L’Île aux trente cercueils

Chapitre 4Les pauvres gens de Sarek

Lorsque Véronique eut pansé la plaie d’Honorine, – plaie peuprofonde et qui ne paraissait pas mettre en danger les jours de laBretonne, – lorsqu’elle eut transporté le corps de Marie Le Goffdans la grande pièce encombrée de livres et meublée comme uncabinet de travail où reposait son père, elle ferma les yeux de M.d’Hergemont, le recouvrit d’un drap et se mit à prier. Mais lesmots de prière ne venaient pas à ses lèvres, et son esprit nes’arrêtait sur aucune pensée. Elle était comme assommée par lescoups répétés du malheur. Assise, la tête entre ses mains, elleresta là près d’une heure, tandis qu’Honorine dormait d’un sommeilde fièvre.

De toutes ses forces elle repoussait l’image de son fils, commeelle avait toujours repoussé celle de Vorski. Mais les deux imagesse confondaient, tournaient autour d’elle, dansaient devant sesyeux clos, ainsi que ces clartés qui, dans l’ombre de nos paupièresobstinément fermées, passent, repassent, se multiplient ets’unissent. Et ce n’était qu’une même face, cruelle, sardonique,grimaçante et hideuse.

Elle ne souffrait pas comme souffre une mère qui pleure un fils.Son fils était mort depuis quatorze ans, et celui qui venait deressusciter, celui pour lequel toutes les ressources de satendresse maternelle étaient prêtes à jaillir, celui-là devenaitsubitement un étranger, pis que cela, le fils de Vorski !Comment eût-elle souffert ?

Mais quelle blessure au plus profond de son être ! Quelbouleversement, pareil à ces cataclysmes qui secouent toute unepaisible région jusqu’en ses entrailles ! Quel spectacle del’enfer ! Quelle vision de folie et d’horreur ! Quel jeuironique du plus épouvantable destin ! Son fils tuant sonpère, au moment où, après tant d’années de séparation et de deuil,elle allait embrasser l’un et l’autre, et vivre dans la douceur etdans l’intimité ! Son fils assassin ! Son fils semant lamort ! Son fils braquant l’arme implacable, et tuant de touteson âme et de toute sa joie perverse !

Les motifs qui pouvaient expliquer de tels actes, elle ne s’ensouciait point. Pourquoi son fils avait-il fait cela ?Pourquoi son professeur, Stéphane Maroux, complice sans doute,instigateur peut-être, s’était-il enfui avant le drame ?Autant de questions qu’elle ne cherchait pas à résoudre. Elle nepensait qu’à la scène effrayante, au carnage, à la mort. Et elle sedemandait si la mort n’était point pour elle l’unique refuge etl’unique dénouement.

– Madame Véronique, murmura la Bretonne.

– Qu’y a-t-il ? fit la jeune femme, éveillée de sastupeur.

– Vous n’entendez pas ?

– Quoi ?

– On sonne au rez-de-chaussée. Ce doit être vos valises qu’onapporte.

Vivement elle se leva.

– Mais que dois-je dire ? Comment expliquer ?… Sij’accuse cet enfant…

– Pas un mot, je vous en prie. Laissez-moi parler.

– Vous êtes bien faible, ma pauvre Honorine.

– Non, non, ça va mieux.

Véronique descendit et, au bas de l’escalier, dans un largevestibule dallé de noir et de blanc, tira les verrous d’une grandeporte.

C’était, en effet, un des matelots.

– J’ai frappé à la cuisine, dit l’homme. Marie Le Goff n’estdonc pas là ? Et Mme Honorine ?…

– Honorine est en haut et désire vous parler.

Le matelot la regarda, parut impressionné par cette jeune femmesi pâle et si grave, et la suivit sans mot dire.

Honorine attendait au premier étage, debout devant la porteouverte.

– Ah ! c’est toi, Corréjou ?… Écoute-moi bien… et pasd’histoires, n’est-ce pas ?

– Qu’y a-t-il, m’ame Honorine ? mais vous êtesblessée ? Qu’y a-t-il ?

