L’Île aux trente cercueils

Chapitre 5Quatre femmes en croix

Véronique restait seule dans l’Ile aux Trente Cercueils. Jusqu’àl’instant où le soleil descendit parmi les nuages qui semblaientreposer sur la mer, à l’horizon, elle ne bougea pas, écrouléecontre la fenêtre, la tête enfouie dans ses deux bras qu’elleappuyait au rebord.

La réalité passait dans les ténèbres de son esprit comme destableaux qu’elle s’efforçait de ne pas voir, mais qui, par moments,devenaient précis au point qu’elle s’imaginait revivre les scènesatroces.

Elle continuait à ne point chercher d’explications à tout cela,et à ne point faire d’hypothèse sur toutes les raisons qui eussentéclairé le drame. Elle admettait la folie de François et deStéphane Maroux, ne pouvant supposer d’autres motifs à de telsactes. Et, croyant fous les deux assassins, elle n’essayait pas deleur attribuer des projets quelconques et des volontésdéfinies.

La folie d’Honorine, d’ailleurs, qu’elle avait vue pour ainsidire éclater, l’incitait à juger tous les événements commeprovoqués par une sorte de déséquilibre mental dont les habitantsde Sarek avaient tous été victimes. Elle-même, à certaines minutes,sentait son cerveau vaciller, ses idées s’évanouir dans la brume,et d’invisibles fantômes rôder autour d’elle.

Elle s’assoupit, et d’un sommeil que hantaient de telles images,et où elle se trouvait si malheureuse, qu’elle se mit à sangloter.Du reste, il lui semblait entendre un bruit léger qui, dans sonesprit engourdi, prenait une signification hostile. Des ennemisapprochaient. Elle ouvrit les yeux.

Il y avait devant elle, à trois pas, assis sur ses pattes dederrière, un animal bizarre, vêtu de longs poils café au lait, etdont les pattes de devant étaient croisées comme des bras.

C’était un chien, et tout de suite elle se rappela le chien deFrançois, dont Honorine lui avait parlé comme d’une brave bête,dévouée et comique. Elle se rappela même son nom :Tout-Va-Bien.

En le prononçant, ce nom, à demi-voix, elle eut un mouvement decolère et fut sur le point de chasser l’animal affublé de cesobriquet ironique. Tout-Va-Bien ! Et elle pensait à toutesles victimes de l’affreuse tourmente, tous les morts de Sarek, sonpère assassiné, Honorine se tuant, François devenu fou.Tout-Va-Bien !

Cependant le chien ne remuait pas. Il faisait le beau de lafaçon qu’Honorine avait décrite, la tête un peu penchée, un œilclos, les coins de la bouche tirés en arrière jusqu’aux oreilles,les bras noués, et, vraiment quelque chose comme un sourire émanaitde sa face.

Maintenant Véronique se souvenait : c’était sa manière, àTout-Va-Bien, de manifester sa sympathie pour ceux qui avaient dela peine. Tout-Va-Bien ne supportait pas la vue des larmes. Quandon pleurait, il faisait le beau jusqu’à ce qu’on sourît à son touret qu’on le caressât.

Véronique ne sourit point, mais elle l’attira contre elle et luidit :

– Non, ma pauvre bête, tout ne va pas bien. Tout va mal, aucontraire. N’importe, il faut vivre, n’est-ce pas ? et ne pasdevenir fou soi-même comme les autres…

Les nécessités de l’existence lui imposaient le besoin d’agir.Elle descendit à la cuisine, trouva quelques provisions dont elledonna une bonne part au chien. Puis elle remonta.

La nuit était venue. Elle ouvrit, au premier étage, la ported’une chambre qui devait être inoccupée en temps ordinaire. Uneimmense lassitude l’accablait, causée par tant d’efforts et par desémotions si violentes. Elle s’endormit presque aussitôt.Tout-Va-Bien veillait au pied de son lit.

Le lendemain elle s’éveilla tard, avec une impression singulièred’apaisement et de sécurité. Il lui semblait que sa vie actuelle sereliait à sa vie douce et calme de Besançon. Les quelques joursd’horreur qu’elle avait passés prenaient le recul d’événementslointains et dont le retour ne pouvait pas l’inquiéter. Les êtresqui avaient disparu dans la grande tempête demeuraient pour elle unpeu comme des étrangers, qu’on a rencontrés et qu’on ne verra plus.Son cœur ne saignait pas. Le deuil n’atteignait point le fond deson âme.

C’était le repos imprévu et sans limites, la solituderéconfortante. Et cela lui parut si bon que, un vapeur étant venumouiller sur le lieu du sinistre, elle ne fit aucun signal. Sansdoute, la veille, avait-on aperçu de la côte la lueur desexplosions et entendu le fracas des détonations. Véronique nebougea point.

Elle vit un canot se détacher du vapeur, et elle pensa bienqu’on allait aborder et explorer le village. Mais outre qu’elleredoutait une enquête où son fils pouvait être mêlé, elle nevoulait point qu’on la trouvât, elle, qu’on l’interrogeât, qu’ondécouvrît son nom, sa personnalité, son histoire, et qu’on la fîtrentrer dans le cercle infernal d’où elle était sortie. Ellepréférait attendre une semaine ou deux, attendre qu’un hasard fîtpasser à portée de l’île quelque barque de pêcheur qui larecueillerait.

