L’Île aux trente cercueils

Chapitre 3Le fils de Vorski

Assise à tribord sur une caisse, et tournée vers Honorine,Véronique souriait. Sourire encore inquiet, indécis, plein deréticence, hésitant comme un rayon de soleil qui cherche à percerles derniers nuages de la tempête, mais sourire heureux tout demême.

Et le bonheur semblait la juste expression de ce visageadmirable, empreint de noblesse et de cette pudeur spéciale quedonnent à certaines femmes, touchées par des malheurs excessifs, oupréservées par l’amour, l’habitude de la gravité et la suspensionde toute coquetterie féminine.

Ses cheveux noirs, un peu gris aux tempes, étaient noués trèsbas sur la nuque. Elle avait le teint mat d’une méridionale, et degrands yeux d’un bleu très clair et dont tout le globe semblait dela même couleur, pâle comme un ciel d’hiver. Elle était grande,avec des épaules larges et un buste harmonieux.

Sa voix musicale et un peu masculine se faisait légère etjoyeuse pour parler du fils retrouvé. Et Véronique ne voulaitparler que de cela. En vain la Bretonne essayait d’en venir auxproblèmes qui la tourmentaient, et reprenait parfois :

– Voyons, il y a deux choses que je ne m’explique pas. Par quifut établie cette piste dont les indications vous ont menée duFaouët jusqu’à l’endroit précis où j’atterris toujours, ce quidonnerait à penser que quelqu’un a été du Faouët à l’île deSarek ? Et puis, d’autre part, comment le père Maguennoc at-il quitté l’île ? Est-ce volontairement ? Ou bienest-ce son cadavre que l’on a porté ? Et alors par quelmoyen ?

– Est-ce bien la peine ?… objectait Véronique.

– Mais oui. Pensez donc ! En dehors de moi qui, avec moncanot, m’en vais tous les quinze jours aux provisions, soit àBeg-Meil, soit à Pont-l’Abbé, il n’y a que deux barques depêcheurs, qui s’en vont toujours plus haut sur la côte, jusqu’àAudierne, où ils vendent leur pêche. Alors comment Maguennoc a-t-ilpu traverser ? En outre, est-ce lui-même qui s’est tué ?Mais alors pourquoi son cadavre aurait-il disparu ?

Mais Véronique protestait.

– Je vous en supplie… cela n’a pas d’importance pour le moment.Tout s’éclaircira. Parlons de François. Alors vous disiez qu’ilétait arrivé à Sarek ?…

Et Honorine cédait aux prières de la jeune femme.

– Il est arrivé dans les bras du pauvre Maguennoc, quelquesjours après qu’on vous l’avait pris. Maguennoc, à qui M.d’Hergemont avait fait la leçon, raconta qu’une dame étrangère luiavait confié l’enfant, et il le fit nourrir par sa fille, qui estmorte depuis. Moi, j’étais en voyage, placée depuis dix ans chezdes Parisiens. Quand je revins, c’était déjà un beau petit gars quicourait les landes et les falaises. C’est alors que je pris duservice chez votre père, qui s’était installé à Sarek. Quand lafille de Maguennoc mourut, on recueillit l’enfant chez nous.

– Mais sous quel nom ?

– Sous son nom de François… François tout court. M. d’Hergemontse faisait appeler M. Antoine. L’enfant l’appelait grand-père.Personne n’y trouva jamais rien à dire.

– Et comme caractère ? demanda Véronique avec une certaineanxiété.

– Oh ! de ce côté, c’est une bénédiction ! réponditHonorine. Rien du père… et rien non plus du grand-père, comme M.d’Hergemont l’avoue lui-même. Un enfant doux, aimable, obligeant.Jamais de colère… toujours de bonne humeur. C’est par là qu’il afait la conquête de son grand-père, et c’est ainsi que M.d’Hergemont est revenu vers vous, tellement le petit-fils luirappelait la fille qu’il avait reniée « Tout le portrait de samère, disait-il. Véronique était comme lui douce et tendre, aimanteet caressante. » Et alors il a commencé à vous rechercher, d’accordavec moi, à qui, peu à peu, il s’était confié.

Véronique rayonnait de joie. Son fils lui ressemblait ! Sonfils était bon et souriant !

– Mais, dit-elle, est-ce qu’il me connaît ? Sait-il que samère est vivante ?

– S’il le sait ! M. d’Hergemont voulait garder le secret,d’abord. Mais je n’ai pas tardé à tout dire.

– Tout ?

