L’Île aux trente cercueils

Chapitre 2Au bord de l’Océan

L’état d’esprit de Véronique changea subitement. Autant ellefuyait avec décision devant la menace du péril qui lui semblaitsurgir pour elle du mauvais passé, autant elle était résolue àmarcher jusqu’au bout sur le chemin redoutable qui s’ouvrait.

Ce revirement provenait de ce qu’une petite lueur flottaitbrusquement dans les ténèbres. Elle comprenait tout à coup cettechose, assez simple d’ailleurs, que la flèche indiquait unedirection, et que le numéro 10 devait être le dixième d’une sériede numéros qui jalonnaient un trajet partant d’un point fixe pouraboutir à un autre point fixe.

Était-ce un signal établi par quelqu’un et destiné à conduireles pas d’une autre personne ? Peu importait. L’essentielétait qu’il y avait là un fil capable de mener Véronique à ladécouverte du problème qui l’intéressait : par quel prodige sasignature de jeune fille reparaissait-elle au milieu d’unentrelacement de circonstances tragiques ?

La voiture, envoyée du Faouët, la rejoignait. Elle monta et ditau cocher de se diriger, à une allure très lente, versRosporden.

Elle y arriva pour dîner, et ses prévisions ne l’avaient pasinduite en erreur. Deux fois elle revit, avant des embranchements,sa signature, accompagnée des numéros 11 et 12.

Véronique coucha à Rosporden, et, dès le lendemain, reprit sesrecherches.

Le numéro 12, qu’elle trouva sur le mur d’un cimetière, la lançasur la route de Concarneau, qu’elle atteignit presque, sans avoiraperçu d’autres inscriptions.

Elle pensa donc qu’elle s’était trompée, revint sur ses pas, etperdit toute une journée en investigations inutiles.

Ce n’est que le jour suivant que le numéro 13, fort effacé, luiindiqua la direction de Fouesnant. Puis elle abandonna cettedirection, pour suivre toujours selon les signaux, des chemins decampagne où une fois encore elle s’égara.

Enfin elle aboutit, quatre jours après avoir quitté le Faouët,face à l’Océan, sur la grande plage de Beg-Meil.

Elle passa deux nuits au village sans recueillir la moindreréponse aux questions, d’ailleurs discrètes, qu’elle posait. Enfin,un matin, ayant erré parmi les groupes de roches à demi submergéesqui entrecoupent la plage, et sur la falaise basse recouverted’arbres et de taillis qui l’encadrent, elle découvrit, entre deuxchênes dénudés, un abri de terre et de branches qui avait dû servirà des douaniers. Un petit menhir se dressait à l’entrée. Sur cemenhir, il y avait l’inscription, suivie du numéro 17.

Aucune flèche. En dessous, un simple point. Voilà tout.

Dans l’abri, trois bouteilles cassées, des boîtes de conservesvides.

« C’était là le but, se dit Véronique. On y a mangé. Des vivresplacés d’avance, peut-être. »

À ce moment, elle s’avisa que, non loin d’elle, au bord d’unepetite baie qui s’arrondissait comme une conque au milieu desroches voisines, un canot se balançait, un canot à pétrole dont onapercevait le moteur.

Et elle entendit des voix qui venaient du village, une voixd’homme et une voix de femme.

De l’endroit où elle se trouvait, il ne lui fut d’abord possiblede voir qu’un homme assez âgé qui portait dans ses bras unedemi-douzaine de sacs de provisions, pâtes, légumes secs, et quiles déposa à terre en disant :

– Alors, vous avez fait un bon voyage, m’ame Honorine ?

– Excellent.

– Et où ça que vous étiez ?

– À Paris, dame… huit jours d’absence… des courses pour monmaître…

– Contente de revenir ?

– Ma foi, oui.

– Et vous voyez, m’ame Honorine, que vous retrouvez votre bateauà la même place. Tous les jours, je venais lui faire une visite.Enfin, ce matin, je lui ai enlevé sa toile. Il file toujoursbien ?

– À merveille.

– Et puis, vous êtes une fière pilote. Hein, m’ame Honorine, quiaurait dit que vous feriez ce métier-là ?

– C’est la guerre. Tous les jeunes sont partis dans notre île,les autres sont à la pêche. Et puis, plus de service de bateauxchaque quinzaine, comme autrefois. Alors je fais lescommissions.

– Mais le pétrole ?…

– On en a en réserve. Rien à craindre de ce côté.

