L’Île aux trente cercueils

Chapitre 4Le vieux Druide

Les trois complices, qui connaissaient à merveille toutes lesfinesses de la langue française et n’ignoraient aucun termed’argot, ne se trompèrent pas un instant sur le vrai sens de cetteexclamation imprévue. Ils furent stupéfaits.

Vorski interrogea Conrad et Otto.

– Hein ? Que dit-il ?

– Oui, oui, vous avez bien entendu… c’est cela… réponditOtto.

À la fin, Vorski fit une nouvelle tentative sur l’épaule del’inconnu, lequel se retourna sur sa couche, s’étira, bâilla, parutse rendormir, et soudain, vaincu, proféra, en s’asseyant à demi:

– Enfin, quoi ! on ne peut donc plus roupiller à son aisedans cette boîte-là ?

Un jet de lumière l’aveugla, et il marmotta, effaré :

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’on me veut ?

Vorski posa la lanterne sur un ressaut de la paroi et son visageapparut ainsi en pleine clarté. Le vieillard, qui continuaitd’exhaler sa mauvaise humeur en plaintes incohérentes, regarda soninterlocuteur, se calma peu à peu, prit même une expressionaimable, presque souriante, et, tendant la main, s’écria :

– Ah ça ! mais c’est donc toi, Vorski ? Commentvas-tu, vieille branche ?

Vorski eut un haut-le-corps. Qu’il fût connu du vieillard et quecelui-ci l’appelât par son nom, cela ne l’étonnait pas outremesure, puisqu’il avait la conviction, en quelque sorte mystique,qu’il était attendu comme un prophète. Mais, pour un prophète, pourun missionnaire illuminé et vêtu de gloire, qui se présente devantun inconnu que couronne la double majesté de l’âge et du rangsacerdotal, il était pénible d’être accueilli sous la désignationde « vieille branche ».

Hésitant, inquiet, ne sachant à qui il avait affaire, il demanda:

– Qui êtes-vous ? pourquoi êtes-vous ici ? commentêtes-vous venu ?

Et, comme l’autre le contemplait d’un air surpris, il répétaplus fortement :

– Répondez donc, qui êtes-vous ?

– Ce que je suis ? repartit le vieillard avec une voixéraillée et chevrotante, ce que je suis ? par Teutatès, dieudes Gaulois, c’est toi qui me poses une pareille question ?Alors, tu ne me reconnais pas ? Voyons, rappelle-toi… ce bonSégenax… hein ! tu te souviens ?… le père deVelléda ?… ce bon Ségenax, magistrat vénéré chez les Rhédons,de qui Chateaubriand parle au tome premier de sesMartyrs ? Ah ! je vois que ta mémoire serafraîchit.

– Qu’est-ce que vous me chantez là ! s’écria Vorski.

– Je ne chante pas ! J’explique ma présence ici et lestristes événements qui m’y ont amené jadis. Dégoûté par la conduitescandaleuse de Velléda, qui avait « fauté » avec le sinistreEudore, je suis entré, comme qui dirait aujourd’hui, à la Trappe,c’est-à-dire que j’ai passé brillamment mon bachot ès druides.Depuis, à la suite de quelques frasques – oh ! presque rien…trois ou quatre bordées vers la capitale où m’attiraient Mabilleet, plus tard le Moulin-Rouge -, depuis, j’ai dû accepter la petiteplace que j’occupe ici, un poste de tout repos, comme tu vois…gardien de la Pierre-Dieu… un poste d’embusqué, quoi !

La stupeur et l’inquiétude de Vorski augmentaient à chaqueparole. Il consulta ses compagnons.

– Cassez-lui la tête, répétait Conrad, c’est mon idée, et jen’en démords pas.

– Et toi, Otto ?

– Moi, je dis qu’il faut se méfier.

– Évidemment, il faut se méfier.

