L’Île aux trente cercueils

Chapitre 1Le fléau de Dieu

Vorski ! Vorski ! L’être innommable dont le souvenirl’emplissait d’horreur et de honte, le monstrueux Vorski n’étaitpas mort ! L’assassinat de l’espion par un de ses camarades,son enterrement dans le cimetière de Fontainebleau, tout cela, desfables, des erreurs ! Une seule réalité, Vorskivivait !

De toutes les visions qui avaient pu hanter le cerveau deVéronique, il n’en était aucune dont l’abomination égalât un pareilspectacle : Vorski debout, les bras croisés, d’aplomb sur ses deuxjambes, la tête droite entre les deux épaules, vivant,vivant !

Elle eût tout accepté avec sa vaillance ordinaire : cela point.Elle s’était senti la force d’affronter et de braver n’importe quelennemi ; pas cet ennemi-là. Vorski, c’était l’ignominie, laméchanceté jamais satisfaite, la sauvagerie sans bornes, la méthodeet la démence dans le crime.

Et cet homme l’aimait.

Elle rougit soudain. Vorski fixait des yeux avides sur la chairnue de ses épaules et de ses bras, qui apparaissait entre leslambeaux de son corsage, et il regardait cette chair nue comme uneproie que rien ne pouvait lui arracher. Pourtant Véronique nebougea point. Aucun voile n’était à sa portée. Elle se raidit sousl’affront de ce désir, et le défia d’un tel regard qu’il en futgêné et détourna les yeux un instant.

Aussitôt, dans un élan, elle s’écria :

– Mon fils ! où est François ? je veux le voir.

Il répliqua :

– Notre fils m’est sacré, madame. Il n’a rien àcraindre de son père.

– Je veux le voir.

Il leva la main en signe de serment.

– Vous le verrez, je vous le jure.

– Mort, peut-être ! fit-elle d’une voix sourde.

– Vivant comme vous et moi, madame.

Il y eut un nouveau silence. Visiblement Vorski cherchait sesphrases et préparait le discours par lequel devait commencer entreeux l’implacable combat.

C’était un homme de stature athlétique, puissant de torse, lesjambes un peu arquées, le cou énorme et gonflé par les tendons desmuscles, avec une tête trop petite sur laquelle étaient plaquésdeux bandeaux de cheveux blonds. Ce qui, autrefois, donnait chezlui l’impression d’une force brutale où il y avait encore unecertaine distinction, était devenu, avec l’âge, l’attitude massiveet vulgaire du lutteur de profession qui se carre sur l’estradeforaine. Le charme inquiétant auquel les femmes se prenaient jadiss’était dissipé, et il ne restait qu’une physionomie âpre etcruelle dont il essayait de corriger la dureté par un sourireimpassible.

Il décroisa les bras, approcha un fauteuil, et, s’inclinantdevant Véronique :

– La conversation que nous allons avoir, madame, sera longue etquelquefois pénible. Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

Il attendit un instant, et, ne recevant pas de réponse, sans selaisser démonter, il reprit :

– Il y a, d’ailleurs, tout ce qu’il faut sur ce guéridon pour serestaurer, et un biscuit, un doigt de vieux vin, un verre dechampagne ne vous seraient peut-être pas inutiles…

Il affectait une politesse exagérée, cette politesse toutegermaine des demi-barbares qui veulent prouver qu’aucune dessubtilités de la civilisation ne leur est inconnue, et qu’ils sontinitiés à tous les raffinements de la courtoisie, même à l’égardd’une femme que le droit de conquête leur permettrait de traiter defaçon plus cavalière. Et c’était là un de ces détails qui, dans letemps passé, avaient éclairé le plus vivement Véronique surl’origine probable de son mari.

Elle haussa les épaules et garda le silence.

– Soit, dit-il, mais vous m’autoriserez alors à rester deboutcomme il sied à un gentilhomme qui se pique de quelquesavoir-vivre. Et, de plus, vous voudrez bien m’excuser si je paraisen votre présence dans cette tenue plus que négligée. Les camps deconcentration et les cavernes de Sarek ne sont guère favorables aurenouvellement d’une garde-robe.

Il portait, en effet, un vieux pantalon rapiécé et un gilet delaine rouge déchiré. Mais, par là-dessus, il avait endossé unetunique de lin blanche mi-fermée à l’aide d’une cordelière.Accoutrement recherché au fond, et dont il accentuait lesbizarreries par des attitudes théâtrales et un air de négligencesatisfaite.