Mais personne ne monta jusqu’au Prieuré. Le vapeur s’éloigna etrien ne troubla l’isolement de la jeune femme.

Elle resta ainsi trois jours. Le destin semblait avoir renoncé àlui livrer de nouveaux assauts. Elle était seule et maîtressed’elle-même. Tout-Va-Bien, dont la présence lui avait apporté ungrand réconfort, disparut.

Le domaine du Prieuré occupe toute l’extrémité de l’îlot, surl’emplacement d’une abbaye de Bénédictins, abandonnée au XVesiècle, et peu à peu tombée en ruine et détruite.

La maison, bâtie au XVIIIe siècle par un riche armateur bretonavec les matériaux de l’ancienne demeure abbatiale et avec lespierres de la chapelle, n’offrait rien de curieux, ni commearchitecture, ni comme ameublement. Véronique, d’ailleurs, n’osapénétrer dans aucune des chambres. Le souvenir de son père et deson fils l’arrêtait devant les portes closes.

Mais le deuxième jour, sous un clair soleil de printemps, elleexplora le parc. Il s’étend jusqu’à la pointe de l’île et, comme lapelouse qui précède la maison, il est bossué de ruines et vêtu delierre. Elle remarqua que toutes les allées se dirigeaient vers unpromontoire escarpé que couronne un groupe de chênes énormes. Quandelle déboucha, elle vit que ces chênes entouraient une clairière enforme de demi-lune qui s’ouvre sur la mer.

Au centre de cette clairière s’allonge un dolmen dont la tableovale et assez courte s’appuie sur deux pieds de roc presquecarrés. L’endroit est grandiose et d’une majesté impressionnante.La vue qu’on découvre est infinie.

« Le Dolmen-aux-Fées dont parlait Honorine, pensa-t-elle. Je nedois pas être loin du Calvaire-Fleuri et des fleurs de Maguennoc.»

Elle fit le tour du mégalithe. La face interne des deux piedsportait quelques signes gravés indéchiffrables. Mais, sur les deuxfaces extérieures qui regardaient la mer et formaient comme deuxplaques unies et préparées pour l’inscription, il y avait deschoses qui lui redonnèrent un frémissement d’angoisse.

À droite, c’était, profondément incrusté, le dessin inhabile etprimitif de quatre croix sur lesquelles se tordaient quatresilhouettes de femmes. À gauche, c’était une série de lignesécrites, mais dont les caractères, insuffisamment creusés dans leroc, avaient été presque effacés par les intempéries, ou peut-êtremême grattés volontairement par la main de l’homme. Cependant,quelques mots demeuraient, les mêmes mots que Véronique avait lussur le dessin trouvé près du cadavre de Maguennoc : « Quatre femmesen croix… trente cercueils… La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie.»

Véronique s’éloigna en vacillant. Le mystère était devant elleencore, comme partout dans l’île, et elle était résolue à le fuirjusqu’au moment où elle pourrait s’en aller de Sarek.

Un sentier partait de la clairière et passait près du dernierchêne à droite, chêne sans doute anéanti par la foudre et dont ilne restait que le tronc et quelques branches mortes.

Plus loin elle descendit quelques marches de pierre, traversaune petite prairie où quatre rangs de menhirs étaient alignés, ets’arrêta brusquement avec un cri étouffé, cri d’admiration et destupeur devant un spectacle qui s’offrait à elle.

– Les fleurs de Maguennoc, murmura-t-elle.

Les deux derniers menhirs de l’allée centrale qu’elle suivait sedressaient comme les poteaux d’une porte ouverte sur la plusmagnifique des visions, une esplanade rectangulaire, longue decinquante mètres tout au plus, à laquelle on descendait parquelques marches, et que bordaient, ainsi que les colonnes d’untemple, deux rangs de menhirs d’une même hauteur, plantés àintervalles strictement égaux. La nef et les bas-côtés de ce templeétaient pavés de larges dalles de granit, irrégulières, cassées, etque l’herbe, qui poussait dans les fentes, dessinait comme le plombqui encadre les fragments d’un vitrail.

Au milieu, un carré de dimensions restreintes, et, dans cecarré, se pressaient, autour d’un vieux Christ en pierre quiémergeait du centre, des fleurs. Mais quelles fleurs ! Desfleurs inimaginables, fantastiques, des fleurs de rêve, des fleursde miracle, des fleurs hors de proportion avec les fleurshabituelles.

Véronique les reconnaissait toutes, et cependant elle demeuraitinterdite en face de leur grandeur et de leur splendeur. Il y enavait de beaucoup de sortes, mais peu de chaque sorte. On eût ditun bouquet, composé de façon à réunir toutes les couleurs, tous lesparfums et toutes les beautés.