Mais le vieux Druide entendit le mot. S’aidant d’un bâton surlequel il s’appuyait, il se leva et cria :

– Qu’est ce que ça signifie ? Se méfier de moi ! Elleest raide, celle-là ! Me traiter de fumiste ! Tu n’asdonc pas vu ma hache, et, sur le manche de cette hache, le dessinde la croix gammée ? Hein, la croix gammée, le signe solairecabalistique par excellence. Et ça ! qu’est-ce quec’est ? (Il montrait son chapelet d’oursins.) Hein !qu’est-ce que c’est ? des crottes de lapin ? Vous en avezdu culot ! Appeler des crottes de lapin des œufs de serpent, «des œufs qu’ils finissent par former de la bave et de l’écume deleurs corps mêlés, et qu’ils rejettent en l’air au milieu desifflements ». C’est Pline lui-même qui l’a dit ! Tu ne vaspas aussi traiter Pline de fumiste, j’espère ? En voilà unclient ! Se méfier de moi, alors que j’ai tous mes diplômes devieux Druide, toutes mes patentes, tous mes brevets, tous mescertificats signés par Pline et par Chateaubriand. Quelculot ! Non, vrai, tu en trouveras des vieux Druides de monespèce, authentiques, de l’époque, avec leur patine ancienne etleur barbe séculaire ! Moi, un fumiste ! moi qui possèdetoutes les traditions et qui jongle avec les coutumesd’antan ! Veux-tu que je te danse le pas du vieux Druide, telque je l’ai dansé devant Jules César ? Le veux-tu ?

Et sans attendre la réponse, le vieillard, jetant son bâton, semit à esquisser des entrechats fantaisistes et des gigueséchevelées avec une souplesse tout à fait extraordinaire. Etc’était le spectacle le plus cocasse que de le voir sauter ettourniquer, le dos ployé, les bras ballants, les jambes fusant àdroite et à gauche, de dessous la tunique, la barbe suivant lesévolutions du corps qui se trémoussait, tandis que la voixchevrotante annonçait successivement les diverses reprises :

– Le pas du vieux Druide ou les Délices de Jules César.Ohé !… la danse du gui sacré, vulgairement appelée danse deSaint-Guy ! … La valse des œufs de serpent, avec musique dePline… Ohé ! ohé ! plus de spleen !… La Vorska, outango-des trente cercueils ! … L’hymne du prophèterouge ! Alléluia ! Alléluia ! Gloire auprophète !

Quelques moments encore il continua ses bonds endiablés, puis,brusquement, il s’arrêta devant Vorski, et, d’un ton grave :

– Assez de bavardage ! Parlons sérieusement. Je suis chargéde te remettre la Pierre-Dieu. Maintenant que tu es convaincu,es-tu prêt à prendre livraison de la marchandise ?

Les trois complices étaient absolument ahuris. Vorski ne savaitque faire, impuissant à comprendre ce que c’était que ce damnépersonnage.

– Eh ! fichez-moi la paix ! s’écria-t-il avec colère.Que voulez-vous ? Quel est votre but ?

– Comment, mon but ? Mais je viens de te le dire : teremettre la Pierre-Dieu.

– Mais de quel droit ? À quel titre ?

Le vieux druide hocha la tête.

– Oui, je saisis la chose… ça ne se passe pas du tout comme tucroyais. Évidemment, n’est-ce pas ? tu arrives ici toutfrétillant, heureux et fier de l’œuvre accomplie. Juge un peu… dela fourniture pour trente cercueils, quatre femmes en croix, desnaufrages, du sang plein tes mains, des crimes plein tes poches.Tout ça, ce n’est pas de la petite bière, et tu t’attendais à uneréception imposante, avec cérémonie officielle, pompes solennelles,chœurs antiques, théories d’eubages et de bardes, ostensoirs,sacrifices humains, enfin du chichi, le grand jeu gaulois !…Et, au lieu de cela, un pauvre diable de Druide qui roupille dansun coin et qui t’offre tout crûment la marchandise. Quelle chute,messeigneurs ! Que veux-tu, Vorski ? on fait ce qu’onpeut et chacun agit selon ses moyens. Je ne roule pas sur l’or,moi, et je t’ai déjà avancé, outre le blanchissage de quelquestuniques blanches, treize francs quarante pour feux de bengale,jets de flammes, et tremblement de terre nocturne.

Vorski tressauta, hors de lui, comprenant soudain.