Content de son préambule, il se mit à marcher de long en large,les mains au dos, en homme qui n’est pas pressé et qui prend leloisir de la réflexion dans les circonstances les plus graves. Puisil s’arrêta et, lentement :

– Je crois, madame, que nous gagnerons du temps à perdre lesquelques minutes indispensables à un exposé sommaire de ce que futnotre vie commune. N’est-ce pas votre opinion ?

Véronique ne répondit pas. Il commença donc de la même voixposée :

– Quand vous m’avez aimé…

Elle eut un geste de révolte. Il insista :

– Cependant, Véronique…

– Ah ! fit-elle avec dégoût, je vous défends… Ce nomprononcé par vous !… je vous défends…

Il sourit, et, d’un ton de condescendance :

– Ne m’en veuillez pas, madame. Quelle que soit la formuleemployée, mon respect vous est acquis. Je reprends donc. Quand vousm’avez aimé, j’étais, il faut l’avouer, un libertin sans cœur, undébauché, qui ne manquait peut-être pas d’une certaine allure, carj’ai toujours poussé les choses à outrance, mais qui n’avait aucunedes qualités nécessaires au mariage. Ces qualités, je les auraisacquises facilement sous votre influence, puisque je vous aimais àla folie. Il y avait en vous une pureté qui me ravissait, un charmeet une naïveté que je n’avais rencontrés chez aucune femme. Il eûtsuffi d’un peu de patience de votre part, d’un effort de douceur,pour me transformer. Malheureusement, dès la première heure, aprèsdes fiançailles assez tristes où vous ne pensiez qu’au chagrin et àla rancune de votre père, dès la première heure de notre mariage,il y eut entre nous un désaccord profond, irrémédiable. Vous aviezaccepté malgré vous le fiancé qui s’était imposé. Vous n’avez eupour le mari que haine et répulsion. Ce sont là des choses qu’unhomme comme Vorski ne pardonne pas. Assez de femmes et des plushautaines m’avaient donné à moi-même la preuve de ma parfaitedélicatesse, pour que j’aie le droit de ne m’adresser aucunreproche. Que la petite bourgeoise que vous étiez s’offusquât, tantpis. Vorski est de ceux qui agissent selon leurs instincts et leurspassions. Ces instincts et ces passions vous déplaisaient ? Àvotre idée, madame. J’étais libre, je repris ma vie. Seulement…

Il s’interrompit quelques secondes, puis acheva :

– Seulement, je vous aimais. Et lorsque, un an plus tard, lesévénements se précipitèrent, lorsque la perte de votre fils vouseut jetée dans un couvent, moi, je restai avec cet amour inassouvi,brûlant et torturant. Ce que fut mon existence, vous pouvez ledeviner : une suite de débauches et d’aventures violentes oùj’essayais vainement de vous oublier, et puis des coups d’espoirsubits, des pistes que l’on m’indiquait et sur lesquelles jem’élançais à corps perdu, pour retomber toujours au découragementet à la solitude. C’est ainsi que je retrouvai votre père et votrefils. C’est ainsi que je connus leur retraite ici, que je lessurveillai, que je les épiai, moi-même ou par l’intermédiaire depersonnes qui m’étaient toutes dévouées. Je comptais de la sortearriver jusqu’à vous, but unique de mes efforts et raison suprêmede tous mes actes, quand la guerre fut déclarée. Huit jours après,n’ayant pu franchir la frontière, j’étais emprisonné dans un campde concentration…

Il s’arrêta. Son dur visage devint plus dur encore, et il gronda:

– Oh ! l’enfer que j’ai vécu là ! Vorski !Vorski, fils de roi, confondu parmi tous les garçons de café ettous les voyous de Germanie ! Vorski, captif, honni de tous etdétesté par tous ! Vorski, sale et pouilleux ! Ai-jesouffert, mon Dieu ! Mais passons là-dessus. Ce que j’ai faitpour sortir de la mort, j’ai eu raison de le faire. Si quelqueautre, à ma place, a été frappé par le poignard, si quelque autreest enterré sous mon nom en un coin de France, je ne le regrettepas. Lui ou moi, il fallait choisir. J’ai choisi. Et ce n’estpeut-être pas seulement l’amour tenace de la vie qui m’a fait agir,c’est aussi et c’est surtout une chose nouvelle, une auroreimprévue qui se levait dans mes ténèbres, et qui déjà m’éblouissaitde sa splendeur. Mais ceci, c’est mon secret. Nous en parleronsplus tard, si vous m’y obligez. Pour l’instant…

Devant tous ces discours débités avec l’emphase d’un acteur quise réjouirait de son éloquence et applaudirait à ses périodes,Véronique avait gardé son attitude impassible. Aucune de cesdéclarations mensongères ne pouvait la toucher. Elle semblaitabsente.