Et, ce qu’il y avait de plus étrange, c’est que ces fleurs qui,à l’ordinaire, ne fleurissent pas simultanément et dont leséclosions se succèdent de mois en mois, poussaient et fleurissaientà la fois ! C’est au même jour que ces fleurs, toutes fleursvivaces dont l’effervescence ne se prolonge guère au-delà de deuxou trois semaines, s’épanouissaient et se multipliaient, lourdes,éclatantes, somptueuses, fièrement portées par leurs tigespuissantes.

C’étaient des éphémères de Virginie, c’étaient des renoncules,des hémérocalles, des ancolies, des potentilles rouges comme dusang, des iris d’un violet plus lumineux qu’une robed’évêque ! On y voyait le pied-d’alouette, le phlox, lefuchsia, l’aconit, le montbretia.

Et, par-dessus tout cela – oh ! de quel trouble fut envahiela jeune femme ! – par-dessus la corbeille étincelante, plusélevées sur une étroite plate-bande qui entourait le piédestal duChrist, toutes leurs grappes bleues, blanches, violettes, semblantse hausser pour atteindre le corps même du Sauveur, desvéroniques…

Elle défaillit d’émotion. En s’approchant, elle avait lu sur unepetite pancarte accrochée au piédestal ces simples mots : « Lafleur de maman ».

Véronique ne croyait pas aux miracles. Que les fleurs fussentprodigieuses, sans aucun rapport avec les fleurs de nos pays, cela,elle devait bien l’admettre. Mais elle se refusait à croire quecette anomalie ne pût s’expliquer que par des raisons surnaturellesou par les formules des recettes magiques dont Maguennoc avait lesecret. Non, il y avait là quelque cause, fort simple peut-être,sur laquelle les évènements apporteraient toute clarté.

Cependant, au milieu du beau décor païen, au cœur même dumiracle qu’il semblait avoir suscité par sa présence, le Christsurgissait de la touffe de fleurs, qui lui faisaient l’offrande deleurs couleurs et de leurs parfums. Véronique s’agenouilla…

Le lendemain et le surlendemain, elle revint au Calvaire-Fleuri.Cette fois, le mystère qui l’environnait de toutes parts semanifestait de la façon la plus charmante, et son fils y jouait unrôle qui permettait de rêver à lui, devant les fleurs de véronique,sans haine et sans désespoir.

Mais le cinquième jour, elle s’aperçut que ses provisionstouchaient à leur fin, et, vers le milieu de l’après-midi, elledescendit au village.

En bas elle constata que la plupart des maisons étaient restéesouvertes, tellement leurs possesseurs avaient, en s’en allant, lacertitude de revenir et d’emporter, dans un second voyage, leschoses nécessaires.

Le cœur serré, elle n’osa pas en franchir le seuil. Il y avaitdes géraniums sur le rebord des fenêtres. Les grandes horloges àbalancier de cuivre continuaient à régler le temps dans leschambres vides. Elle s’éloigna.

Mais sous un hangar, non loin du quai, elle aperçut les sacs etles caisses qu’Honorine avait apportés sur le canot.

« Allons, se dit-elle, je ne mourrai pas de faim. Il y en a pourdes semaines, et, d’ici là… »

Elle réunit dans un panier du chocolat, des biscottes, quelquesboîtes de conserves, du riz, des allumettes, et elle était sur lepoint de retourner au Prieuré, quand elle eut l’idée de poursuivresa promenade jusqu’à l’autre bout de l’île. En repassant, ellereprendrait le panier.

Un chemin ombragé montait vers le plateau. Le paysage ne luiparut pas différent. Mêmes plaines, mêmes landes sans cultures etsans pâturages, mêmes bosquets de vieux chênes. L’île, également,se rétrécissait, sans obstacle qui empêchât de voir la mer des deuxcôtés et de distinguer au loin la côte bretonne.

Et il y eut aussi une haie qui allait d’une falaise à l’autre etqui servait de clôture à un domaine, domaine de chétive apparence,avec longue masure délabrée et communs aux toits rapiécés, avec unecour sale, mal entretenue, encombrée de ferraille et de fagots.

Véronique retournait déjà sur ses pas, lorsqu’elle s’arrêta,confondue. Il lui avait semblé entendre un gémissement. Elle prêtal’oreille, épiant le grand silence et, de nouveau, le même bruit,niais plus distinct, lui parvint ; il y en eut d’autres, descris de souffrance et d’appel, des cris de femmes. Tous leshabitants n’avaient donc pas pu prendre la fuite ? Elleéprouva de la joie, mêlée d’un peu de peine, à savoir qu’ellen’était pas seule dans Sarek, et de la crainte aussi à l’idée queles événements allaient peut-être l’entraîner encore dans le cyclede mort et d’horreur.

Autant que Véronique pouvait en juger, le bruit ne provenait pasde la maison, mais des communs, situés à droite de la cour. Cettecour, une simple barrière la fermait, qu’elle n’eut qu’à pousser etqui s’ouvrit avec un crissement de bois qui frotte.

Aussitôt, à l’intérieur des communs, les cris redoublèrent. Onavait entendu, sans doute. Véronique hâta le pas.

Si le toit des communs était arraché par places, les mursétaient épais et solides, avec de vieilles portes bien cintréesrenforcées de barres de fer. Contre l’une de ces portes, des coupsfurent frappés à l’intérieur, tandis que les appels se faisaientplus pressants.

