L’Île aux trente cercueils

Chapitre 6La dalle des rois de Bohême

Don Luis s’était interrompu après avoir prononcé ce début dephrase, et il savourait l’effet produit. Le capitaine Belval, quiconnaissait son ami, riait de bon cœur. Stéphane demeuraitsoucieux. Tout-Va-Bien n’avait pas bronché.

Don Luis Perenna reprit :

– Je vous avouerai dès l’abord, mesdames et messieurs, que sij’ai mis tant de précision dans mes dates, c’est un peu pour vousépater. Au fond, à quelques siècles près, je ne saurais dire ladate exacte à laquelle se passe la scène que je vais avoirl’honneur de vous narrer. Mais ce que je puis certifier, c’estqu’elle se passe dans le pays d’Europe qui s’appelle aujourd’hui laBohême, et à l’endroit même où s’élève actuellement la petite villeindustrielle de Joachimsthal. Voilà des précisions, j’espère. Donc,le matin de ce jour-là, une grande agitation régnait au sein d’unede ces tribus celtes établies depuis un siècle ou deux entre lesbords du Danube et les sources de l’Elbe, parmi les forêtshercyniennes. Aidés de leurs femmes, les guerriers achevaient deplier les tentes, de réunir les haches sacrées, les arcs et lesflèches, de ramasser les poteries, les ustensiles de bronze etd’airain, de charger les chevaux et les bœufs.

« Les chefs se multipliaient et veillaient aux moindres détails.Il n’y avait ni désordre ni tumulte. On partit de bonne heure dansla direction d’un affluent de l’Elbe, l’Eger, où l’on arriva versla fin de la journée. Là, des barques attendaient sous la garded’une centaine des meilleurs guerriers envoyés d’avance. Une de cesbarques attirait l’attention par sa masse et par la richesse de sadécoration. Un long voile couleur d’ocre était tendu d’un bord àl’autre. Sur le banc d’arrière, le chef des chefs, le roi, si vouspréférez, monta et prononça un discours dont je vous ferai grâceparce que je ne veux pas raccourcir le mien, mais qui peut serésumer ainsi : « La tribu émigrait pour échapper aux convoitisesdes peuplades voisines. Il est toujours triste de quitter les lieuxoù l’on a vécu. Mais qu’importait aux hommes de la tribu puisqu’ilsemmenaient leur bien le plus précieux, l’héritage sacré de leursancêtres, la divinité qui les protégeait et qui faisait d’eux deshommes redoutables et grands parmi les plus grands, en un mot laPierre qui recouvrait la tombe de leur roi. »

« Et le chef des chefs, d’un geste solennel, tira le voilecouleur d’ocre et découvrit un bloc de granit en forme de dalle, dedeux mètres environ sur un mètre, d’aspect grenu, de couleursombre, avec quelques paillettes qui luisaient dans la masse.

« Il n’y eut qu’un cri parmi la foule des hommes et des femmes,et tous, les bras tendus, ils tombèrent à plat ventre, le nez àmême la poussière.

« Alors le chef des chefs saisit un sceptre de métal au pommeauprécieux qui reposait sur le bloc de granit, le brandit et déclama:

« « Le bâton tout-puissant ne me quittera pas avant que laPierre miraculeuse soit en sûreté. Le bâton tout-puissant est né dela Pierre miraculeuse. Il contient aussi le feu du ciel, qui donnela vie ou la mort. Si la Pierre miraculeuse fermait la tombe de mespères, le bâton tout-puissant ne quittait pas leurs mains aux joursde malheur ou de victoire ! Que le feu du ciel nousconduise ! Que le Dieu du ciel nous éclaire ! » Il dit,et toute la tribu décampa. »

Don Luis fit une pause et répéta avec satisfaction :

– Il dit, et toute la tribu décampa.