– Qu’est-ce que vous dites ? Comment c’était…

– Pour sûr que c’était moi Qui voulais-tu que ce fût ?Saint Augustin ? À moins que tu n’aies supposé uneintervention divine et qu’hier soir, dans l’île, les dieux aientpris soin de t’envoyer un archange vêtu d’une tunique blanche pourte conduire au chêne creux ! … Vraiment, tu exagères.

Vorski serra les poings. Ainsi l’homme vêtu de blanc, qu’ilavait poursuivi la veille, n’était autre que cetimposteur !

– Ah ! gronda-t-il, je n’aime pas beaucoup qu’on se paye matête !

– Qu’on se paye ta tête ! s’écria le vieillard. Tu en as debonnes, mon petit. Et qui donc m’a traqué comme une bête fauve, quej’en étais à bout de souffle ? Et qui donc m’a collé deuxballes dans ma tunique numéro un ? En voilà un client !Aussi, ça m’apprendra à faire le zèbre !

– Assez, assez, proféra Vorski, exaspéré. Assez ! Pour ladernière fois, qu’est-ce que vous me voulez ?

– Je m’esquinte à te le dire. Je suis chargé de te remettre laPierre-Dieu.

Chargé par qui ?

– Ah ! ça, je n’en sais fichtre rien, par exemple !J’ai toujours vécu avec cette idée qu’il apparaîtrait un jour àSarek un nommé Vorski, prince germain, qui abattrait ses trentevictimes, et à qui je devais faire un signai convenu lorsque satrentième victime rendrait le dernier soupir. Alors, comme je suisesclave de la consigne, j’ai préparé mon petit baluchon, j’aiacheté, chez un quincaillier de Brest, deux feux de bengale à troisfrancs soixante-quinze centimes pièce, plus quelques pétards dechoix, et, à l’heure dite, je me perchais dans mon observatoire, unrat de cave à la main, tout prêt. Quand tu gueulé, du haut de tonarbre : « Elle est morte ! Elle est morte ! » j’ai penséque c’était le bon moment, j’ai allumé mes bengales, et, avec mespétards, j’ai secoué les entrailles de la terre. Voilà. Tu esfixé.

Vorski avança, les poings levés. Ce flux de paroles, ce flegmeimperturbable, cette faconde, cette voix goguenarde et tranquille,tout cela le mettait hors de lui.

– Un mot de plus, et je t’assomme, cria-t-il. J’en aiassez !

– T’appelles-tu Vorski ?

– Oui, et après ?

– Es-tu prince germain ?

– Oui, oui, et après ?

– As-tu abattu tes trente victimes ?

– Oui ! oui ! oui !

– Eh bien ! alors tu es mon homme. J’ai une Pierre-Dieu àte remettre, je te la remettrai, coûte que coûte. C’est comme çaque je suis, moi. Il faut que tu la bouffes, ta pierre àmiracles.

– Mais je m’en moque de la Pierre-Dieu ! hurla Vorski entrépignant. Et je me moque de toi. Je n’ai besoin de personne. LaPierre-Dieu ! Mais je l’ai, elle est à moi, je la possède.

– Montre voir.

– Et ça, qu’est-ce que c’est ? fit Vorski en sortant de sapoche la petite bille trouvée dans le pommeau.

– Ça ? demanda le vieillard d’un air surpris. Où as-tupêché ça ?

– Dans le pommeau de ce sceptre, que j’ai eu l’idée dedévisser.

– Et qu’est-ce que c’est ?

– C’est un fragment de la Pierre-Dieu.

– Tu es fou.

– Alors, qu’est-ce que c’est, selon toi ?

– Ça, c’est un bouton de culotte.

– Hein ?

– Un bouton de culotte.

– La preuve ?

– Un bouton de culotte dont la tige est cassée, un bouton deculotte comme en emploient les nègres du Sahara. J’en ai toute uneparure.

– La preuve, sacrédieu !

– C’est moi qui l’y ai mis.

– Pour quoi faire ?

– Pour remplacer la pierre précieuse, que Maguennoc avaitchipée, celle qui l’a brûlé, et qui l’a forcé à se couper lamain.

Vorski se tut. Il était désorienté. Il ne savait plus quel partiprendre et quelle conduite tenir à l’égard de ce singulieradversaire.