– Au secours ! … au secours ! …

Mais une bataille eut lieu, et une autre voix, moins stridente,grinçait :

– Tais-toi donc, Clémence, c’est eux peut-être…

– Non, non, Gertrude, c’est pas eux ! on ne les entendpas !… Ouvrez donc, la clef doit y être…

Véronique, en effet, qui cherchait le moyen de s’introduire, vitune grosse clef sur la serrure. Il lui suffit de tourner. La portes’ouvrit.

Tout de suite elle reconnut les sœurs Archignat, à moitiévêtues, décharnées, avec leur air de sorcières méchantes. Elles setrouvaient dans une buanderie encombrée d’ustensiles, et Véroniqueaperçut au fond, couchée sur de la paille, une troisième femme quise lamentait d’une voix presque éteinte et qui devait être latroisième sœur.

À ce moment, une des deux premières s’écroula, épuisée, etl’autre, dont les yeux brillaient de fièvre, saisit le bras deVéronique et se mit à parler avec une sorte de halètement :

– Vous les avez vus, hein ?… Ils sont là ?… Comment nevous ont-ils pas tuée ?… Depuis que les autres ont pris lafuite, ils sont les maîtres de Sarek… Et c’est à notre tour… Voilàsix jours que nous sommes là, enfermées… tenez, c’était le matin dudépart… On faisait ses paquets pour s’en aller sur les barques…Toutes trois nous sommes venues ici, dans cette buanderie, prendrenotre linge qui séchait. Et ils sont venus… on neles a pas entendus… on ne les entend jamais… Etpuis, tout à coup, la porte a été fermée… un seul claquement, untour de clef, et ça y était… On avait des pommes, du pain, del’eau-de-vie surtout… On n’a pas trop souffert… Seulement,allaient-ils revenir et nous tuer ? Était-ce notre tour ?Ah ! ma bonne dame, ce qu’on a tendu l’oreille ! et cequ’on tremblait de peur ! L’aînée est devenue folle…Écoutez-la… elle divague… L’autre, Clémence, n’en peut plus… Etmoi… moi… Gertrude…

Elle avait encore de la force, car elle tordit le bras deVéronique.

Et Corréjou ? Il est revenu, n’est-ce pas ? etreparti ? Pourquoi ne nous a-t-on pas cherchées ?…C’était pas difficile… On savait bien où nous étions, et, aumoindre bruit, nous appelions… Alors ?… Alors ?…

Véronique hésitait à répondre. Cependant, pour quelle raisoneût-elle caché la vérité ?

Elle déclara :

– Les deux barques ont coulé.

– Quoi ?

– Les deux barques ont coulé en vue de Sarek. Tous ceux qui lesmontaient sont morts… C’était en face du Prieuré… au sortir de lapasse du Diable.

Véronique n’en dit pas davantage, évitant de prononcer les nomset d’expliquer le rôle de François et de son professeur. MaisClémence s’était dressée, le visage décomposé. Elle aussi, appuyéecontre la porte, se relevait sur les genoux.

Gertrude murmura :

– Et Honorine ?

– Honorine est morte.

– Morte !

Les deux sœurs crièrent cela à la fois. Puis elles se turent etse regardèrent. La même pensée les frappait. Elles semblaientréfléchir. Gertrude eut un mouvement de doigts comme une personnequi calcule. Et, sur les deux figures, l’épouvante croissait.

Tout bas, comme étranglée par la peur, Gertrude articula, lesyeux fixés aux yeux de Véronique :

– Voilà… Voilà… le compte y est… Savez-vous combien ils étaientsur les barques, sans mes sœurs et moi ? Savez-vous ?Vingt… Alors, calculez… Vingt, et puis Maguennoc qui est mort lepremier… et puis M. Antoine qui est mort après… et puis le petitFrançois et M. Stéphane qui ont disparu, mais qui sont morts aussi,et puis Honorine et Marie Le Goff qui sont mortes… Alors, calculez…ça fait vingt-six… vingt-six… le compte y est bien, n’est-cepas ? vingt-six ôtés de trente… Vous comprenez, n’est-cepas ? les trente cercueils, il faut bien les remplir… alorsvingt-six ôtés de trente… reste quatre… n’est-ce pas ?

Elle ne pouvait plus parler, sa langue s’embarrassait. Pourtantles syllabes terribles sortirent de sa bouche, et Véroniquel’entendit qui balbutiait :

– Hein ? Vous comprenez ?… reste quatre… nous quatre,les trois sœurs Archignat qu’on a retenues et enfermées… et puisvous… Alors, n’est-ce pas ? les quatre croix… vous savezbien ? quatre femmes en croix… le compte y est… c’estnous quatre… il n’y a plus que nous dans l’île… quatre femmes…

Véronique écoutait en silence… Une petite sueur mouillait sapeau.

Elle haussa les épaules.

– Eh bien, et après ? s’il n’y a plus que nous dans l’île,que craignez-vous ?

– Eux donc ! eux !

Elle s’impatienta.

– Mais puisque tout le monde est parti !

Gertrude s’effara :

– Parlez bas. S’ils vous entendaient !

– Mais qui ?