Elle découvrit l’embrasure de la porte et prononça simplement,montrant sous leurs suaires les deux cadavres :

– M. Antoine et Marie Le Goff… assassinés tous deux…

La figure de l’homme se décomposa. Il balbutia :

– Assassinés… est-ce possible ?… Par qui ?

– Je ne sais pas, nous sommes arrivées après.

– Mais… le petit François ?… M. Stéphane ?…

– Disparus… on a dû les tuer aussi.

– Mais… mais… Maguennoc ?

– Maguennoc ?… pourquoi parles-tu de lui,Corréjou ?

– J’en parle… j’en parle… parce que si Maguennoc est vivant…tout ça… c’est une autre affaire. Maguennoc a toujours dit que ceserait lui le premier. Et Maguennoc ne dit que des choses dont ilest certain. Maguennoc connaît le fond même des choses.

Honorine réfléchit, puis déclara :

– Maguennoc a été tué.

Cette fois Corréjou perdit tout sang-froid, et son visageexprima cette sorte de terreur folle que Véronique avait, àdiverses reprises, notée chez Honorine. Il se signa et dit à voixtrès basse :

– Alors… alors… voilà que ça arrive, m’ame Honorine ?…Maguennoc l’avait bien annoncé… Encore l’autre jour, dans mabarque, il nous l’a dit : « Ça ne va pas tarder… Tout le mondedevrait partir. »

Et, brusquement, le matelot fit demi-tour et se sauva versl’escalier.

– Reste là, Corréjou, commanda Honorine.

– Il faut partir, Maguennoc l’a dit. Tout le monde doitpartir.

– Reste là, répéta Honorine.

Et comme le matelot s’arrêtait, indécis, elle continua :

– Nous sommes d’accord. Il faut partir. On partira demain à lafin de la journée. Mais, auparavant, on doit s’occuper de M.Antoine et de Marie Le Goff. Voici, tu vas nous envoyer les sœursArchignat pour la veillée des morts. Ce sont d’assez méchantesfemmes, mais elles ont l’habitude. Sur les trois, il faut que deuxviennent. Ce sera, pour chacune, le double de leur prixordinaire.

– Et après, m’ame Honorine ?

– Tu t’occuperas des cercueils avec tous les vieux, et dès lepetit matin on mettra les corps en terre bénite, dans le cimetièrede la chapelle.

– Et après, m’ame Honorine ?

– Après, tu seras libre, les autres aussi. Vous pourrez fairevos paquets et filer.

– Mais vous, m’ame Honorine ?

– Moi, j’ai le canot. Assez bavardé. Nous sommesd’accord ?

– Nous sommes d’accord. C’est une nuit simplement à passer. Maisje suppose bien que d’ici demain il n’y aura pas denouveau ?…

– Mais non… mais non… Va, Corréjou… Dépêche-toi. Et surtout nedis pas aux autres que Maguennoc est mort. Sans quoi on ne pourraitplus les tenir.

– Promis, m’ame Honorine.

Le matelot partit en hâte.

Une heure plus tard survenaient deux des sœurs Archignat,vieilles créatures osseuses et desséchées, qui avaient l’air desorcières, et dont la coiffe aux ailes de velours noir était saleet crasseuse. Honorine fut transportée dans la chambre qu’elleoccupait à l’extrémité de l’aile gauche et sur le même étage.

La veillée des morts commença.

Cette nuit, Véronique la passa d’abord auprès de son père, puisau chevet d’Honorine, dont l’état semblait moins bon. Elle finitpar s’assoupir, et fut réveillée par la Bretonne, qui lui dit dansun de ces accès de fièvre où la conscience ne perd pas toutelucidité :

– François doit se cacher… ainsi que M. Stéphane… Il y a descachettes sûres dans l’île, que Maguennoc leur avait montrées.Donc, on ne les verra pas, et on ne saura rien de ce côté.

– Vous êtes certaine ?

– Certaine… Alors, voilà… Demain, quand tout le monde auraquitté Sarek, et que nous serons seules toutes deux, je ferai lesignal avec ma conque, et il viendra ici.