Patrice Belval s’amusait beaucoup, et Stéphane, gagné par sonhilarité, commençait à se dérider. Mais don Luis les interpella:

– Pas la peine de rire ! tout cela est très sérieux. Cen’est pas une histoire pour petits enfants qui croient aux trucs etaux tours de passe-passe, mais une histoire réelle et dont tous lesdétails donneront lieu, vous le verrez, à des explicationsprécises, naturelles, et en quelque sorte scientifiques… Oui,scientifiques, je ne crains pas le mot, mesdames et messieurs… Noussommes ici sur le terrain de la science, et Vorski lui-mêmeregrettera sa jovialité et son scepticisme.

Second verre d’eau. Don Luis reprit :

– Durant des semaines et des mois, la tribu suivit le cours del’Elbe et, un soir, sur le coup de neuf heures et demie, ellearriva au bord de la mer, dans le pays qui fut plus tard le paysdes Frisons. Elle y resta des semaines et des mois, sans y trouverla sécurité nécessaire, ce qui la décida à un nouvel exode.

« Exode maritime, cette fois. Trente barques prirent la merremarquez ce chiffre de trente, qui était celui des famillescomposant la tribu – et, durant des semaines et des mois, ilserrèrent de rivage en rivage, s’établirent en Scandinavie, puischez les Saxons, furent chassés, repartirent et naviguèrent encore.Et je vous le dis, en vérité, c’est un spectacle étrange, émouvantet grandiose, que le spectacle de cette tribu vagabonde, traînant àsa remorque la pierre tombale de ses rois et cherchant le refugecertain, inaccessible et définitif, où elle pourra cacher sonidole, la mettre à l’abri des entreprises ennemies, en célébrer leculte, et s’en servir pour assurer sa propre puissance.

« La dernière étape fut l’Irlande, et c’est là qu’un jour, aprèsavoir habité la verte Erin durant un demi-siècle ou peut-être unsiècle, après que leurs mœurs eurent pris quelque adoucissement aucontact de populations déjà moins barbares, le petit-fils oul’arrière-petit-fils du grand chef, grand chef lui-même, reçut undes émissaires qu’il entretenait dans les pays voisins. Celui-làvenait du continent. Il avait découvert le refuge merveilleux.C’était une île presque inabordable que gardaient trente rochers etoù veillaient trente monuments de granit.

« Trente ! nombre fatidique ! Comment ne pas voir làun appel et un ordre des divinités mystérieuses ? Les trentebarques furent remises à flot et l’expédition commença.

« Elle réussit. On prit l’île d’assaut. On extermina purement etsimplement les indigènes. La tribu s’installa, et la pierre tombaledu roi de Bohême fut mise en place… à l’endroit même qu’elle occupeaujourd’hui et que j’ai fait voir au camarade Vorski. Ici, unepetite parenthèse et quelques considérations historiques de la plushaute portée. Ce sera bref. »

D’un ton de professeur, don Luis expliqua :

– L’île de Sarek, de même que toute la France et que la partieoccidentale de l’Europe, était habitée depuis des milliers d’annéespar ceux qu’on appelle les Ligures, descendants immédiats deshommes des cavernes dont ils avaient conservé en partie les mœurset les habitudes. Puissants constructeurs, cependant, que cesLigures, qui, aux époques de la pierre polie, et subissantpeut-être l’influence des grandes civilisations de l’Orient,avaient dressé leurs formidables blocs de granit et bâti leurscolossales chambres funéraires.

« Ce fut là ce que trouva notre tribu et dont elle s’accommodasi bien, un système de cavernes et de grottes naturelles, aménagéespar la main patiente de l’homme, et un groupe de monuments énormesqui frappaient les imaginations mystiques et superstitieuses desCeltes.