– Eux… ceux d’autrefois…

– Ceux d’autrefois ?

– Oui, ceux qui faisaient des sacrifices… ceux qui tuaient leshommes et les femmes… pour plaire à leurs dieux…

– Mais tout cela est fini ! Les druides, vous voulezdire ? Voyons, quoi, il n’y a plus de druides.

– Parlez bas ! parlez bas ! il y en a encore… il y ades mauvais génies.

– Des esprits, alors ? dit Véronique, horripilée par cessuperstitions.

– Des esprits, oui, mais des esprits en chair et en os… avec desmains qui ferment les portes et vous emprisonnent… des êtres quicoulent les barques, les mêmes, quoi ! qui ont tué M. Antoine,Marie Le Goff et les autres… Ceux qui en ont tué vingt-six…

Véronique ne répondit pas… Il n’y avait pas à répondre. Ellesavait, elle, qui avait tué M. d’Hergemont, Marie Le Goff et lesautres, et coulé les deux barques.

Elle demanda :

– À quelle heure vous a-t-on enfermées toutes lestrois ?

– À dix heures et demie… alors qu’on avait rendez-vous à onzeheures au village, avec Corréjou.

Véronique réfléchit. Il n’était guère possible que François etStéphane eussent eu le temps d’être à dix heures et demie à cetendroit, et, une heure plus tard, derrière la roche d’où ilss’étaient élancés sur les deux barques. Devait-on supposer qu’ilrestait dans l’île un ou plusieurs de leurs complices ?

Elle prononça :

– En tout cas, il faut prendre une décision. Vous ne pouvezdemeurer dans cet état. Il faut vous reposer, vous restaurer…

La seconde sœur s’était mise debout. Elle dit, avec la mêmeintonation sourde et véhémente que sa sœur – Il faut, avant tout,se cacher et pouvoir se défendre contre eux.

– Comment ? dit Véronique, qui, malgré elle, éprouvaitaussi ce besoin d’un asile contre un ennemi possible.

– Comment ? Voilà, Ce sont des choses dont on parlaitbeaucoup dans l’île, surtout cette année, et Maguennoc avait décidéqu’aux premières attaques tout le monde se réfugierait auPrieuré.

– Au Prieuré ? et pourquoi ?

– Parce que là on peut se défendre. Les falaises sont à pic. Onest protégé de toutes parts.

– Le pont ?

– Maguennoc et Honorine avaient tout prévu. Il y a une petitecahute à vingt pas à gauche du pont. C’est l’endroit qu’ils avaientchoisi pour enfermer les provisions d’essence. Avec trois ou quatrebidons répandus sur le pont et une allumette, l’affaire est faite.On est chez soi. Pas de communication possible. Pas d’attaque.

– Alors, pourquoi n’est-on pas venu au Prieuré au lieu des’enfuir sur les barques ?

– Les barques, la fuite, c’était plus prudent… Mais nous n’avonsplus le choix, maintenant.

– Et nous partirions ?

– Tout de suite, il fait jour encore et ça vaut mieux que lanuit.

– Mais votre sœur, celle qui est couchée ?

– Nous avons une brouette. Nous la porterons. Il y a un chemindirect jusqu’au Prieuré, sans passer par le village.

Bien que Véronique n’admît qu’avec répugnance la perspective devivre dans l’intimité des sœurs Archignat, elle céda, dominée parune peur qu’elle ne pouvait maîtriser.

– Soit, dit-elle. Allons-y. Je vous conduis au Prieuré, et jeretourne au village chercher des provisions.

– Oh ! pas pour longtemps, objecta l’une des sœurs. Dès quele pont sera coupé, nous allumerons des feux sur la butte duDolmen-aux-Fées, et on enverra un vapeur de la côte. Aujourd’hui,voilà la brume qui tombe, mais demain…

Véronique, ne protesta pas. Elle acceptait maintenant l’idée dequitter Sarek, fût-ce au prix d’une enquête qui révélerait sonnom.

Elles partirent après que les deux sœurs eurent avalé un verred’eau-de-vie. Accroupie dans la brouette, la folle riait doucementet prononçait de petites phrases qu’elle adressait à Véroniquecomme si elle eût voulu la faire rire aussi.

– On ne les rencontre pas encore… ilss’apprêtent…

– Tais-toi donc, vieille folle, ordonna Gertrude, tu nousporterais malheur.

– Oui, oui, on va s’amuser… ça sera drôle… Moi, je porte unecroix d’or autour du cou… et puis une autre à la main, taillée dansla peau avec des ciseaux… Regardez… Partout des croix… On doit êtrebien sur une croix… On doit bien dormir.

– Vas-tu te taire, vieille folle, répéta Gertrude, qui luiallongea une gifle.

– Entendu… entendu… mais c’est eux qui vont te frapper,je les vois qui se cachent…

Le sentier, assez rude d’abord, gagna le plateau que formaientles falaises occidentales, plus hautes, mais moins déchiquetées etmoins ravinées. Les bois étaient plus rares, les chênes étaienttous courbés par le vent du large.

– Nous approchons des landes, qu’on appelle les Landes-Noires,déclara Clémence Archignat. Ils habitent là-dessous.