– Non. Il croit que son père est mort et qu’à la suite dunaufrage où M. d’Hergemont et lui, François, ont disparu, vous êtesentrée en religion sans qu’on puisse vous retrouver. Et ce qu’ilest avide de nouvelles, quand je reviens de voyage ! Ce qu’ilespère, lui aussi ! Ah ! sa maman, il l’aime bien,allez ! C’est toujours lui qui chante cette chanson que vousavez entendue et que son grand-père lui a apprise.

– Mon François… mon petit François ! …

– Ah ! oui, il vous aime, continua la Bretonne. Il y amaman Honorine. Mais vous, vous êtes maman tout court. Et c’estpour vous chercher qu’il a hâte de devenir grand et de terminer sesétudes.

– Ses études ? Il travaille ?…

– Avec son grand-père, et, depuis deux ans, avec un brave garçonque j’ai ramené de Paris, Stéphane Maroux, un mutilé de la guerre,décoré sur toutes les coutures et réformé à la suite d’opérationsinternes. François s’est attaché à lui de tout son cœur.

Le canot filait rapidement sur la mer paisible où il creusait unangle d’écume argentée. Les nuages s’étaient dissipés à l’horizon.La fin de la journée s’annonçait calme et sereine.

– Encore ! encore ! répétait Véronique, qui ne selassait pas d’écouter ; voyons, comment s’habille-t-il, monfils ?

– Des culottes courtes, qui laissent ses mollets nus, une grossechemise en molleton avec des boutons d’or, et un béret, comme songrand ami, M. Stéphane, mais un béret rouge, le sien, et qui lui vaà ravir.

– Il a d’autres amis que M. Maroux ?

– Tous les gars de l’île autrefois. Mais, sauf trois ou quatremousses, les autres, depuis que les pères sont à la guerre, ontquitté l’île avec les mères et travaillent sur la côte, àConcarneau, à Lorient, laissant les vieux seuls à Sarek. Nous nesommes plus qu’une trentaine dans l’île.

– Alors, avec qui joue-t-il ? Avec qui sepromène-t-il ?

– Oh ! pour cela, il a le meilleur des compagnons.

– Ah ! et qui ?

– Un petit chien que Maguennoc lui avait donné.

– Un chien ?

– Et le plus drôle qui soit, mal fichu, ridicule, demi-barbet etdemi-fox, mais si amusant, si cocasse ! Ah ! c’est untype que M. Tout-Va-Bien.

– Tout-Va-Bien ?

– François l’appelle ainsi, et aucun nom ne lui conviendraitmieux. Il a toujours l’air heureux, content de vivre… indépendant,d’ailleurs, disparaissant des heures, même des jours entiers, maistoujours là quand on a besoin de lui, quand on est triste et queles choses ne marchent pas comme on voudrait. Tout-Va-Bien détesteles larmes, les gronderies, les querelles. Sitôt qu’on pleure ouqu’on fait mine de pleurer, il s’assoit sur son derrière, en facede vous, fait le beau, ferme un œil, ouvre l’autre à moitié, etsemble si bien rire que l’on éclate de rire. « Allons, mon vieux,dit François, tu as raison, tout va bien. Faut pas s’en faire,n’est-ce pas ? » Et lorsqu’on l’on est consolé, Tout-Va-Biens’éloigne en trottinant. Son devoir est accompli.

Véronique riait et pleurait à la fois. Longtemps elle garda lesilence, s’assombrissant peu à peu et envahie par un désespoir quisubmergeait toute sa joie. Elle pensait à tout ce qu’elle avaitperdu de bonheur durant ces quatorze années où elle était restéemère sans enfant portant le deuil d’un fils qui vivait. Tous lessoins que l’on donne à l’être qui naît, toute la tendresse dont onl’entoure et qu’on reçoit de lui, toute la fierté que l’on éprouveà le voir grandir et à l’entendre parler, tout ce qui réjouit unemère et l’exalte, et fait déborder son cœur d’une affection chaquejour renouvelée, tout cela elle ne l’aurait pas connu.

– Nous sommes à mi-chemin, dit Honorine.

Elles filaient en vue des îles de Glenans. À leur droite lapointe de Penmarch, dont elles suivaient parallèlement les côtes àquinze milles de distance, dessinait une ligne plus sombre qui nese distinguait pas toujours de l’horizon.

Et Véronique songeait à son triste passé, à sa mère dont elle sesouvenait à peine, à sa longue enfance auprès d’un père égoïste etmaussade, à son mariage, ah ! à son mariage surtout !Elle évoquait ses premières rencontres avec Vorski, alors qu’ellen’avait que dix-sept ans. Comme elle avait eu peur tout de suite decet homme bizarre, le redoutant à la fois et subissant soninfluence, comme on subit à cet âge l’influence de ce qui estmystérieux et incompréhensible !