« Ainsi donc, après la première phase, celle des pérégrinations,s’ouvre, pour la Pierre-Dieu, la période de repos et de culte quenous appellerons la période druidique. Elle dure de mille à quinzecents ans. La tribu se fondit dans les tribus voisines et vécutprobablement sous la tutelle de quelque roi breton. Mais, peu àpeu, l’influence avait passé des chefs aux prêtres, et ces prêtres,c’est-à-dire les Druides, prenaient une autorité qui s’accentua aucours des générations suivantes.

« J’affirme que cette autorité leur vint de la pierremiraculeuse. Certes, ils étaient les prêtres d’une religionreconnue par tous, et les éducateurs de la jeunesse gauloise (nuldoute, entre nous, que les cellules des Landes-Noires n’aient étécelles d’un couvent ou plutôt d’une sorte d’universitédruidique) ; certes, obéissant aux pratiques du temps, ilsprésidaient aux sacrifices humains, dirigeaient la cueillette dugui, de la verveine et de toutes les plantes magiques. Mais, avanttout, dans l’île de Sarek, ils étaient les gardiens et les maîtresde la Pierre qui donnait la vie et la mort. Placée au-dessus de lasalle des sacrifices souterrains, elle était alors indubitablementvisible à l’air libre, et j’ai tout lieu de croire qu’à ce momentle Dolmen-aux-Fées, que nous voyons ici, s’élevait à l’endroit quel’on nomme le Calvaire-Fleuri et abritait la Pierre-Dieu. C’est làque les malades, les infirmes et les enfants chétifs s’étendaientet recouvraient la santé. C’est sur la dalle sainte que les femmesstériles devenaient fécondes, sur la dalle sainte que lesvieillards sentaient renaître leurs forces.

« Pour moi, elle domine tout le passé légendaire et fabuleux dela Bretagne. Elle est le centre d’où rayonnent toutes lessuperstitions, toutes les croyances, toutes les inquiétudes et tousles espoirs. Par elle, ou par la vertu du sceptre magique quebrandissait l’archidruide et qui, selon sa volonté, brûlait leschairs ou guérissait les plaies, les belles histoires se lèventspontanément, histoires des chevaliers de la Table-Ronde, ouhistoires de Merlin l’Enchanteur. Elle est au fond de toutes lesbrumes, au cœur de tous les symboles. Elle est le mystère et laclarté, la grande énigme et la grande explication… »

Don Luis avait prononcé ces dernières paroles avec une certaineexaltation. Il sourit.

– Ne t’emballe pas, Vorski. Réservons notre enthousiasme pour lerécit de tes crimes. Actuellement, nous en sommes à l’apogée del’époque druidique, époque qui se continua bien au-delà desDruides, pendant les longs siècles où, après leur disparition, lapierre miraculeuse fut exploitée par les sorciers et les devins. Etnous arrivons ainsi peu à peu à la troisième période, la périodereligieuse, c’est-à-dire, vraisemblablement, à la décadenceprogressive de tout ce qui faisait la richesse de Sarek,pèlerinages, fêtes commémoratives, etc.

« L’Église, en effet, ne pouvait s’accommoder de ce fétichismegrossier. Dès qu’elle en eut le pouvoir, elle dut lutter contre lebloc de granit qui attirait tant de fidèles et perpétuait une sidétestable religion. La lutte était inégale, le passé succomba. Ledolmen fut transporté où nous sommes, la dalle des rois de Bohèmefut ensevelie sous une couche de terre, et un calvaire s’éleva àl’endroit même des miracles sacrilèges.

« Et par là-dessus, le grand oubli !

« Entendons-nous. Oubli des pratiques. Oubli des rites et de cequi constituait l’histoire d’un culte disparu. Mais non pas oublide la Pierre-Dieu. On ne savait plus où elle était. On arriva mêmeà ne plus savoir ce que c’était. Mais on ne cessa point d’en parleret de croire à l’existence de quelque chose que l’on appelait laPierre-Dieu. De bouche en bouche, de génération en génération, onse repassa des récits fabuleux et terribles qui s’écartaient deplus en plus de la réalité, qui formaient une légende de plus enplus vague, de plus en plus effroyable, d’ailleurs, mais quientretenaient dans les imaginations le souvenir et surtout le nomde la Pierre-Dieu.