Il s’approcha d’elle et, pour la contraindre à l’attention,reprit d’un ton plus agressif :

– Vous ne paraissez pas soupçonner que mes paroles sontextrêmement graves, madame. Elles le sont, pourtant, et elles vontle devenir encore plus. Mais, avant d’en arriver au plusredoutable, et dans l’espoir même de n’y pas arriver, je tiens àfaire appel non pas à votre esprit de conciliation – il n’est pasde conciliation possible entre nous – mais à votre raison, à votresens de la réalité… car enfin il ne se peut pas que vous ignoriezvotre situation actuelle, la situation de votre fils…

Elle n’écoutait point, il en eut la conviction absolue. Absorbéesans doute par la pensée de ce fils, elle entendait des mots quin’avaient pas pour elle la moindre signification. Irrité, cachantmal son impatience, il continua cependant :

– Mon offre est simple, et je veux croire que vous ne larejetterez pas. Au nom de François, et en vertu des sentimentsd’humanité et de compassion qui m’animent, je vous demande derattacher le présent au passé que je viens d’esquisser à grandstraits. Au point de vue social, le lien qui nous unit n’a jamaisété brisé. Vous êtes toujours, par le nom et au regard de laloi…

Il se tut, observa Véronique un instant, puis, lui appliquantviolemment la main sur l’épaule, il cria :

– Écoute donc, bougresse ! Vorski parle.

Véronique perdit l’équilibre, se rattrapa au dossier d’unfauteuil, et, de nouveau, les bras croisés, les yeux pleins demépris, se dressa en face de son adversaire.

Cette fois encore Vorski put se dominer. L’acte avait étéimpulsif et contraire à sa volonté. Sa voix en garda une intonationimpérieuse et mauvaise.

– Je répète que le passé existe toujours. Que vous le vouliez ounon, madame, vous êtes l’épouse de Vorski. Et c’est en raison de cefait indéniable que je viens vous demander s’il vous plaît de vousconsidérer comme telle aujourd’hui. Entendons-nous : si je neprétends obtenir ni votre amour ni même votre amitié, je n’acceptepas non plus de retourner aux relations hostiles qui furent lesnôtres. Je ne veux plus l’épouse dédaigneuse et lointained’autrefois. Je veux…, je veux une femme… une femme qui sesoumette… qui soit la compagne dévouée, attentive, fidèle…

– L’esclave, murmura Véronique.

– Eh ! oui, s’écria-t-il, l’esclave, vous l’avez dit. Je nerecule pas plus devant les mots que devant les actes.L’esclave ! et pourquoi pas ? si l’esclave comprend sondevoir, qui est d’obéir aveuglément. Pieds et poings liés,perinde ac cadaver. Ce rôle vous plaît-il ?Voulez-vous m’appartenir corps et âme ? Et votre âme même, jem’en moque. Ce que veux… ce que je veux… vous le savez bien…n’est-ce pas ? Ce que je veux, c’est ce que je n’ai jamais eu.Votre mari ? Ah ! ah ! l’ai-je jamais été, votremari ? Si je cherche au fond même de ma vie, dans lebouillonnement de mes sensations et de mes joies, je ne retrouvepas un seul souvenir qui me rappelle qu’il y a eu entre nous autrechose que la lutte sans merci de deux ennemis. Je vous regarde, etc’est une étrangère que je vois, étrangère dans le passé comme dansle présent. Eh bien, puisque la chance a tourné, puisque j’ai remisla griffe sur vous, il n’en sera pas ainsi dans l’avenir. Il n’ensera pas ainsi de demain, ni même de la nuit qui vient, Véronique.Je suis le maître, il faut accepter l’inévitable.Acceptez-vous ?