Puis c’était la journée détestable de l’enlèvement, et lesautres qui suivirent, plus détestables encore, les semaines où ill’avait tenue enfermée, la menaçant et la dominant de toute sapuissance mauvaise. Et c’était la promesse d’union qu’il lui avaitarrachée, pacte contre lequel s’insurgeaient tous les instincts ettoute la volonté de la jeune fille, mais à quoi il lui semblaitqu’elle devait souscrire après un tel scandale et puisque son pèrey consentait.

Sa pensée se cabra devant les souvenirs de son année de mariage.Cela, non, jamais, même aux pires heures où les cauchemars du passévous obsèdent comme des fantômes, jamais elle ne consentait àressusciter, dans le secret de son esprit, cette époqueavilissante, les déboires, les meurtrissures, la trahison, la viehonteuse de son mari qui, sans vergogne, avec une fierté cynique,se montrait peu à peu tel qu’il était, s’enivrant, trichant au jeu,volant ses camarades de fête, escroc et maître chanteur, en donnantà sa femme l’impression, qu’elle conservait encore, et qui lafaisait frissonner, d’une sorte de génie du mal, cruel etdéséquilibré.

– Assez rêvé, madame Véronique, dit Honorine.

– C’est autre chose que des rêves et des souvenirs,répondit-elle, c’est le remords.

– Des remords, vous, madame Véronique, vous dont la vie n’a étéqu’un martyre.

– Un martyre qui fut une punition.

– Mais tout cela est fini, madame Véronique, puisque vous allezretrouver votre fils et votre père. Allons, voyons, ne pensez qu’àêtre heureuse.

– Heureuse, puis-je l’être encore !

– Si vous pouvez l’être ! Vous allez voir ça et avantlongtemps ! Tenez, voici Sarek.

Honorine prit sous son banc, dans un coffre, un gros coquillagedont elle se servait comme d’une conque, à la manière des matelotsd’autrefois, et, appliquant ses lèvres à l’ouverture, gonflant lesjoues, elle en tira quelques notes puissantes, pareilles à desmugissements, qui emplirent l’espace.

Véronique l’interrogea du regard.

– C’est lui que j’appelle, dit Honorine.

– François ! Vous appelez François !

– À chacun de mes retours, il en est ainsi. Il dégringole duhaut des falaises où nous habitons, et il vient jusqu’au môle.

– Alors je vais le voir ? fit Véronique toute pâle.

– Vous allez le voir. Doublez votre voilette pour qu’il ne vousreconnaisse pas d’après vos portraits. Je vous parlerai comme à uneétrangère qui vient visiter Sarek.

On apercevait l’île distinctement, mais le pied des falaisesétait caché par une multitude d’écueils.

– Ah ! oui, des écueils, ce n’est pas ça qui manque !Ça grouille comme un banc de harengs, s’écria Honorine, qui avaitdû éteindre le moteur et se servait de deux petites rames trèscourtes. Tenez, la mer était calme tout à l’heure. Ici, jamais.

C’étaient, en effet, des milliers et des milliers de menuesvagues qui s’entrechoquaient, se brisaient entre elles, etlivraient aux roches d’incessantes et d’implacables batailles. Lecanot semblait naviguer sur le remous d’un torrent. À aucun endroitil n’était possible de discerner un lambeau de mer bleue ou verteparmi le bouillonnement de l’écume. Rien que de la mousse blanche,comme battue par l’inlassable tourbillon des forces quis’acharnaient contre les dents pointues des écueils.

– Et, tout autour, c’est comme cela, reprit Honorine, à telpoint que Sarek n’est pour ainsi dire abordable qu’en barque.Ah ! ce n’est pas chez nous que les Boches auraient pu établirune base de sous-marins. Par précaution, des officiers de Lorientsont bien venus, il y a deux ans, pour en avoir le cœur net,rapport à quelques cavernes qui sont du côté de l’ouest et où on nepeut pénétrer qu’à marée basse. C’était du temps perdu. Rien àfaire chez nous. Pensez donc, c’est comme une poussière de rocherstout alentour, et de rochers pointus et qui mordent par en dessouscomme des traîtres. Et, bien que ce soient les plus dangereux,c’est peut-être encore les autres qu’il faut le plus craindre, lesgrands que l’on voit, et qui ont leur nom et leur histoire decrimes et de naufrages. Ah ! ceux-là ! …

Sa voix se faisait sourde. D’une main hésitante qui semblaitavoir peur du geste ébauché, elle désigna quelques récifs qui sedressaient en masses puissantes de formes diverses, animauxaccroupis, donjons crénelés, aiguilles colossales, têtes de sphinx,pyramides grossières, tout cela d’un granit noir teinté de rouge,et comme trempé dans du sang.