« Il était logique, étant donné cette persistance d’une idéedans les mémoires, cette survivance d’un fait dans les annales d’unpays, que, de temps à autre, quelque curieux essayât dereconstituer la vérité prodigieuse. Deux de ces curieux, le frèreThomas, qui appartenait à l’ordre des Bénédictins, vers le milieudu XVe siècle, et le sieur Maguennoc, de nos jours, ont joué unrôle important. Le frère Thomas est un poète et un enlumineur surlequel nous n’avons que peu de renseignements, un très mauvaispoète, à en juger par ses vers, mais un enlumineur naïf et non sanstalent, qui a laissé une sorte de missel où il a chanté son séjourà l’abbaye de Sarek et dessiné les trente dolmens de l’île, le toutaccompagné de pièces, de citations religieuses et de prédictions àla façon de Nostradamus. C’est ce missel, découvert par le sieurMaguennoc, qui contenait la fameuse page des femmes en croix et dela prophétie relative à Sarek ; c’est ce missel que, moi-même,j’ai retrouvé et consulté, cette nuit, dans la chambre deMaguennoc.

« Bizarre personnage que ce Maguennoc, petit-fils attardé dessorciers d’autrefois, et que je soupçonne fort d’avoir joué plusd’une fois les revenants. Soyez sûrs que le Druide à tuniqueblanche que l’on prétendait avoir vu au sixième jour de la lune,moissonnant le gui, n’était autre que Maguennoc. Lui aussiconnaissait les bonnes recettes, les plantes qui guérissent, lafaçon dont on travaille la terre pour que d’énormes fleurs ypoussent. Une chose certaine, c’est qu’il a exploré les cryptesmortuaires et la salle des sacrifices, que c’est lui qui a dérobéla pierre magique enfermée dans le pommeau du sceptre, et qu’ilentrait dans ces cryptes par l’ouverture que nous venons defranchir, au milieu du sentier de la Poterne dont, chaque fois, ilétait obligé de replacer l’écran de moellons et de cailloux. C’estégalement lui qui a communiqué à M. d’Hergemont la page du missel.Maintenant, lui a-t-il confié le résultat de ses dernièresexplorations, et que savait au juste M. d’Hergemont ? celaimporte peu. Un autre personnage surgit, qui, désormais, incarnel’affaire et réclame toute l’attention, un missionnaire envoyé parle destin pour résoudre l’énigme séculaire, pour exécuter lesordres des puissances mystérieuses, et pour empocher laPierre-Dieu… J’ai nommé Vorski. »

Don Luis avala son troisième verre d’eau, et, faisant signe aucomplice :

– Otto, dit-il, donne-lui tout de même à boire, s’il a soif. Tuas soif, Vorski ?

Sur son arbre, Vorski semblait épuisé, à bout d’efforts et derésistance. Stéphane et Patrice intervinrent de nouveau, craignantun dénouement rapide.

– Mais non, mais non, s’écria don Luis, il est d’aplomb ettiendra jusqu’à ce que j’aie fini mon discours, ne fût-ce que parenvie de savoir. N’est-ce pas, Vorski, ça te passionne ?

– Voleur ! assassin ! balbutia le misérable.

– À la bonne heure ! Par conséquent, tu refuses toujoursd’indiquer la retraite de François ?

– Assassin ! … Bandit ! …

– Reste donc, mon vieux. À ta guise. Un peu de souffrance, rienn’est meilleur pour la santé. Et puis tu as tellement fait souffrirles autres, vieille canaille !

Don Luis prononça ces mots avec dureté et un accent de colèreimprévu chez cet homme qui avait déjà vu tant de forfaits et luttécontre tant de criminels. Mais celui-ci n’était-il pas hors detoute proportion ?