De nouveau Véronique haussa les épaules.

– Comment le savez-vous ?

– Nous savons plus de choses que les autres, dit Gertrude… Onnous appelle les sorcières, et il y a du vrai… Maguennoc lui-même,qui s’y connaissait, nous demandait conseil sur tout ce qui estremède, sur les pierres qui portent bonheur, sur les herbes de laSaint-Jean…

– L’armoise, la verveine, ricana la folle… on la cueille aucoucher du soleil…

– Sur la tradition aussi, reprit Gertrude. Nous savons ce qu’ondit dans l’île depuis des centaines d’années, et on a toujours ditqu’il y avait là-dessous toute une ville avec des rues oùils demeuraient au temps jadis. Et il y en a encore… J’enai vu, moi qui vous parle.

Véronique ne répondit pas.

– Mes sœurs et moi, oui, on en a vu un… Deux fois, au sixièmejour qui suit la lune de juin. Il était habillé en blanc… et ilmontait au Grand-Chêne cueillir le gui sacré… avec une serpe d’or…l’or luisait au clair de lune… Je l’ai vu, que je vous dis… etd’autres aussi l’ont vu… Et il n’est pas le seul. Ils sontplusieurs qui sont restés d’autrefois pour garder le trésor…Oui ! oui, j’ai bien dit, le trésor… On dit que c’est unepierre qui fait des miracles, qui peut faire mourir si on y touche,et qui fait vivre quand on s’étend dessus… Tout ça, c’est desvérités, Maguennoc nous l’a dit, des vérités… Ceuxd’autrefois gardent la pierre… la Pierre-Dieu… et il fautqu’ils nous sacrifient tous cette année… oui, tous… trentemorts pour les trente cercueils…

– Quatre femmes en croix, chantonna la folle.

– Et ça ne peut pas tarder… Le sixième jour après la luneapproche. Il faut que nous soyons parties avant qu’on ne monte auGrand-Chêne, pour la cueillette du gui. Tenez, le Grand-Chêne, onle voit d’ici. C’est dans le bois avant le pont… Il domine lesautres.

– Ils sont cachés derrière, dit la folle, qui s’étaitretournée sur sa brouette. Ils nous attendent.

– Assez, toi, et ne bouge pas… Alors, n’est-ce pas ? vousle voyez le Grand-Chêne ?… là-bas… par-dessus la dernièrelande ? Il est plus… il est plus…

Elle laissa tomber la brouette, sans achever sa phrase.

Clémence lui dit :

– Eh bien, quoi ? Qu’est-ce que tu as ?

– J’ai vu quelque chose… bégaya Gertrude… J’ai vu du blanc quiremuait…

– Quelque chose ? Et comment veux-tu ? Est-cequ’ils se montrent en plein jour ? Tu as laberlue.

Elles regardèrent toutes deux un moment, puis repartirent. LeGrand-Chêne bientôt ne fut plus visible.

La lande qu’elles traversaient était morne et rugueuse, hérisséede pierres couchées comme des tombes et qui, toutes, s’alignaientdans le même sens.

– C’est leur cimetière, chuchota Gertrude.

Elles ne dirent plus rien. Plusieurs fois, Gertrude dut sereposer. Clémence n’eut pas la force de pousser la brouette. Toutesdeux vacillaient sur leurs jambes et elles interrogeaient l’espaceavec des yeux inquiets.

Il y eut une dépression. On remonta. Le sentier s’amorça surcelui que Véronique avait pris le premier jour avec Honorine, etelles entrèrent dans le bois qui précède le pont.

Au bout d’un instant, l’émotion croissante des sœurs Archignatfit comprendre à Véronique que l’on approchait du Grand-Chêne, etelle l’aperçut en effet, plus gros que les autres, élevé sur unpiédestal de terre et de racines, et séparé d’eux par desintervalles plus grands. Il lui fut impossible de ne pas penser queplusieurs hommes pouvaient se dissimuler derrière ce tronc massif,et qu’il s’en dissimulait peut-être.

Malgré leur effroi, les sœurs avaient accéléré l’allure, etelles ne regardèrent pas l’arbre fatal.

On s’en éloigna. Véronique respira plus librement. Tout dangerétait passé, et elle allait railler les sœurs Archignat, lorsquel’une d’elles, Clémence, tournoya sur elle-même et s’abattit avecun gémissement.

En même temps quelque chose tomba à terre, quelque chose quil’avait frappée dans le dos. C’était une hache, une hache depierre.

– Ah ! la pierre de foudre ! la pierre defoudre ! cria Gertrude.

Une seconde, elle leva la tête, comme si, selon des croyancespopulaires encore vivaces, elle avait pensé que la hache venait duciel et fût une émanation du tonnerre.

Mais, à ce moment, la folle, qui était sortie de sa brouette,bondit sur place et retomba la tête en avant. Une autre chose avaitsifflé dans l’espace. La folle se tordait de douleur. Gertrude etVéronique virent une flèche qui était fichée dans son épaule et quivibrait encore.

Alors Gertrude s’enfuit en hurlant.