Il n’attendit pas la réponse, et, haussant encore la voix, ils’exclama :

– Acceptez-vous ? Pas de faux-fuyants ni de faussespromesses. Acceptez-vous ? Si oui, mettez-vous à genoux,faites le signe de la croix, et prononcez fortement : « J’accepte.Je serai l’épouse qui consent. Je me soumettrai à tous vos ordreset à tous vos caprices. Ma vie ne compte plus. Vous êtes le maître.»

Elle haussa les épaules et ne répondit point. Vorski sursauta.Les veines de son front se gonflèrent. Pourtant, il se contintencore.

– Soit. D’ailleurs, je m’y attendais. Mais les conséquences devotre refus seront si graves pour vous que je veux faire unedernière tentative. Peut-être, après tout, ce refus s’adresse-t-ilau fugitif que je suis, au pauvre diable que je parais, etpeut-être la vérité changera-t-elle vos idées. Elle est éclatanteet merveilleuse, cette vérité. Comme je vous l’ai dit, une auroreimprévue s’est levée dans mes ténèbres, et Vorski, fils de roi, estilluminé de rayons…

Il avait une manière de parler de lui à la troisième personneque Véronique connaissait bien, et qui était la marque de soninsupportable vanité. Elle observa et retrouva aussi dans ses yeuxun éclat particulier qu’il avait toujours eu à certains momentsd’exaltation, éclat qui provenait évidemment de ses habitudesd’alcoolique, mais où elle croyait voir, en outre, le signed’aberrations passagères. N’était-il pas, en effet, une sorte dedément et, cette démence, les années ne l’avaient-elles pasaccrue ?

Il reprit et, cette fois, Véronique écouta :

– J’avais donc laissé ici, au moment de la guerre, une personnequi m’est attachée et qui poursuivit auprès de votre père l’œuvrede surveillance commencée par moi. Le hasard nous avait révélél’existence des grottes creusées sous les landes, et l’une desentrées de ces grottes. C’est dans cette retraite sûre qu’après madernière évasion je vins me réfugier, et c’est là que je fus mis aucourant, par quelques lettres interceptées, des recherches de votrepère sur le secret de Sarek et des découvertes qu’il avait faites.Vous comprenez si ma surveillance redoubla. D’autant plus que jetrouvais dans toute cette histoire, à mesure qu’elle apparaissaitplus nettement, les plus étranges coïncidences et une corrélationmanifeste avec certains détails de ma vie. Bientôt le doute ne futplus possible. Le destin m’avait envoyé là pour accomplir une œuvredont moi seul pouvais venir à bout… bien plus, une œuvre à laquellemoi seul avais le droit de collaborer. Comprenez-vous cela ?Depuis des siècles, Vorski était désigné. Vorski était l’élu dudestin. Vorski était inscrit sur le livre du temps. Vorski avaitles qualités nécessaires, les moyens indispensables, les titresrequis. J’étais prêt. Je me mis à l’action sans tarder, meconformant implacablement aux ordres du destin. Pas d’hésitationsur la route à suivre : à l’extrémité, le phare était allumé. Jesuivis donc la route tracée d’avance. Aujourd’hui Vorski n’a plusqu’à recueillir le prix de ses efforts. Vorski n’a plus qu’à tendrela main. À portée de cette main, c’est la fortune, la gloire, lapuissance illimitée. Dans quelques heures, Vorski, fils de roi,sera roi du monde. C’est cette royauté qu’il vous offre.

De plus en plus, il déclamait, comédien emphatique etpompeux.

Il se pencha vers Véronique :

– Voulez-vous être reine, impératrice, et vous élever au-dessusdes autres femmes autant que Vorski dominera les autreshommes ? Reine par l’or et par la puissance, comme vous l’êtespar la beauté, le voulez-vous ? Esclave de Vorski, maismaîtresse de tous ceux à qui Vorski commandera, levoulez-vous ? Comprenez-moi bien : il ne s’agit pas pour vousd’une décision unique à prendre, mais de deux décisions entrelesquelles il faut choisir. Il y a, comprenez-le, la contrepartiede votre refus. Ou bien la royauté que je vous offre, ou bien…

Il fit une pause, puis, la voix coupante, acheva :

– Ou bien la croix.

Véronique frissonna. L’épouvantable mot surgissait encore.Maintenant elle savait le nom du bourreau inconnu !