Et elle chuchota :

– Ah ! ceux-là, ils gardent l’île depuis des siècles et dessiècles, mais comme des bêtes féroces qui n’aiment qu’à faire lemal et donner la mort. Ceux-là… ceux-là… Non, il vaut mieux n’enparler jamais, ni même y penser. Ce sont les trente bêtes féroces…Oui, trente, madame Véronique… il y en a trente…

Elle fit le signe de la croix, et, plus calme, reprit :

– Il y en a trente. Votre père dit qu’on appelle Sarek l’île auxTrente Cercueils, parce que l’instinct populaire a fini parconfondre, dans cette occasion, les deux mots écueils et cercueils.Peut-être… évidemment… Mais tout de même ce sont de vraiscercueils, madame Véronique, et si on pouvait les ouvrir on ytrouverait, bien sûr, des ossements et des ossements… M.d’Hergemont le dit lui-même, Sarek vient du mot sarcophage, quiest, selon son expression, la forme savante du mot cercueil. Etpuis, il y a mieux…

Honorine s’interrompit, comme si elle eût voulu penser à autrechose et, désignant un récif :

– Tenez, madame Véronique, après ce gros-là, qui nous barre laroute, vous verrez, par une éclaircie, notre petit port, et, sur lequai, le béret rouge de François.

Véronique avait écouté d’une oreille distraite toutes lesexplications d’Honorine. Elle se pencha davantage hors du canotpour aviser plus tôt la silhouette de son fils, tandis que, malgréelle, reprise par l’idée obsédante, la Bretonne continuait :

– Il y a mieux. L’île de Sarek, et c’est pour cela que votrepère l’a choisie comme résidence, contient une série de dolmens quin’ont rien de remarquable, mais qui ont cette particularité d’êtretous à peu près semblables. Or, savez-vous combien il y en a de cesdolmens ? Trente ! trente, comme les principaux écueils.Et ces trente-là sont distribués autour de l’île, sur les falaises,juste en face des trente écueils, et chacun d’eux porte le même nomque l’écueil qui lui correspond ! Dol-er-H’rœck, Dol-Kerlitu,etc. Qu’en dites-vous ?

Elle avait prononcé ces noms de cette même voix craintive aveclaquelle elle parlait de toutes ces choses, et comme si elle eûtredouté d’être entendue de ces choses mêmes, animées par elle d’unevie redoutable et sacrée.

– Qu’en dites-vous, madame Véronique ? Oh ! dans toutcela il y a bien du mystère, et il vaut mieux, encore une fois,garder le silence. Je vous raconterai cela quand nous seronsparties, loin de l’île, et que votre petit François sera dans vosbras, entre votre père et vous…

Véronique se taisait, surveillant l’espace à l’endroit que laBretonne avait indiqué. Tournant le dos à sa compagne, les deuxmains agrippées au rebord du canot, elle regardait éperdument.C’était par là, par cet intervalle étroit qu’elle allait apercevoirson enfant retrouvé, et elle ne voulait pas qu’une seconde fûtperdue à partir de la seconde même où François pouvait luiapparaître.

Elles atteignirent la roche. Un des avirons d’Honorine frôla laparoi. Elles la longèrent, arrivèrent à l’extrémité.

– Ah ! fit Véronique douloureusement, il n’est pas là.

– François n’est pas là ! Impossible ! s’écriaHonorine.

Mais à son tour, elle vit, trois ou quatre cents mètres enavant, les quelques grosses pierres qui servaient de jetéeau-dessus de la grève. Trois femmes, une fillette, et de vieuxmarins attendaient le canot. Aucun garçon. Pas de béret rouge.

– C’est étrange, fit Honorine à voix basse. Pour la premièrefois, il manque à mon appel.

– Peut-être est-il malade ? insinua Véronique.

– Non, François n’est jamais malade.

– Alors ?

– Alors, je ne sais pas.

– Mais vous ne craignez rien ? demanda Véronique, quis’affolait déjà.

– Pour lui, non… mais pour votre père. Maguennoc m’avait biendit de ne pas le quitter. C’est lui qui est menacé.

– Mais François est là pour le défendre, ainsi que M. Maroux,son professeur. Voyons, répondez… que supposez-vous ?

Après un silence, Honorine haussa les épaules.

– Un tas de bêtises ! Je me fais des idées absurdes, oui,absurdes. Ne m’en veuillez pas. Malgré tout, c’est la Bretonne quireparaît en moi. Sauf quelques années, j’ai vécu toute ma vie danscette atmosphère de légendes et d’histoires… N’en parlons plus.