Véronique hésita. Clémence et la folle se roulaient à terre. Lafolle ricanait :

– Derrière le chêne ! Ils se cachent… jeles vois.

Clémence bégayait :

– Au secours ! aidez-moi… emportez-moi… j’ai peur.

Mais une flèche encore siffla et se perdit au loin.

Véronique prit aussi la fuite, atteignit les derniers arbres, etse précipita sur la pente qui dévalait vers le pont.

Elle courait éperdument, poussée non point tant par une terreur,d’ailleurs légitime, que par la volonté ardente de trouver une armeet de se défendre. Elle se rappelait que, dans le bureau de sonpère, il y avait une vitrine remplie de fusils et de revolvers quitous portaient la mention « chargés », inscrite sans doute à causede François, et c’était une de ces armes dont elle voulait sesaisir pour faire front à l’ennemi. Elle ne se retournait même pas.Elle n’éprouvait pas le besoin de savoir si elle était poursuivie.Elle courait au but, au seul but qui fût utile.

Plus légère, plus vive, elle rattrapa Gertrude.

Celle-ci haleta :

– Le pont… il faut le brûler… le pétrole est là…

Véronique ne répondit pas. La rupture du pont c’étaitsecondaire, c’eût été même un obstacle à son dessein de prendre unfusil et d’attaquer l’ennemi.

Mais comme elle arrivait au pont, Gertrude fit une pirouette quila jeta presque dans l’abîme. Une flèche l’avait atteinte auxreins.

– À moi ! à moi ! proféra-t-elle… ne m’abandonnezpas…

– Je reviens, répliqua Véronique qui, n’ayant pas vu la flèche,croyait que Gertrude avait fait un faux pas… je reviens, j’apportedeux fusils… vous me rejoindrez…

Dans son esprit, elle imaginait qu’une fois armées toutes deuxelles retourneraient jusqu’au bois et délivreraient les autressœurs. Aussi, redoublant d’efforts, elle franchit le pont, gagna lemur du domaine, traversa la pelouse et monta dans le bureau de sonpère. Là, elle dut s’arrêter, hors d’haleine, et, quand elle eutempoigné les deux fusils, il lui fallut, tellement son cœurbattait, revenir à une allure plus lente.

Elle fut étonnée de ne pas rencontrer et de ne pas apercevoirGertrude. Elle l’appela. Aucune réponse. Et seulement alors elleeut l’idée que peut-être la Bretonne avait été blessée, comme sessœurs.

Elle reprit sa course. Mais lorsqu’elle parvint en vue du pont,elle perçut à travers le bourdonnement de ses oreilles, desplaintes stridentes, et ayant débouché en face de la pente abruptequi montait jusqu’au bois du Grand-Chêne, elle vit…

Ce qu’elle vit la cloua net à l’entrée du pont. De l’autre côté,Gertrude, vautrée sur le sol, se débattait, s’accrochant auxracines, enfonçant ses doigts crispés dans la terre ou dansl’herbe, et s’élevant le long de la pente lentement, d’un mouvementinsensible et ininterrompu.

Et Véronique se rendit compte que la malheureuse était attachéesous les bras et à la taille par une corde, qui la hissait ainsiqu’une proie ficelée et impuissante, et que tiraient, là-haut, desmains invisibles.

Véronique épaula. Mais quel ennemi viser ? Quel ennemicombattre ? Qui se cachait derrière les troncs d’arbres et lespierres dont la colline était couronnée comme d’unrempart ?

Entre ces pierres, entre ces troncs d’arbres, Gertrude glissa.Elle ne criait plus, exténuée sans doute, évanouie. Elledisparut.

Véronique n’avait pas bougé. Elle comprenait la vanité de touteffort et de toute entreprise. En se jetant dans une lutte où elleétait vaincue d’avance, elle ne pouvait délivrer les sœursArchignat, et elle s’offrait elle-même au vainqueur, nouvelle etdernière victime.

Et puis elle avait peur. Tout se passait selon la logiqueimplacable de faits dont elle ne saisissait pas la signification,mais qui, en vérité, semblaient liés les uns aux autres comme lesmailles d’une chaîne. Elle avait peur, peur de ces êtres, peur deces fantômes, peur instinctivement et inconsciemment, peur commeles sœurs Archignat, comme Honorine, comme toutes les victimes del’épouvantable fléau.

Elle se baissa pour qu’on ne pût l’apercevoir du Grand-Chêne,et, à moitié courbée, profitant de l’abri que lui offraient desbuissons de ronces, elle atteignit, à gauche, la petite cahute dontlui avaient parlé les sœurs Archignat, sorte de kiosque à toitpointu et à carreaux de couleur. La moitié de ce kiosque étaitoccupée par des bidons d’essence.

De là, elle commandait le pont sur lequel personne ne pouvaits’engager sans être vu par elle. Mais personne ne descendit dubois.

La nuit vint, une nuit de brouillard épais que la luneargentait, et qui permettait tout juste à Véronique de distinguerle côté opposé.

Au bout d’une heure, un peu rassurée, elle fit un premiervoyage, avec deux bidons qu’elle versa sur les poutres extérieuresdu pont.