Le vieux Druide se rapprocha de lui, et, doucement, d’un airpaternel :

– Non, vois-tu, mon petit, tu n’en sortiras pas sans moi. Moiseul ai la clef de la serrure et le mot du coffre. Pourquoihésites-tu ?

– Je ne vous connais pas.

– Enfant ! Si je te proposais quelque chose d’indélicat etqui soit incompatible avec ton honneur, je comprendrais tesscrupules. Mais mon offre est de celles qui ne sauraient froisserla conscience la plus chatouilleuse. Hein ? ça colle ?Non ? Pas encore ? Mais, par Teutatès, qu’est-ce qu’il tefaut, incrédule Vorski ? Un miracle, peut-être ?Seigneur, pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Mais desmiracles, j’en ponds treize à la douzaine. Tous les matins, enprenant mon café au lait, j’accomplis mon petit miracle. Pensedonc, un Druide ! Des miracles ? mais j’en ai plein maboutique. Je ne sais plus où m’asseoir. Qu’est-ce que tupréfères ? Rayon des résurrections ? Rayon des cheveuxqui repoussent ? de l’avenir dévoilé ? Tu n’as quel’embarras du choix. Tiens, à quelle heure ta trentième victimea-t-elle exhalé son dernier soupir ?

– Est-ce que je sais ?

– Onze heures cinquante-deux. Ton émotion fut si forte que tamontre en a été arrêtée. Regarde.

C’était absurde. Le choc produit par l’émotion n’a aucun effetsur la montre de celui qui a subi cette émotion. Cependant, malgrélui, Vorski tira sa montre : elle marquait onze heurescinquante-deux. Il essaya de la remonter, elle était cassée.

Le vieux Druide, sans lui laisser le temps de reprendre haleine,continua :

– Ça t’épate, hein ? Rien de plus simple, cependant, et deplus facile pour un Druide un peu à la hauteur. Un Druide voitl’invisible. Bien plus, il le fait voir à qui ça lui chante.Vorski, veux-tu voir ce qui n’existe pas ? Quel est tonnom ? Je ne parle pas de ton nom de Vorski, mais de ton vrainom, du nom de ton papa ?

– Silence là-dessus, commanda Vorski. C’est un secret que jen’ai révélé à personne.

– Alors, pourquoi l’écris-tu ?

– Je ne l’ai jamais écrit.

– Vorski, le nom de ton père est inscrit au crayon rouge, à lapage quatorze du petit carnet que tu portes sur toi. Regarde.

Machinalement, comme un automate dont les gestes sont réglés parune volonté étrangère, Vorski sortit de la poche intérieure de songilet un portefeuille qui contenait un cahier de pages blanchescousues ensemble. Il les feuilleta jusqu’à la quatorzième, puismarmotta avec un effroi inexprimable :

– Est-ce possible ! qui a écrit cela ? Et vousconnaissez ce qui est écrit ?…

– Veux-tu que je te le prouve ?

– Silence encore une fois ! Je vous défends…

– À ta guise, mon vieux. Moi, ce que j’en fais, c’est pourt’édifier. Et ça me coûte si peu ! Quand je commence à opérerdes miracles, je ne peux plus m’arrêter. Encore un, histoire derigoler. Tu portes à ton cou, sous ta chemise, au bout d’unechaînette d’argent, un médaillon ?

– Oui, fit Vorski dont les yeux brillaient de fièvre.

– Ce médaillon forme un cadre, vide de la photographie qu’ilencerclait autrefois ?

– Oui, oui… un portrait représentant…

– Représentant ta mère, je le sais, et que tu as perdu.

– Que j’ai perdu l’an dernier.

– Dis plutôt que tu crois l’avoir perdu, ceportrait.

– Allons donc ! le médaillon est vide.

– Tu crois qu’il est vide. Il ne l’est pas.Regarde.

Toujours d’un mouvement mécanique, les yeux écarquillés, Vorskidéfit le bouton de sa chemise et tira la chaînette. Le médaillonapparut. Il y avait dans un cercle d’or un portrait de femme.

– C’est elle… c’est elle…, murmura-t-il, bouleversé.

– Pas d’erreur ?

– Non.