L’île de Sarek se présente sous la forme d’un long plateau assezmouvementé, couvert de vieux arbres, et supporté par des falaisesde hauteur moyenne et qui sont les plus déchiquetées que l’onpuisse voir. C’est autour de l’île comme une couronne de dentelleinégale et diverse, à laquelle ne cessent de travailler la pluie,le vent, le soleil, la neige, le gel, la brume, toute l’eau quitombe du ciel, et toute l’eau qui suinte de la terre.

Le seul point accessible se trouve sur la côte orientale, au basd’une dépression de terrain où quelques maisons de pêcheurs, laplupart abandonnées depuis la guerre, constituent le village. Uneanfractuosité s’ouvre là, protégée par la petite jetée. La mer yest infiniment calme. Deux barques y étaient amarrées.

Au moment d’aborder, Honorine tenta un dernier effort.

– Vous voyez, madame Véronique, nous y sommes. Alors… est-cebien la peine que vous descendiez ? Restez… dans deux heuresd’ici, je vous amène votre père et votre fils, et nous dînons àBeg-Meil ou à Pont-l’abbé. Entendu ?

Véronique s’était levée. Sans répondre elle sauta sur lemôle.

– Eh bien ! les enfants, demanda Honorine, qui la rejoignitet n’insista pas davantage, le gars François n’est pasvenu ?

– Il était là sur le coup de midi, déclara une des femmes.Seulement il ne vous espérait que demain.

– C’est vrai… mais pourtant il a dû entendre que j’arrivais…Enfin, on verra.

Et, comme les hommes l’aidaient à décharger, elle leur dit :

– Faudra pas monter ça au Prieuré. Les valises, non plus… Àmoins que… Tenez, si je ne suis pas redescendue à cinq heures,alors envoyez-moi un gamin avec les valises.

– Non, je viendrai moi-même, fit un des matelots.

– Comme tu veux, Corréjou. Ah ! dis donc, tu ne me dis riende Maguennoc ?

– Maguennoc est parti. C’est moi qui l’ai traversé jusqu’àPont-l’abbé.

– Quand ça, Corréjou ?

– Ma foi, le lendemain de votre départ, madame Honorine.

– Qu’allait-il faire là-bas ?

– Il nous a dit qu’il allait… je ne sais où… rapport à sa maincoupée… un pèlerinage…

– Un pèlerinage ? au Faouët, peut-être ? à la chapelleSainte-Barbe ?

– C’est ça… c’est ça même… la chapelle Sainte-Barbe… c’est lenom qu’il a dit.

Honorine n’en demanda pas davantage. Comment douter maintenantde la mort de Maguennoc ? Elle s’éloigna, accompagnée deVéronique, qui avait rabattu son voile, et toutes deux prirent unsentier pierreux, coupé de marches, lequel s’élevait au milieu d’unbois de chênes et se dirigeait vers la pointe septentrionale del’île.

– Après tout, dit Honorine, je ne suis pas sûre, autantl’avouer, que M. d’Hergemont voudra partir. Toutes mes histoires,il les traite de billevesées, quoiqu’il s’étonne lui-même d’un tasde choses.

– Est-ce loin, son habitation ? fit Véronique.

– Quarante minutes de marche. C’est presque une autre île, commevous verrez, qui est accrochée à la première, et où les Bénédictinsavaient construit une abbaye.

– Mais il n’y est pas seul avec François et M. Maroux ?

Avant la guerre il y avait deux hommes en plus. Depuis,Maguennoc et moi on faisait à peu près tout l’ouvrage, avec lacuisinière, Marie Le Goff.

– Laquelle est restée là pendant votre absence ?

– Certes, oui.

Elles arrivaient sur le plateau. Le sentier, qui suivait lacôte, montait et descendait en pentes abruptes. Partout de vieuxchênes avec leurs boules de gui que l’on apercevait parmi lesfeuilles encore clairsemées, L’Océan, d’un gris vert au loin,entourait l’île d’une ceinture blanche.

Véronique reprit :

– Quel est votre plan, Honorine ?

– J’entrerai seule, et je parlerai à votre père. Puis jereviendrai vous chercher à la porte du jardin, et, aux yeux deFrançois, vous passerez pour une amie de sa mère. Il devinera peu àpeu.

– Et vous croyez que mon père me fera bon accueil ?

– Il vous recevra à bras ouverts, madame Véronique, s’écria laBretonne et nous serons tous heureux, pourvu… pourvu qu’il ne soitrien advenu… C’est si drôle que François n’accoure pas ! Departout, dans l’île, il pouvait voir notre canot… depuis les îlesde Glenans presque.

Elle retombait à ce que M. d’Hergemont appelait ses billevesées,et elles continuèrent la route en silence, Véronique impatiente etanxieuse.

Soudain Honorine se signa.