– La croix, répéta-t-il avec un sourire atroce de contentement.À vous de choisir. D’un côté, toutes les joies et tous les honneursdans la vie. De l’autre, la mort par le supplice le plus barbare.Choisissez. Entre ces deux termes du dilemme, aucune place. Ceci oucela. Et remarquez bien qu’il n’y a là, de ma part, aucune cruautéinutile, aucune ostentation de vaine autorité. Non. Moi, je ne suisque l’instrument. L’ordre vient de plus haut que moi, il vient dudestin lui-même. Pour que les volontés divines s’accomplissent,il faut que Véronique d’Hergemont meure ET QU’ELLE MEURE SURLA CROIX. C’est catégorique. On ne peut rien contre le destin. Onne peut rien quand on n’est pas Vorski, et que l’on n’a pas, commeVorski, toutes les audaces et toutes les ruses. Si Vorski a pu,dans la forêt de Fontainebleau, substituer un faux Vorski auvéritable, et s’il a su ainsi échapper au sort qui le condamnait,depuis son enfance, à mourir par le couteau d’un ami, il saura bientrouver quelque stratagème pour que la volonté divine s’accomplisseet pour que celle qu’il aime reste vivante. Mais il faut alorsqu’elle se soumette. J’offre le salut à ma fiancée, la mort à monennemie. Qui êtes-vous ? Ma fiancée ou mon ennemie ? Quechoisissez-vous ? La vie près de moi avec toutes les joies ettous les honneurs de la vie… ou la mort ?

– La mort, répondit simplement Véronique.

Il eut un geste de menace.

– C’est plus que la mort. C’est la torture. Quechoisissez-vous ?

– La torture.

Il insista méchamment.

– Mais vous n’êtes pas seule ! Réfléchissez, il y a votrefils. Vous disparue, il reste, lui. En mourant, c’est un orphelinque vous laissez. Pis que cela ! en mourant, c’est à moi quevous le léguez. Je suis le père. J’ai tous les droits. Quechoisissez-vous ?

– La mort, dit-elle une fois de plus.

Il s’exaspéra.

La mort pour vous, soit. Mais si c’est la mort pour lui ?Si je l’amène ici, devant vous, votre François, si je lui pose lecouteau sur la gorge, et que je vous interroge pour la dernièrefois, que répondrez-vous ?

Véronique ferma les yeux. Jamais encore elle n’avait souffertautant, et Vorski avait bien trouvé le point douloureux.

Cependant, elle murmura :

– Je veux mourir.

La colère de Vorski éclata, et, passant du coup aux injures,sans souci de politesse et de courtoisie, il proféra :

– Ah ! la drôlesse, faut-il qu’elle me haïsse ! Tout,tout, elle accepte tout, même la mort de son fils bien-aimé plutôtque de céder. Une mère qui tue son fils ! Car c’est cela, vousle tuez, votre fils, pour ne pas m’appartenir. Vous lui arrachez lavie pour ne pas me sacrifier la vôtre. Ah ! quellehaine ! Non, non, ce n’est pas possible, je n’y crois pas àcette haine. La haine a des limites. Une mère comme vous !Non, non, il y a autre chose… un amour peut-être ? Non,Véronique n’aime pas. Alors ? alors, ma pitié ? unefaiblesse de ma part ? Ah ! que vous me connaissez mal.Vorski faiblir ! Vorski s’apitoyer ! Pourtant vous m’avezvu à l’œuvre. Est-ce que j’ai flanché en accomplissant ma missionterrible ? Sarek n’a-t-il pas été dévasté selon laprescription ? Les barques n’ont-elles pas coulé, et les gensn’ont-ils pas été engloutis ? Les sœurs Archignat n’ont-ellespas été clouées sur le tronc des vieux chênes ? Moi, moi,flancher ! Écoutez, quand j’étais enfant, de ces deux mainsque voilà, j’étranglais les chiens et les oiseaux, et de ces deuxmains que voilà, j’écorchais tout vifs les chevreaux, et je plumaistoutes vivantes les bêtes de la basse-cour. Ah ! de lapitié ? Savez-vous comment m’appelait ma mère ? » Attila», et lorsque le souffle mystérieux l’animait, et qu’elle lisaitl’avenir au creux de ces mains ou dans les cartes du tarot : «Attila Vorski, fléau de Dieu, expliquait cette grande voyante, tuseras l’instrument de la Providence. Tu seras le tranchant de lalame, la pointe du poignard, la balle du fusil, le nœud de lacorde. Fléau de Dieu ! Fléau de Dieu ! ton nom estinscrit en toutes lettres sur le livre du Temps. Il flamboie parmiles astres qui présidèrent à ta naissance. Fléau de Dieu Fléau deDieu ! … » Et vous espérez que mes yeux se mouilleront delarmes ? Allons donc ! Est-ce que le bourreaupleure ? Ce sont les faibles qui pleurent, ceux qui redoutentd’être châtiés, et que leurs crimes ne se retournent contre eux.Mais moi, moi ! Vos ancêtres ne craignaient qu’une chose,c’est que le ciel ne leur tombât sur la tête. Qu’ai-je à craindre,moi ? Je suis le complice de Dieu ! Il m’a choisi entretous. C’est Dieu qui m’a inspiré, le Dieu de Germanie, le vieuxDieu allemand, pour qui le bien et le mal ne comptent pas quand ils’agit de la grandeur de ses fils. L’esprit du mal est en moi.J’aime le mal et je veux le mal. Tu mourras donc, Véronique, et jerirai en te voyant sur le poteau du supplice…