Don Luis reprit :

– Il y a environ trente-cinq ans, une femme de grande beauté,qui venait de Bohême, mais qui était d’origine hongroise, acquitdans les villes d’eaux qui foisonnent autour des lacs de Bavière,une réputation rapide comme diseuse de bonne aventure, tireuse decartes, chiromancienne, devineresse et médium. Elle attira sur ellel’attention du roi Louis II, l’ami de Wagner, le bâtisseur deBayreuth, sorte de fou couronné, célèbre par ses fantaisiesextravagantes. La liaison du fou et de la voyante dura quelquesannées, liaison agitée, violente, interrompue par les caprices duroi, et qui se termina tragiquement, le soir mystérieux où Louis IIde Bavière se précipita de sa barque dans le lac de Starnberg. Yeut-il réellement, comme le veut la version officielle, accès dedémence ou suicide ? ou bien crime comme on l’aprétendu ? Et pourquoi ce suicide ? Et pourquoi cecrime ? Questions qui n’auront jamais de réponse. Mais un faitdemeure : la Bohémienne accompagnait Louis II dans sa promenade surle lac, et le lendemain, expulsée, dépouillée de ses bijoux et deses valeurs, elle était conduite à la frontière.

« De cette aventure elle rapportait un jeune monstre, âgé dequatre ans, et qui avait nom Alexis Vorski, lequel jeune monstrevécut avec sa mère non loin du village de Joachimsthal, en Bohème,et plus tard fut instruit par elle dans toutes les pratiques de lasuggestion à l’état de veille, de l’extra-lucidité et del’escroquerie. Caractère d’une violence inouïe, mais esprit trèsfaible, en proie à des hallucinations et à des cauchemars, croyantaux sortilèges, aux prédictions, aux rêves, aux puissancesoccultes, il prenait les légendes pour l’histoire et les mensongespour la réalité. Une des nombreuses légendes des montagnes surtoutl’avait frappé : elle évoque le pouvoir fabuleux d’une pierre, qui,dans la nuit des temps, fut enlevée par des mauvais génies et quidoit être ramenée un jour par le fils d’un roi. Les paysans vousmontrent encore le vide que laissa cette pierre au flanc d’unecolline.

« « C’est toi, le fils de roi, lui disait sa mère. Et si turetrouves la pierre dérobée, tu échapperas au poignard qui temenace, et toi-même tu seras roi. »

« Cette prédiction saugrenue et une autre, non moins baroque,par laquelle la Bohémienne annonçait que l’épouse de son filspérirait sur la croix et que lui-même mourrait de la main d’un ami,furent de celles qui influèrent le plus directement sur Vorskilorsque sonna l’heure fatidique. Et j’en arrive tout de suite àcette heure fatidique, sans parler davantage de ce que nous ontrévélé à tous les trois nos conversations d’hier et de cette nuitet de ce que nous avons pu reconstituer. À quoi bon, en effet,reprendre en détail le récit que vous avez fait à Véroniqued’Hergemont, Stéphane, dans votre cellule ? À quoi bon vousmettre au courant, vous Patrice, toi Vorski, et toi Tout-Va-Bien,d’événements connus de vous, comme ton mariage, Vorski – ou plutôttes deux mariages, avec Elfride d’abord, puis avec Véroniqued’Hergemont –, comme l’enlèvement de François par son grand-père,comme la disparition de Véronique, comme les recherches que tu fispour la retrouver, comme ta conduite au moment de la guerre et tonexistence dans les camps de concentration ? Simples broutillesà côté des événements qui vont se produire. Nous avons élucidél’histoire de la Pierre-Dieu. C’est l’aventure moderne, entrelacéepar toi, Vorski, autour de la Pierre-Dieu, que nous allonsdébrouiller.