– Faites ainsi que moi, madame Véronique, dit-elle. Les moinesont sanctifié le lieu, mais il reste de l’ancien temps bien deschoses mauvaises et qui portent malheur. Surtout dans ce bois-là,le bois du Grand-Chêne.

L’ancien temps, cela signifiait sans doute l’époque des Druideset des sacrifices humains. Et, de fait, elles pénétraient dans unbois où les chênes, isolés les uns des autres, dressés sur desmonticules de pierres moussues, avaient une allure de dieuxantiques, chacun avec son autel, son culte mystérieux et sapuissance redoutable.

Véronique se signa comme la Bretonne, et ne put s’empêcher dedire en frissonnant :

– Comme c’est triste ! Il n’y a pas une fleur sur ceplateau désolé.

– Il en vient d’admirables quand on s’en donne la peine. Vousverrez celles de Maguennoc, au bout de l’île, à droite duDolmen-aux-Fées… un endroit qu’on appelle le Calvaire-Fleuri.

– Elles sont belles ?

– Admirables, je vous dis. Seulement il va chercher lui-même laterre à certaines places. Il la prépare. Il la travaille. Il lamêle à certaines feuilles spéciales, dont il connaît lepouvoir…

Et elle reprit entre ses dents :

– Vous verrez les fleurs de Maguennoc… des fleurs comme il n’yen a pas au monde… des fleurs de miracle…

Au détour d’une colline, la route s’abaissa en une dépressionbrusque. Une coupure énorme séparait l’île en deux parties, dont laseconde se voyait à l’opposé, un peu moins haute, et de dimensionsbien plus restreintes.

– C’est le Prieuré, cette partie-là, prononça la Bretonne.

Les mêmes falaises déchiquetées entouraient l’îlot d’un rempartplus escarpé encore, et qui même se creusait en dessous comme lecercle d’une couronne. Et ce rempart se reliait à l’île principalepar un pan de falaise long de cinquante mètres, guère plus épaisqu’un mur de donjon, et dont la crête mince, effilée, semblaitaussi coupante que le tranchant d’une hache.

Sur cette crête, aucun chemin possible, d’autant qu’une largefissure la fendait par le milieu. Aussi avait-on amorcé aux deuxextrémités les culées d’un pont de bois, qui d’abord s’appuyaitdirectement au roc et franchissait ensuite d’un élan la fissuremédiane.

Elles s’y engagèrent l’une après l’autre, car il était fortétroit, et en outre peu solide, vacillant sous les pas et ausouffle du vent.

– Tenez, regardez là-bas, à la pointe même de l’îlot, ditHonorine, on aperçoit un coin du Prieuré.

Le sentier qui s’y dirigeait traversait des prairies plantées depetits sapins disposés en quinconces. Un autre sentier filait àdroite et se perdait dans des taillis épais.

Véronique ne quittait pas des yeux le Prieuré, dont la façadebasse s’allongeait peu à peu, lorsque la Bretonne, au bout dequelques minutes, s’arrêta net, tournée vers les taillis de droite,et cria :

– Monsieur Stéphane !

– Qui appelez-vous ? demanda Véronique, M.Maroux ?

– Oui, le professeur de François. Il courait du côté du pont… Jel’ai vu par une éclaircie… Monsieur Stéphane !… Mais pourquoine répond-il pas ? Vous avez vu une silhouette ?

– Non.

– J’affirme que c’est bien lui, avec son béret blanc… Du reste,on aperçoit le pont derrière nous. Attendons qu’il passe.

– Pourquoi attendre ? S’il y a quelque chose, un dangerquelconque, c’est au Prieuré…

– C’est juste… Dépêchons-nous.

Elles hâtèrent le pas, envahies de pressentiments, puis, sansmotif, se mirent à courir, tellement leurs appréhensionss’exaspéraient aux approches de la réalité.

L’îlot se resserrait de nouveau, barré par un mur bas quilimitait le domaine du Prieuré. À ce moment, des cris se firententendre qui venaient de l’habitation.

Honorine s’exclama :

– On appelle ! Vous avez entendu ? Des cris defemme !… C’est la cuisinière !… C’est Marie Le Goff…

Elle se précipita sur la grille, empoigna la clef, mais d’unemain si maladroite qu’elle mêla la serrure et ne put ouvrir.

– Par la brèche ! ordonna-t-elle… Tenez, àdroite !…

Elles s’élancèrent, franchirent le mur et traversèrent une largepelouse hérissée de ruines, et où le sentier tortueux et mal tracése perdait à tout instant sous des traînées de lierre et demousse.

– Nous voilà ! nous voilà ! proférait Honorine. Nousarrivons !