Véronique se révolta :

– Mais je ne veux pas le voir !… J’ai horreur delui !… Comme mon père je le maudis… Mais pensez donc, il a tuémon père, sous mes yeux ! il a tué Marie Le Goff… il a vouluvous tuer ! Non, non, c’est de la haine, c’est du dégoût quej’ai pour ce monstre ! …

La Bretonne lui serra la main, d’un geste qui lui étaithabituel, et murmura :

– Ne le condamnez pas encore… il n’a pas su ce qu’ilfaisait.

– Que dites-vous ! Il n’a pas su ? Mais j’ai vu sesyeux ! les yeux de Vorski…

– Il n’a pas su… il était fou.

– Fou ? Allons donc ?

– Oui, madame Véronique. Je connais l’enfant. Il n’a pas sonpareil comme bonté. S’il a fait tout cela, c’est un coup de foliequ’il a eu… comme M. Stéphane. Ils doivent pleurer de désespoirmaintenant.

– Il est inadmissible… je ne puis croire…

– Vous ne pouvez croire parce que vous ne savez rien de ce quise passe… et de ce qui va se passer… Mais si vous saviez… Ah !il y a des choses… des choses…

Sa voix n’était plus perceptible. Elle se tut, mais ses yeuxrestaient grands ouverts et ses lèvres remuaient sans bruit.

Il n’y eut pas d’incidents jusqu’au matin. Vers cinq heures,Véronique entendit qu’on clouait les cercueils et presque aussitôtla porte de la chambre où elle se trouvait fut ouverte, et lessœurs Archignat entrèrent en coup de vent, très agitées, toutesdeux.

Elles avaient appris la vérité par Corréjou qui, pour se donnerdu cœur, avait bu un peu trop et parlait à tort et à travers.

– Maguennoc est mort ! crièrent-elles, Maguennoc est mort,et vous ne disiez rien ! Nous partons ! Vite, notreargent !

Une fois réglées, elles s’enfuirent à toutes jambes, et, uneheure après, d’autres femmes, averties par elles, accoururent etvoulurent entraîner ceux de leurs hommes qui travaillaient. Toutesproféraient les mêmes paroles.

– Il faut s’en aller ! Il faut tout préparer… Après, ilsera trop tard… Les deux barques peuvent emmener tout le monde.

Honorine dut s’entremettre avec toute son autorité et Véroniquedistribuer de l’argent. Et l’enterrement se fit en hâte. Il yavait, non loin de là, une vieille chapelle, consolidée par lessoins de M. d’Hergemont, et où tous les mois un prêtre dePont-l’Abbé venait dire la messe. À côté, l’ancien cimetière desabbés de Sarek. Les deux corps y furent ensevelis, et un vieillard,qui en temps ordinaire faisait fonction de sacristain, bredouillales paroles de bénédiction.

Tous ces gens semblaient atteints de démence. Leurs voix, leursgestes étaient saccadés. L’idée fixe du départ les obsédait, et ilsne s’occupèrent point de Véronique, qui priait et pleurait àl’écart.

Avant huit heures, tout était fini. Hommes et femmes dévalaientà travers l’île. Véronique, qui avait l’impression de vivre dans unmonde de cauchemars où les événements se succédaient en dehors detoute logique et sans aucun lien les uns avec les autres, Véroniqueretourna auprès d’Honorine, que son état de faiblesse avaitempêchée d’assister à l’enterrement de son maître.

– Je me sens mieux, dit la Bretonne. Nous partirons aujourd’huiou demain, et nous partirons avec François.

Et, comme Véronique s’indignait, elle répéta :

– Avec François, je vous le dis, et avec M. Stéphane. Et le plustôt possible. Moi aussi je veux partir… et vous emmener, ainsi queFrançois… Il y a la mort dans l’île… la mort est maîtresse ici… ilfaut lui laisser Sarek… Nous partirons tous.

Véronique ne voulut pas la contrarier. Mais vers neuf heures,des pas précipités se firent entendre de nouveau. C’était Corréjou,qui venait du village, et qui, dès l’entrée, cria :

– On a volé votre canot, m’ame Honorine ! Le canot adisparu !

– Impossible ! protesta la Bretonne.