– Eh bien, pour lors, on se quitte, m’ame Honorine. Faut-il vousaider à charger ?

– Pas la peine, vous êtes pressé.

– Eh bien, pour lors, on se quitte, répéta le bonhomme. À laprochaine fois, m’ame Honorine. Je préparerai les paquetsd’avance.

Et il s’éloigna, en criant d’un peu plus loin :

– Tout de même, faites attention aux pointes de récifs quil’entourent, votre sacré îlot. Vrai, c’est qu’il en a une mauvaiseréputation ! C’est pas pour rien qu’on l’appelle l’île auxTrente Cercueils. Bonne chance, m’ame Honorine.

Il disparut au tournant d’une roche.

Véronique avait tressailli. Les trente cercueils ! Les motsmêmes qu’elle avait lus en marge de l’horrible dessin !

Elle se pencha. La femme, d’ailleurs, avançait de quelques pasvers le canot et, après avoir déposé d’autres provisions apportéespar elle, se retournait.

Véronique la vit alors de face. Elle portait un costume bretonet sa coiffe était surmontée de deux ailes de velours noir.

« Ah ! balbutia Véronique… la coiffure du dessin… lacoiffure des trois femmes en croix !… »

La Bretonne devait avoir environ quarante ans. Sa figureénergique, brûlée par le soleil et par le froid, était osseuse,taillée durement, mais animée de deux grands yeux noirsintelligents et doux. Une lourde chaîne d’or pendait sur sapoitrine. Son corsage de velours la serrait étroitement.

Elle chantonnait à voix basse, tout en portant ses paquets et enchargeant le canot, ce qui l’obligeait à s’agenouiller sur unegrosse pierre contre laquelle il était amarré. Quand elle eut finielle regarda l’horizon, où il y avait des nuages noirs. Elle parutcependant ne pas s’en inquiéter, et, défaisant l’amarre, ellecontinua sa chanson, mais d’une voix plus haute qui permit àVéronique d’entendre les paroles. C’était une mélopée lente, uneberceuse pour enfants, qu’elle chantait avec un sourire quidécouvrait de belles dents blanches.

 

Et disait la maman

En berçant son enfant :

Pleure pas. Quand on pleure,

La bonn’ Vierge aussi pleure.

Faut qu’l’enfant chante et rie

Pour qu’la Vierge sourie.

Croise les mains, et prie

La bonn’ Vierge Marie.

 

Elle n’acheva pas. Véronique était devant elle, le visagecontracté et toute pâle.

Interdite, elle murmura :

– Qu’y a-t-il donc ?

Véronique prononça d’une voix frémissante :

– Cette chanson, qui vous l’a apprise ?… D’où latenez-vous ?… C’est une chanson. que ma mère chantait… unechanson de son pays, de la Savoie… Et jamais je ne l’ai entenduedepuis… depuis sa mort… Alors… je veux…, je voudrais…

Elle se tut. La Bretonne la contemplait en silence, d’un airstupéfait, et comme si elle eût été sur le point, elle aussi, deposer des questions.

Véronique répéta :

– Qui vous l’a apprise ? …

– Quelqu’un de là-bas, répondit enfin celle qu’on appelait MmeHonorine.

– De là-bas ?

– Oui, quelqu’un de mon île.

Véronique dit, avec une sorte d’appréhension :

– L’île aux Trente Cercueils ?

– C’est un nom qu’on lui donne. Elle s’appelle l’île deSarek.

Elles demeurèrent encore à se regarder l’une l’autre, d’unregard où il y avait de la défiance, mêlée à un grand besoin deparler et de savoir. Et, en même temps, elles sentirent toutes lesdeux qu’elles n’étaient pas ennemies.

Ce fut Véronique qui reprit :

– Excusez-moi, mais, voyez-vous, il y a des choses sidéconcertantes…

La Bretonne hocha la tête d’un air qui approuvait, et Véroniquecontinua :

– Si déconcertantes, si troublantes… Ainsi, savez-vous pourquoije suis sur cette plage ? Il faut que je vous le dise. Vousseule peut-être pouvez m’expliquer… Voici… Le hasard – c’est untout petit hasard, et au fond tout découle de lui – m’a fait veniren Bretagne pour la première fois et m’a montré sur la porte d’unevieille cabane abandonnée, au bord de la route, les initiales de masignature de jeune fille, signature dont je ne me suis pas serviedepuis quatorze à quinze ans. En continuant la route, j’aidécouvert encore plusieurs fois cette inscription, avec un numérod’ordre chaque fois différent, et c’est ainsi que je suis arrivéeici, sur cette plage de Beg-Meil, et en cette partie de la plagequi était en conséquence le terme d’un trajet prévu et effectué…par qui ? je l’ignore.