Et elle mâchonnait :

– On ne crie plus ! c’est effrayant… Ah ! cette pauvreMarie Le Goff…

Elle saisit le bras de Véronique.

– Faisons le tour. La façade est de l’autre côté… Par ici, lesportes sont toujours fermées et les volets mis aux fenêtres.

Mais Véronique s’empêtra dans des racines, trébucha et tomba àgenoux. Quand elle se releva, la Bretonne l’avait quittée etcontournait l’aile gauche. Inconsciemment, Véronique, au lieu de lasuivre, fila droit vers la maison, escalada le perron et se heurtacontre la porte close, qu’elle frappa à coups redoublés.

L’idée de faire le tour comme Honorine lui semblait une perte detemps que rien ne pourrait jamais réparer. Cependant, devant lavanité de ses efforts, elle allait s’y résoudre, quand, de nouveau,des cris retentirent à l’intérieur et au-dessus d’elle.

C’était une voix d’homme où Véronique crut reconnaître la voixde son père. Elle recula de quelques pas. Brusquement, au premierétage, une des fenêtres s’ouvrit, et elle aperçut M. d’Hergemont,la figure bouleversée par une épouvante inexprimable, et quihaletait :

– Au secours ! Au secours ! Ah ! le monstre… Ausecours !

– Père ! père ! appela Véronique avec désespoir, c’estmoi !

Il baissa la tête un instant, ne parut pas voir sa fille, et,rapidement, essaya d’enjamber le balcon. Mais, derrière lui, il yeut une détonation et un des carreaux de la croisée vola enéclats.

– Assassin ! Assassin ! cria-t-il en rentrant dans lapièce.

Véronique, affolée, impuissante, regarda autour d’elle. Commentsecourir son père ? Le mur était trop élevé, sans rien quipermît de s’y accrocher. Tout à coup elle avisa, vingt mètres plusloin, au pied même de la maison, une échelle. Par un prodige devolonté et d’énergie, elle réussit, quoique cette échelle fût trèslourde, à la porter et à la dresser au-dessous de la fenêtreouverte.

Aux minutes les plus tragiques de la vie, lorsque l’esprit n’estplus que désordre et qu’effervescence, lorsque tout le corps estsecoué par le tremblement de l’angoisse, une certaine logiquecontinue d’associer nos idées les unes aux autres, et Véronique sedemandait pourquoi la voix d’Honorine ne se faisait pas entendre etpar quoi son intervention était retardée.

Elle pensait aussi à François. Où donc était François ?Avait-il suivi Stéphane Maroux dans sa fuite inexplicable ?Était-il parti à la recherche de secours ? Et puis, qui étaitcelui que M. d’Hergemont traitait de monstre etd’assassin ?

L’échelle n’atteignait pas la fenêtre, et Véronique se renditcompte aussitôt de l’effort qu’il lui faudrait faire pour enjamberle balcon. Cependant, elle n’hésita pas. Là-haut, on se battait,lutte mêlée de clameurs étouffées que poussait son père. Véroniquemonta. Tout au plus put-elle saisir le barreau inférieur du balcon.Mais une étroite corniche lui permit de se hisser sur un genou, depasser la tête et de voir le drame qui se déroulait dans lapièce.

À ce moment, M. d’Hergemont avait de nouveau reculé jusqu’à lafenêtre, un peu en arrière même, de sorte qu’elle le voyait presquede face. Il ne bougeait pas, les yeux hagards, les bras tendus enun geste indécis, comme dans l’attente d’une chose effrayante quiallait se produire.

Il bégaya :

– Assassin… assassin… Est-ce bien toi ? Ah ! soismaudit ! François ! François !

Sans doute appelait-il son petit-fils à son secours, et sansdoute François était-il en butte, lui aussi, à quelque attaque,peut-être blessé, peut-être mort !

Véronique retrouva un surcroît de force et réussit à mettre lepied sur la corniche.

– Me voilà !… me voilà !…, voulait-elle crier.

Mais sa voix expira dans sa gorge. Elle avait vu !… Ellevoyait !… En face de son père, à cinq pas de lui, contre lemur opposé de la pièce, il y avait un être qui braquait un revolversur M. d’Hergemont et le visait lentement. Et cet être… Oh !l’horreur !… Véronique reconnaissait le béret rouge dontHonorine avait parlé, la chemise de flanelle à boutons d’or… Etsurtout elle retrouvait, dans ce jeune visage convulsé par dessentiments atroces, l’expression même de Vorski aux heures où lesoulevaient ses instincts de haine et de férocité.

L’enfant ne la vit point. Ses yeux ne se détachaient pas du butqu’il voulait atteindre, et il semblait éprouver comme une joiesauvage à différer ainsi le geste fatal.