« Au début, elle se présente ainsi. Vorski est enfermé dans uncamp de concentration situé près de Pontivy, en pleine Bretagne. Ilne s’appelle plus Vorski, mais Lauterbach. Quinze mois plus tôt,après une première évasion, et au moment où le conseil de guerreallait le condamner à mort pour espionnage, il s’est échappé, avécu dans la forêt de Fontainebleau, a retrouvé un de ses anciensdomestiques, nommé Lauterbach, allemand comme lui et comme luifugitif, l’a tué, lui a passé ses vêtements, et l’a maquillé defaçon à lui donner son apparence à lui, Vorski. La justicemilitaire, trompée, fit enterrer le faux Vorski à Fontainebleau.Quant au Vorski véritable, il avait la malchance d’être arrêté unefois encore, sous son nouveau nom de Lauterbach, et interné au campde Pontivy.

« Voilà pour Vorski. D’autre part, Elfride, sa première femme,la complice redoutable de tous ses crimes, allemande elle aussi (jepossède sur elle et sur leur passé commun quelques détails quiimportent peu, et dont je trouve inutile de faire mention),Elfride, dis-je, sa complice, est cachée avec leur fils Raynolddans les cellules de Sarek. Il l’y a laissée avec l’ordred’espionner M. d’Hergemont et d’arriver par lui jusqu’à Véroniqued’Hergemont. Les raisons qui font agir cette misérable, je lesignore. Dévouement aveugle, peur de Vorski, instinct du mal, hainecontre la rivale qui l’a remplacée, n’importe ! elle a subi leplus effroyable châtiment. Parlons seulement du rôle qu’elle ajoué, sans essayer de comprendre comment elle a eu le courage devivre trois ans sous terre, ne sortant que la nuit, volant sanourriture et celle de son fils, et attendant patiemment le jour oùelle pourrait servir et sauver son seigneur et maître.

« J’ignore aussi la série des faits qui lui ont permis d’entreren action, et, de même, la manière dont Vorski et Elfride ont pucommuniquer. Mais ce que je sais de la façon la plus certaine,c’est que l’évasion de Vorski fut préparée longuement etminutieusement par sa première femme. Tous les détails en furentréglés. Toutes les précautions furent prises. Le 14 septembre del’année dernière, Vorski s’évadait, emmenant avec lui deux acolytesavec lesquels il s’était lié pendant sa captivité, et qu’il avaitpour ainsi dire enrôlés, le sieur Otto et le sieur Conrad.

« Voyage facile. À chaque croisement, une flèche, accompagnéed’un numéro d’ordre et surmontée des initiales V. d’H. (initialesévidemment choisies par Vorski) indiquait la route à suivre. Detemps à autre, dans une cabane abandonnée, sous une pierre, aucreux d’une meule de foin, des vivres. On passa par Guémené, leFaouët, Rosporden, et l’on aboutit à la plage de Beg-Meil.

« Là, Elfride et Raynold vinrent, de nuit, chercher les troisfugitifs avec le canot automobile d’Honorine et les conduisirent aupied des cellules druidiques de la Lande-Noire. Ils y montèrent.Leurs logements étaient prêts, et, comme vous l’avez vu,suffisamment confortables. L’hiver passa et, de jour en jour, leplan très vague encore de Vorski prit des contours plus exacts.

