un couteau de silex… et nous retrouvons aussi la tracede certaines pratiques funéraires, comme le prouvent ce monceau decharbon de bois, et de ce côté, ces ossements calcinés…

L’émotion altérait sa voix. Il murmura :

– Je suis le premier qui pénètre ici… J’étais attendu. Un mondeendormi s’éveille à mon approche.

Conrad l’interrompit :

– Il y a une autre issue, une autre communication et l’onaperçoit comme une clarté tout au loin.

Un couloir étroit les conduisait, en effet, dans une autrechambre, par où ils atteignirent une troisième salle.

Les trois cryptes étaient identiquement pareilles. Mêmesmaçonneries, mêmes pierres debout, mêmes squelettes de chevaux.

– Trois tombes de grands chefs, dit Vorski. Il est évidentqu’elles précèdent la tombe d’un roi, et qu’ils étaient lesgardiens de ce roi, après en avoir été, de son vivant, lescompagnons. Sans doute est-ce la prochaine crypte…

Il n’osait s’y aventurer, non par peur, mais par excès detrouble et par un sentiment de vanité exaspérée, dont il savouraitla jouissance.

– Je vais savoir, déclamait-il ; Vorski touche au but, etil n’a plus qu’à étendre la main pour être payé royalement de sespeines et de ses batailles. La Pierre-Dieu est là. Durant dessiècles et des siècles, on a voulu violer le secret de l’île etpersonne n’y a réussi. Vorski est venu et la Pierre-Dieu luiappartient. Qu’elle se montre donc à moi et me donne la puissancequi m’est promise. Entre elle et Vorski, rien… rien que ma volonté.Et je veux ! Le prophète, a surgi du fond des ténèbres. Levoilà. S’il est, dans ce royaume des morts, un fantôme qui soitchargé de me conduire vers la pierre divine et de me poser sur latête la couronne d’or, que ce fantôme se dresse ! VoiciVorski.

Il entra.

Cette quatrième salle était beaucoup plus grande et formait undôme à calotte un peu déprimée. Au milieu de cette dépression, il yavait un trou circulaire, pas plus large que le trou laissé par untuyau très mince, et d’où tombait une colonne de lumière à demivoilée qui formait un disque très net sur le sol.

Le centre de ce disque était occupé par un petit billot composéde pierres agencées les unes contre les autres. Et, sur ce billot,comme en exposition, un bâton de métal.

Pour le reste, la crypte ne différait pas des premières, commeelles ornée de menhirs et de têtes de chevaux, offrant comme ellesdes vestiges de sacrifices.

Vorski ne quittait pas des yeux le bâton de métal. Choseétrange, ce métal brillait, comme si nulle poussière ne l’eûtcouvert. Vorski avança la main.

– Non, non, fit vivement Conrad.

– Et pourquoi ?

– C’est peut-être cela que Maguennoc a touché et qui lui a brûléla main.

– Tu es fou.

– Cependant…

– Eh ! je ne crains rien, déclara Vorski en saisissantl’objet.

C’était un sceptre de plomb travaillé fort grossièrement, maisqui révélait pourtant un certain effort artistique. Sur le manches’enroulait un serpent, tantôt incrusté dans le plomb et tantôt enrelief. La tête, énorme et disproportionnée, de ce serpent, formaitle pommeau et se hérissait de clous d’argent et de petits caillouxverts transparents comme des émeraudes.

– Est-ce la Pierre-Dieu ? murmura Vorski.

Il maniait l’objet et l’examinait en tous sens avec une crainterespectueuse, et il ne tarda pas à s’apercevoir que le pommeaubranlait de façon imperceptible. Il le remua, le tourna à droite,puis à gauche, et, finalement, il y eut un déclenchement : la têtedu serpent se dévissait.

À l’intérieur, un vide était ménagé. Dans ce vide, une pierre…une pierre menue, de couleur rougeâtre, avec des veines jaunâtresqui ressemblaient à des veines d’or.

– C’est elle ! oh ! c’est elle ! prononça Vorski,bouleversé.