– Alors, que dis-tu de tout cela, hein ? C’est pas duchiqué… c’est pas du battage. Le vieux Druide est un typed’attaque, et tu vas le suivre, n’est-ce pas ?

– Oui.

Vorski était vaincu. Cet homme le subjuguait. Ses instinctssuperstitieux, ses croyances ataviques aux puissances mystérieuses,sa nature inquiète et déséquilibrée, tout lui imposait unesoumission absolue. Sa méfiance persistait, mais ne l’empêchait pasd’obéir. Il demanda.

– Est-ce loin ?

– À côté. Dans le grand salon.

Otto et Conrad avaient écouté le dialogue en témoins abasourdis.Conrad essaya de protester. Mais Vorski lui ferma la bouche.

– Si tu as peur, va-t’en. Du reste – et il ajouta ces mots avecaffectation –, du reste, nous ne marchons que le revolver au poing.À la moindre alerte, feu.

– Feu sur moi ? ricana le vieux Druide.

– Feu sur n’importe quel ennemi.

– Eh bien, passe le premier, feu Vorski.

Et comme l’autre se rebiffait, il éclata de rire.

– Feu Vorski… tu n’as pas l’air de trouver ça drôle ?Oh ! moi non plus, d’ailleurs… Seulement, il faut biens’amuser… Eh bien, quoi, tu ne passes pas ?

Il les avait amenés tout au bout de la crypte, dans une massed’ombre où la lanterne leur montra une fente creusée au pied de lamuraille et qui s’enfonçait en descendant.

Après une hésitation, Vorski passa. Il dut ramper à genoux etsur les mains dans ce couloir étroit et tortueux, d’où il déboucha,une minute plus tard, au seuil d’une grande salle.

Les autres le rejoignirent.

Le vieux Druide déclara solennellement :

– La salle de la Pierre-Dieu.

Elle était profonde et majestueuse, pareille, comme dimensionset comme forme, à l’esplanade au-dessous de laquelle elles’étendait. Le même nombre de pierres debout, qui semblaient lescolonnes d’un temple immense, se dressaient aux mêmes endroits etcomposaient les mêmes alignements que les menhirs de l’esplanade –pierres taillées de la même façon à coups de hache ignorante etsans nul souci d’art ou de symétrie. Le sol était fait de dallesénormes et irrégulières, coupées par un système de rigoles et surlesquelles s’étalaient, venus d’en haut, et distants les uns desautres, des cercles de lumière éclatante.

Au centre, sous le jardin de Maguennoc, un échafaud de pierressèches s’élevait, haut de quatre ou cinq mètres. Là-dessus undolmen aux deux jambes robustes portait une table de granit enforme d’ovale allongé.

– C’est elle ? articula Vorski d’une voixétranglée.

Sans répondre directement, le vieux Druide prononça :

– Qu’en dis-tu ? Ils avalent le chic pour construire, nosancêtres ! Et quelle ingéniosité ! quelles précautionscontre les regards indiscrets et contre toutes les recherchesprofanes ! Sais-tu d’où vient la lumière ? Car noussommes dans les entrailles de l’île, et pas de fenêtres surl’espace. La lumière vient des menhirs supérieurs, lesquels sontpercés du haut en bas d’un canal qui va en s’évasant et quidispense la clarté à pleins flots. À midi, avec le soleil, c’estféerique. Toi qui es un artiste, tu hurlerais d’admiration.

– C’est bien elle, alors ? répéta Vorski.

– En tout cas, c’est une pierre sacrée, affirma le vieux Druide,impassible, puisqu’elle dominait le lieu des sacrificessouterrains, les plus importants de tous. Mais il y en a une autreen dessous, que protège le dolmen, et que tu ne vois pas d’ici, etc’est sur elle que l’on immolait les victimes de choix. Le sangcoulait de l’échafaud et s’en allait par toutes ces rigolesjusqu’aux falaises, jusqu’à la mer.

Vorski demanda, de plus en plus agité :

– Alors, c’est celle-là ? Avançons.

– Pas besoin de bouger, dit le vieillard avec un calmehorripilant, ce n’est pas encore celle-là. Il y en a une troisième,et, cette troisième, pour l’apercevoir, il te suffit de relever unpeu la tête.