– Votre signature, elle est là ? dit Honorine vivement. Enquel endroit ?

– Sur cette pierre, au-dessous de nous, à l’entrée del’abri.

– Je ne vois pas d’ici. Quelles sont les lettres ?

– V. d’H.

La Bretonne réprima un mouvement. Sa figure osseuse trahit uneprofonde émotion, et elle dit entre ses dents :

– Véronique… Véronique d’Hergemont.

– Ah ! fit la jeune femme, vous savez mon nom !… voussavez ! …

Honorine lui saisit les deux mains et les garda dans lessiennes. Son rude visage s’éclairait d’un sourire. Des larmesmouillèrent ses yeux, tandis qu’elle répétait :

– Mademoiselle Véronique… Madame Véronique, c’est donc vous,Véronique ?… Ah ! mon Dieu ! est-ce possible !Bonne Vierge Marie, soyez bénie !

Véronique était confondue et ne cessait de dire :

– Vous savez mon nom… vous savez qui je suis… Alors vous pouvezm’expliquer toute cette énigme ?

Après un long silence, Honorine répondit :

– Je ne peux rien vous expliquer… Moi non plus je ne comprendspas… Mais nous pouvons chercher ensemble… Voyons, quel était cevillage de Bretagne ?

– Le Faouët.

– Le Faouët… je connais. Et cette cabane abandonnée setrouvait ?…

– À deux kilomètres de là.

– Vous l’avez ouverte ?

– Oui. Et c’est cela le plus terrible. Il y avait dans cettecabane…

– Parlez… qu’y avait-il ?

– D’abord le cadavre d’un homme, d’un vieillard en costume dupays, avec de longs cheveux blancs et une barbe grise… Ah ! cemort, je ne l’oublierai jamais… Il avait dû être assassiné…empoisonné… je ne sais pas…

Honorine écoutait avidement, mais ce crime ne semblait luiapporter aucune indication, et elle dit simplement :

– Qui était-ce ? On a fait une enquête ?

– Quand je suis revenue avec des gens du Faouët, le cadavreavait disparu.

– Disparu ? Mais qui l’avait enlevé ?

– Je l’ignore.

– De sorte que vous ne savez rien ?

– Rien. Cependant, la première fois, j’avais trouvé dans lacabane un dessin… un dessin que j’avais déchiré, mais dont lesouvenir reste en moi comme un cauchemar qui se renouvelleconstamment… Je ne puis le chasser… Écoutez… c’était un rouleau depapier sur lequelle, évidemment, on avait reporté la copie d’unevieille image, et cela représentait, oh ! une chose terrible…terrifiante… quatre femmes en croix ! Et l’une de ces femmesc’était moi, avec mon nom… Et les autres avaient une coiffurepareille à la vôtre…

Honorine lui avait serré les mains avec une violence inouïe:

– Que dites-vous ? s’écria la bretonne. Quedites-vous ? Quatre femmes en croix ?

– Oui, et il était question de trente cercueils, de votre îlepar conséquent.

La Bretonne lui mit les mains sur la bouche.

– Taisez-vous ! taisez-vous ! oh ! il ne faut pasparler de tout cela. Non, non, il ne faut pas… Voyez-vous il y ades choses de l’enfer… C’est un sacrilège d’en parler… Taisons-nouslà-dessus… Plus tard on verra… une autre année peut-être… Plustard… Plus tard…

Elle semblait secouée par la terreur, comme par un vent d’oragequi fouette les arbres et bouleverse la nature entière. Et,subitement, elle tomba à genoux sur le roc, et pria longtemps,courbée en deux, la tête entre ses mains, dans un tel recueillementque Véronique ne lui posa aucune autre question.

Enfin elle se releva et, au bout d’un instant, elle répéta :

– Oui, tout cela est effrayant, mais je ne vois pas que notredevoir en soit changé, et qu’une seule hésitation soitpossible.

Et elle dit gravement à la jeune femme :

– Il faut venir avec moi là-bas.

– Là-bas, dans votre île ? répliqua Véronique sans cachersa répugnance.