Il riait déjà. Il marchait à grands pas qui frappaient le solavec bruit. Il levait les bras au plafond, et Véronique, toutefrémissante d’angoisse, discernait dans ses yeux striés de rougel’égarement de la folie.

Il fit encore quelques pas, puis s’avança vers elle et, d’unevoix contenue, où grondait la menace :

– À genoux, Véronique, et implorez mon amour. Lui seul peut voussauver. Vorski ne connaît ni la pitié ni la crainte. Mais il vousaime, et son amour ne reculera devant rien. Profitez-en, Véronique.Faites appel au passé. Redevenez l’enfant d’autrefois et c’estmoi-même peut-être un jour qui me traînerai à vos genoux.Véronique, ne me repoussez pas… on ne repousse pas un homme commemoi… On ne défie pas celui qui aime… comme je t’aime, Véronique,comme je t’aime…

Elle étouffa un cri. Elle sentait sur ses bras nus les mainsabhorrées. Elle voulut s’en délivrer, mais, plus fort qu’elle, ilne lâchait pas prise et continuait, la voix haletante :

– Ne me repousse pas… c’est absurde… c’est fou… Tu sais bien queje suis capable de tout… Alors ?… La croix, c’est horrible… lamort de ton fils sous tes yeux… est-ce cela que tu veux ?…Accepte l’inévitable… Vorski te sauvera… Vorski te fera la vie laplus belle… Ah ! comme tu me hais !… Mais, soit, jeconsens à ta haine… je l’aime, ta haine… j’aime ta boucheméprisante… je l’aime plus que si elle se donnait d’elle-même…

Il se tut. C’était entre eux la lutte implacable. Les bras deVéronique se raidissaient vainement contre l’étreinte de plus enplus étroite. Elle faiblissait, impuissante et vouée à la défaite.Ses genoux vacillaient. En face d’elle, tout près, les yeux deVorski paraissaient remplis de sang, et elle respira l’haleine dumonstre.

Alors, épouvantée, elle mordit à pleines dents et profitantd’une seconde de désarroi, se dégageant par un effort suprême, ellerecula d’un bond, sortit son revolver et, coup sur coup, tira.

Les deux balles sifflèrent aux oreilles de Vorski et firentvoler des éclats de mur derrière lui. Elle avait tiré trop vite, auhasard.

– Ah ! la garce ! hurla-t-il. Un peu plus, j’yétais.

Déjà il l’avait empoignée à bras-le-corps, et, d’un mouvementirrésistible, il la ploya, la renversa et l’étendit sur un divan.Prenant ensuite une corde dans sa poche, il la lia solidement etbrutalement. Il y eut un instant de répit et de silence. Vorskiessuya son front couvert de sueur, puis il se versa un grand verrede vin qu’il avala d’un coup.

– Ça va mieux, dit-il en posant le pied sur sa victime, et toutest bien ainsi, avoue-le. Chacun est à sa place, la belle, toificelée comme une proie, et moi debout et te foulant à ma guise.Hein ! on ne rigole plus maintenant. On commence à comprendreque l’affaire est sérieuse. Oh ! ne crains rien, bougresse,Vorski n’est pas de ceux qui abusent d’une femme. Non, non, ceserait jouer avec le feu et brûler cette fois d’un désir qui metuerait. Pas si bête ! Comment t’oublier après ? Uneseule chose peut me donner l’oubli et la paix : ta mort. Et,puisqu’on s’entend là-dessus, tout va bien. Car c’est convenu,n’est-ce pas, tu veux mourir ?