– Où ? vous êtes sûr ?

– Parbleu ! Regarde bien… au-dessus de la table supérieure,oui, dans la voûte même qui forme le plafond et qui semble unemosaïque de grandes dalles… N’est-ce pas ? tu la reluquesd’ici ? une dalle qui fait bande à part… allongée comme latable inférieure et taillée comme elle… On dirait les deux sœurs…Mais il n’y en a qu’une de bonne, ayant la marque de fabrique…

Vorski était déçu. Il s’attendait à une présentation pluscompliquée, à une cachette plus mystérieuse.

– La Pierre-Dieu, cela ? dit-il, mais elle n’a rien departiculier.

– De loin, non, mais de près, tu verras… Il y a des veines decouleur, des filons rutilants, un grain spécial… enfin quoi, laPierre-Dieu. D’ailleurs, elle ne vaut pas tant par sa matière quepar ses propriétés miraculeuses.

– De quels miracles s’agit-il ? questionna Vorski.

– Elle donne mort ou vie, comme tu sais, et elle donne biend’autres choses.

– Lesquelles ?

– Fichtre ! tu m’en demandes trop. Je n’en sais rien,moi.

– Comment ! vous ignorez…

Le vieux Druide se pencha et, en confidence :

– Écoute, Vorski, je t’avouerai que je me suis un peu vanté, etque mon rôle, tout en étant d’une importance capitale – gardien dela Pierre-Dieu, c’est un poste de première ligne, – que mon rôleest limité par une puissance en quelque sorte supérieure à lamienne.

– Quelle puissance ?

– Celle de Velléda.

Vorski l’observa, de nouveau inquiet.

– Velléda ?

– Ou du moins, celle que j’appelle Velléda, la dernièreDruidesse, et dont je ne connais pas le vrai nom.

– Où se trouve-t-elle ?

– Ici.

– Ici ?

– Oui, sur la pierre du sacrifice. Elle dort.

– Comment ! elle dort ?

Elle dort depuis des siècles, depuis toujours. Moi, je ne l’aijamais vue qu’endormie, d’un sommeil chaste et paisible. Comme laBelle au bois dormant, Velléda attend celui que les dieux ontdésigné pour la réveiller, et celui-là…

– Celui-là ?

– Celui-là c’est toi, Vorski.

Vorski fronça les sourcils. Qu’est-ce que c’était que cettehistoire invraisemblable ? et où donc voulait en venirl’énigmatique personnage ?

Le vieux Druide continua :

– Ça te chiffonne, on dirait ? Voyons, c’est pas une raisonparce que tu as les mains rouges et trente cercueils sur le dospour que tu n’aies pas le droit d’être promu prince Charmant. Tu estrop modeste, mon petit. Tiens, veux-tu que je te dise quelquechose ? Velléda est merveilleusement belle, mais d’une beautésurhumaine. Ah ! mon gaillard, tu t’allumes ? Non ?pas encore ?

Vorski hésitait. Vraiment il sentait le danger grandir autour delui, et monter comme une vague qui s’enfle et qui va déferler. Maisle vieillard ne lâchait pas prise.

– Un dernier mot, Vorski – et je te parle bas pour que tescompagnons ne m’entendent point –, lorsque tu as enveloppé ta mèredans un linceul, tu lui as laissé à l’index, selon sa volontéformelle, une bague qui ne la quittait jamais, bague magique, faited’une grosse turquoise qu’entourait un rang de petites turquoisesserties dans des gaines d’or. Est-ce que je me trompe ?

– Non, souffla Vorski, bouleversé, non, mais j’étais seul, etc’est un secret que personne n’a connu…

– Vorski, si cette bague se trouve à l’index de Velléda,auras-tu confiance ? et croiras-tu que, du fond de sa tombe,ta mère ait délégué Velléda pour te recevoir et pour te remettreelle-même la pierre miraculeuse ?

Vorski marchait déjà vers le tumulus. Rapidement, il monta lespremières marches. Sa tête dépassa le niveau de la plate-forme.

– Ah ! fit-il en chancelant, la bague… la bague est à sondoigt.