Honorine lui reprit les mains et continua, toujours de ce mêmeton un peu solennel qui semblait à Véronique plein de penséessecrètes et inexprimées.

– Vous vous appelez bien Véronique d’Hergemont ?

– Oui.

– Votre père s’appelait ?…

– Antoine d’Hergemont.

– Vous avez épousé un soi-disant Polonais nomméVorski ?

– Oui, Alexis Vorski.

– Vous l’avez épousé après le scandale d’un enlèvement et aprèsune rupture avec votre père ?

– Oui.

– Vous avez eu de lui un enfant ?

– Oui, un fils, François.

– Que vous n’avez pour ainsi dire pas connu, car il vous futenlevé par votre père ?

– Oui.

– Et tous deux, votre père et votre fils, ont disparu dans unnaufrage ?

– Oui, ils sont morts.

– Qu’en savez-vous ?

Véronique ne songea pas à s’étonner de cette question etrépondit :

– L’enquête que j’ai fait faire et l’enquête de la justice sontfondées toutes deux sur le même témoignage irrécusable, celui desquatre matelots.

– Qui vous affirme qu’ils n’ont pas menti ?

– Pourquoi auraient-ils menti ? prononça Véronique avecsurprise.

– Leur témoignage a pu être acheté… Il a pu leur être dictéd’avance.

– Par qui ?

– Par votre père.

– Quelle idée ! Et puis quoi ! mon père étaitmort.

– Je vous répéterai : Qu’en savez-vous ?

Cette fois Véronique parut stupéfaite.

– Où voulez-vous en venir ? murmura-t-elle.

– Un instant. Connaissez-vous les noms de ces quatrematelots ?

– Je les ai connus. Je ne me les rappelle pas.

– Vous ne vous rappelez pas que c’étaient des noms deBretagne ?

– En effet. Mais je ne vois pas…

– Si vous n’êtes jamais venue en Bretagne, votre père y est venufort souvent, à cause des livres qu’il écrivait. Il y a mêmeséjourné du vivant de votre mère. Dans ces conditions il a dûentrer en relation avec des hommes du pays. Admettons qu’il aitconnu depuis longtemps les quatre matelots, et que ces hommes,dévoués à lui, ou achetés par lui, il les ait engagés spécialementpour cette aventure… Admettons qu’ils aient commencé par déposervotre père et votre fils dans quelque petit port d’Italie, puisque, bons nageurs tous les quatre, ils aient fait couler leur yachten vue des côtes. Admettons…

– Mais ces hommes existent ! s’écria Véronique avec uneagitation croissante. On pourrait les interroger !

– Deux sont morts de leur belle mort il y a quelques années. Letroisième, c’est un nommé Maguennoc, un vieux que vous trouverez àSarek. Quant au quatrième, vous l’avez peut-être vu tout à l’heure.Avec l’argent que lui a rapporté cette affaire, il a acheté unfonds d’épicerie à Beg-Meil.

– Ah ! celui-là, on peut lui parler tout de suite, ditVéronique frémissante. Allons le chercher.

– Pour quoi faire ? J’en sais plus que lui.

– Vous savez… vous savez…

– Je sais tout ce que vous ignorez. Je puis répondre à toutesvos questions. Interrogez-moi.

Mais Véronique n’osait pas lui poser la question suprême, cellequi commençait à palpiter dans les ténèbres de sa conscience. Elleavait peur d’une vérité qui n’était peut-être point inadmissible,vérité qu’elle entrevoyait obscurément, et c’est d’un tondouloureux qu’elle bégaya :

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas. Pourquoi mon pèreaurait-il agi ainsi ? Pourquoi aurait-il voulu que l’on crût àsa mort et à la mort de mon pauvre enfant ?

– Votre père avait juré de se venger…

– Contre Vorski, mais contre moi ?… contre sa fille ?…et une pareille vengeance !…

– Vous aimiez votre mari. Une fois en son pouvoir, au lieu de lefuir, vous avez consenti à l’épouser. Et puis l’injure avait étépublique… Et vous connaissiez votre père, son caractère violent,rancunier… sa nature un peu… un peu déséquilibrée, selon sonexpression.

– Mais depuis ?…

– Depuis !… depuis !… les remords sont venus avec lesannées, avec la tendresse qu’il portait à l’enfant… et il vous acherchée partout… J’en ai fait des voyages ! à commencer parmon voyage aux Carmélites de Chartres. Mais vous étiez partielongtemps avant… et où ? où vous trouver ?