Tout essoufflé, le matelot affirma :

– Il a disparu. Ce matin, j’avais deviné quelque chose… Maissans doute j’avais bu un coup de trop… J’y ai pas pensé. Depuis,les autres ont vu comme moi. L’amarre a été coupée… Ça s’est passédans la nuit. Et on a filé. Ni vu ni connu.

Les deux femmes se regardèrent, et la même pensée les étreignit.François et Stéphane Maroux avaient pris la fuite.

Entre ses dents, Honorine marmotta :

– Oui… oui… c’est çà… il connaît le maniement.

Peut-être Véronique éprouva-t-elle un soulagement à savoir quel’enfant était parti et qu’elle ne le reverrait plus. MaisHonorine, reprise de peur, s’exclamait :

– Alors… alors… comment va-t-on faire ?…

– Faut partir tout de suite, m’ame Honorine. Les barques sontprêtes… chacun fait son paquet… À onze heures, plus personne auvillage.

Véronique s’interposa.

– Honorine n’est pas en état de partir…

– Mais si… je vais mieux…, déclara la Bretonne.

– Non. Ce serait absurde. Attendons un jour ou deux… Revenezaprès-demain, Corréjou.

Elle poussa vers la porte le matelot, qui d’ailleurs ne songeaitqu’à s’éloigner.

– Eh bien, c’est ça, après-demain, je reviendrai… Du reste, onne peut pas tout emporter… Il faudra bien revenir de temps à autrechercher des affaires… Soignez-vous bien, m’ame Honorine.

Il se précipita dehors.

– Corréjou ! Corréjou !

Honorine s’était soulevée sur son lit et appelaitdésespérément.

– Non, non, ne t’en va pas, Corréjou… Attends-moi, tu vas meporter dans ta barque.

Elle écouta, et comme le matelot ne revenait pas, elle voulut selever.

– J’ai peur… Je ne veux pas rester seule…

Véronique la retint.

– Mais vous ne restez pas seule, Honorine. Je ne vous quittepas.

Il y eut entre les deux femmes une véritable lutte, et Honorine,rejetée de force sur son lit, impuissante, gémissait :

– J’ai peur… j’ai peur… L’île est maudite… C’est tenter le bonDieu que d’y rester… La mort de Maguennoc, c’est l’avertissement…J’ai peur ! …

Elle délirait, mais gardait toujours cette demi-lucidité qui luipermettait de mêler certaines paroles claires et raisonnables auxparoles incohérentes où se montrait son âme superstitieuse deBretonne.

Elle agrippa Véronique par les deux épaules et articula :

– Je vous le dis… L’île est maudite… Un jour Maguennoc me l’aavoué : « Sarek, c’est une des portes de l’enfer : la porte estclose maintenant. Mais le jour où elle s’ouvrira, tous les malheurspasseront comme une tempête. »

Sur les instances de Véronique, elle se calma un peu, et c’estd’une voix plus douce, qui allait en s’éteignant, qu’elle continua:

– Il aimait bien l’île, cependant… comme nous tous. Il enparlait alors d’une façon que je ne comprenais pas : « La porte estdouble, Honorine, et elle ouvre également sur le Paradis. » Oui,oui, l’île était bonne à habiter… Nous l’aimions… Maguennoc yfaisait pousser des fleurs… Oh ! ces fleurs… elles sonténormes… trois fois plus hautes… et plus belles.

Des minutes lourdes s’écoulèrent. La chambre occupait àl’extrémité de la maison une aile qui formait saillie et dont lesfenêtres avaient vue à droite et à gauche de l’île, par-dessus lesrochers qui dominaient la mer.

Véronique s’assit, les yeux fixés sur les vagues blanches que labrise, plus forte, agitait davantage. Le soleil s’élevait dans labrume épaisse où les côtes de la Bretagne demeuraient invisibles.Mais, à l’occident, le regard, par-delà la ceinture d’écume quetrouaient les pointes noires des écueils, pouvait s’étendre versles plaines désertes de l’Océan.

Assoupie, la Bretonne murmurait :

– On dit que la porte, c’est une pierre… et qu’elle vient detrès loin, d’un pays étranger… c’est la Pierre-Dieu. On dit aussique c’est une pierre précieuse… qui est d’or et d’argent mélangés.La Pierre-Dieu… la pierre qui donne mort ou vie… Maguennoc l’a vue…Il a ouvert la porte et il a passé le bras… Et sa main… sa main esttombée en cendres.