« Chose bizarre, lors de son premier séjour à Sarek avant laguerre, il n’avait pas entendu parler du secret de l’île. C’estElfride qui lui raconta, dans ses lettres écrites à Pontivy, lalégende de la Pierre-Dieu. Vous pouvez juger de l’effet produit surun homme comme Vorski par une telle révélation. La Pierre-Dieu,n’était-ce pas la pierre miraculeuse dérobée au sol de son pays, lapierre qui devait être découverte par le fils d’un roi et qui, dèslors, lui donnerait la puissance et la royauté ? Tout ce qu’ilapprit plus tard le confirma dans cette conviction. Mais le grandfait qui domine son existence souterraine à Sarek, ce fut, au coursdu dernier mois, la découverte de la prophétie du frère Thomas. Decette prophétie, des bribes traînaient déjà de droite et de gauche,qu’il avait pu recueillir, lorsque, le soir, posté sous lesfenêtres des chaumières ou sur les toits des granges, il écoutaitles entretiens des paysans. De mémoire d’homme, on a toujours, àSarek, redouté des événements effroyables, concordant avec ladécouverte et la disparition de la pierre invisible. Il a toujoursété question également de naufrages et de femmes mises en croix.Et, d’ailleurs, Vorski ne connaît-il pas l’inscription duDolmen-aux-Fées… les trente victimes promises aux trente cercueils,le supplice de quatre femmes, la Pierre-Dieu qui donne vie oumort ? Que de coïncidences troublantes pour un esprit aussifaible que le sien !

« Mais la prophétie elle-même, trouvée par Maguennoc dans lemissel enluminé, voilà le point essentiel de toute l’affaire.Rappelons-nous que Maguennoc avait arraché la fameuse page et queM. d’Hergemont, qui dessinait volontiers, l’avait copiée plusieursfois en donnant malgré lui, à la femme principale, le visage de safille Véronique. C’est de l’original lui-même et de l’une de cescopies que Vorski eut connaissance, une nuit qu’il aperçutMaguennoc en train de les regarder à la lueur de sa lampe.Aussitôt, dans l’ombre, au hasard de son crayon, il put transcriresur son carnet les quinze vers de l’inappréciable document.Maintenant, il savait tout et comprenait tout. Une clartéaveuglante l’éblouissait. Tous les éléments épars se rassemblaienten un bloc et formaient une vérité solide et compacte. Aucun doutepossible : cette prophétie le concernait ! cette prophétie,c’était lui qui avait mission de la réaliser !

« Je le répète : tout est là. À partir de cet instant, un phareillumina la route de Vorski. Il eut en main le fil d’Ariane. Laprophétie, ce fut pour lui le texte irrécusable. Ce fut une desTables de la Loi. Ce fut la Bible. Et pourtant, quelle stupidité,quelle incommensurable bêtise dans ces vers alignés à l’aventure,sans d’autre raison que la rime ! Pas une phrase qui porte lamarque de l’inspiration ! Pas une étincelle ! Pas unetrace de cette folie sacrée qui soulevait la pythonisse de Delphes,ou qui provoquait les visions délirantes d’un Jérémie ou d’unEzéchiel ! Rien. Des syllabes, des rimes. Rien, moins querien. Mais assez pour illuminer le doux Vorski et le brûler d’unenthousiasme de néophyte !

« Stéphane, Patrice, écoutez la prophétie du frère Thomas !À dix pages différentes de son carnet, le Superboche l’a inscriteafin de la porter dix fois contre sa chair et de la graver au fondde son être. Voici l’un de ces feuillets. Stéphane, Patrice,écoutez ! Écoute, fidèle Otto. Et toi-même, Vorski, pour ladernière fois écoute les bouts rimés du frère Thomas ! Je lis:

Dans l’île de Sarek, en l’an quatorze et trois,

Il y aura naufrages, deuils et crimes,

Flèches, poison, gémissements, effrois,

Chambres de mort, quatre femmes en croix,

Pour les trente cercueils trente victimes.

Devant sa mère, Abel tuera Caïn.

Le père alors, issu d’Alamanis,

Prince cruel aux ordres du destin,

Par mille morts et par lente agonie,

Ayant occis l’épouse, un soir de juin,

Flamme et fracas jailliront de la terre

Au lieu secret où gît le grand trésor,

Et l’homme enfin retrouvera la pierre,

Jadis volée aux Barbares du Nord,

La Pierre-Dieu qui donne vie ou mort. »

Don Luis Perenna avait commencé sa lecture d’un ton emphatique,en faisant valoir l’imbécillité des mots et la banalité du rythme.Il la termina sourdement, d’une voix sans timbre qui se prolongeaen un silence d’angoisse. L’aventure entière apparaissait danstoute son horreur.