– Une annonce dans les journaux…

– Il en a fait une, très discrète forcément à cause du scandale.Quelqu’un a répondu. On a pris rendez-vous. Savez-vous qui est venuau rendez-vous ? Vorski. Vorski, lequel vous cherchait aussi,lequel vous aimait toujours et vous haïssait. Votre père a eu peuret n’a pas osé agir ouvertement.

Véronique se taisait. Toute défaillante, elle s’était assise surla pierre et gardait la tête penchée.

Elle murmura :

– Vous parlez de mon père comme s’il vivait encoreaujourd’hui…

– Il vit.

– Et comme si vous le voyiez souvent…

– Chaque jour.

– Et d’autre part – Véronique baissa la voix –, et d’autre partvous ne dites pas un mot de mon fils… Alors j’ai des idéesaffreuses… il n’a peut-être pas survécu ?… Peut-être est-ilmort depuis ? Est-ce pour cela que vous ne parlez pas delui ?

Avec un effort, elle releva la tête. Honorine souriait.

– Ah ! je vous en supplie, implora Véronique, dites-moi lavérité… c’est horrible d’espérer plus qu’on ne doit… je vous ensupplie…

Honorine lui entoura le cou de son bras.

– Mais, ma pauvre dame, est-ce que je vous aurais raconté toutcela s’il était mort, mon joli François ?

– Il vit ? il vit ? s’exclama la jeune femmeéperdue.

– Mais parbleu ! et ce qu’il est bien portant !Ah ! c’est un petit gars solide, allez, et d’aplomb sur sesjambes ! et j’ai bien le droit d’en être fière puisque c’estmoi qui l’ai élevé, votre François.

Elle sentit que Véronique s’abandonnait contre elle, sous lepoids de sentiments trop lourds, où il y avait certes autant desouffrance que de joie, et elle lui dit :

– Pleurez, ma bonne dame, ça vous fera du bien. Ce sont demeilleures larmes que celles d’autrefois, qu’en dites-vous ?Pleurez, pour que toute votre misère passée s’en aille. Moi, jeretourne au village. Vous avez bien quelque valise àl’auberge ? On m’y connaît. Je la rapporte et nouspartons.

Quand la Bretonne revint, une demi-heure après, elle aperçutVéronique debout, qui lui faisait signe de se hâter, et ellel’entendait qui criait :

– Vite !… Mon Dieu, que vous êtes longue ! Il n’y apas une minute à perdre.

Honorine cependant ne se pressa pas davantage et ne réponditpoint. Aucun sourire n’éclairait son âpre visage.

– Eh bien, nous partons ? fit Véronique en l’abordant. Iln’y a pas de retard ? Pas d’obstacles ? Quoi ? ondirait que vous n’êtes plus la même…

– Mais si… mais si…

– Alors, hâtons-nous.

Avec son aide, Honorine embarqua les valises et les sacs deprovisions. Puis, se plantant tout à coup devant Véronique, ellelui dit :

– Ainsi vous êtes bien sûre que la femme en croix représentéepar le dessin, c’était vous ?

– Absolument… D’ailleurs, mes initiales au-dessus de latête…

– C’est étrange, murmura la Bretonne, et bien inquiétant.

– Pourquoi ?… Quelqu’un qui m’aura connue… et qui s’estamusé… Il n’y a là qu’une coïncidence, une fantaisie du hasard quiressuscite des choses du passé.

– Oh ! ce n’est pas le passé qui me tracasse. C’estl’avenir.

– L’avenir ?

– Souvenez-vous de la prédiction…

– Je ne comprends pas.

– Oui, oui, cette prédiction faite à Vorski à votre propos…

– Ah ! vous savez ?

– Je sais. Et c’est tellement atroce de songer à ce dessin et àd’autres choses que vous ignorez, et qui sont beaucoup plusépouvantables.

Véronique éclata de rire.

– Comment ! et c’est pourquoi vous hésitez àm’emmener ?… car enfin, c’est de cela qu’il s’agit ?

– Ne riez pas. On ne rit pas quand on voit les flammes mêmes del’enfer.