Véronique se sentait oppressée. Elle aussi, la peur peu à peu lagagnait, ainsi qu’une eau mauvaise qui suinte et qui pénètre. Lesévénements horribles auxquels, depuis quelques jours, elleassistait avec effroi, semblaient en provoquer d’autres plusterribles encore, qu’elle attendait comme un ouragan que toutannonce et qui va tout emporter dans sa course vertigineuse.

Elle les attendait. Elle ne doutait pas qu’ils ne vinssent,déchaînés par la puissance fatale qui multipliait contre elle sesattaques redoutables.

– Vous ne voyez pas les barques ? demanda Honorine.

Véronique objecta :

– On ne peut les voir d’ici.

– Si, si, c’est le chemin qu’elles prendront sûrement, ellessont lourdes, et il y a une passe plus large à la pointe.

De fait, après un instant, Véronique vit saillir au tournant dupromontoire l’avant d’une barque.

Elle enfonçait profondément dans l’eau, très chargée, encombréede caisses et de paquets sur lesquels des femmes et des enfantsavaient pris place. Quatre hommes ramaient vigoureusement.

– C’est celle de Corréjou, dit Honorine, qui avait sauté de sonlit, à moitié vêtue… Et voici l’autre, tenez.

La seconde barque débouchait, aussi pesante. Trois hommesseulement ramaient et une femme.

Elles étaient toutes deux trop loin – peut-être sept à huitcents mètres – pour qu’on pût discerner les visages. Mais aucunbruit de voix ne montait de ces lourdes coques chargées de misère,qui fuyaient devant la mort.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Honorine, pourvu qu’ilssortent de l’enfer !

– Que pouvez-vous craindre, Honorine ? Rien ne lesmenace.

– Si, tant qu’ils n’auront pas quitté l’île.

– Mais ils l’ont quittée.

– Tout autour de l’île, c’est encore l’île. C’est là queguettent les cercueils.

– Mais la mer n’est pas mauvaise.

– Il y a autre chose que la mer… ce n’est pas la mer qui estl’ennemie.

– Alors, quoi ?

– Je ne sais pas, je ne sais pas.

Les deux barques montaient vers la pointe du nord. Deux passess’ouvraient à elles, que la Bretonne désigna d’après le nom de deuxécueils, le Roc au Diable et la Dent de Sarek.

Presque aussitôt, il fut visible que Corréjou avait choisi lapasse du Diable.

– Ils l’atteignent, notait la Bretonne. Ils y sont… Cent mètresencore, et c’est le salut…

Elle eut presque un ricanement.

– Ah ! toutes les machinations du diable vont êtredéjouées, madame Véronique, je crois bien que nous serons sauvées,vous et moi, et tous ceux de Sarek.

Véronique demeura silencieuse. Son oppression continuait,d’autant plus accablante qu’elle ne pouvait l’attribuer qu’à cesvagues pressentiments qu’il est impossible de combattre. Elle avaitfixé une ligne en deçà de laquelle le danger persistait, et cetteligne, Corréjou ne l’avait pas encore atteinte.

Honorine grelottait de fièvre. Elle marmotta :

– J’ai peur… j’ai peur…

– Mais non, déclara Véronique, en se raidissant. C’est absurde.D’où peut venir le danger ?

– Ah ! cria la Bretonne. Qu’est-ce que c’est ?Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Toutes deux avaient collé leur front contre les vitres etregardaient éperdument. Là-bas quelque chose avait pour ainsi direjailli de la Dent de Sarek. Et, tout de suite, elles reconnurent lecanot à moteur dont elles s’étaient servies la veille et dontCorréjou avait annoncé la disparition.