Entre les deux piliers du dolmen, étendue sur la table dusacrifice et recouverte jusqu’aux pieds d’une robe immaculée, laDruidesse reposait. Son buste et son visage étaient tournés del’autre côté, et un voile ramené sur son front cachait ses cheveux.Son beau bras, presque nu, pendait le long de la table. L’indexportait une bague de turquoise.

– C’est bien la bague maternelle ? dit le vieux Druide.

– Oui, sans aucun doute.

Vorski, en hâte, avait traversé l’espace qui le séparait dudolmen, et, courbé, presque agenouillé, il examinait lesturquoises.

– Le nombre y est… l’une d’elles est fendue… une autre disparaîtà moitié sous la feuille d’or qu’on a rabattue.

– Ne prends pas tant de précautions, dit le vieillard, ellen’entend pas, et ta voix ne peut la réveiller. Relève-toi, plutôt,et passe ta main légèrement sur son front. C’est la caressemagnétique qui doit la sortir de sa torpeur.

Vorski se releva. Il hésitait cependant à toucher cette femme.Elle lui inspirait une crainte et un respect insurmontables.

– N’approchez pas, vous deux, dit le vieux Druide à Otto et àConrad. Les yeux de Velléda, en s’ouvrant, ne doivent se poser quesur Vorski et n’être frappés par aucun autre spectacle… Eh bien,Vorski, tu as peur ?

– Je n’ai pas peur.

– Seulement, tu n’es pas dans ton assiette. C’est plus faciled’assassiner que de ressusciter, hein ? Allons, un peu debiceps ! Écarte son voile et touche son front. La Pierre-Dieuest à ta portée. Agis, et tu es maître du monde.

Vorski agit. Debout contre l’autel du sacrifice, il dominait ladruidesse. Il se pencha sur le buste immobile. La tunique blanches’élevait et s’abaissait au rythme régulier de la respiration.D’une main indécise, il écarta le voile, puis s’inclina davantageafin que son autre main pût effleurer le front découvert.

Mais, à ce moment, son geste demeura pour ainsi dire en suspens,et il resta là sans bouger, comme un homme qui ne comprend pas etqui cherche vainement à comprendre.

– Eh bien, quoi, mon gros, s’écria le Druide, tu as l’airmédusé. Encore du grabuge ? Quelque chose qui ne va pas ?Faut-il que je t’aide ?

Vorski ne répondit pas. Il regardait éperdument, avec uneexpression de stupeur et d’effroi qui se changeait peu à peu en unefolle épouvante. Des gouttes de sueur découlèrent de son crâne. Sesyeux hagards semblaient contempler la plus horrible desvisions.

Le vieillard éclata de rire.

– Jésus-Marie, que tu es laid ! Pourvu que la dernièreDruidesse ne soulève pas ses divines paupières et n’aperçoive paston affreuse binette ! Dormez, Velléda. Dormez votre pursommeil sans rêves.

Vorski mâchonnait des paroles inachevées où grondait une colèrecroissante. À coups d’éclairs, une partie de la véritél’illuminait. Un mot lui montait aux lèvres, qu’il refusait deprononcer, comme s’il avait peur, en le prononçant, de donner lavie à un être qui n’était plus, à cette femme morte, oui, morte,bien qu’elle respirât, et qui ne pouvait pas ne pas être morte,puisqu’il l’avait tuée. À la fin, cependant, et malgré lui, ilarticula, et chaque syllabe lui coûtait d’intolérables souffrances:

– Véronique… Véronique…

– Tu trouves donc qu’elle lui ressemble ? ricana le vieuxDruide. Ma foi, peut-être as-tu raison… il y a un air de famille…Hein ! si tu n’avais pas mis l’autre en croix de tes propresmains, et si tu n’avais pas recueilli toi-même son dernier soupir,tu serais prêt à jurer que les deux femmes ne font qu’une même etunique personne et que Véronique d’Hergemont est vivante, etqu’elle n’est même pas blessée… pas même une cicatrice… passeulement la marque des cordes autour des poignets… Mais regardedonc, Vorski, quel visage paisible ! quelle sérénitéréconfortante ! Ma parole, je commence à croire que tu t’estrompé et que tu as mis en croix une autre femme ! Réfléchis…Allons bon ! voilà que tu t’en prends à moi ! Venez à monsecours, ô Teutatès. Le prophète va me démolir.