Dix fois, l’oreille aux aguets, son fusil en bandoulière, ettoute prête à se défendre, elle recommença le trajet. Ellerépandait l’essence un peu au hasard, tâtonnant, choisissantnéanmoins autant que possible les places où il lui semblait, autoucher, que le bois était le plus pourri.

Elle avait une boîte d’allumettes, la seule qu’elle eût trouvéedans la maison. Elle sortit l’une de ces allumettes, hésita unmoment, craintive à l’idée de la grande clarté qui allait seproduire.

– Si encore, pensait-elle, cela pouvait être vu des côtes, maisavec ce brouillard…

Brusquement elle frotta, et, aussitôt, alluma une torche depapier qu’elle avait préparée et enduite d’essence.

Une grande flamme jaillit qui lui brûla les doigts. Alors ellejeta le papier sur une flaque d’essence qui s’était formée dans uncreux et s’enfuit vers le kiosque.

L’incendie fut immédiat, et se propagea d’un coup sur toute lapartie qu’elle avait arrosée. Les falaises des deux îles, le liende granit qui les réunissait, les grands arbres environnants, lacolline, le bois du Grand-Chêne, la mer au fond du gouffre, toutcela fut illuminé.

« Ils savent où je suis… Ils regardent lekiosque où je me cache… songeait Véronique dont les yeux nequittaient pas le Grand-Chêne.

Mais aucune ombre ne passa dans le bois. Aucun murmure de voixne lui parvint. Ceux qui se dissimulaient là-haut ne sortirentpoint de leurs retraites impénétrables.

Au bout de quelques minutes, la moitié du pont s’écroula, avecun grand fracas et un jaillissement d’étincelles. Mais l’autremoitié continua de se consumer et, à tout instant, il tombait dansle précipice un morceau de poutre qui éclairait la profondeur desténèbres.

À chaque fois, Véronique éprouvait un soulagement. Ses nerfsexaspérés se détendaient. Un sentiment de sécurité l’envahissait,de plus en plus justifié à mesure que l’abîme devenait plus largeentre elle et ses ennemis. Cependant elle resta dans le kiosque etrésolut d’y attendre l’aube, afin de se rendre compte qu’aucunecommunication n’était possible désormais.

La brume s’accrut. L’obscurité enveloppa toutes choses. Vers lemilieu de la nuit, elle entendit du bruit de l’autre côté, vers lehaut de la colline autant qu’elle put en juger. C’était le bruitque font les bûcherons en abattant des arbres. La hache frappaitrégulièrement dans des branches que l’on achevait ensuite decasser.

Véronique eut l’idée, absurde d’ailleurs, elle le savait, qu’ilsconstruisaient peut-être une passerelle, et elle serra fortementson fusil.

Au bout d’une heure, elle crut percevoir des gémissements etmême un cri étouffé, puis, assez longtemps, des froissements defeuilles, des allées et venues. Cela cessa. De nouveau ce fut legrand silence où se confond tout ce qui remue, tout ce quis’inquiète, tout ce qui frissonne, tout ce qui vit dansl’espace.

L’engourdissement de la fatigue et de la faim, qui commençait àla faire souffrir, laissait peu de pensées à Véronique. Elle sesouvenait surtout que, n’ayant rapporté du village aucuneprovision, elle n’aurait pas de quoi manger. Elle ne se tourmentaitpas, car elle était décidée, dès que la brume se déchirerait – etcela ne pouvait tarder – à allumer de grands feux avec des bidonsd’essence. Elle songea même que la meilleure place seraitl’extrémité de l’île, à l’endroit où s’élevait le dolmen.

Mais, soudain, une idée redoutable l’assaillit : n’avait-ellepas oublié sa boîte d’allumettes sur le pont ? Elle fouilladans ses poches et ne la trouva point. Toutes les recherches furentinutiles.

De cela non plus elle ne fut pas très vivement troublée. Pourl’instant, l’impression qu’elle avait échappé aux attaques del’ennemi la comblait d’une telle joie qu’il lui semblait que toutesles difficultés s’aplaniraient d’elles-mêmes.

Ainsi passèrent les heures, heures infiniment longues, que labrume pénétrante et que le froid rendaient plus pénibles àl’approche du matin.

Puis une vague lueur se répandit dans le ciel. Les chosessortirent de l’ombre et prirent leurs formes réelles. Véronique vitalors que, sur toute sa longueur, le pont s’était effondré. Unintervalle de cinquante mètres séparait les deux îles que reliaitseulement en dessous la crête aiguë, coupante, et inabordable, dela falaise.

Elle était sauvée.

Mais, ayant levé les yeux sur la colline opposée, elle aperçut,tout en haut de la pente, un spectacle qui lui fit pousser un crid’horreur. Trois des arbres les plus avancés de ceux quicouronnaient la colline, et qui appartenaient au bois duGrand-Chêne, avaient été dépouillés de leurs branches inférieures.Et, sur les trois troncs dénudés, leurs bras écartelés et ramenésen arrière, leurs jambes ficelées sous les haillons de leurs jupes,des cordes passées sous leurs têtes livides que cachaient à moitiéles ailes noires de leurs coiffes, se dressaient les trois sœursArchignat. Elles étaient crucifiées.

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