– N’y touchez pas ! répéta Conrad, plein d’effroi.

– Ce qui a brûlé Maguennoc ne brûlera pas Vorski, répondit-ilgravement.

Et par forfanterie, débordant d’orgueil et de joie, il gardaitla pierre mystérieuse au fond de sa main fermée qu’il serrait detoutes ses forces.

– Qu’elle me brûle, j’y consens ! Qu’elle entre dans machair, j’en serais heureux.

Conrad lui fit un signe et mit un doigt sur sa bouche.

– Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il. Tu entends quelquechose ?

– Oui, fit l’autre.

– Moi également, affirma Otto.

De fait, on entendait un bruit rythmé, égal comme cadence, maisavec des hauts et des bas, et toute une sorte de musiqueirrégulière.

– Mais, c’est tout près d’ici marmonna Vorski… On dirait mêmeque c’est dans la salle.

C’était dans la salle, ils en acquirent bientôt la certitude, etc’était, ils ne pouvaient guère en douter, un bruit qui avait toutel’apparence d’un ronflement.

Conrad, qui avait risqué cette hypothèse, fut le premier à enrire. Mais Vorski lui dit :

– Ma foi, je me demande si tu n’as pas raison…, c’est bien unronflement… Il y a donc quelqu’un ici ?

– Ça vient de ce côté, fit Otto, de ce coin d’ombre.

La clarté n’allait pas au-delà des menhirs. Derrière s’ouvraientautant de petites chapelles obscures. Vorski projeta dans l’uned’elles la lueur de sa lanterne, et, aussitôt, laissa échapper uncri de stupeur.

– Quelqu’un… oui… il y a quelqu’un… regardez…

Les deux complices s’avancèrent. Sur un tas de moellons, quis’amoncelaient dans un angle de la paroi, un homme dormait, unvieillard à barbe blanche et à longs cheveux blancs. La peau de safigure et la peau de ses mains étaient sillonnées de mille rides.Un cercle bleuâtre encadrait ses paupières closes. Un siècle aumoins avait passé sur lui.

Une tunique de lin rapiécée et déchirée le revêtait jusqu’auxpieds. Autour du cou, et descendant assez bas sur la poitrine, ilavait un chapelet de ces boules sacrées que les Gaulois appelaientdes œufs de serpent, et qui sont des oursins. À portée de sa main,une belle hache de jadéite montrait des signes indéchiffrables. Parterre, alignés, des silex tranchants, des grands anneaux plats,deux pendeloques de jaspe vert, deux colliers en émail bleucannelé.

Le vieillard ronflait toujours.

Vorski murmura :

– Le miracle continue… C’est un prêtre… un prêtre comme ceuxd’autrefois… du temps des Druides.

– Et alors ? demanda Otto.

– Alors, il m’attend !

Conrad exprima un avis brutal.

– Moi, je propose qu’on lui casse la tête avec sa hache.

Mais Vorski se mit en colère.

– Si tu touches seulement à l’un de ses cheveux, tu es un hommemort.

– Cependant…

– Cependant, quoi ?

– C’est peut-être un ennemi… c’est peut-être celui que nousavons poursuivi hier soir… Rappelez-vous… la tunique blanche.

– Tu n’es qu’un idiot ! À son âge, crois-tu que c’est luiqui nous aurait fait courir de la sorte ?

Il se pencha et saisit doucement le bras du vieillard, en disant:

– Réveillez-vous… c’est moi…

Aucune réponse. L’homme ne se réveillait pas.

Vorski insista.

L’homme se remua sur son lit de cailloux, dit quelques mots, etse rendormit.

Vorski, un peu impatienté, renouvela sa tentative, mais avecplus de force et en élevant la voix :

– Eh bien, quoi, voyons nous ne pouvons pourtant pas traîner iciplus longtemps. Allons !

Il imprima une secousse plus énergique au vieillard. Celui-cieut un geste d’irritation, repoussa l’importun, se cramponnaquelques instants au sommeil, puis, à la fin, excédé, il seretourna et grogna, d’un ton furieux :

– Ah ! la barbe !

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