Véronique se taisait aussi. Les mots, les cris ne servaient àrien pour conjurer le péril. Ce qu’il lui fallait faire, c’était sejeter entre son père et son fils. Elle grimpa, s’accrocha, escaladala fenêtre.

Trop tard. Le coup partit. M. d’Hergemont tomba avec ungémissement de douleur.

Et en même temps, dans la même seconde où l’enfant tenait encorele bras tendu et où le vieillard s’effondrait, une porte s’ouvraitau fond. Honorine apparut, et l’abominable vision la frappa pourainsi dire en pleine figure.

– François ! hurla-t-elle… toi ! toi !

L’enfant bondit sur elle. La Bretonne tenta de lui barrer lepassage. Il n’y eut même pas de lutte. L’enfant recula d’un pas,leva brusquement l’arme qu’il tenait à la main, et tira.

Honorine plia les genoux et s’affaissa en travers de la porte.Et, tandis qu’il sautait par-dessus le corps et qu’il s’enfuyait,elle continuait à dire :

– François !… François !… non, ce n’est pas vrai…Ah ! est-ce possible ? François…

Un éclat de rire dehors. Oui, l’enfant avait ri. Véroniquel’entendit, ce rire affreux, infernal, pareil au rire de Vorski, ettout cela la brûlait d’une telle souffrance qu’elle reconnut sasouffrance d’autrefois, celle qui la brûlait en face deVorski !

Elle ne poursuivit pas le meurtrier. Elle ne l’appela point.

Près d’elle une voix faible murmurait son nom.

– Véronique… Véronique…

M. d’Hergemont gisait à terre et la regardait de ses yeuxvitreux, tout remplis de mort déjà.

Elle s’agenouilla près de lui, et comme elle essayait d’ouvrirson gilet et sa chemise ensanglantés, afin de panser la blessuredont il mourait, il l’écarta doucement de la main. Elle comprit queles soins étaient inutiles et qu’il voulait lui parler. Elle sepencha davantage.

– Véronique… pardon… Véronique…

Cela, c’était l’expression première de sa pensée défaillante.Elle le baisa au front en pleurant :

– Tais-toi, père… ne te fatigue pas…

Mais il avait autre chose à dire, et sa bouche articulaitvainement des syllabes qui ne formaient pas de sens et qu’elleécoutait désespérément. La vie s’en allait. L’esprit s’évanouissaitdans les ténèbres. Véronique colla l’oreille aux lèvres mêmes quis’épuisèrent en un dernier effort, et elle perçut ces mots :

– Prends garde… prends garde… la Pierre-Dieu.

Soudain il se dressa à demi. Ses yeux prirent de l’éclat, commeallumés par la lueur suprême d’une flamme qui s’éteignait.Véronique eut l’impression que son père, en la regardant,comprenait seulement toute la signification de sa présence etentrevoyait tous les dangers qui la menaçaient. Il prononça, d’unevoix rauque et terrifiée, mais bien distincte :

– Ne reste pas, c’est ta mort si tu restes… Sauve-toi de cetteîle… Va-t’en… Va-t’en…

Sa tête retomba. Il balbutia encore quelques mots que Véroniquesurprit :

– Ah ! la croix… les quatre croix de Sarek… ma fille … mafille, le supplice de la croix…

Et ce fut tout.

Il y eut un grand silence, un silence énorme que la jeune femmesentit peser sur elle comme un fardeau dont le poids s’aggravait àchaque seconde.

– Sauve-toi de cette île !… répéta une voix… « Va-t’en. »C’est votre père qui vous l’ordonne, madame Véronique.

Honorine était auprès d’elle, livide, les deux mains collées àune serviette en tampon, rougie de sang, qu’elle tenait contre sapoitrine.

– Mais il faut vous soigner ! s’écria Véronique… Attendez…faites-moi voir.

– Plus tard… On s’occupera de moi plus tard…, bredouilla laBretonne. Ah ! le monstre ! si j’avais pu arriver àtemps ! mais la porte d’en bas était barricadée…

Véronique la supplia :

– Laissez-vous soigner… Entendez-vous…

– Tout à l’heure… D’abord… Marie Le Goff, la cuisinière au boutde l’escalier… elle est blessée aussi… à mort peut-être… allezvoir…

Véronique sortit par la porte du fond, celle que son fils avaitfranchie en s’enfuyant. Il y avait un vaste palier. Sur lespremières marches, repliée sur elle-même, Marie Le Goff râlait.

Elle mourut presque aussitôt, sans avoir repris connaissance,troisième victime du drame incompréhensible.

Selon la prédiction du vieux Maguennoc, M. d’Hergemont avaitbien été la seconde victime.

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