Il reprit :

– Vous comprenez bien l’enchaînement des faits, n’est-cepas ? Stéphane, vous qui fûtes une des victimes et qui avezconnu ou connaissez les autres victimes ? Vous aussi,Patrice ? Au XVe siècle, un pauvre moine, à l’imaginationdétraquée, au cerveau hanté de visions infernales, exhale sescauchemars en une prophétie que nous qualifierons de « loufoque »,qui ne repose sur aucune donnée sérieuse, dont chaque détail etamené par les nécessités de la rime ou de la césure, et quicertainement dans l’esprit du poète, et au point de vue de laréalité, n’a pas plus de valeur que si le poète avait tiré des motsau hasard du fond de son escarcelle. L’histoire de la Pierre-Dieu,les traditions et les légendes, rien de tout cela ne lui apporte lemoindre élément de prédiction. Cette prédiction, il l’extrait delui-même, le brave homme, sans penser à mal, et simplement pourmettre un texte quelconque en marge du dessin diabolique qu’il aminutieusement enluminé. Et il en est si content qu’il prend lapeine, avec la pointe d’un instrument, d’en graver quelqueshémistiches sur un des blocs du Dolmen-aux-Fées.

« Or, quatre siècles plus tard, la page prophétique tombe entreles mains d’un Superboche, maniaque du crime, vaniteux et fou. Qu’yvoit-il, le Superboche ? Une fantaisie amusante etpuérile ? Une boutade insignifiante ? Pas du tout. Il yvoit un document du plus haut intérêt, un de ces documents comme enpeuvent étudier les plus superboches de ses compatriotes, aveccette différence que ce document-là est d’origine merveilleuse.C’est l’Ancien et le Nouveau Testament, le Livre Saint, quiexplique et qui commente la loi de Sarek ! C’est l’Évangilemême de la Pierre-Dieu. Et cet Évangile le désigne, lui Vorski,lui, le Superboche, comme le Messie chargé d’accomplir les décretsprovidentiels.

« Pour Vorski, aucune erreur là-dessus. Certes, l’affaire luiplaît puisqu’il s’agit de voler la fortune et le pouvoir. Maiscette question reste au second plan. Il obéit surtout à l’élanmystique d’une race qui se croit prédestinée et qui se flatted’obéir toujours à des missions, mission de régénérer autant quemission de piller, de brûler et d’assassiner. Et sa mission, Vorskila lit en toutes lettres dans la prophétie du frère Thomas. Lefrère Thomas dit explicitement ce qu’il faut faire, et le nomme,lui Vorski, de la façon la plus nette, comme étant l’homme duDestin. N’est-il pas fils de roi, c’est-à-dire « prince d’Alamanie» ? Ne vient-il pas du pays même où la Pierre fut volée aux «Barbares du Nord » ? N’a-t-il pas une femme promise, elleaussi, par les prédictions des voyantes, au supplice de lacroix ? N’a-t-il pas deux fils, l’un doux et gracieux commeAbel, l’autre dur, méchant et indomptable comme Caïn ?

« Ces preuves lui suffisent. Désormais il a en poche son ordrede mobilisation, sa feuille de route. Les dieux lui ont marqué lepoint précis vers lequel il doit marcher : il marche. Il y a biensur son chemin quelques personnes vivantes. Tant mieux ! Celafait partie du programme. C’est à dater du moment où toutes cespersonnes vivantes seront supprimées, et supprimées de la façonindiquée par le frère Thomas, que la besogne sera achevée, que laPierre-Dieu sera délivrée, et que Vorski, instrument du Destin,sera couronné roi. Donc, retroussons nos manches, prenons notre boncouteau de boucher, et à l’œuvre ! Vorski va transporter dansla vie réelle les cauchemars du frère Thomas ! »

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