– François ! … François ! … articula Honorine avecstupeur. François et M. Stéphane ! …

Véronique reconnaissait l’enfant. Il se tenait debout à l’avantdu canot et faisait des signes aux gens des deux barques. Leshommes répondirent en agitant leurs avirons, tandis que les femmesgesticulaient. Malgré l’opposition de Véronique, Honorine ouvritles deux battants de la fenêtre, et elles entendirent des bruits devoix parmi les crépitements du moteur, mais ne purent saisir uneseule parole.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? répéta la Bretonne… Françoiset M. Stéphane… Pourquoi n’ont-ils pas gagné la côte ?

– Peut-être, expliqua Véronique, ont-ils craint d’être remarquéset interrogés à leur atterrissage…

– Mais non, on les connaît, surtout François, qui m’accompagnaitsouvent. En outre, les papiers d’identité sont dans le canot. Non,non, ils attendaient là, cachés derrière la roche.

– Mais, Honorine, s’ils se cachaient, pourquoi se montrent-ils,maintenant ?

– Ah voilà… voilà… je ne comprends pas… et ça me semble drôle…Que doivent penser Corréjou et les autres ?

Les deux barques, dont la seconde glissait alors dans le sillagede la première, s’étaient presque arrêtées. Tous les passagerssemblaient retournés vers le canot qui avançait rapidement dansleur direction et qui ralentit lorsqu’il arriva à hauteur de laseconde. De la sorte, il continua de filer suivant une ligne qui setrouvait parallèle à la ligne des deux barques et distante dequinze ou vingt mètres.

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas… murmura laBretonne.

Le moteur était éteint, et le canot gagna ainsi, à allure trèsdouce, l’intervalle qui séparait les deux barques.

Et soudain les deux femmes virent que François se baissait, puisse dressait, et ramenait le bras droit en arrière comme s’il allaitlancer quelque chose.

En même temps, Stéphane Maroux agissait de la même façon.

L’événement se produisit, brusque et terrifiant.

– Ah ! cria Véronique.

Elle se cacha les yeux une seconde, mais releva la têteaussitôt, et vit, dans toute son horreur, l’affreux spectacle.

Deux choses avaient été jetées à travers le petit espace, unechose partie de l’avant, lancée par François, une autre del’arrière, lancée par Stéphane Maroux.

Et tout de suite deux gerbes de feu jaillirent des deux barques,suivies de deux tourbillons de fumée.

Les détonations retentirent. Un instant, on ne distingua rien dece qui se passait au milieu de ce nuage noir. Puis le rideaus’écarta, rabattu de côté par le vent, et Véronique et la Bretonnevirent les deux barques qui s’enfonçaient rapidement, tandis quedes êtres sautaient dans la mer.

La vision – et quelle vision infernale ! – ne fut paslongue. Elles aperçurent, debout sur une des bouées, une femme quitenait un enfant dans ses bras et qui ne bougeait pas, puis descorps immobiles, atteints sans doute par l’explosion, puis deuxhommes qui se battaient, fous peut-être. Et tout cela disparut avecles barques.

Quelques remous, des points noirs qui surnagent. Ce futtout.

Honorine et Véronique n’avaient pas dit un seul mot, muettesd’épouvante. L’événement dépassait tout ce que leur angoisse avaitpu imaginer.

À la fin, Honorine porta la main à sa tête et dit d’une voixsourde, dont Véronique devait se rappeler l’intonation :

– Ma tête éclate… Ah ! les pauvres gens de Sarek ! …C’étaient mes amis… mes amis d’enfance… et on ne les reverra pas…Jamais la mer ne rend ses morts à Sarek. Elle les garde… Elle a descercueils tout prêts… mille et mille cercueils cachés… Ah ! matête éclate… Je deviens folle… folle comme François… mon pauvreFrançois !

Véronique ne répondit pas. Elle était livide. De ses doigtscrispés, elle s’accrochait au balcon et regardait comme on regardeau fond d’un abîme où l’on va se jeter. Qu’allait faire sonfils ? Sauver ces gens, dont on entendait maintenant leshurlements de détresse, les sauver sans retard ? On peut avoirdes accès de folie, mais les crises s’apaisent devant certainsspectacles.

Le canot avait reculé dès l’abord pour n’être pas entraîné parles remous. François et Stéphane, dont on voyait toujours le béretrouge et le béret blanc, étaient debout, aux mêmes postes d’avantet d’arrière, et ils tenaient dans leurs mains… Les deux femmesdiscernaient mal, à cause de la distance, ce qu’ils tenaient dansleurs mains. Cela avait l’air de bâtons un peu longs…

– Des perches pour secourir… murmura Véronique.