La Bretonne prononça ces paroles en fermant les yeux et en sesignant. Puis elle reprit :

– Évidemment… Vous vous moquez de moi… Vous pensez que je suisune femme de ce pays, superstitieuse, qui croit aux revenants etaux feux follets. Je ne dis pas tout à fait non. Mais là… là… il ya des vérités qui vous aveuglent !… Vous en parlerez avecMaguennoc, si vous gagnez sa confiance.

– Maguennoc ?

– L’un des quatre matelots. C’est un vieil ami de votre fils.Lui aussi l’a élevé. Maguennoc en sait plus que tous les savants,plus que votre père. Et cependant…

– Et cependant…

– Cependant Maguennoc a voulu tenter le destin et pénétrerau-delà de ce qu’on a le droit de connaître.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il a voulu toucher, de la main, vous entendez, de sa propremain (c’est lui-même qui me l’a avoué), au fond même desténèbres.

– Eh bien, fit Véronique impressionnée malgré elle.

– Eh bien, sa main a été brûlée par les flammes. Une plaieaffreuse, qu’il m’a montrée, que j’ai vue, de mes yeux vue, quelquechose comme la plaie d’un cancer… et il souffrait à tel point…

– À tel point ?

– Qu’il a dû prendre dans sa main gauche une hache et qu’ils’est coupé la main droite lui-même…

Véronique fut interdite. Elle se rappelait le cadavre du Faouëtet elle balbutia :

– Sa main droite ? Vous affirmez que Maguennoc s’est coupéla main droite ?

– D’un coup de hache, il y a dix jours, l’avant-veille de mondépart… c’est moi qui l’ai soigné… Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Parce que, dit Véronique d’une voix altérée, parce que l’hommemort, le vieillard que j’ai trouvé dans la cabane abandonnée et quia disparu, avait eu la main droite récemment coupée.

Honorine sursauta. Elle eut encore cette sorte d’expressioneffarée et cet émoi désordonné qui contrastaient avec son attitudeordinaire de calme. Elle scanda :

– Vous êtes sûre ? Oui, oui, c’est bien cela… c’est lui…Maguennoc… Un vieux à longs cheveux blancs ? n’est-cepas ? et une barbe qui va en s’élargissant ? Ah !quelle abomination !

Elle se contint et regarda autour d’elle, inquiète d’avoir parlési fort. De nouveau elle fit le signe de la croix, et prononçalentement en elle-même presque :

– C’est le premier de ceux qui doivent mourir… il me l’avaitannoncé… et le vieux Maguennoc avait des yeux qui lisaient dans lelivre de l’avenir aussi bien que dans le livre du passé. Il voyaitclair, là où on n’y voit pas. « La première victime ce sera moi,m’ame Honorine. Et quand le serviteur aura disparu, quelques joursaprès ce sera le tour de son maître… »

– Et son maître, c’était ?… fit tout bas Véronique.

Honorine se redressa et serra les poings d’un air brutal.

– Je le défendrai, celui-là, déclara-t-elle, je le sauverai,votre père ne sera pas la deuxième victime. Non, non, j’arriverai àtemps. Laissez-moi partir.

– Nous partons ensemble, dit fermement Véronique.

– Je vous en prie, supplia Honorine, ne vous obstinez pas.Laissez-moi faire. Ce soir même, avant le dîner, je vous ramènevotre père et votre fils…

– Mais pourquoi ?

– Il y a trop de danger, là-bas… pour votre père… pour voussurtout. Rappelez-vous les quatre croix ! C’est là-basqu’elles seront dressées… Oh ! il ne faut pas que vous yalliez !… L’île est maudite.

– Et mon fils ?

– Vous le verrez aujourd’hui, dans quelques heures.

Véronique eut un rire brusque :

Dans quelques heures ! Mais c’est de la folie !Comment ! Voilà quatorze ans que je n’ai plus de fils.J’apprends tout à coup qu’il est vivant, et vous me demandezd’attendre avant de l’embrasser ! Mais pas une heure !J’aimerais mieux risquer mille fois la mort plutôt que de retarderce moment-là.

Honorine la regarda, et elle dut comprendre que la résolution deVéronique était de celles qu’il est inutile de combattre, car ellen’insista pas. Pour la troisième fois elle se signa et elle ditsimplement :

– Que la volonté de Dieu soit faite.

Toutes deux prirent place au milieu des colis qui encombraientl’étroite passerelle. Honorine alluma le moteur, saisit le volant,et, avec beaucoup d’adresse, fit évoluer la barque parmi les rocheset les écueils qui pointaient à fleur d’eau.

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