Vorski s’était redressé, et maintenant faisait face au vieuxDruide. Sa figure, façonnée pour la haine et la rage, n’avaitjamais sûrement exprimé plus de haine et de rage… Le vieux Druiden’était pas seulement l’homme qui, depuis une heure, se jouait delui comme d’un enfant, il était l’homme qui avait accompli l’œuvrela plus extraordinaire, et qui lui apparaissait soudain commel’ennemi le plus implacable et le plus dangereux. D’un tel homme,il fallait se débarrasser sur-le-champ, puisque l’occasion s’enprésentait.

– Je suis cuit, dit le vieillard. À quelle sauce vas-tu memanger ? Nom d’une bique, quel ogre !… Au secours !… à l’assassin ! Oh ! les doigts de fer qui vontm’étrangler ! À moins que ce ne soit le poignard ? oubien la corde ? Non, c’est le revolver. J’aime mieux ça, c’estplus propre. Vas-y, Alexis. Sur sept balles, deux ont déjà troué matunique numéro un. Reste cinq. Vas-y, Alexis.

Chaque parole exaspérait la colère de Vorski. Il avait hâte d’enfinir, et il commanda :

– Otto… Conrad… vous êtes prêts ?…

Il tendit le bras. Les deux acolytes braquèrent également leursarmes. À quatre pas devant eux, le vieillard demandait grâce enriant.

– Je vous en prie, mes bons messieurs, ayez pitié d’un pauvrediable… Je ne recommencerai plus… Je serai sage comme une… image…Mes bons messieurs…

Vorski répéta :

– Otto… Conrad… attention !… Je compte… Une… deux… trois…Feu !

Les trois détonations retentirent à la fois. Le Druide fit unepirouette, puis se remit d’aplomb, vis-à-vis de ses adversaires etcria, d’une voix tragique :

– Touché ! Traversé de part en part ! C’est la mortsans phrases !… Capout, le vieux Druide !… Funestedénouement ! Ah ! le pauvre vieux Druide qui aimait tantbavarder !

– Feu ! hurla Vorski. Mais tirez donc, imbéciles !Feu !

– Feu ! Feu ! répétait le Druide. Pan !pan ! Pan ! pan ! Mouche au cœur !… Doublemouche !… Triple mouche ! À toi, Conrad, pan !pan !… À toi, Otto.

Les détonations crépitaient et se répercutaient dans la grandesalle sonore. Les complices se démenaient devant leur cible, ahuriset furieux, tandis que l’invulnérable vieillard dansait etgigotait, tantôt presque accroupi, tantôt bondissant avec uneagilité stupéfiante.

– Crebleu, ce que l’on rigole au fond des cavernes ! Et ceque t’es bête, mon Vorski ! Sacré prophète, va ! Quellecouche ! Non, mais comment as-tu pu avaler tout ça ? lesfeux de bengale ! les pétards, et puis le bouton deculotte ! et puis la bague de ta vieille mère ! Bougre deveau ! Quelle pochetée !

Vorski s’arrêta. Il comprenait que les trois revolvers avaientété déchargés, mais comment ? Par quel prodige inouï ?Qu’y avait-il au fond de toute cette aventure fantastique ?Quel était ce démon qui se dressait en face de lui ?

Il jeta son arme inutile et regarda le vieillard. Allait-ill’empoigner, l’étouffer entre ses bras ? Il regarda aussi lafemme, prêt à se jeter sur elle. Mais, visiblement, il ne sesentait pas de taille à affronter plus longtemps ces deux êtresbizarres qui lui paraissaient situés en dehors du monde et de laréalité.

Alors, rapidement, il tourna sur lui-même et, appelant sesacolytes, il reprit le chemin des cryptes, poursuivi par lesquolibets du vieux Druide :

– Allons, bon ! voilà qu’il se trotte ! Et laPierre-Dieu, que veux-tu que j’en fasse ? Non, mais ce qu’ildétale ! T’as donc le feu au derrière ? Taïaut !Taïaut Va donc, eh ! prophète…

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