– Oui, dit-elle avec la même fermeté.

– Et tu veux que ton fils meure ?

– Oui, dit-elle.

Il se frotta les mains.

– Parfait, nous sommes d’accord, et le temps des parolesinsignifiantes est passé. Restent les vraies paroles, celles quicomptent, car tu admets bien que jusqu’ici tout ce que j’ai ditn’est que du verbiage, hein ? de même que toute la premièrepartie de l’aventure, dont tu fus témoin à Sarek, n’est que jeud’enfant. Le véritable drame commence, puisque tu y es mêlée par lecœur et par la chair, et c’est le plus terrifiant, ma jolie. Tesbeaux yeux ont pleuré, mais ce sont des larmes de sang qu’on leurdemande, pauvre chérie. Que veux-tu ? Encore une fois, Vorskin’est pas cruel. Il obéit, et le destin s’acharne après toi. Teslarmes ? billevesées ! Il faut que tu pleures mille foisplus qu’une autre. Ta mort ? baliverne ! Il faut que tumeures mille morts avant de mourir pour de bon. Il faut que tonpauvre cœur saigne comme jamais n’a saigné le plus pauvre cœur defemme et de mère. Es-tu prête, Véronique ? Tu vas entendrevraiment des paroles cruelles que suivront peut-être des parolesplus cruelles. Ah ! le destin ne te gâte pas, ma jolie…

Un second verre de vin qu’il vida de la même façon gloutonne,puis il s’assit contre elle, et, se baissant, lui dit presque àl’oreille :

– Écoute, chérie, j’ai une petite confession à te faire. Avantde te rencontrer dans la vie, j’étais marié… Oh ! ne te fâchepas ! il y a pour une épouse des catastrophes plus grandes et,pour un mari, de plus grands crimes que la bigamie. Or, de cettepremière épouse, j’ai eu un fils… un fils que tu connais, je crois,pour avoir échangé avec lui quelques propos aimables dans lesouterrain des cellules… Un vrai chenapan, entre nous, que cetexcellent Raynold, un garnement de la pire espèce, en qui j’ail’orgueil de retrouver, portés au maximum, quelques-uns de mesmeilleurs instincts et quelques-unes de mes qualités maîtresses.C’est un second moi-même, mais qui me dépasse déjà, et qui parmoments me fait peur. Tudieu, quel démon ! À son âge – un peuplus de quinze ans -, j’étais un ange à côté de lui. Or, il arriveque ce gaillard-là doit entrer en lutte avec mon autre fils, avecnotre cher François. Oui, telle est la fantaisie du destin, qui,une fois de plus, commande, et de qui, une fois de plus, je suisl’interprète clairvoyant et subtil. Bien entendu, il ne s’agit pasd’une lutte longue et quotidienne. Au contraire… quelque chose decourt, de violent, de définitif, un duel par exemple. C’est cela,un duel, tu as compris, un duel sérieux… Pas une empoignade qui setermine par des égratignures… non, non, mais ce qu’on appelle unduel à mort, puisqu’il faut qu’un des deux adversaires reste sur leterrain, qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, bref un vivant etun mort.

Véronique avait un peu tourné la tête, et elle vit qu’ilsouriait. Jamais encore elle n’avait senti plus exactement la foliede cet homme qui riait à la pensée d’une lutte mortelle entre deuxenfants qui tous deux étaient ses fils. Tout cela était siextravagant que Véronique n’en souffrait pour ainsi dire pas. Celase passait en dehors des limites de la souffrance.