– Ou des fusils… répondit Honorine.

Les points noirs flottaient. Il y en avait neuf, les neuf têtesdes survivants dont on devinait aussi, parfois, les bras quigesticulaient, et dont on percevait les appels.

Quelques-uns s’éloignèrent en hâte du canot, mais quatre d’entreeux s’en approchèrent, et, de ces quatre-là, il y en eut deux quine pouvaient tarder à l’atteindre.

Soudain, François et Stéphane firent le même mouvement,mouvement de tireurs qui épaulent.

Deux lueurs scintillèrent, tandis que parvenait le bruit d’unedétonation.

Les têtes des deux nageurs disparurent.

– Ah ! les monstres, bégaya Véronique, qui tomba à genoux,toute défaillante.

Près d’elle, Honorine se mit à vociférer :

– François !… François !…

La voix ne portait pas, trop faible et contrariée par le vent.Mais la Bretonne continuait :

– François !… Stéphane !…

Et ensuite elle courut à travers sa chambre, puis dans lescouloirs, à la recherche de quelque chose, et elle revint vers lafenêtre, toujours en proférant :

– François ! François !… Écoute…

Elle avait fini par trouver le coquillage qui lui servait designal. Mais, l’ayant porté à sa bouche, elle ne put en tirer quedes sons indistincts et sourds.

– Ah ! malédiction balbutia-t-elle en rejetant la conque.Je n’ai plus de force… François !… François !…

Elle était effrayante à voir, les cheveux en désordre, la sueurde la fièvre sur son visage. Véronique la supplia :

– Honorine, je vous en prie !

– Mais regardez-les ! regardez-les !

Là-bas, le canot allait de l’avant, les deux tireurs à leurposte, et l’arme prête pour le crime.

Les survivants s’enfuyaient, deux d’entre eux restaient enarrière.

Ces deux-là furent visés. Leurs têtes disparurent.

– Mais regardez-les, scandait la Bretonne d’un ton rauque… C’estla chasse ! … On abat le gibier ! … Ah ! les pauvresgens de Sarek !

Un coup de fusil encore. Un point noir sombra.

Véronique se tordait de désespoir. Elle secouait les barreaux dubalcon, comme les barreaux d’une cage qui l’eût emprisonnée.

– Vorski !… Vorski !… gémissait-elle, assaillie par lesouvenir de son mari… C’est le fils de Vorski.

Brusquement elle fut prise à la gorge, et elle aperçut, contreson visage, le visage méconnaissable de la Bretonne.

– C’est ton fils à toi, bredouillait Honorine… soit maudite… tues la mère du monstre, et tu seras punie…

Et elle éclata de rire, en trépignant des pieds, dans un accèsd’hilarité qui la convulsait.

– La croix ! oui, la croix… tu monteras sur la croix… Desclous aux mains !… Quel châtiment !… Des clous auxmains !

Elle était folle.

Véronique se dégagea et voulut la contraindre à l’immobilité,mais Honorine, avec une rage méchante, la repoussa, lui fit perdrel’équilibre, et, vivement, escalada le balcon.

Elle demeura debout sur la fenêtre en levant les bras et envociférant de nouveau :

« François !… François ! »

De ce côté de la maison, par suite d’un niveau différent,l’étage était moins haut. La Bretonne sauta dans l’allée, latraversa, franchit des massifs qui la bordaient, et courut vers lacrête des rochers qui formaient la falaise et surplombaient lamer.

Un instant elle s’arrêta, cria trois fois le nom de l’enfantqu’elle avait élevé, et, la tête en avant, se jeta dansl’abîme.

Au loin, la chasse à l’homme s’achevait. Une à une les têtess’enfoncèrent. Le massacre était fini.

Alors, le canot que montaient François et Stéphane s’enfuit versla côte de Bretagne, vers les plages de Beg-Meil et deConcarneau.

Véronique restait seule dans l’Ile aux Trente Cercueils.

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