– Il y a mieux, Véronique, dit-il, en prononçant allégrementchaque syllabe… Il y a mieux… Oui, le destin a imaginé unraffinement auquel je répugne, mais que je dois exécuter en fidèleserviteur. Il a imaginé que tu devais assister à ce duel…Parfaitement, toi, la maman de François, il faut que tu le voiescombattre. Et, ma foi, je me demande s’il n’y a pas, sous cetteapparente méchanceté, une grâce qu’on te fait… mettons que ce soitpar mon entremise, veux-tu ? et que je t’accorde de moi-mêmecette faveur inespérée, je dirai même injuste, car enfin, siRaynold est plus robuste et plus exercé que François, et si,logiquement, celui-ci doit succomber, quel supplément d’audace etde force pour lui de savoir qu’il combat sous les yeux de samère ! C’est un paladin qui mettra tout son orgueil à vaincre.C’est un fils dont la victoire sauvera sa mère… du moins lecroit-il ! En vérité, l’avantage est trop grand, et tu peux meremercier, Véronique, si ce duel, j’en suis sûr, ne te donne pas unbattement de cœur de plus… À moins que… à moins que je n’aillejusqu’au bout du programme infernal… Ah ! alors, ma pauvrepetite…

Il l’empoigna de nouveau et, la dressant devant lui, figurecontre figure, il lui dit dans un accès de fureur subite :

– Alors, tu ne cèdes pas ?

– Non, non, cria-t-elle.

– Tu ne céderas jamais ?

– Jamais ! jamais ! jamais ! répéta-t-elle avecune force croissante.

– Tu me hais plus que tout ?

– Je te hais plus que je n’aime mon fils.

– Tu mens ! tu mens ! grinça-t-il… Tu mens ! Rienn’est au-dessus de ton fils…

– Ma haine contre toi, oui !

Toute la révolte, toute l’exécration de Véronique, contenuesjusqu’ici, éclataient, et, quoi qu’il en pût advenir, elle luilança en pleine face :

– Je te hais ! Je te hais ! Que mon fils meure sousmes yeux, que j’assiste à son agonie, tout plutôt que l’horreur deta vue et de ta présence. Je te hais ! Tu as tué monpère ! Tu es un assassin immonde… un détraqué imbécile etbarbare, un maniaque du crime… je te hais…

Il la souleva d’un effort, la porta vers la fenêtre, et la jetasur le sol en bégayant :

– À genoux ! à genoux ! Le châtiment commence. On semoque de moi, la bougresse ? Eh bien tu vas voir !

Il la ploya sur les deux genoux, puis, la poussant contre le murinférieur et ouvrant la croisée, il lui fixa la tête aux barreauxdu balcon par des liens qui passaient autour du cou et sous lesbras. Enfin il la bâillonna d’un foulard.

– Et maintenant, regarde ! cria-t-il… Le rideau va selever ! Le petit François dans ses exercices ! Ah !tu me hais !… Ah ! tu aimes mieux l’enfer qu’un baiser deVorski ! Eh bien, ma chérie, tu vas en goûter de l’enfer, etje t’annonce un petit divertissement, tout entier de macomposition, et qui n’est pas banal. Et puis, tu sais, rien àfaire, maintenant. La chose est irrévocable. Tu aurais beau mesupplier et crier grâce… trop tard ! Le duel, puis la croix,voilà l’affiche. Fais ta prière, Véronique, et invoque le ciel.Appelle au secours, si ça t’amuse. Tiens, je sais que ton gosseattend un sauveur, un professionnel des coups de théâtre, un donQuichotte de l’aventure. Qu’il vienne celui-là ! Vorski lerecevra comme il le mérite. Qu’il vienne ! Tant mieux !On rigolera. Et que les dieux eux-mêmes se mettent de la partie, etqu’ils prennent ta défense ! je m’en moque. Ce n’est plus leuraffaire, c’est la mienne. Il ne s’agit plus de Sarek, et du trésor,et du grand secret, et de tous les trucs de la Pierre-Dieu !Il s’agit de moi ! Tu as craché sur Vorski, et Vorski sevenge. Il se venge ! C’est l’heure magnifique. Quellevolupté ! Faire le mal comme d’autres font le bien, à pleinesmains ! Faire le mal ! Tuer, torturer, briser, supprimer,dévaster !… Ah ! la joie féroce, être un Vorski !…

Il trépignait à travers la pièce, frappait le parquet etbousculait les meubles. Ses yeux hagards cherchaient autour de lui.Tout de suite il eût voulu commencer l’ouvre de destruction,étrangler quelque victime, donner du travail à ses doigts avides,exécuter les ordres incohérents de son imagination de forcené.

Soudain, il tira son revolver, et bêtement, stupidement, lançades balles dans les glaces, creva des tableaux et cassa les vitresdes fenêtres.

Et, toujours gesticulant, gambadant, sinistre et macabre, ilouvrit la porte et s’éloigna en vociférant :

– Vorski se venge ! Vorski va se venger !

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